Les Kurdes de l’Haimaneh
À neuf heures de chemin vers le sud-ouest d’Angora, l’ancienne Ancyre, tout près du petit village d’Hoiadja, se creuse dans ce vaste plateau que l’on appelle l’Haïmanch, et qui s’étend vers Afioun-Kara-Hissar et Konieh, une gorge assez profonde. Il y a là comme un défilé que traverse un sentier très fréquenté. C’est par là que devait passer autrefois la route qui d’Ancyre menait à Gordium et à Pessinunte. Au-dessus de la gorge se dresse une antique forteresse ruinée que j’ai été le premier voyageur européen à visiter. Les paysans des environs l’appellent Ghiaour-Kalé-Si (la forteresse des infidèles). Elle occupe le sommet d’un haut mamelon qui domine le chemin. Une double muraille cyclopéenne, en gros blocs formant .des assises irrégulières assemblées sans ciment, défend le petit plateau qui termine la colline : l’une en borde la crête ; l’autre, à 40 mètres environ au-dessous de la première, servait d’ouvrage avancé du côté qui regarde la vallée et qui descend vers la route. C’était la première construction de ce genre que j’eusse encore rencontrée en Asie-Mineure.
Mais ce qui, bien plus que ces murailles, fait l’intérêt de ces ruines, ce qui leur imprime un cachet d’antiquité reculée et d’étrange originalité, ce sont deux grandes figures, hautes d’environ 3 mètres, sculptées dans le rocher, à gauche de l’entrée de la forteresse. Ce sont deux guerriers coiffés d’une tiare, ou d’un casque en forme de tiare surmonté de l’uréus. Tous les deux sont dans la même position, debout, la main droite étendue vers l’occident. Le bras gauche, replié devant la poitrine, semble tenir quelque chose ; quoi ? c’est ce que je n’ai pu distinguer. Le costume se compose d’une tunique courte à larges manches, descendant jusqu’au-dessous du genou, et serrée au-dessus des hanches par une ceinture d’où pend une courte et large épée. Au bas de ce vêtement court une bande qui figure probablement une bordure dont la couleur différait de celle du reste de l’étoffe. Les jambes paraissent nues. Les pieds sont chaussés de souliers dont la pointe se relève un peu, comme celle des souliers à la poulaine : détail curieux que l’on a retrouvé en Cappadoce dans les grands bas-reliefs de Boghaz-Keui et d’Euiuk, en Italie dans les plus anciennes des sculptures étrusques : ainsi par exemple dans ce tombeau, connu sous le nom de tombeau lydien, qui a passé de la collection Campana dans le musée Napoléon III[1].
Comment se trouvent et que font là ces deux figures colossales ? À quelle époque et dans quelle intention les a-t-on sculptées dans cette roche, sous la puissante enceinte dont elle était l’indestructible fondation ? Quelles générations les ont laissées là comme la marque ineffaçable de leur passage ? On ne sait, et en l’absence de toute inscription et de tout document historique il ne semble pas que personne puisse répondre à ces questions. Veut-on une hypothèse ? Voici une de celles qui paraîtraient peut-être le moins invraisemblables. Dans ces longues guerres entre les rois de Lydie et les rois de Médie, sur lesquelles Hérodote nous donne de trop courts détails, les rois mèdes franchirent l’Halys et se portèrent au-devant de leurs ennemis. Ce fut peut-être dans le cours d’une de ces campagnes que les Mèdes fortifièrent cette hauteur. Comme pour marquer cette terre de leur sceau, ils auraient alors taillé dans le roc, à la porte de leur citadelle, l’image de deux princes ou généraux mèdes. Il semble que la main droite des deux guerriers, étendue vers l’occident, montre les plaines spacieuses qui se déploient à perte de vue de ce côté, et en promette la conquête. Quoi qu’il en soit de cette conjecture, nous avons là sans doute la signature de quelque conquérant venu de Ninive ou de Babylone, ou plutôt encore d’Ecbatane ou de Suze.
Ce qui confirme cette supposition, c’est que, par le caractère du costume, par la disposition des plans, par la manière dont est comprise et rendue la forme humaine, par l’ensemble enfin du style, ces monumens se rapprochent sensiblement et des bas-reliefs cappadociens et des figures assyriennes que nous possédons au musée du Louvre. C’est la même simplicité, le même art d’indiquer les choses largement et par grandes masses. Il y a un peu de dureté et quelque chose de trop accusé dans certains mouvemens des muscles ou des draperies, mais point cette froideur compassée qui gâte la plupart des figures égyptiennes. Dans le type enfin de la physionomie, dans le dessin du profil, quoique ce soit là une des parties que les siècles ont le moins respectées, on reconnaît ces traits fortement accentués, ce nez aquilin, cette barbe longue et frisée, tout ce type enfin qui se trouve dans toutes les sculptures assyro-médiques, et qui ne peut être confondu avec nul autre.
Par une singulière rencontre, ce type, qui s’était ainsi présenté à moi d’une manière si saisissante, si imprévue, dans ce site désert, sur ce monument d’un si lointain passé, s’offrait à mes regards, quelques instans après, dans le monde actuel et dans la vie réelle. À 2 kilomètres de la forteresse, je m’arrêtai, pour me reposer pendant les heures chaudes du jour, dans un petit hameau nommé Kara-Omerlu. La physionomie des habitans du village et le caractère de leurs traits me frappèrent aussitôt. Ce n’était plus, je le vis du premier coup d’œil, à des Turcs que j’avais à faire. On sait combien de croisemens ont modifié peu à peu chez les Turcs le type tartare, et comment cette lente infusion de sang géorgien, circassien, grec, arménien, slave, a fini par donner à certains Osmanlis, dans la capitale surtout et dans les familles riches, des traits où ne se retrouve pour ainsi dire plus rien du primitif aspect de la race et de son ancienne coupe de visage. On peut remarquer pourtant chez les Osmanlis en Asie-Mineure, surtout parmi les gens de la campagne, certaines particularités qui se reproduisent chez la plupart d’entre eux et qui semblent caractéristiques : c’est le nez court et assez gros du bout ; c’est la saillie des pommettes, saillie légère, il est vrai, et qui n’est pas exagérée et difforme comme chez les Mongols ; ce sont les lèvres épaisses, les yeux humides et sensuels. Ici au contraire ce sont de grands yeux noirs, mobiles et ardens, un nez long et fin, la bouche bien fendue avec des lèvres minces. Le profil distingué, le sourcil arqué, la barbe noire et pointue, tout cela rappelle les Persans, mais avec quelque chose de moins civilisé et de moins délicat. Chez beaucoup de ceux qui m’entourent, il y a je ne sais quoi de sauvage dans la physionomie, d’étrange dans le regard, d’immodéré dans les mouvemens. Le contraste est frappant avec la placidité turque. C’est que ce village, c’est que la plupart des villages de l’Haïmaneh ne sont point habités par des Turcs ou des Turcomans, par des Tartares qu’auront plus ou moins modifiés les croisemens et le changement de milieu ; la population qui domine dans cette province, entre Angora, Afioun-Kara-Hissar et Konieh, appartient à une tout autre race que les Turcs. Ce sont des Kurdes, cousins-germains des Persans et nos parens éloignés. C’était surtout pour étudier chez elle cette population intéressante et curieuse à plus d’un titre que je m’étais décidé à quitter Angora, à y laisser mes deux compagnons, M. Guillaume, l’architecte, et M. Jules Delbet, le médecin de la mission que j’avais l’honneur de diriger. Seul avec un honnête et brave Turc, Méhémed-Aga, qui ne m’avait pas quitté depuis cinq mois, je passai dans l’Haïmaneh une douzaine de jours, visitant de préférence les villages kurdes et faisant causer le plus possible les hôtes chez qui je m’arrêtais pour prendre le repas et faire la sieste de midi. Je tire aujourd’hui du journal de cette excursion tout ce qui peut servir à faire connaître un peuple qui possède de remarquables aptitudes, et qui se verra peut-être, d’un moment à l’autre, appelé à sortir de son obscurité et à jouer un rôle brillant dans l’empire turc, enfin réveillé de sa longue torpeur.
Le nom que se donnent à eux-mêmes les Kurdes, et sous lequel ils sont connus dans toute l’Asie antérieure, se retrouve en persan dans l’adjectif kourd, gourd (fort, vaillant) ; gourdân, dans le Shah-nameh, la grande épopée nationale de la Perse, désigne les héros[2]. Les Kurdes ont donc fait comme les Francs, comme les Germains, comme tant d’autres peuples : le nom qu’ils ont pris n’est autre chose qu’une épithète louangeuse, naïve expression de leur confiance en leur énergie et leur courage, espèce de défi à l’adresse des voisins, des ennemis. Le Shah-nameh ou Livre des rois, de Firdousi, explique à sa manière l’origine des Kurdes ; il la reporte au temps de Zohak, ce monarque légendaire qui, dans la tradition persane, succède au glorieux Djemschid, et règne après lui, pendant mille ans, sur l’Iran, que désole sa cruauté. Ce Zohak était un méchant roi, allié d’Iblis ou du diable ; de chacune de ses épaules sortait la tête d’un serpent noir, et chaque jour on servait une cervelle d’homme à chacun de ces serpens. On amenait donc tous les matins aux cuisiniers de Zohak deux jeunes gens qu’ils tuaient et qu’ils accommodaient de leur mieux. À un certain moment, les cuisiniers de Zohak se trouvent être deux hommes pieux et bons, dont le cœur s’attendrit sur les victimes qu’ils sont obligés de sacrifier : ils réussissent alors, à force d’art, à tromper les serpens : ils mêlent en égale proportion, dans le plat qu’ils leur servent, une cervelle d’homme et une cervelle de mouton. Grâce à cette ruse, des deux malheureux qui leur sont amenés, ils n’en tuent plus qu’un chaque jour ; ils cachent l’autre et le mettent en sûreté. « Lorsque les cuisiniers en avaient rassemblé deux cents, ils leur donnaient quelques chèvres et quelques moutons, sans que les jeunes gens sussent de qui leur venait ce don, et ils les envoyaient dans le désert. C’est d’eux qu’est née la race actuelle des Kurdes, qui ne connaissent aucune habitation fixe, dont les maisons sont des tentes, et qui n’ont dans le cœur aucune crainte de Dieu. » Toute bizarre qu’elle soit, la légende a un fond historique ; elle connaît, elle affirme, comme la science moderne, l’origine iranienne des Kurdes. Elle voit en eux les enfans de la Perse, mais des enfans perdus, des proscrits que l’étrange aventure qui les a jetés au désert a condamnés pour toujours à une vie inquiète, à une errante et sauvage existence.
Le gros de la nation kurde habite aujourd’hui le pays de montagnes qui s’étend à l’est du Tigre, au sud des lacs de Van et d’Ourmiah ; c’est le territoire où les historiens et les géographes anciens placent leurs Carduques, Gordiéens ou Gordiéniens. Que l’on adopte l’une ou l’autre de ces formes, qui se rencontrent également dans les auteurs classiques, le nom ancien, légèrement défiguré sans doute par la transcription que nous en ont donnée les Grecs et les Latins, paraît être identique au nom moderne et devoir s’expliquer par la même racine. Nous ne voyons pas que l’ancienne population de ces montagnes, au pied desquelles ont passé toutes les invasions, ait jamais été déplacée ou détruite ; on peut appliquer aux Kurdes tout ce que nous raconte Xénophon, dans son Anabase, de ces sauvages et vaillans Garduques qui, pendant les sept pénibles journées que les Grecs employèrent à traverser leur pays, leur firent éprouver des pertes plus sérieuses que n’avait fait en Mésopotamie l’immense armée du grand roi. Ces Garduques, tout compris que fût leur territoire dans ce vaste empire des Achéménides qui l’enveloppait de toutes parts, jouissaient d’une indépendance que les satrapes n’osaient plus menacer ; une armée perse de cent vingt mille hommes, qui avait voulu pénétrer dans le pays des Garduques pour les réduire à l’obéissance, avait été, racontait-on, complètement détruite dans les défilés où elle s’était imprudemment engagée. Aujourd’hui une partie du Kurdistan dépend nominalement de la Turquie, et l’autre de la Perse ; mais pachas turcs ou gouverneurs persans ne se hasardent guère à demander aux Kurdes de leur ressort autre chose qu’un faible tribut : ceux-ci paient quelquefois, quand leurs chefs sont d’humeur pacifique et ne veulent pas voir s’interrompre leurs relations commerciales avec le bas pays. Si les montagnards font au contraire la sourde oreille et se montrent récalcitrans, il est rare que l’on insiste ; on n’y gagnerait que de voir la plaine désolée par de rapides incursions, et, sur toutes les routes voisines, les passans détroussés, les caravanes arrêtées par de hardis cavaliers armés de la lance et du fusil. Xénophon rapporte que de son temps, tout le long du fleuve Kentritès, qui séparait le pays des Carduques de la satrapie d’Arménie, la rive arménienne, jusqu’à une journée de marche de la frontière, restait inhabitée et déserte ; aucun village n’osait s’établir dans cette zone, dans cette espèce de border que parcouraient sans cesse des bandes de pillards carduques. Les choses se passent encore à peu près de même dans plusieurs provinces de la Perse et de la Turquie que dominent les hauteurs du Kurdistan. Il y a tel village de l’Azerbidjan et du Louristan où on vit dans de perpétuelles alarmes. Le village est fortifié, et des guetteurs, à certaines époques de l’année, surveillent, sans se lasser, la campagne environnante. S’élève-t-il à distance quelque tourbillon de poussière où l’on croit distinguer les vestes rouges et les énormes turbans des cavaliers kurdes, du sommet de quelque tour retentit un signal d’alarme, et aussitôt accourent de toutes parts et rentrent précipitamment les travailleurs dispersés dans les champs ; sur eux se referme la lourde porte de chêne garnie de barres de fer qui clôt l’unique entrée. Quand arrivent enfin les Kurdes, presque tout le monde est à l’abri ; mais il reste toujours quelques enfans ou quelques femmes qui n’ont pu s’enfuir à temps, des troupeaux qui ne se sont point laissé rallier ; il reste des blés mûrs qui attendent la faucille. Les pillards font en toute hâte la moisson de ces champs que d’autres avaient ensemencés. Ils lient en travers de leurs selles de lourdes et traînantes gerbes, puis ils repartent avant le soir pour leurs montagnes, chassant devant eux captifs en pleurs, troupeaux bélans et mugissans.
De pareilles pilleries ne fournissent pas un moyen de subsistance régulier, ne suffisent point à nourrir un peuple. Il arriva de bonne heure aux Kurdes ce qui arrive chez nous aux Auvergnats et aux Savoyards, en Orient aux Maïnotes de la Morée, aux Sfakiotes de la Crète : ils étouffèrent dans leurs montagnes, dont le sol, tout coupé de profonds ravins, tout semé d’âpres rochers, ne livre à la culture qu’un espace très limité. Or chez ces fortes races qui boivent les eaux vives, qui respirent l’air pur des hauts lieux, les familles sont nombreuses, et deviennent bien vite peuplade et tribu. En Occident, où toute la terre est occupée, c’est en partant un à un, comme domestiques, ouvriers, commerçans, que les gens de la montagne émigrent vers la plaine, et qu’ils vont chercher à y gagner leur vie. De même, les Maïnotes se répandent dans les îles de l’Archipel et dans toute la Grèce pour y exercer divers métiers, et presque tous les hammals ou portefaix de Constantinople sont des Arméniens ; mais en Orient l’émigration peut prendre une autre forme, sous laquelle on ne la rencontrerait plus guère aujourd’hui dans l’Europe occidentale : elle peut avoir lieu par familles et par tribus, et ressembler à une sorte de lente et graduelle invasion. Dans l’Asie antérieure, en Turquie et en Perse, la population, sauf dans quelques districts privilégiés, est partout très clair-semée. Dans les plaines surtout, qu’ont tant de fois parcourues en tous sens les cavaliers touraniens, Scythes d’Hérodote et de Diodore, Kharismiens et Mongols, Turcs seljoukides et Turcs ottomans, — dans les plaines, sur lesquelles ont plus lourdement pesé tant de siècles de désordre et de mauvais gouvernement, il y a partout, là où la terre serait le plus fertile, si les bras ne lui faisaient défaut, de vastes espaces incultes et déserts qui sont censés appartenir au chef de l’état : c’est ce que l’on appelle en Turquie le beylick ou domaine. Moyennant une certaine redevance, qui souvent même n’est pas payée, le premier venu peut y planter sa tente, y faire paître ses troupeaux, écorcher le sol pour y faire pousser quelques épis d’orge ou de blé. Les Kurdes profitèrent de cette situation pour se répandre et essaimer dans différentes directions. À quelle époque commencèrent ces obscures migrations, dont l’histoire n’a conservé aucun souvenir, et qui se renouvellent encore à chaque instant ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer ; chez ces ignorantes et sauvages peuplades, les générations se succèdent et passent sans laisser plus de traces que les feuilles de nos arbres qui se détachent et qui tombent chaque hiver. Dans l’Haïmaneh, les vieillards que j’interrogeais sur le temps auquel remonterait l’établissement de leur peuple dans cette contrée me répondaient qu’ils ne savaient pas au juste, mais qu’il devait bien y avoir cent ou deux cents ans ; leurs pères à eux et leurs grands-pères y étaient nés. Toujours est-il que les voyageurs européens qui, depuis la fin du dernier siècle, ont parcouru la Turquie et la Perse ont trouvé des Kurdes fixés par groupes plus ou moins nombreux dans toute la partie occidentale du plateau de l’Iran, dans la Haute-Mésopotamie, dans le nord de la Syrie, sur les deux versans du Taurus, dans toute l’Anatolie, surtout dans le bassin de l’Halys.
Les Kurdes sont, on le voit, un peuple voyageur. Il n’est pas nécessaire, pour les rencontrer, d’aller les chercher dans cet épais massif de montagnes où maintenant encore il est dangereux de s’engager, où a été pillé et mis à mort plus d’un voyageur européen, entre autres, en 1829, ce brave et vaillant Édouard Schulz, sur qui la philologie orientale fondait tant d’espérances. Nous n’étions pas à plus de cinq ou six jours de marche de Constantinople, que je tombais, dans le voisinage d’Uskub (l’ancienne Prusias ad Hypium), au milieu d’un campement de Kurdes. Leurs tentes noires de poil de chèvre étaient éparses sous les noyers, parmi les grandes fougères écrasées par le bétail. Ces Kurdes, nous dirent-ils eux-mêmes, ne semaient ni ne moissonnaient ; aucun d’eux ne savait tracer un sillon. Ils n’étaient que pâtres, et ne vivaient que des produits et de la vente de leurs bestiaux. Ils ne connaissaient pas la maison ; hiver comme été, ils vivaient sous la tente : seulement, l’hiver, on couvre de terre le bas de la toile pour arrêter la bise au passage.
Toutes ces familles kurdes qui sont établies par milliers hors du Kurdistan, dans les provinces limitrophes, en sont-elles donc restées ainsi à la vie nomade, et n’ont-elles d’autre demeure que la tente ? Les Kurdes seraient-ils les émules de ces Tartares qui errent dans les steppes de l’Asie centrale, ou de ces Tsiganes ou Bohémiens auxquels il a fallu tant de siècles, dans les pays même les plus peuplés et les plus civilisés de notre Occident, pour se résoudre à essayer enfin de la vie sédentaire ? Non certes. Le sol et les conditions climatériques de l’Anatolie, de la Syrie et de la Perse sont bien plus favorables à la culture que les terres imprégnées de sel, les sécheresses, les longs hivers des plateaux du Turkestan. Les Kurdes, tant qu’ils demeurent dans leur pays, sont laboureurs : ils font dans leurs montagnes, raconte-t-on, des miracles d’énergie et de patience pour cultiver un terrain pierreux, pour retenir l’humus sur des pentes presque verticales, pour y semer et y récolter le blé, pour faucher l’herbe qui pend aux parois des précipices[3]. Les Kurdes ne sont pas non plus dans la situation des Tsiganes. Ceux-ci, la persécution et les préjugés religieux en avaient fait, à ce qu’il semble, des étrangers et des proscrits dans leur propre patrie, et lorsqu’ils se décidèrent enfin à la quitter, répandant partout l’épouvante et partout repoussés et traqués, ils coururent d’un trait jusqu’en Écosse et en Espagne. Ils ne s’arrêtèrent que là où la terre leur manqua. Quand cette course effrénée se terminait à la mer, le pli était pris ; il y avait là je ne sais quelle humeur inquiète qui se transmettait avec le sang de génération en génération ; il y avait des habitudes invétérées de vagabondage qui persistent aujourd’hui encore dans le plus grand nombre des petits groupes dont se compose ce peuple étrange. Rien de pareil chez les Kurdes ; seulement, une fois que l’esprit d’aventure et le désir de se faire une vie plus large et plus aisée les ont chassés de leurs montagnes, ils se promènent pendant un temps plus ou moins long avant de fixer quelque part leur nouvelle demeure, avant de jeter dans le sol de nouvelles racines. L’état où j’avais trouvé les premiers Kurdes qui se fussent offerts à moi, c’est le premier stage de l’émigration, l’époque où l’on cherche et compare, afin de choisir le voisinage des plus fraîches eaux et des plus nourrissans pâturages. Il n’y avait, me dirent eux-mêmes ces Kurdes, que douze ou quinze ans qu’ils étaient venus du Kurdistan dans cette région de l’Anatolie.
De l’autre côté d’Uskub, entre cette ville et Boli, je rencontrai, quelques jours après, un Kurde qui me représente le second moment, la seconde période de l’émigration. C’est un homme dans la force de l’âge, qui a commencé à se prendre à la vie sédentaire. Né ici, il aime cette lande boisée dont il a défriché une partie. Il nous montre ses champs de maïs et les sauvageons qu’il a écussonnés. Il allait faire le dernier pas qui marque le renoncement définitif à la vie nomade et qui consacre le mariage de l’homme avec la terre : il allait se bâtir une maison, et déjà il avait abattu les arbres qui devaient lui fournir ses maîtresses poutres, quand l’autorité résolut d’établir tout près de lui, de l’autre côté du ruisseau, un village de Tartares. Cela l’a décidé à attendre encore. Il craint qu’on ne gâte ses champs, qu’on ne cueille ses pommes. Peut-être, si ses voisins se montrent par trop incommodes, lèvera-t-il les piquets de sa tente pour aller les replanter un peu plus loin, dans quelque autre clairière de la forêt ; mais ne craignez rien, ce n’est déjà plus un nomade que l’homme qui laboure et qui greffe. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il élèvera la maison depuis longtemps projetée.
Cette dernière démarche, les Kurdes de l’Haïmaneh l’ont accomplie depuis longtemps. Ils se sont construit des maisons, mais ils ont toujours des tentes. Dans toute l’Anatolie, il est bien rare qu’on passe toute l’année sous un même toit. La plupart des villages de la plaine ont dans la montagne leur village d’été ou ïaïla, situé souvent à dix ou quinze heures de distance. Le village d’été, placé presque toujours dans une région plus ou moins boisée, se compose de cabanes bâties en troncs non équarris ou bois de grume ; l’air pénètre librement à travers ces pièces mal assemblées et qui n’ont point d’adhérence. C’est vers la mi-juin que l’on monte à ce que l’on appellerait en Suisse des chalets. On a chargé sur des bêtes de somme les enfans et le mobilier, qui se compose d’une ou deux marmites, de couvertures et de tapis. Les femmes marchent à côté tout en filant ; plusieurs d’entre elles portent sur le dos d’énormes pots de terre et de larges chaudrons ; chacune a son paquet. Les hommes, à cheval, ne portent pas autre chose que leur tchibouk et leurs armes ; ils poussent devant eux les troupeaux et courent sur les flancs du convoi. On redescend en même équipage vers la mi-septembre. Rien n’est plus curieux et plus pittoresque que de voir une de ces caravanes traverser un fleuve. Une scène de ce genre, qui s’est offerte à moi dans la Grèce occidentale, n’est jamais sortie de mon souvenir. C’était en Acarnanie, sur les bords de l’Achélous. Les pâtres valaques, population dont la situation en Grèce rappelle à tous égards celle des Kurdes dans l’Haïmaneh, étaient occupés à faire passer leurs troupeaux sur la rive gauche, pour de là les conduire aux pâturages d’été, dans l’Agrapha. Plus d’un millier de chèvres étaient rassemblées et serrées sur la grève, dans une sorte de parc fait de branches sèches ramassées sur le sable. Les femmes, les enfans, les jeunes filles, les petits enfans même, tournaient tout alentour pour les empêcher de fuir, courant au-devant des récalcitrantes et les forçant à rentrer dans l’enceinte. Cependant les bergers, debout au milieu du bétail inquiet et confus, saisissent dans le tas, par la patte ou par les cornes, ce qui leur tombe sous la main, et, malgré la résistance de l’animal, le lancent dans le bac. Ce n’est pas tout d’avoir rempli la barque de chèvres ; il faut les forcer d’y rester. Au moment où on démarre et où le bateau, cédant au courant, commence à s’éloigner de la plage, c’est parmi ces indociles passagers une terreur générale, un élan tumultueux pour s’échapper et regagner la rive. Malgré les efforts des bergers et de leurs femmes, qui rejettent au fond du bateau les révoltés, quelques-uns réussissent, et d’un bond s’en vont retomber sur la grève. Quant à ceux qui sont restés prisonniers, ils semblent se résigner ei restent plus tranquilles ; mais, dès que le bac touche à l’autre bord, impatiens, ils se poussent, ils montent les uns sur les autres, et les bergers ont à peine eu le temps de sauter à terre, que le troupeau est déjà tout entier sur la plage.
Pendant que le bac fait ses voyages d’une rive à l’autre, emportant à chaque fois plus d’une centaine de chèvres, les pâtres amènent une troupe de chevaux, de jumens et de poulains qu’il s’agit de faire passer. Ceux-là peuvent nager ; on ne leur offrira pas le bateau. À coups de gaule, on les conduit jusqu’au bord du fleuve ; mais là ils refusent d’avancer : cette eau trouble et rapide les effraie. Tout le monde alors se met de la partie ; les uns frappent à coups de bâton, les autres lancent des pierres, tous poussent de grands cris, destinés à encourager, à exciter les chevaux. Un étalon, plus hardi que les autres, se décide enfin. Il entre dans l’eau, toute la troupe le suit ; après quelques pas, elle perd pied et commence à nager bravement ; elle aborde bientôt, au milieu du fleuve, sur un banc de sable où elle n’a de l’eau que jusqu’au genou, et là, craintive et frileuse, elle s’arrête et semble se demander avec inquiétude si le bras qui lui reste à franchir n’est pas plus profond encore, le courant plus dur, l’eau plus glacée. Plusieurs font mine de vouloir retourner en arrière ; mais, sur la rive qu’ils ont quittée, les bergers sont toujours là qui leur jettent des pierres, qui les menacent de la voix et du geste, tandis que sur l’autre bord les femmes les appellent doucement, avec des paroles encourageantes et flatteuses. Après quelques instans d’hésitation, celui qui avait déjà conduit la marche se remet à la nage ; on l’imite, et cette fois la bande gagne le rivage et monte sur la berge, reniflant l’eau à pleins naseaux et secouant ses crins humides ; puis tous, étalons, jumens suivies de leurs poulains qui se serrent contre elles, s’élancent, avant qu’on ait eu le temps de les saisir, vers la forêt voisine, pour s’y sécher au feuillage et s’y essuyer dans les grandes herbes ; sur leurs traces se précipitent les femmes et les enfans pour s’emparer d’eux et les ramener près du campement.
On ne trouve pas chez les Kurdes de l’Haïmaneh ces régulières et annuelles migrations si souvent observées chez d’autres populations pastorales ; c’est qu’ils sont établis à une assez grande distance de toute montagne, sur un plateau qui est élevé de 8 ou 900 mètres au-dessus du niveau de la mer, et où les chaleurs de l’été ne paraissent pas être jamais excessives ; les troupeaux y peuvent trouver à vivre en toute saison. Ils n’ont donc point, à proprement parler, de ïaïlas ; mais pendant tout l’été, quittant leurs maisons aux épais murs de terre, ils vont habiter sous la tente, qu’ils plantent à quelques pas du village, sur la pelouse où paît leur bétail. Ils s’y trouvent, disent-ils, plus à l’aise pendant les nuits d’été que dans leurs étroites demeures ; ils y respirent plus librement, ils y dorment mieux.
C’est vers cinq heures du soir que, le 29 septembre 1861, j’arrivai au plus grand des villages kurdes que j’aie vus dans l’Haïmaneh, Katrandji-Innler, « les grottes de Katrandji, » situé sur le bord d’un ruisseau, Gheuk-bounar, qui descend au Sakharia. Quelques familles sont encore sous leurs grandes tentes noires, d’autres sont rentrées déjà dans leurs maisons d’hiver, dont plusieurs, adossées au roc, ont pour arrière-appartement et pour magasin les plus commodes de ces nombreuses cavernes auxquelles le village doit son nom. C’est ici un des paysages les plus originaux que j’aie encore vus en Orient. Des deux côtés se dressent des falaises nues et fauves, de la pierre brûlée ; au fond de la vallée, c’est un ruisseau qui se traîne dans les roseaux, c’est un pré qui n’est pas vert, mais qui l’a été et qui le redeviendra, on le devine à je ne sais quelle teinte un peu plus fraîche qui persiste sous les grandes herbes bridées. Dans ce pré, si cela peut s’appeler du même nom qu’une prairie normande, on voit debout, couchés, une centaine de chameaux, toute une caravane au repos ; dans un coin du tableau, au bout d’une sorte de cap que projette en ayant la haute colline, un seul arbre, un peuplier, et tout autour les maisons à toit plat, avec les couvertures empilées en tas sur les terrasses ; plus bas, les tentes noires encore dressées sur leurs piquets. Parmi les tentes vont et viennent les femmes qui préparent le repas. Des enfans, la tête chargée de piécettes d’argent, se roulent à terre, et de jeunes poulains hennissent et appellent leurs mères.
Les femmes, qui nous suivent des yeux avec surprise pendant que nous passons au milieu des tentes pour gagner le village, ont une singulière coiffure, qui m’avait fait déjà remarquer dans le bazar d’Angora des groupes de matrones kurdes faisant leurs emplettes. Elles portent sur la tête une sorte de pelotte, sans doute rembourrée de coton, qui a la forme tantôt d’une marmite renversée, tantôt d’une crête de coq. Sur cette masse s’attache un voile blanc qui retombe sur les épaules. Quelques-unes sont jolies ; en général, elles semblent plus sauvages encore que leurs maris. Les hommes, à part la différence de physionomie et de type déjà signalée, ne se distinguent guère ici des Turcs que par des vêtemens plus brillans. Ils paraissent avoir un goût des plus marqués pour les turbans de soie damassée et pour les vestes rouges brodées d’or. Leurs fez sont cylindriques, au lieu de suivre, comme les fez turcs, la forme de la tête. Les Kurdes ont perdu, depuis qu’ils se sont fixés dans le bas pays, l’usage de ces énormes turbans que leurs frères portent dans le vrai Kurdistan. Là, dit un voyageur, le turban se compose parfois d’une trentaine de châles et de mouchoirs enroulés l’un autour et au-dessus de l’autre, au point que cet échafaudage finit par atteindre une hauteur et une circonférence fabuleuses.
Je suis le premier Européen qui, de mémoire d’homme, ait paru dans ce village. Aussi m’entoure-t-on avec curiosité quand je mets pied à terre devant la maison du chef, auquel on donne le titre de bey, et qui possède, à ce qu’il paraît, de grandes richesses en troupeaux et bêtes de somme. Sa demeure ressemble pourtant à toutes celles que nous avons trouvées dans les villages kurdes. C’est une longue pièce assez étroite ; au fond, en face de la porte, une sorte de cheminée où brûle presque toujours un petit feu : il faut pouvoir préparer en quelques minutes le café pour les visiteurs, il faut avoir toujours sous la main un charbon pour allumer sa pipe. Des deux côtés de la pièce, collée sur la terre le long du mur, une large bande de feutre remplace le divan ; c’est sur ce feutre que s’assoient les visiteurs ordinaires ; pour les hôtes de distinction comme nous, on met encore par-dessus des matelas et des coussins. Au milieu se trouve un passage, où aucune étoffe ne recouvre le plancher de terre battue. Plusieurs des chefs de famille du village viennent s’asseoir sur le feutre à côté et en face de moi. Nous causons en attendant le souper ; malheureusement ils parlent le turc très incorrectement et le prononcent très mal ; sans l’intermédiaire de mon cawas, qui est de Kharpout, dans le voisinage du Kurdistan, sur le haut Euphrate, je ne comprendrais pas grand’chose à ce jargon. Entre eux, les habitans de tous ces villages ne parlent jamais que leur propre langue, le kurde, et les femmes, les enfans n’en savent pas d’autre. Les hommes, qui vont et viennent, apprennent du turc juste ce qu’il en faut pour pouvoir communiquer avec les habitans des villages voisins, et pour aller vendre à Constantinople et dans les grandes villes de l’Anatolie le bétail qu’ils élèvent.
Au bout d’une heure environ, on apporte le repas avec le même cérémonial, si souvent décrit, que chez les Turcs. D’abord un serviteur, mettant un genou en terre pour que nous ne soyons pas forcés de nous lever, nous présente l’aiguière et nous verse de l’eau sur les mains, puis il nous tend le bout de la longue et moelleuse serviette qu’il porte, dépliée et pendante, sur l’épaule. On pose devant nous une petite table ronde, élevée de trente centimètres environ au-dessus du sol ; autour d’elle s’assoient par terre, les jambes croisées sous eux à la mode des tailleurs, outre mon cawas et moi, deux ou trois des principaux Kurdes. Les plats se succèdent avec rapidité : parmi eux, je remarque une purée de feuilles de mauve et des feuilles de vigne farcies ; mais le morceau de résistance, celui auquel je fais honneur le plus vaillamment, c’est la moitié d’un mouton rôti à grand feu ; le ventre en est bourré de riz mêlé avec du raisin de Corinthe. J’ai emporté d’Angora un couvert de voyage, je m’en sers quand je mange seul ; mais quand je dîne avec des hôtes qui m’ont bien accueilli et auxquels je veux témoigner des égards, je laisse la fourchette dans ma poche, et j’imite de mon mieux la manière de faire de nos convives ; comme eux, je mets hardiment la main au plat et je mange avec les doigts de la main droite ; il faut montrer qu’on sait vivre et qu’on connaît les belles manières... Les Orientaux apportent d’ailleurs une extrême adresse à se servir de cette fourchette naturelle, que je ne manierai jamais avec la même aisance. C’est à peine si, à la fin du repas, après avoir pris de tous les plats, ils se sont sali le bout des doigts. Chaque personne a auprès de soi, pour manger la soupe, les confitures et le riz, une cuiller de bois. — Après souper, on apporte le café, et je gagne le cœur de tous les Kurdes assis en file et appuyés contre le mur en faisant passer de main en main mon sac à tabac, bourré du meilleur que l’on puisse trouver à Angora. La chambre est bientôt remplie de fumée ; les serviteurs entretiennent dans l’âtre un feu qui n’éclaire que le groupe voisin du foyer ; le reste se perd dans la vapeur et l’ombre épaisse.
C’est ici que je vois employer pour la première fois un combustible que je devais retrouver en usage dans tout le pays au sud et à l’est d’Ancyre, dans toute l’ancienne Cappadoce. Dans l’Haïmaneh, dans la province d’Iusgat, il n’y a nulle part de bois, et en même temps l’hiver est très rude. Lorsque souffle sans obstacle sur ces grandes plaines nues le vent glacial qui vient de Russie et que le sol est au loin couvert d’une épaisse couche de neige, il ne suffirait pas, pour avoir chaud, d’enfoncer en terre sa tanière et de s’y tenir renfermé, comme des animaux hibernans. On a d’ailleurs à faire cuire ses alimens. Il fallait donc, pour que tout ce pays ne fût pas absolument inhabitable, inventer un moyen de chauffage. On l’a trouvé dans la fiente desséchée des animaux, que l’on recueille, que l’on prépare et que l’on conserve avec soin. Tout ce que l’on a ainsi ramassé dans les étables à bœufs, dans les pâturages, dans les endroits où s’arrêtent ordinairement les caravanes, on le jette dans de grandes fosses, où on le mêle avec de l’eau ; puis les femmes et les jeunes filles pétrissent cette pâte, où elles enfoncent leurs bras nus jusqu’à l’épaule. Elles la façonnent ainsi en brunes galettes que l’on étend, pour les faire sécher, sur le sol, ou que l’on colle plus souvent contre les murs des maisons. L’automne venu, avant les pluies, on détache tous ces gâteaux, qui ont pris à peu près l’aspect de certaines tourbes tout en restant bien plus légers, et on les entasse dans un coin de l’habitation. Quand ils ont été convenablement fabriqués et séchés, ils s’allument vite et brûlent bien, avec une petite flamme bleuâtre qui répand une odeur légèrement musquée. En somme, on s’y habitue très vite, et dans l’Haïmaneh cela me paraissait tout naturel de voir préparer mes alimens et d’allumer ma pipe avec un morceau de ce charbon animal.
Dans tous les villages kurdes que je visitai et où je m’arrêtai dans le cours de cette excursion, à Kara-Omerlu, à Eski-Tchalich, à Tambour-Oghlou, à Evli-Fakli, dans plusieurs autres encore, comme à Katrandji-lnnler, je retrouvai le même type, le même costume, la même langue, les mêmes habitudes. Partout les Kurdes, sans avoir oublié l’usage de la tente, ont construit des maisons. Ce n’est d’ailleurs point par là seulement qu’ils se sont attachés au sol et qu’ils en ont pris possession. Autour de tous ces villages, ils ont défriché et labouré quelques terres ; mais cette culture et ces récoltes restent encore pour eux une chose secondaire : à peine sèment-ils assez d’orge et de blé pour leur propre consommation. Ce n’est pas de cela qu’ils vivent, ce n’est point par le labourage qu’ils gagnent de quoi acheter les riches vêtemens, les belles armes dorées et damasquinées dont ils aiment à se parer, les étalons de race que montent leurs chefs. Ce qui fait leur richesse, ce sont les chevaux et les bestiaux qu’ils élèvent pour les vendre à Stamboul, à Smyrne, à Trébizonde. De l’Haïmaneh à Constantinople, les troupeaux qu’ils conduisent sans cesse sur ce grand marché sont à peu près quarante jours en route. Les pâtres kurdes font à l’occasion de plus grands voyages : il arrive à Constantinople des troupeaux qui viennent du Kurdistan même, des environs de Van, et qui ont été en chemin parfois plus d’une année. Le village de Katrandji-Innler, un des plus prospères de l’Haïmaneh, possède une soixantaine de chameaux qu’il loue aux conducteurs de caravanes. Un chameau vaut, parvenu à son plein développement, 8,000 piastres, près de 1,600 francs, valeur énorme en comparaison de celle des autres animaux domestiques. Ainsi un bœuf, s’il sait déjà travailler, coûte dans l’Haïmaneh environ 1,000 piastres ; s’il n’a pas encore été mis à la charrue, seulement 600. Posséder ici un chameau, c’est comme si l’on était propriétaire en Occident d’un attelage de roulier. Le chameau étant le plus puissant moyen de transport que possède le commerce dans tout l’intérieur de l’Asie, on fait de beaux bénéfices en le mettant à la disposition des négocians. D’ailleurs aucun de ces chameaux n’est né en Anatolie ; ils viennent tous de la Syrie. Les Kurdes prétendent que ces animaux ne se reproduiraient pas dans le pays qu’ils habitent. On peut voir pourtant dans la Grèce centrale, à Salona, l’ancienne Amphissa, un troupeau de chameaux qui subsiste depuis le temps de la domination turque, et qui compte déjà plusieurs générations. On sait aussi que le chameau a été naturalisé avec succès dans la Basse-Toscane, aux environs de Pise. Quoi qu’il en soit de cette question d’acclimatation, peut-être après tout les Kurdes trouvent-ils plus de profit à aller chercher cet animal dans la Syrie, sa vraie patrie, où il naît, où il grandit dans les conditions les plus favorables.
Nous avons donc suivi les Kurdes, ces transfuges de la montagne, dans les différentes périodes, dans les phases naturelles et successives de leur vie d’émigrans. Nous avons montré d’abord le pâtre nomade qui erre sur la lande, plantant sa tente aujourd’hui auprès d’une source, demain auprès d’une autre ; depuis qu’il a dit adieu à sa patrie, à la vieille terre des ancêtres, aux libres et fiers sommets qu’ont habités ses pères, aucun lieu ne lui a paru mériter qu’on s’y arrête ; aucune plaine, quelque fertile, aucune rive, quelque herbeuse et fraîche qu’elle soit, n’a pu fixer son inquiet et vagabond caprice. Nous avons ensuite rencontré l’émigrant déjà las de toujours errer, déjà désireux de s’assurer un lendemain et de fonder un établissement durable, de créer un lien entre sa vie qui s’écoule et les choses qui demeurent. Plus loin, dans une autre région, nous avons vu ce désir enfin réalisé. Les Kurdes ont retrouvé dans l’Haïmaneh comme une seconde patrie ; là, quoique leurs mœurs et leurs habitudes gardent encore bien des traces de ces longues années de courses et d’aventures qui ont suivi leur exode, quoique la vie, dans un pays de plaine, diffère nécessairement de ce qu’elle peut être dans les vallées et les gorges des hautes montagnes, ils se sont refait comme une image affaiblie de leur antique Kurdistan :
….. parvam Trojam, simulataque magnis
Pergama.
Il nous reste à étudier les Kurdes, sur cette terre qu’ils se sont à peu près appropriée, dans leurs rapports avec ces Turcs qui les entourent ici de toutes parts, dont les villages sont mêlés aux leurs, qui ont entre leurs mains toute l’autorité publique, et contre qui ils n’ont plus, pour protection et pour barrière, les escarpemens des ravins et les profondeurs de la forêt ; il nous reste à montrer comment, dans cette situation nouvelle et plus précaire, ils gardent une indépendance d’allures, ils déploient une énergie et une activité qui contrastent avec l’indolence turque, et qu’expliquent le sang qui coule dans leurs veines, les qualités supérieures de la race à laquelle ils appartiennent.
Pendant les heures que je passai sous le toit ou sous la tente noire des Kurdes, plus d’une fois je m’amusai à me faire dicter par eux des séries de mots usuels que je tâchais de transcrire le plus exactement possible, tels que mon oreille les percevait. La grammaire comparée a depuis longtemps placé la langue kurde dans le groupe des langues iraniennes, parmi ces idiomes dont les formes les plus anciennes nous sont offertes par les livres attribués à Zoroastre et par les inscriptions cunéiformes des princes achéménides. Il m’eût été difficile de faire comprendre aux pâtres sauvages qui m’entouraient ce que c’est que cette race indo-européenne où les classent d’emblée et leur type physique et le dialecte qu’ils parlent, dialecte où tout est aryen, la grammaire aussi bien que les racines. Cela pourtant les divertissait quand je prononçais pour eux un mot français tout à fait analogue, de son comme de sens, au mot kurde qu’ils venaient de me dicter ; non se dit en kurde nono, — dent, dadân, — pied, pâ, etc. Ils comprenaient que notre langue ressemblait à la leur bien plus que le turc, et ils riaient aux éclats, en montrant leurs dents blanches et tranchantes, quand je leur affirmais que mes compatriotes et moi, qui demeurions si loin au-delà des mers, si loin de ces montagnes qu’ils regardent comme leur berceau, nous étions originaires de la même contrée que les Kurdes, qu’eux et nous faisions partie d’une même famille aujourd’hui dispersée à tous les vents du ciel[4].
Tout ce que je vois, tout ce que j’apprends des habitudes des Kurdes et de leur manière de vivre confirme la pensée que suggèrent tout d’abord la coupe de leur visage et la physionomie de leur langue. Leur caractère, leur âme même, aussi bien que leur corps et que leur idiome, sont vraiment de race aryenne. Quoiqu’ils soient musulmans et sunnites, leurs usages diffèrent en des points importans de ceux des Turcs. Comme tous les peuples indo-européens à qui l’islamisme s’est imposé par la conquête, comme les Persans par exemple, ils n’ont accepté cette foi nouvelle que sous bénéfice d’inventaire, ils ne se sont pas soumis à toutes ses prescriptions. Quoiqu’en plein pays turc, leurs femmes ont toutes le visage découvert ; elles ne songent pas à se voiler, même sur le passage d’un ghiaour. Le premier jour où, dans l’Haïmaneh, je rencontrai des Kurdes, deux jeunes femmes, qui lavaient du linge au ruisseau, nous regardaient en face, Méhémed et moi, et nous saluaient en riant de refrains moqueurs que mon cawas, qui comprenait leur langue, refusa absolument de me traduire. Je fus encore plus étonné en voyant dans d’autres villages les femmes venir s’asseoir, toujours la face découverte, parmi les hommes, dans la maison où nous étions installés, et prendre part, comme aurait pu le faire en pareille occurrence une de nos paysannes, à la conversation générale. Je n’ai jamais rien vu de pareil, pas même chez ces mahométans crétois qui sont presque tous d’origine grecque, qui font du vin, qui en boivent publiquement, et qui passent pour de fort mauvais musulmans. Les femmes, quoique moins sévèrement voilées en Crète que dans plusieurs autres parties de l’empire, se cachent la figure au moins devant un étranger, et jamais, en aucun état de cause, elles ne se mêleraient ainsi à la conversation des hommes.
Ici comme ailleurs, ce que la femme gagne en liberté doit profiter à sa dignité. Les femmes kurdes, nous assurait-on à Angora, sont d’actives et de laborieuses ménagères. Ce qui leur manque, comme à leurs maris, c’est l’instruction, même élémentaire. Ces colonies sont formées de familles qui, avant de s’établir en ces lieux, ont mené longtemps, loin des villes, la vie sauvage du pâtre isolé dans les clairières des bois ou sur la lande déserte ; le contact des hommes n’a pas encore poli leurs manières. On ne rencontre guère chez eux cette politesse naturelle, cette courtoise et noble aisance qu’a donnée aux Osmanlis l’habitude héréditaire du commandement, et que le voyageur est tout étonné de trouver à chaque instant chez l’ouvrier ou le paysan. Mes hôtes kurdes ont presque tous quelque chose d’un peu abrupt et d’un peu étrange ; mais on sent bien vite chez eux une force native, un amour du mouvement, un goût pour l’action et l’effort, qui répondent de leur avenir. Quoique les Kurdes soient relativement peu nombreux dans ces provinces centrales de l’Asie-Mineure, toutes les populations qui vivent à côté d’eux les redoutent, et évitent à tout prix d’entrer avec ces rudes voisins en collision et en lutte ouverte. L’autorité turque a pour eux de grands ménagemens ; pour tout ce qui regarde l’impôt et la conscription, elle traite avec eux par l’intermédiaire de leurs chefs ou beys, et se garde bien de pousser trop loin ses exigences. Si un pacha veut s’enrichir aux dépens de ses administrés et tirer de quelques cazas ou cantons une somme deux ou trois fois plus forte que celle dont il doit tenir compte au gouvernement central, il se gardera bien de faire peser sur les villages kurdes ces contributions illégales ; il s’exposerait ainsi à voir les cavaliers kurdes infester aussitôt toutes les routes et couper toutes les communications.
Les Kurdes ont à Angora la réputation d’être de hardis et infatigables voleurs, et cette réputation, ils paraissent la mériter. Au moment où je me préparais à partir pour l’Haïmaneh, nos amis les Arméniens catholiques et les Grecs d’Angora manifestaient les plus vives inquiétudes ; on m’envoyait dire, par ceux en qui je devais avoir le plus de confiance, de ne point partir, que, si je partais, je ne reviendrais pas. Je ne tins aucun compte de ces avertissemens ; je savais que dans toute l’Anatolie les brigands, qui peuvent dépouiller tout à leur aise Arméniens, Turcs et Grecs, ne se hasardent guère à attaquer les Francs : ils n’ignorent pas que le risque serait plus grand que le profit. Je ne craignais donc rien, et je me trouvai bien de ma sécurité ; mais il me fut impossible de conserver la moindre illusion sur le respect que les Kurdes professent pour la vie et pour le bien d’autrui. Les Kurdes avouent leurs habitudes de brigandage avec la même naïveté qu’Ulysse, dans Homère, raconte qu’il a exercé la piraterie. Dans le village de Tambour-Oghlou, j’étais en train de déjeuner dans la maison destinée aux visiteurs, quand arrivèrent successivement plusieurs hôtes. L’un d’eux, un Kurde d’un village situé à une dizaine d’heures vers le sud, me montra ses armes : c’était un fusil français à deux coups, qui me parut assez bon, des pistolets à deux coups, montés en argent, une jolie et légère hache damasquinée. Je lui demandai s’il était chasseur ; il me répondit qu’il ne se servait de son fusil et de ses armes que pour tuer des hommes. Les autres m’assurèrent en riant que c’était en effet un grand voleur, et qu’il avait fait plus d’un mauvais coup. C’était fort possible, mais je crus voir que l’on voulait surtout s’amuser à m’effrayer. Je pris donc la chose en plaisantant, ce qui eut l’air de mortifier un peu ce fanfaron de brigandage. Ces Kurdes, au moins maintenant, n’assassinent guère ; mais ils volent volontiers des chevaux et du bétail aux gens des villages. Dans les villages turcs de l’Haïmaneh, j’entendis plusieurs fois des paysans se plaindre de larcins de ce genre dont ils auraient été récemment victimes ; quant à ressaisir par la force les objets volés ou à se venger de ces affronts, ils n’y songeaient guère ; ils craignaient trop de provoquer de sanglantes représailles. Entre Angora et Kaisarieh, les caravanes sont souvent arrêtées par des bandes de dix ou quinze cavaliers kurdes. Peu de temps après mon voyage dans l’Haïmaneh, la mission française quittait Angora pour aller franchir l’Halys auprès de Kaledjik. En arrivant dans cette petite ville, nous apprîmes que la veille, sur cette même route que nous venions de suivre, une quinzaine de personnes avaient été dépouillées par six voleurs, des Kurdes de l’Haïmaneh. Les victimes étaient de jeunes paysans qui portaient à la ville de la paille, du bois et d’autres denrées. On leur avait pris leurs cognées, leurs habits, les meilleurs de leurs chevaux.
Quand on est habitué à inspirer de la crainte, à dépouiller et à rançonner les autres, on ne se laisse guère battre et voler sans résistance. En septembre 1861, pendant que nous étions à Angora, une caravane fut attaquée entre cette ville et Nicomédie, auprès d’un bourg nommé Nali-Khan. Parmi les voyageurs se trouvait un Kurde, grand marchand de bestiaux, qui revenait de Constantinople, où il avait placé toute sa marchandise, avec une escarcelle bien garnie. Le premier mouvement des Arméniens, qui formaient la majorité, fut de crier qu’ils se rendaient ; mais le Kurde donna le signal de la résistance. Les brigands avaient l’avantage ; ils s’étaient mis à l’abri derrière des arbres d’où ils tiraient, presque sans danger, sur les voyageurs, ramassés en tas au milieu du chemin. Il y eut pourtant un voleur de tué et plusieurs de blessés. Un ou deux Turcs et quelques Grecs de Kaisarieh s’étaient joints au Kurde et luttaient avec lui contre les brigands ; les Arméniens chargeaient les armes et les passaient au Kurde, qui faisait merveille. Ce ne fut que quand une balle l’eut étendu mort avec cinq voyageurs que le combat cessa, et que les brigands dépouillèrent à leur aise toute la caravane.
Cette hardiesse, cette énergie naturelle qui éclatent dans ces scènes de rapine et de meurtre, certains Kurdes savent déjà en trouver un meilleur emploi dans le commerce et les affaires, auxquelles ils appliquent parfois, dit-on, des facultés vraiment remarquables. Un mois après avoir quitté l’Haïmaneh, nous franchissions l’Halys ou Kizil-Irmak. Le fleuve, à l’endroit où aboutit ce qu’on appelle la route d’Iusgat, est divisé en deux bras par une petite île. Sur le bras le plus profond, qui a 18 mètres de large, il y a un petit pont de bois. L’autre bras est moins étroit, mais on le traverse aisément à gué : les chevaux n’ont de l’eau que jusqu’au genou. En hiver, au contraire, le passage devient à peu près impossible quelquefois pendant six semaines ou deux mois ; il faut recourir pour les bestiaux, pour les caravanes, au bac, lent et dangereux moyen de transport. Il est aisé de comprendre combien une pareille situation gêne le commerce. Aussi venait-on, en 1861, de se décider à faire sur l’Halys, au-dessus de Kaledjik, un pont de bois qui devait reposer sur des piliers de brique. Pour ce pont, le gouvernement avait donné 25,000 piastres : les habitans les plus aisés de Kaledjik ont fourni, qui 1,000 piastres, qui 500, chacun suivant ses moyens ; mais le principal souscripteur a été un négociant kurde, un grand marchand de bétail, qui va sans cesse pour ses affaires à Constantinople. Il a versé dès le début de l’entreprise 25,000 piastres, et il a déclaré qu’il en compterait encore 10,000 le jour où il passerait à cheval pour la première fois sur le pont. On comptait qu’il y passerait avant l’hiver.
Ce Kurde, on le voit, porte dans les affaires une décision, une sûreté de coup d’œil qui sont partout des qualités rares. Afin de rendre ses opérations plus faciles et plus régulières, il sacrifie sans hésiter près de 9,000 francs, une grosse somme pour le pays. C’est ce qu’ont fait, toute proportion gardée, nos grands manufacturiers alsaciens, quand ils ont si généreusement contribué aux dépenses de la route qui va de Munster à Gérardmer en traversant le Schlug ; c’est ce qu’a fait dernièrement le commerce de Mulhouse quand il a versé 1 million pour ce canal de la Sarre dont on attend encore l’achèvement. N’est-il pas curieux de trouver en Orient, chez un Kurde, c’est-à-dire chez un homme qui nous ferait l’effet d’un sauvage, et qui ne sait probablement ni lire ni écrire, cette large et intelligente manière de comprendre les affaires ? En Europe même, bien des gens civilisés ne se seraient-ils pas montrés, dans des conditions analogues, relativement plus avares ? Tous les négocians auraient-ils compris que c’était là un placement avantageux, et qu’une crue inopinée, en arrêtant tous les convois, pouvait un jour ou l’autre faire perdre à l’opulent marchand de bétail bien plus qu’il ne donnait pour construire le pont de l’Halys ?
J’avais eu, trois ans plus tôt, un exemple curieux de la fermeté et du sang-froid que les hommes de cette race savent déployer dans les circonstances difficiles. Dans ces troubles de la Crète qui furent provoqués en 1858 par la mauvaise administration de Véli-Pacha, la ville de Candie, où s’étaient entassés les musulmans effarés et affamés, avait failli devenir le théâtre d’épouvantables désordres. À plusieurs reprises, les Turcs avaient été sur le point de se jeter sur les chrétiens et de les égorger. On aurait eu là, sur une plus grande échelle et dans de bien autres proportions, une répétition des massacres de Djeddah. L’honneur d’avoir prévenu ces scènes affreuses revint, de l’avis de tous ceux qui furent à même de suivre la marche des événemens, à deux hommes de cœur, à l’agent consulaire de France, M. Itard, mort aujourd’hui, et à un pacha kurde qui vivait depuis plusieurs années exilé à Candie, Beder-Han-Bey. Ce personnage avait été longtemps indépendant de fait dans une portion du Kurdistan, où il avait fait régner un ordre inconnu avant lui ; j’entendais parfois raconter de lui par mon cawas des traits de sévérité cruelle, qui faisaient songer au roi de Portugal dom Pèdre le Justicier. Dans la ville de Van, où il résidait le plus souvent, il rendit un jour une ordonnance qui interdisait à tout homme, quel qu’il fût, de franchir en armes une certaine porte de la cité. Peu de jours après arrivait à Van, accompagné d’une troupe de cavaliers, un jeune chef, proche parent du bey et l’un de ses favoris. Les gardes de la porte lui communiquèrent l’ordre souverain ; il ne fit qu’en rire, répondit que pareille défense ne pouvait le regarder, piqua des deux, et se présenta devant Beder-Han-Bey pour lui rendre compte de l’expédition d’où il revenait victorieux. En même temps que lui arrivaient les gardes, qui racontèrent à leur maître comment son édit avait été violé. Sans vouloir rien entendre, Beder-Han-Bey fit couper le poignet au jeune vainqueur, à ce neveu qu’il chérissait ; c’était la peine qu’il avait promis solennellement d’infliger à ceux qui ne respecteraient pas sa volonté. Quand cet ordre si rigoureux eut été exécuté, il témoigna la plus vive tendresse à celui qu’il venait de frapper d’un si dur châtiment ; il le combla de présens et d’honneurs. Un homme qui punissait ainsi la désobéissance étourdie de l’un des siens inspirait aux hommes turbulens qui l’entouraient une profonde terreur. Dans les districts qui lui étaient soumis, le vol était devenu chose inconnue. On pouvait laisser sur un chemin une bourse pleine d’or, personne ne se serait hasardé à y toucher ; mais en revanche les Kurdes ne furent jamais plus terribles pour leurs voisins. Les nestoriens de la province de Tauris payaient, depuis plusieurs années, un tribut à Beder-Han-Bey ; en 1844, excités par les conseils imprudens de missionnaires américains établis au milieu d’eux, ils se laissèrent aller à refuser le tribut et se préparèrent à résister. Quelques mois après, tous leurs villages étaient en cendres ; tout ce qui n’avait pas péri sous le fer des Kurdes était emmené en captivité dans la montagne.
Les malheurs des nestoriens avaient eu un grand retentissement en Europe. La légation américaine et l’ambassade anglaise avaient vivement ressenti les malheurs causés par la maladroite intervention de ces missionnaires, qu’elles protégeaient. On poussa la Porte à punir ces violences et à faire un dernier effort pour soumettre le Kurdistan. Beder-Han-Bey eut alors à soutenir contre les pachas chargés de le soumettre une lutte longue et glorieuse. Il ne succomba, en 1847, que sous des forces très supérieures, secondées par la trahison d’une partie des siens. Belégué, après sa défaite, dans l’île de Candie, où l’avait précédé le bruit de ses victoires, il avait, par la noblesse de son attitude, par le prestige qui l’entourait, pris bien vite un grand ascendant sur la population. Quand éclatèrent les troubles, il mit à profit cet ascendant : quoiqu’il ne fût investi d’aucune fonction publique et qu’il n’eût aucune force à sa disposition, il s’entremit avec une infatigable énergie, allant des Turcs aux Grecs, calmant ceux-là par ses sages conseils, rassurant ceux-ci par ses encouragemens et ses promesses, arrivant toujours à temps pour arracher aux plus furieux les armes qu’ils allaient tourner contre les pauvres chrétiens. Beder-Han-Bey joua donc à Candie à peu près le même rôle qu’Abd-el-Kader, deux ans plus tard, à Damas ; mais le chef kurde fut plus heureux : il réussit à prévenir les massacres, tandis que l’Arabe dut se borner à dérober aux bourreaux quelques victimes.
Ce qui a permis à un homme comme Beder-Han-Bey de prendre à une heure décisive, dans un pays étranger, un rôle aussi prépondérant, aussi brillant, c’est qu’il avait occupé longtemps une de ces hautes situations qui donnent aux qualités naturelles tout leur relief et tout leur jeu : l’exercice du commandement, la guerre, les négociations, la captivité, l’exil, lui avaient appris à connaître les hommes et les choses ; son esprit s’était ouvert en même temps que son caractère s’assouplissait et se trempait tout à la fois. Ce qui a manqué jusqu’ici aux kurdes de l’Haïmaneh, ce sont des occasions semblables. Je ne doute pas qu’il n’y ait parmi les chefs de ces familles et de ces villages plus d’un homme qui, par son courage et son activité, serait bientôt en mesure de se faire remarquer sur un plus grand théâtre, si les circonstances l’y poussaient. Les Turcs affectent de mépriser les Kurdes, leurs voisins. Répondant à une question que je lui avais adressée, un aga turc me disait : « Nous prenons quelquefois en mariage les filles des Kurdes, mais jamais nous ne leur donnons les nôtres. » Il oubliait de dire que les Kurdes se passent quelquefois de la permission qu’on leur refuse. En rentrant à Angora, nous nous arrêtâmes dans le village turc de Tchalich ; c’était là que venait d’avoir lieu un événement dont on parlait dans tout le pays. Une jeune Turque d’une vingtaine d’années, la fille d’un aga de Tchalich, l’un des plus riches et des plus fiers de la province, s’était livrée à un berger kurde ; c’était elle, paraît-il, qui avait fait les premières avances. Ils étaient depuis plusieurs jours ensemble dans la montagne ; de tous les villages voisins, les Turcs se mirent à leur poursuite, et on finit par retrouver la jeune fille, qui fut déposée dans la maison d’un voisin ; son père ne voulut pas la reprendre sous son toit. On se demandait partout ce que le père allait faire de la coupable. La donnerait-il au berger kurde ? Mais sa fierté souffrirait trop d’une pareille mésalliance. Trouverait-il quelque Turc qui, attiré par l’appât d’une dot, consentît à épouser sans retard la réprouvée ? Ou plutôt ne l’étranglerait-il pas une de ces nuits ? Quand le bruit causé par cette affaire serait un peu tombé, ne dirait-il pas un beau matin que sa fille était malade depuis plusieurs jours et qu’elle était morte dans la soirée ? Personne ne s’en serait inquiété. Le berger kurde, par qui la honte était entrée dans la maison du Turc, n’avait pas été pris ; on s’était sans doute arrangé pour le laisser échapper, et Dieu sait pourtant si on n’eût pas été heureux de le punir de son audace ; mais c’eût été irriter et provoquer la tribu kurde à laquelle il appartenait, et les Turcs au fond craignent les Kurdes : tout en leur témoignant, quand l’occasion s’en présente, un dédain affecté et une impuissante mauvaise volonté, ils plient sans cesse devant leur énergie redoutée.
Un fait curieux, c’est que, dans l’Haïmaneh, si l’une des deux races qui s’y partagent le sol subit l’influence de l’autre, ce ne sont point les Kurdes qui se laissent atteindre et modifier par le contact et l’exemple de leurs voisins : ce sont les Turcs, ces conquérans de l’Anatolie, ces anciens maîtres de la terre, qui peu à peu, dans plusieurs cantons de cette province, se mettent à imiter les usages de ces nouveaux venus, de ces pâtres turbulens pour lesquels ils professent si peu d’estime. Vers la fin de notre excursion, nous rencontrâmes un grand village, Modannenen-Tchaltik, situé au milieu de vastes landes où le pas de nos chevaux faisait lever à chaque instant des bandes de francolins. Au premier coup d’œil, Tchaltik nous fit l’effet d’un village kurde ; nombre de tentes noires étaient dressées dans la prairie, devant la colline dont le pied porte les maisons. Comme chez les Kurdes, les femmes se montraient, le visage tout à fait découvert, devant la tente et auprès de la fontaine. Cependant, quand nous fûmes assis sous une des tentes et que nous causâmes avec les agas du village, ceux-ci, en réponse à nos questions, s’empressèrent de nous déclarer qu’ils étaient Turcs, et non pas Kurdes ; ils avaient l’air de croire que nous leur faisions une injure en doutant de leur origine tartare. En les regardant avec attention, je reconnus d’ailleurs bientôt qu’ils disaient la vérité ; aucun de ceux qui m’entouraient n’avait le type et la physionomie kurdes ; n’eussent-ils point parlé, le caractère de leurs traits et leur majestueuse indolence m’eussent bientôt averti de mon erreur. C’étaient bien des Turcs ; mais, tout entourés de tribus kurdes et se trouvant dans de semblables conditions de climat et de milieu, ils ont involontairement copié leurs voisins, ils ont pris quelque chose de leurs coutumes et de leurs manières.
Ce qui jusqu’ici a empêché les Kurdes de tirer parti de cet ascendant inavoué, mais réel, qu’ils ont conquis dans la province, c’est l’isolement où les tiennent leur langue, leurs usages, leur ignorance, ce sont ces habitudes de brigandage que favorisent la faiblesse et parfois la complicité des représentans du pouvoir central ; mais qu’on mette des troupes régulières à la disposition des gouverneurs de Kaisarieh, d’Iusgat, d’Afioun-Kara-Hissar et d’Angora, qu’une prompte et sévère répression atteigne tous les vols à main armée, comme du temps d’Izzet-Pacha, comme cela même arriverait encore, si on envoyait dans l’Haïmaneh Ahmet-Vefik-Effendi, les Kurdes auront bientôt renoncé au brigandage. À quoi pourra s’appliquer alors leur activité, c’est ce que montre l’exemple de ce grand marchand kurde dont la libéralité aura plus fait que celle du sultan pour réunir les deux rives de l’Halys et pour tenir ouverte en toute saison une des routes les plus importantes de l’Asie-Mineure. La meilleure partie du commerce des bestiaux dans l’Anatolie est entre les mains des Kurdes ; en louant aux conducteurs de caravanes ces chameaux qu’ils vont emprunter à la Syrie, ils tirent aussi de grands profits du mouvement de marchandises qui se dirige vers Smyrne, les Dardanelles, Nicomédie ou Samsoun. Enfin l’agriculture, qui ne fait que de naître chez eux, paraît devoir se développer et s’étendre autour de leurs villages. La richesse s’accroissant de jour en jour, les rapports se multipliant avec les autres populations orientales, on finira bien, un jour ou l’autre, par sentir le besoin d’acquérir quelque instruction, ne fût-ce qu’au point de vue des affaires et comme moyen de lucre. Une fois éveillé dans un siècle comme le nôtre, l’esprit se rendormira-t-il de si tôt ? N’a-t-on pas le droit de présager avec quelque vraisemblance un heureux avenir à ce peuple de noble et haute race, qui n’a point encore trouvé son heure ni donné sa mesure, mais dont l’énergie native s’est conservée jusqu’ici, à l’abri de toute atteinte, dans une vie de rustique pauvreté et de hardies aventures ?
Souvenons-nous, avant de quitter l’Haïmaneh, de cette vieille forteresse médique ou assyrienne qui en surmonte un des points culminans ; souvenons-nous de ces deux guerriers gigantesques sculptés à côté de la porte et dont la main de pierre s’étend vers l’Occident. Si c’était là, dans la pensée des rudes artistes de ces âges lointains, comme une prise de possession au nom des guerriers de leur race et comme un conseil adressé à leurs descendans de pousser plus loin cette conquête, voici qu’après bien des siècles, pendant lesquels cette terre a si souvent changé de maîtres pour appartenir en dernier lieu à des envahisseurs tartares, l’émigration kurde s’est chargée de dégager la parole et de réaliser le vœu de ces ancêtres dont elle ignore la gloire et jusqu’au nom. De nouveau, comme après les victoires des Mèdes de Cyaxare, comme après celles des Perses de Cyrus, c’est une population d’origine et de langue iraniennes qui occupe le centre de l’Asie-Mineure et qui tend à y dominer ; si nos prévisions ne nous trompent pas, elle y acquerra une prépondérance de plus en plus marquée, et elle concourra, avec les Grecs et les Arméniens, à éliminer peu à peu les Turcs, ou tout au moins à les réduire à une situation inférieure et subordonnée. Ce sera un dernier triomphe du génie indo-européen sur le génie touranien, sur ces Scythes des historiens anciens, sur ces Mongols et ces Tartares des historiens modernes, qui, de quelque nom qu’on les appelle, n’ont guère joué dans l’histoire du genre humain que le rôle d’agens destructeurs chargés de venir, à longs intervalles, renverser les empires caducs, et imprimer au monde un profond et salutaire ébranlement.
- ↑ J’avais pris à tout hasard un premier croquis de ces figures ; mais dès mon retour à Angora M. Guillaume partit pour les dessiner. On peut voir, dans l’Exploration archéologique de la Galatie et de la Bithynie (Paris, Didot, f°), planche 10, une fidèle copie de ces bas-reliefs, qui compteront parmi les plus authentiques et les plus intéressans monumens de l’art asiatique primitif.
- ↑ L’étymologie du mot kourd n’est pas bien certaine ; peut-être pourrait-on y chercher la racine kar, agir, qui se trouve dans le zend, l’ancienne langue de la Perse, comme dans le sanscrit, et que l’on reconnaît dans le grec ϰρ-αίνειν, dans !e latin cr-eare.
- ↑ « Auprès de Van, une tribu kurde, les Hékiars, habite de hautes et verdoyantes montagnes qui sont tellement escarpées qu’un bœuf ne pourrait les gravir ; mais comme les plateaux qu’elles portent à leur sommet sont assez fertiles, les Hékiars ont coutume d’y porter sur leurs épaules de jeunes veaux qui, deux ans après, sont attachés à la charrue. » — Amédée Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse, p. 140.
- ↑ Voici les noms de nombre, tels que les prononcent les Kurdes de l’Haïmaneh ; ils suffiront à montrer combien leur dialecte est voisin du persan : 1 iekki, 2 douan, 3 sian, 4 tchour, 5 pench, 6 chech, 7 aft, 8 aicht, 9 na, 10 da, 100 sat, 1,000 azar.