Selon la nature



Le navire fit naufrage. Trois passagers qui s’accrochèrent à des vergues et à des épaves furent jetés sur la côte d’une petite île. C’étaient deux Français, le mari et la femme, et un Anglais qu’ils ne connaissaient point.

Ils ne perdirent pas leur temps à se lamenter ni à combiner d’inutiles signaux. Le couple sécha ses vêtements derrière une roche, l’étranger derrière une autre, et tous trois partirent à l’aventure. Une heure leur suffit à constater que, seuls, des troupeaux d’antilopes et des bandes d’oiseaux habitaient leur nouveau domaine. Les côtes étaient nues, mais il y avait au centre une source, un peu de verdure et un bouquet d’arbres gigantesques. Les deux hommes décidèrent — par signes, car ni l’un ni l’autre ne parlaient le même langage — que l’on s’installerait là.

Ils burent. Ils mangèrent des baies et des racines. Deux huttes en branches furent construites, des feuilles mortes accumulées. Il faisait chaud. La première nuit s’écoula fort bien.

Les jours suivants, les semaines suivantes, un effort patient et ingénieux permit de rendre l’existence plus confortable. À l’aide d’armes grossières, on tua, première condition d’existence. L’Anglais était robuste et infatigable, le Français adroit et fertile en ressources, la femme exercée aux soins du ménage. En outre, le souvenir de leurs lectures les secourait puissamment, et l’exemple des divers Robinsons leur indiquait tout ce qu’il est d’usage de faire en pareil cas : rafistolage des vieux habits et confection de vêtements neufs au moyen d’écorces et de fibres, capture d’animaux par la force, la ruse ou la persuasion, fabrication de baumes utiles et de liqueurs agréables, agencement de logis commodes, propres et gais.

Bref, il arriva qu’ils s’arrangeaient si bien du présent que le passé leur importait peu et que de l’avenir ils ne se souciaient guère. Les deux hommes avaient toujours à s’occuper. La femme apportait la joie de sa beauté et de sa grâce. Quant aux relations, elles étaient fort nettes. Le couple, uni depuis quelques années seulement, s’aimait beaucoup. Par affabilité et aussi par intérêt, ils essayèrent d’attirer leur compagnon et d’apprendre sa langue ou de lui enseigner la leur. Mais il opposait à ces avances une telle réserve, cherchant si visiblement les occasions de s’éloigner et de travailler à l’écart, qu’ils renoncèrent à leurs tentatives.

Et des mois passèrent ainsi, puis un an, puis deux ans. Un état de choses existant, on ne voit pas de raison pour qu’il prenne fin, si nul événement ne surgit. Or, que pouvait-il advenir ? L’Océan les emprisonnait inexorablement et ils connaissaient l’île en ses moindres détails.

Il advint ceci : un jour de grande chaleur. la femme ayant découvert ses épaules, l’époux aperçut dans le regard de l’étranger une lueur de concupiscence. Il l’observa. Les yeux étaient fixes, rivés à la luxuriante chair, et les mains tremblaient un peu.

Il n’en éprouva pas d’agacement, ce qui l’étonna, la même aventure l’ayant jadis, un soir de bal, jeté en une fureur jalouse. Mais des pensées multiples l’assiégèrent, et dès lors sa conscience fut le théâtre d’un drame intense et complexe.

Surtout lui apparaissait ce à quoi il n’avait point encore réfléchi, et sa femme non plus assurément, l’étrange situation de l’Anglais. Ils ne se gênaient pas eux, dans la manifestation extérieure de leur amour.

Sans y attacher d’importance, ils se laissaient surprendre aux bras l’un de l’autre et les lèvres jointes. Et sans nulle coquetterie — cela était incontestable — mais par la force des choses, la femme se montrait souvent vêtue de façon sommaire, la gorge presque nue, les jambes visibles à travers les loques et les oripeaux.

Quelle impression devait subir le malheureux au spectacle de ces baisers et de cette chair ? Jeune et robuste, que ressentait-il durant les nuits ardentes, quand il évoquait l’étreinte proche de ses deux compagnons, l’abandon de la femme, la folie et le spasme de ce corps dont il savait le secret merveilleux ?

L’époux imagina les tortures possibles, certaines, de ce colosse aux appétits puissants et jamais assouvis. Il discerna que son besoin de solitude n’était que le désir de fuir le danger, et que les énormes travaux qu’il entreprenait à la fois aboutissaient à de bienfaisantes fatigues. Et il eut vraiment pitié de lui.

— N’aurait-elle pas, elle, la même pitié si elle devinait ? se demanda-t-il, et alors quelle serait sa conduite ?

Il songea tout à coup que cela peut-être arriverait ou que toute autre raison surviendrait qui pousserait sa femme vers sa chute. Mais cette idée, phénomène inexplicable, ne le troublait pas outre mesure. Il l’examina souvent, car elle le hantait et, des semaines et des semaines, il la retourna en tous sens avec l’étonnement continu de n’en point souffrir.

Et ce n’est que peu à peu, par une lente intuition de soi-même et des causes profondes qui déterminent les êtres, qu’il comprit la vérité. Il comprit qu’en pleine nature et loin du monde, il était fort simple qu’il n’éprouvât que des sentiments naturels, sans mélange de fausseté ou de vanité. La jalousie n’est qu’un instinct de propriété. L’orgueil l’exaspère et les siècles et les foules et l’habitude lui ont donné la force et l’apparence d’un instinct naturel. Au point de vue absolu, que lui importait la chute de sa femme ? Cela ne lui causerait aucun ridicule. Leur amour en serait-il diminué, leurs caresses moins douces, leur intimité moins voluptueuse, et le bénéfice de joie et de tendresse qu’il en retirerait, moins grand et moins durable ?

Il comprit cela, et surtout il le sentit. Comme de l’eau qui lave et qui purifie, le contact incessant de la nature l’avait lavé des instincts acquis et des préjugés ineptes, l’avait purifié de tout ce qui est mesquin et factice. Et non seulement il admit sans effroi l’éventualité de l’acte, mais pour que cet acte ne fût pas entaché de trahison et de petitesse, il le voulut préparer lui-même. Et sa pitié sincère l’y incitait comme à une réparation légitime.

Et il dit à sa femme les choses qu’il pensait :

— Comprends-tu bien ? Élève ton âme au-dessus des médiocrités ordinaires, pour bien comprendre. Lui et moi nous sommes deux êtres identiques, affranchis de toute contrainte sociale. Le hasard nous a jetés là, et nous avons en commun cette île avec toutes ses ressources, et, en outre, toute notre énergie et toute notre habileté pour y vivre. Ce que nous avons trouvé et ce que nous avons apporté, voilà notre patrimoine. Il est à lui comme à moi, et je ne prétends pas davantage en distraire quelque chose à mon profit que je ne l’admettrais de sa part. Or, est-il juste que j’aie, moi, la joie inappréciable d’un corps de femme, et qu’il ne l’ait point lui ? Songe à la consolation, à l’enivrement, à l’extase dont il est privé. L’acte légal de notre mariage constitue-t-il pour moi un droit réel ? Je le penserais, là-bas, où cet acte est une association de deux êtres contre tout ce qui les entoure. Mais ici, ne fait-il pas partie, lui, au même titre que moi, de cette association ? Je te le dis gravement et solennellement, sans même qu’il me soit possible d’en souffrir, je te considère comme dégagée du devoir de fidélité envers moi. Bien plus, je déclare que ses droits sont analogues aux miens.

Les yeux dans les yeux, il lui dit :

— Va vers notre compagnon, femme, et offre lui ton corps.

Elle ne sembla point gênée. Il y eut un grand silence. Puis elle sourit d’un sourire inquiétant et doux.

Et il devina qu’elle n’avait pas attendu les paroles de vérité et de conscience pour obéir, elle, à sa bonté de femme, à sa perversité de femme, à son instinct de femme. Il tressaillit, prêt à la douleur et à l’irritation. Comment avait-elle réussi à tromper sa clairvoyance ? Mais une foi ardente le soulevait et il trouva que c’était bien. Chacun avait agi selon soi et selon la nature. Pourquoi condamnerait-il la femme ? N’est-elle pas plus proche encore de cette nature que l’homme, et par conséquent ne doit-elle pas plus vite s’y soumettre ! Et n’est-ce pas encore la nature qui veut qu’à la bonté et à la tendresse de la femme il se mêle toujours un peu de mensonge ?