Les Kerguelen
Baron Hulot


LES KERGUELEN




Cent trente-huit ans se sont écoulés depuis que le chevalier de Kerguelen rencontra, dans le Sud de l’Océan Indien, à mi-distance des côtes méridionales de l’Afrique et de l’Australie, l’archipel qui porte son nom. Cette découverte, dont il s’exagéra l’importance, ne lui rapporta que des déboires, et la disgrâce, qui l’a frappé, semble avoir atteint, du même coup, le domaine qu’il venait de rattacher à la Couronne.

Longtemps dédaignées par la métropole, ces terres inhabitées semblent depuis une année s’essayer à la vie. Aussi nous a-t-il paru intéressant de considérer le chemin parcouru jusqu’à cette dernière étape, et d’abord d’esquisser les traits, presque effacés, du marin qui révéla leur existence.

Issu d’une ancienne famille de Bretagne, le chevalier de Kerguelen débuta à seize ans comme garde de la marine. Son aptitude pour les travaux hydrographiques lui valut, quelques années plus tard, d’être adjointe une mission chargée de lever le plan des côtes de Brest. Promu enseigne de vaisseau, il prit une part active à la guerre de Sept ans. En 1760, avec le vaisseau le Sage, de 64 canons, armé en course par des particuliers, il batailla dans la mer des Antilles et entreprit de dégager le vaisseau français Sainte-Anne, acculé dans Port-au-Prince. Pendant cette campagne, il s’empara de 10 navires, fit démâter, sur les côtes d’Irlande, le Magnanime qui, suivi de deux autres vaisseaux de ligne, lui donnait la chasse : puis, trompant la vigilance de l’ennemi, il pénétra dans le port de Lorient, bloqué par une escadre anglaise, forte de 7 vaisseaux[1].

La course battait alors son plein. C’était l’époque où, comparable à un Dominique de Gourgues[2], le fameux corsaire Thurot, soit sur sa corvette la Friponne, soit avec une escadre, faisait à l’Anglais une guerre sans merci, brûlant ou coulant, dans une campagne de trois mois, une soixantaine de bâtimens, poursuivant l’ennemi jusque dans le port d’Edimbourg, inquiétant l’Ecosse, débarquant en Irlande, rançonnant les villes et démantelant les forteresses. Un jour cependant, le 28 février 1760, au large de l’île de Man, dans un combat acharné, un projectile l’atteignit et mit un terme à son étonnante carrière.

Le gouvernement, qui envisageait la possibilité de porter la guerre au cœur même de la Grande-Bretagne, confia, en 1762, au chevalier de Kerguelen le commandement à Dunkerque d’« une escadre composée de prames, frégates, corvettes, et destinée à conduire 300 bateaux plats pour opérer une descente en Angleterre, lorsque la Cour l’ordonnerait, » plan audacieux qui fait songer à la flottille et au camp de Boulogne, à « l’immense projet » de Napoléon dont les caprices de l’Océan et le désastre de Trafalgar arrêtèrent l’exécution.

Sur ces entrefaites, le traité de Paris consacra notre déchéance coloniale. Malgré tout, la pensée de faciliter un débarquement hantait encore l’esprit de nos marins. Ainsi Kerguelen, devenu lieutenant de vaisseau, proposa et fit adopter le plan d’une corvette-canonnière, « tirant peu d’eau, allant à la rame et à la voile, très propre à appuyer des opérations sur les côtes et en rivière. » De ce type est la Lunette, qu’il fit construire à Brest et dont il prit le commandement.

Ses brillantes croisières et ses travaux dans les ports lui valurent plusieurs missions spéciales et la tâche d’organiser des pêcheries de morues sur les côtes d’Islande. Les campagnes de la Folle et de l’Hirondelle, dans les régions arctiques, ajoutèrent à sa réputation ; aussi fut-il fait bon accueil à son projet de diriger une expédition « dans l’espace immense des mers qui environnent le pôle Sud entre le Cap Horn, la Nouvelle-Hollande et le Cap de Bonne-Espérance. »

Le 1er mai 1771, il quittait Lorient sur le Berrier[3] à destination de l’île de France, où il échangea son bâtiment contre les flûtes la Fortune et le Gros-Ventre.

L’opinion s’était accréditée qu’au Sud des îles Saint-Paul et Amsterdam existait un vaste continent austral, auquel devait se rattacher la côte où les hasards de la tempête avaient jeté Paulmier de Gonneville au début du XVIe siècle. Il importait de s’en assurer et en même temps de reconnaître une nouvelle route que Grenier recommandait pour se rendre de l’île de France à la côte de Coromandel. Cette tâche fut la première, dont le navigateur s’acquitta. Revenu à l’île de France, après trois mois d’absence, il appareilla, le 16 janvier 1772, pour son voyage aux terres australes, fit route au Sud, puis à l’Est et, le 12 février, par environ 50° 5′ de latitude Sud et par 60° de longitude orientale estimée[4], les premières terres furent rencontrées.

« Le 13, à quatre heures du matin, écrit le chevalier de Kerguelen, nous vîmes une île ; mais ce n’était pas celle que nous avions vue la veille ; les courans nous avaient transportés pendant la nuit. Je continuai ma route à l’Est-quart-Nord-Est et, à dix heures du matin, j’eus connaissance d’un gros cap très élevé. Un moment après, je vis d’autres terres également hautes. À sept heures, le soleil ayant dissipé la brume et éclairci l’horizon, je distinguai parfaitement une continuation de terres, qui s’étendaient à toute vue depuis le Nord-Est jusqu’au Sud du compas, ce qui comprenait environ 25 lieues de côtes[5]. »

Les mesures furent arrêtées, d’accord avec M. de Saint-Allouarn commandant du Gros-Ventre, pour reconnaître un mouillage et aborder ; mais des avaries graves survenues à la mâture de la Fortune, la perte de sa chaloupe, des courans contraires, une violente tempête obligèrent Kerguelen à tirer des bordées. En vain, pendant six jours, il se mit à la recherche du Gros-Ventre, qui, protégé par la terre, était à l’abri du vent ; puis, le sachant bon voilier et pourvu de vivres pour sept mois, il se décida à regagner l’île de France, après avoir relevé plusieurs points de cette côte inhospitalière.

Rien de funeste n’était arrivé à M. de Saint-Allouarn. Le 13 février 1772, M. de Boisguehenneu, second capitaine du Gros-Ventre, avait conduit la chaloupe dans une anse qu’il nomma baie du « Lion marin » et avait pris possession de cette terre au nom du Roi « avec toutes les formalités requises[6], » sans relever, toutefois, la moindre trace d’habitans.

Si le commandant de la Fortune n’eut qu’à se louer de l’accueil du gouverneur de l’île de France, M. des Roches, et de l’intendant Poivre, en revanche, il eut à pâtir des intrigues des envieux. L’accueil qu’il reçut à la Cour, et ses nominations de capitaine de vaisseau et de chevalier de Saint-Louis ne firent qu’accroître les jalousies. Quand, en 1773, il entreprit avec le vaisseau le Rolland, accompagné de la frégate l’Oiseau et de la corvette la Dauphine, sa deuxième expédition aux terres australes, le mauvais vouloir se manifesta ouvertement. C’est du moins ce qui ressort de la relation publiée par le chevalier de Kerguelen.

On sait les circonstances de ce voyage auquel prirent part, entre autres, M. de Rosnevet, commandant de l’Oiseau, le lieutenant de vaisseau de Lignevilie, second du Rolland, les enseignes Du Cheyron et de Pagès, les gardes de pavillon d’Aché et de Karnel et le sieur Desloges, aide de port, qui ne tarda pas à desservir son chef. Le gouvernement de l’île de France avait changé de mains et le chevalier de Kerguelen éprouva de telles difficultés pour ses approvisionnemens qu’il dut se rendre à l’île Bourbon afin de s’y ravitailler en vivres frais. Les trois bâtimens appareillèrent de cette île, le 29 octobre 1773. Le 14 décembre, après une traversée mouvementée, la terre fut en vue. L’Oiseau et la Dauphine reçurent l’ordre de chercher un mouillage, tandis que le Rolland opérait le relèvement de plusieurs caps. Malheureusement, la brume survint et força le vaisseau à louvoyer. Le 30, le chef de la petite division navale apprit par M. Ferron que la corvette avait cassé son gouvernail. Plusieurs côtes furent relevées jusqu’au 8 janvier 1774, jour où la frégate fut enfin rencontrée. À ce propos Kerguelen écrit[7] :

« M. de Rosnevet me dit qu’il avait trouvé une baie derrière le cap Français, que le 6, il avait envoyé son canot pour sonder la baie[8], que des gens avaient tiré sur le sable plusieurs pingouins et un lion marin, que le mouillage était bon ; mais que, comme les vents étaient contraires, il faudrait se touer pour s’y rendre ; enfin qu’il avait pris possession de cette baie et de toute la terre au nom du Roi de France, avec toutes les formalités requises. » Pour la seconde fois les îles Kerguelen étaient proclamées possessions françaises.

Si l’on s’en tient au récit du chef de l’expédition, une véritable fatalité l’empêcha d’atteindre le mouillage. Et, de fait, la situation était singulièrement critique : une chaloupe perdue, la Dauphine désemparée et sans vivres, le Rolland très endommagé et prenant l’eau, les équiPagès épuisés. Pour comble d’infortune, le 18 janvier, après une violente tempête, les navires se trouvaient rejetés à cinquante lieues des côtes. « Il y avait trois mois, écrit Kerguelen, que nous étions partis de l’île de France, deux mois que nous étions dans les brumes, dans le froid et les tempêtes ; il fallait encore un mois pour gagner le plus prochain port de ressource, ce qui assurait quatre mois consécutifs de navigation et de fatigue ; je pris le parti d’immoler mon intérêt particulier et mon avantage personnel au bien de l’humanité et du service. Mes officiers, qui connaissaient comme moi l’état de mon vaisseau et celui de mon équipage, constatèrent les raisons qui obligeaient de quitter ces parages et de se rendre au port le plus voisin ; à midi, les vents au Sud-Ouest, je fis déferler le grand hunier et je donnai la route au Nord-Est-quart-Nord, pour melever au Nord, gagner les belles mers et les vents alises, et me rendre à la baie d’Antongile, en l’île de Madagascar[9]. »

Le choix de cette relâche se justifia par la nécessité où Kerguelen se trouva de faire descendre à terre un grand nombre de matelots atteints du scorbut, de leur fournir des vivres frais, d’éviter les ouragans qui sévissaient encore dans les eaux de l’île de France, et enfin de faciliter au commandant de Benyowski son essai de colonisation chez les Malgaches[10].

Nous ne suivrons pas le navigateur sur la route du retour et nous ne discuterons pas les griefs qui le firent passer en jugement, casser de son grade, puis enfermer au château de Saumur. Sa carrière, brusquement interrompue, ne fut pas arrêtée d’une façon définitive. Il arma un corsaire pendant la guerre de l’Indépendance et se distingua par plusieurs prises importantes, embrassa ensuite la cause de la Révolution, fut réintégré dans la marine et fait contre-amiral en 1793[11].

Si quelques-uns des officiers qui servirent en 1773-1771 sous les ordres du chevalier de Kerguelen, prirent énergiquement son parti, d’autres le dénigrèrent ou se tinrent à l’écart. Son second du Rolland, le lieutenant de vaisseau Ligneville, n’hésita pas à lui écrire en 1775, « qu’il pensait se retirer du service, outré que la fausseté l’emporte sur la vérité[12]. »

L’enseigne Pagès, dans la relation qu’il fit de cette campagne, affecte d’ignorer son ancien commandant ; bien plus, il substitue sur les cartes, au nom d’ « îles de Kerguelen, » celui d’ « Iles Australes nouvelles[13]. »

Cook n’eut pas cette désinvolture. On lit, en effet, dans le tome Ier de son troisième voyage, ce passage caractéristique : « Les navigateurs français imaginèrent d’abord que le cap Saint-Louis était la pointe avancée d’un continent austral. Je crois avoir prouvé, depuis, qu’il n’existe point de continent austral et que la terre, dont il est ici question, est une île de peu d’étendue. J’aurais pu, d’après sa stérilité, lui donner fort convenablement le nom d’Ile de la Désolation, mais pour ne pas ôter à M. de Kerguelen la gloire de l’avoir découverte, je l’ai appelée la Terre de Kerguelen[14]. »

Quand, en décembre 1776, le célèbre navigateur anglais écrivait ces lignes, publiées après sa mort, il ignorait le second voyage du marin français, qui avait lui-même rectifié son erreur et reconnu le caractère insulaire de ce prétendu continent.

On sait que Cook avait été chargé par son gouvernement de vérifier nos découvertes de 1772 et que, le 24 décembre 1776, il rencontra le cap Bligh (île Rendez-vous ou Réunion, de Kerguelen, la plus septentrionale du groupe), qu’il plaça par 48° 29′ Sud et 68° 40′ Est de Gr.[15]. Le 25, la Résolution et la Découverte mouillèrent dans un joli havre qui fut nommé Port-Christmas. Le 27, la plupart des matelots descendirent à terre et l’un d’eux rapporta, le soir, une bouteille qu’il avait trouvée « attachée avec un fil d’archal sur un rocher qui s’avance en saillie du côté septentrional du havre. Cette bouteille renfermait un morceau de parchemin sur lequel on lisait l’inscription suivante :

Ludovico XV Galliarum
Rege, et D. de Boynes,
Régi a secretis ad Res
Maritimas, annis 1772
Et 1773.

Cook attribua cette inscription à M. de Boisguehenneu, « qui descendit à terre, avec un canot, le 13 février 1772 ; » mais, en réalité, il s’agit ici de M. de Rochegude et de sa prise de possession du 6 janvier 1774[16]. Port-Christmas est non pas la baie du Lion marin ou du Gros-Ventre, située quarante lieues plus au Sud, mais la baie de l’Oiseau, du nom de In frégate commandée par M. de Rosnevet. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la description de ce havre avec celle qu’en fit, dans son ouvrage Voyages autour du monde, M. de Pagès[17].

De l’autre côté du parchemin qui lui fut apporté, Cook écrivit :

Naves Resolution
Et Discovery
De Rege magnæ Britanniæ
Decembris 1776[18].

À ce document il joignit une pièce de monnaie anglaise. Le tout fut enfermé dans la bouteille, et celle-ci placée en vue, au milieu d’un tas de pierres facilement reconnaissable.

L’état de la mer permit à l’expédition de lever, en partie, la côte Est de l’île principale pendant les six jours que dura cette reconnaissance. Les Français, moins favorisés, avaient abordé l’archipel par le Nord et par l’Ouest, beaucoup plus exposés aux rafales et à la tempête.

Confirmant les renseignemens contenus dans la publication de M. de Pagès, mais les précisant et les complétant, Cook signale des lacs et des cascades, des collines déchiquetées et des sommets couverts de neige ; près du rivage, un gazon verdoyant ; ailleurs, des touffes d’herbes grossières, dont le bétail de la Résolution se contentait. Il nomme même le petit chou de Kerguelen et ses propriétés antiscorbutiques, seize ou dix-huit plantes, parmi lesquelles des mousses et un lichen qui croît sur les roches. Il indique la tourbe comme combustible ; mais ne voit ni gisemens de charbon, ni trace d’un métal exploitable. La faune terrestre est absente et la faune marine largement représentée par de nombreuses variétés d’oiseaux aquatiques, de phoques et de lions de mer, de poissons de toutes dimensions, y compris la baleine. D’autres fourniront, à la longue, sur l’aspect de l’île et ses maigres ressources des indications complémentaires ; mais ils ne modifieront pas sensiblement l’impression que nous laisse le récit de ce navigateur incomparable.


Le capitaine Robert Rhodes, au cours d’une campagne de pêche dans les mers australes, ne resta pas moins de huit mois aux Kerguelen. Son navire, le Hillsborough, put s’abriter dans une baie du centre. De mars à octobre 1779 il fouilla avec de petites embarcations les anses et les fjords de la côte orientale, en nomma un grand nombre et n’explora pas moins de cinquante îlots. Rhodes n’a publié ni ses levers ni ses notes ; mais sir James Clark Ross, qui eut, soixante ans plus tard, ses manuscrits entre les mains, en cite plusieurs passages dans le récit de son voyage aux terres antarctiques[19] et il n’hésite pas à déclarer que les travaux de ce marin lui ont été fort utiles pour l’établissement de sa carte. C’est donc à juste titre que la baie Rhodes et la baie Hillsborough perpétuent le souvenir de ce navigateur aux Kerguelen. D’ailleurs sa campagne, féconde en résultats géographiques, ne fut pas sans profit matériel pour lui-même. Il vante ces parages où se rencontrent plusieurs espèces de baleines, de phoques et d’éléphans de mer, ceux-ci innombrables sur les récifs et dans les criques.

Jusqu’en 1840, c’est-à-dire jusqu’à la mémorable expédition de James Clark Ross, le silence se fit sur les Kerguelen. Les instructions remises à ce navigateur comportaient une série d’études sur le magnétisme terrestre et l’exploration des mers antarctiques. On sait avec quel succès il s’avança vers le Sud, découvrant la terre Victoria, franchissant le cercle polaire, s’attaquant à la grande barrière de glace, dont deux volcans, Erebus et Terror, semblent défendre l’accès, parvenant enfin à la latitude de 78° 9′ 30″ que personne au XIXe siècle ne dépassa. Par lui, le rebord du continent antarctique, dont sir Ernest Shackleton a récemment poussé l’exploration jusqu’à 179 kilomètres du pôle, fut révélé au monde savant. C’est là son titre de gloire ; mais il ne faut pas oublier les efforts qu’il fit pour atteindre le pôle magnétique, encore qu’il dût renoncer à ce projet.

Ross a installé des observatoires magnétiques temporaires à Sainte-Hélène, au cap de Bonne-Espérance, aux îles Crozet et aux Kerguelen, avant de poursuivre sa route jusqu’à la terre de Van Diemen (Tasmanie), où il prépara sa campagne antarctique.

Son intention était de consacrer un mois à ses observations astronomiques et magnétiques dans Port-Christmas (baie de l’Oiseau) ; mais il avait compté sans les courans et les bourrasques qui s’opposent au débarquement dans le Nord de l’archipel. Il ne lui fallut pas moins d’une semaine d’efforts pour atterrir et quand, deux mois après, sa tâche accomplie et ses instrumens portés à bord, il voulut appareiller, la tempête bloqua impitoyablement ses vaisseaux dans cette désagréable et maussade retraite[20]. En fait, arrivé le 5 mai 1840 dans les eaux des Kerguelen, Ross ne les quitta que le 20 juillet.

Cette série de contretemps eut ce bon côté de provoquer la découverte d’un plateau sous-marin, dit le « banc de l’Erebus, » qui s’étend à cent milles du cap Français, et du « récif Terror, » sur lequel la mer brise à 19 milles de la côte[21]. Avec Ross, les études scientifiques commencèrent à se préciser. Les quelques rares spécimens de la flore locale notés par Cook furent l’objet d’une étude minutieuse de la part du docteur Hooker, botaniste de l’expédition. Il a identifié 150 espèces environ, mais seulement 18 plantes à fleurs, 3 fougères, 25 mousses, 1 champignon. Le reste se compose de lichens et de plantes marines. Ce savant revint sur le Pringlea antiscorbutica, le fameux chou de Kerguelen qui, pendant cent trente jours, fut consommé par l’équipage de l’Erebus et du Terror, de même que sur les herbes dont se nourrirent exclusivement les porcs, chèvres et moutons, débarqués à Port-Christmas. Cette expérience fit même regretter à Ross de n’avoir pu laisser dans la station quelques couples, qui auraient pu s’y multiplier.

Sans insister sur la faune, dont il a été parlé déjà, nous constaterons avec Ross que les phoques et éléphans de mer, si nombreux au temps de Rhodes, avaient disparu lors de sa venue. Faut-il voir dans ce fait la conséquence logique de la guerre d’extermination que leur déclarèrent des pêcheurs trop avides de butin ? — Pas absolument, car ces mammifères migrateurs désertent ces côtes pendant l’hiver ; or c’est précisément pendant l’hiver austral que Ross visita nos îles.

On sait que les observations magnétiques et astronomiques ont été poursuivies à Port-Christmas avec autant de suite que de méthode[22]. La géologie ne fut pas négligée. M. M’Cornick, médecin de l’Erebus, constate que toute la partie Nord des Kerguelen est de formation volcanique, que dans le voisinage des baies se développent des successions de terrasses horizontales de grès stratifiés, des roches prismatiques où le basalte domine et, plus loin, des montagnes coniques de 700 à 800 mètres, terminées en forme de cratère. Au pied des collines se rencontrent des pierres désagrégées, de nombreux débris ; sur le rivage, des grottes émaillées de cristaux de quartz ; ailleurs, des Lois fossiles restés intacts ; parfois des traces de charbon, mais non en couches assez épaisses pour justifier une exploitation[23]. Ici, nous relevons une phrase à retenir : « Sur la grande route de l’Inde et des colonies australasiennes, écrit Ross, à une distance convenable du cap de Bonne-Espérance, les Kerguelen, avec leurs havres sûrs, seraient tout indiquées, par leur position géographique, pour constituer un dépôt de charbon. »


Cette idée fut reprise, à la fin du deuxième Empire, par une maison anglaise. La demande, régulièrement adressée, en 1868, à notre ministre de la Marine, causa, paraît-il, une véritable stupéfaction. « On fut fort surpris, rue Royale, car on ignorait que Kerguelen dépendît de notre domaine colonial ! On fit des recherches et on retrouva trace de la prise de possession[24]. » Cette grossière erreur ne peut être que le fait d’un employé subalterne et nous nous refusons à croire qu’un ministre de la Marine ait pu la commettre, alors qu’un simple coup d’œil sur les Annales hydrographiques[25] de 1865 aurait permis d’éviter une telle bévue. Elles contiennent, en effet, une petite carte et un article de dix Pagès sur « cette grande île située entre 48° 40′ et 50° de latitude Sud, et 66° 20′et 68° 20′ de longitude Est, découverte par M. de Kerguelen en 1772. » C’est déjà trop d’avoir à constater que, sur ce croquis très insuffisant, des noms anglais remplacent la plupart des dénominations françaises. Nous regrettons d’y voir Port-Christmas substitué à la baie de l’Oiseau, où M. de Rochegude aborda en 1774 et plus encore de n’y lire aucune mention de la baie du Gros-Ventre ou du Lion marin, où M. de Boisguehenneu atterrissait, avant tout autre, le 13 février 1772, contre vents et marées. Cette lacune est d’autant moins compréhensible qu’il eût suffi pour la combler de se reporter au volume des cartes et figures du troisième voyage de Cook, qui ne néglige pas ce détail[26].

Quelle que soit l’importance accordée à cet incident, on doit reconnaître qu’à la suite de la démarche dont il s’agit, il fut décidé qu’un bâtiment français, partant pour l’Extrême-Orient, toucherait aux îles Kerguelen. Mais la guerre de 1870 éclata et retarda la réalisation du projet.

On se contenta de donner à un petit croiseur le nom de Kerguelen et il fallut patienter encore une vingtaine d’années avant qu’une démonstration plus efficace confirmât nos droits.

Cependant les géologues commençaient à s’intéresser à ces terres volcaniques, considérées avec quelques autres îles, telles que Crozet, Bouvet, Saint-Paul et Amsterdam, comme les derniers témoins d’un continent disparu. En même temps, les astronomes, très occupés d’un phénomène qu’il s’agissait d’observer sur plusieurs points du globe, portèrent leur attention sur cette Cendrillon des colonies françaises.

Le Passage de Vénus sur le Soleil passionnait alors le monde savant.

Sur l’ordre du gouvernement de Saint-James, Nares, qui accomplissait sur le Challenger un voyage de circumnavigation, avec une mission scientifique dirigée par Wyville Thomson, se rendit aux Kerguelen, pour y choisir, s’il y avait lieu, un emplacement favorable à des observations[27]. La conséquence de cette enquête fut l’envoi, en 1874, du Volage, pourvu d’un outillage scientifique et d’un personnel compétent. L’Allemagne et les États-Unis s’inspirèrent de cet exemple. Avant le voyage du Challenger, l’ouverture seule du Royal-Sound était portée sur les cartes. On doit à Nares et à ses officiers la connaissance de ce golfe déchiqueté, qui découpe le Sud-Est de l’île principale. Les stations anglaise et américaine y furent établies, la première dans la baie de l’Observatoire, la seconde à la pointe Molloy. Quant à la station allemande, le capitaine von Reibnitz, commandant de l’Arcona, préféra la placer sur la côte septentrionale de la péninsule qui limite au Nord le Royal-Sound et qui fut, dès lors, nommée presqu’île de l’Observatoire. C’est dans une échancrure de cette côte, l’anse Betsy, que la Gazelle, commandée par le capitaine von Schleinitz, débarqua la mission astronomique dirigée par le docteur Boergen. Ses observations du Passage de Vénus, le 9 décembre 1874, effectuées par beau temps, donnèrent des résultats satisfaisans que le lieutenant Seelhorst s’empressa de communiquer à la station américaine. L’itinéraire qu’il décrivit à cette occasion, entre l’anse Betsy et la pointe Molloy, est une utile contribution à la connaissance topographique du Sud-Est de l’île, et les levers de la Gazelle, le long de la presqu’île de l’Observatoire et dans la direction de la baie de l’Oiseau, ajoutent aux travaux cartographiques des expéditions précédentes.

Nous n’insisterons pas sur ces fructueuses campagnes, ni sur celles qui furent entreprises depuis cette époque. Elles ont été l’objet de publications importantes qu’il est facile de se procurer. Des critiques autorisés en ont, d’ailleurs, apprécié les résultats[28].


Pendant que trois puissances étrangères installaient des observatoires temporaires dans notre archipel, une mission astronomique française était envoyée à Saint-Paul sous la direction du commandant, depuis amiral, Mouchez. M. Charles Vélain, aujourd’hui professeur à la Sorbonne, en fit partie en qualité de géologue et profita de cette occasion pour visiter Amsterdam et les Kerguelen.

Cette heureuse initiative est encore ignorée du public. M. Vélain l’a, pour ainsi dire, passée sous silence dans une conférence qu’il fit, dix-neuf ans plus tard, à la Société de Géographie, sur nos possessions du sud de l’Océan Indien[29].


Il y a là, cependant, une date à retenir et il nous importe de savoir que, juste un siècle après la prise de possession de M. de Rochegude, un Français, monté sur un baleinier norvégien, le Trident, pénétrait dans la baie de l’Oiseau. C’était le 19 novembre 1874. M. Vélain visita ensuite la baie de Cumberland, contourna sur ce petit vapeur la côte Nord-Est de l’île principale jusqu’à la baie de la Gazelle et reprit sa route au Nord en doublant l’île Howe et en faisant escale, le 2 décembre, à l’île de Castries, l’une des îles Swain.

Cette quinzaine écoulée sur le théâtre des découvertes de Kerguelen ne pouvait nous laisser indifférent ; aussi avons-nous demandé quelques détails complémentaires au savant professeur de géographie physique de la Sorbonne, qui nous a répondu par la lettre suivante :

« Le baleinier-phoquier norvégien sur lequel j’ai pris passage était venu s’ancrer à Saint-Paul, le 12 novembre, pour s’y livrer à la chasse des otaries ; ayant appris qu’il devait ensuite descendre à Kerguelen en vue surtout de la recherche du point où une station de pêche pourrait s’établir, et qu’il avait l’intention de revenir ensuite dans les parages des îles Saint-Paul et Amsterdam pour terminer son chargement de phoques à fourrure, M. Mouchez a bien voulu me permettre d’accepter l’offre faite par le capitaine de m’emmener, mais avec cette condition que je devais être revenu avant la date (9 décembre) du Passage de Vénus.

« La chose étant possible avec ce bâtiment qui, bien armé, offrait toutes les garanties désirables (20 hommes d’équipage, excellente machine à vapeur), je suis parti et j’ai pu accomplir ce voyage dans de bonnes conditions. Le seul regret, c’est d’avoir eu trop peu de temps à y dépenser et de n’avoir jamais pu m’engager assez loin dans l’île pour dépasser la zone de plateaux basaltiques qui bordent les hautes montagnes glacées de l’intérieur.

« Leurs coulées avec les alternances de tufs et de produits de projections habituels recouvrant tout le pays dans la zone des fjords sur de vastes étendues, je n’ai recueilli que des échantillons des divers types de cette série volcanique, sauf cependant en deux points, fond de la baie de l’Oiseau, flanc Ouest de la baie de la Gazelle, où le soubassement de basaltes s’est montré fait de grès grossiers et de schistes charbonneux ; simple amorce d’une bande houillère, où M. H. Bossière devait rencontrer plus tard des couches de charbon.

« En dehors de cela, les seules roches éruptives intéressantes que j’ai rencontrées, c’est, à l’île de Castries, que j’ai touchée au retour, une diorite micacée sous les basaltes, puis un fort pointement isolé de trachyte blanc, enveloppé de blocs et de débris morainiques, étalés sur des grès quartziteux, sur le flanc Nord-Ouest de la baie du Centre. »


Les carnets de M. Vélain sont remplis d’observations sur la topographie glaciaire. Il les aurait publiés, peut-être, si d’autres missions (notamment celle de Drygalski) n’avaient ensuite repris cette tâche avec des moyens d’action plus grands. Quoi qu’il en soit, nous sommes heureux d’avoir obtenu de notre trop modeste compatriote cette note substantielle sur la géologie des Kerguelen.

La flore et la faune ne l’ont pas moins intéressé que la nature du sol. L’étude des pingouins lui a suggéré des réflexions, comme celle-ci, que ne contrediraient ni sir Ernest Shackleton ni le docteur J. Charcot[30] : « Nous avons vécu au milieu d’eux, pour ainsi dire, en parfaite intelligence, ce qui nous a permis d’étudier leurs mœurs singulières, et cette étude nous a procuré la plus vive satisfaction. Ce fut notre distraction de tous les instans ; il n’est pas un de nous qui ne regrette les longues heures passées au milieu de ce que nous appelions leurs villages ; nous allions y faire provision de gaieté[31]. »

Mais passons une vingtaine d’années.

Nous sommes le 1er janvier 1893. Le gouvernement s’est enfin décidé à prendre officiellement possession de ces îles. Le commandant Lieutard, parti le 12 décembre de Diego-Suarez avec son aviso-transport l’Eure, arrive en vue de l’île Réunion[32] (cap Bligh, de Cook), relève le mont Richard, la pointe de l’Arche, que le chevalier de Kerguelen avait signalée avant tout autre, et pénètre dans la baie de l’Oiseau (Port-Christmas). À son grand étonnement, il trouve au mouillage la goélette Francis Allen de l’Américain John Fuller, hardi pêcheur qui, depuis trente ans, s’approvisionne d’huile et de peaux de phoques dans l’Océan Indien. Une rafale retarde de vingt-quatre heures la descente à terre. Le 2 janvier, au point du jour, le vent tombe. La chaloupe, bondée de monde, gagne péniblement la terre, gênée dans sa marche par les amas de goémon, qui encombrent la baie. On échoue l’embarcation sur une belle plage de sable noir, et chacun suit son penchant de chasseur, de naturaliste ou d’explorateur. Mais voici le moment décisif :

« Tandis que nous parcourions les alentours de la baie, écrit le lieutenant de vaisseau Mercié[33], les marins travaillaient à planter en terre un mât bien goudronné, solidement maintenu par des haubans de fil de fer portant sur une tringle un pavillon métallique, qui pouvait tourner ainsi au gré des vents comme une girouette. Tout à côté fut enfoncée une bille de chêne, ornée d’une plaque de cuivre où sont gravés ces mots : Eure—1893.

« Le travail terminé, la compagnie de débarquement se rangea au pied du mât de pavillon, présentant les armes, baïonnette au canon. Le clairon sonna au drapeau et le lieutenant de vaisseau Delzons, entouré des autres officiers, prit solennellement possession des îles Kerguelen au nom de la France, tandis que l’Eure appuyait le pavillon de vingt et un coups de canon. Quelques hommes de la goélette américaine, descendus à terre, étaient aussi présens.

« Dans le paysage pittoresque et imposant qui en formait le cadre extérieur, cette cérémonie, d’apparence si simple, avait un caractère de grandeur saisissant. »

Ainsi, l’acte, accompli par Boisguehenneu en 1772, par Rochegude en 1774, se trouva confirmé. Pour la troisième fois, les îles Kerguelen étaient proclamées possessions françaises.

Le 3 janvier, après de nouvelles rafales, l’Eure quitta la baie de l’Oiseau, prit au large de l’île Howe, puis pénétra dans la grande baie du centre (baie Hillsborough), dont l’un des fjords forme le port de la Gazelle. Après quelques excursions dans l’intérieur, le commandant Lieutard fit placer près de la pointe Duck, le 7 janvier, un pavillon semblable à celui qui avait été arboré dans la baie de l’Oiseau. Trois bouteilles contenant chacune un duplicata de la prise de possession furent enterrées au pied du mât et, non loin de ce lieu, dans une excavation naturelle, un dépôt de vivres et de vêtemens fut soigneusement établi[34].

Malgré l’attrait de ce havre, tranquille et sûr, égayé par un site ravissant, la mission dut reprendre la mer le surlendemain pour se rendre à Port-Mary sur la côte orientale de l’île Adalbert, dans la baie Rhodes. Les trois jours passés dans ce mauvais mouillage furent les derniers que le commandant consacra à notre archipel. Sa tâche était remplie. L’Eure profita de la première accalmie pour gagner le large et poursuivre sa route.

La prise de possession des Kerguelen, sans beaucoup occuper l’opinion publique, secoua quelque peu son indifférence. Certains pensèrent à utiliser ces terres lointaines comme établissement pénitentiaire. Dès 1893, M. René de Semallé.[35], faisant le procès de notre système pénitentiaire, lourd pour notre budget, léger pour les déportés, mais désastreux pour les populations indigènes ou les vrais colons, proposa le choix d’une terre inhabitée, un peu rude et qui, par sa position géographique, rendrait toute évasion impossible. Il avait pensé à la Nouvelle-Géorgie du Sud ; mais les îles Kerguelen, ne se trouvant qu’à une latitude de 49°, sur la route de l’Indo-Chine, dans des parages où le poisson abonde, lui parurent d’autant mieux répondre aux desiderata que leur qualité de possession française n’était pas contestée. Cette solution fut également proposée par M. de Mahy, qui porta la question devant le Parlement sans pouvoir obtenir un vote de la Chambre.

L’amiral Layrle insista, de son côté, sur l’utilité de cet archipel comme centre de ravitaillement et comme dépôt de charbon, surtout dans l’hypothèse où, en cas de guerre, la navigation serait interrompue par le canal de Suez. L’accostage, pour les steamers, n’est plus une difficulté. Depuis 1840, en effet, la vapeur a détrôné la voile dans les marines militaires et rendu l’atterrissage dans les fjords moins compliqué.

À ces raisons, d’ordre administratif et militaire, s’en ajoutent d’autres, d’ordre économique et colonial.

Le peu qu’on savait sur l’intérieur des îles Kerguelen, quand le commandant Lieutard les visita, suffisait pour faire envisager la possibilité d’y tenter l’élevage. L’équipage de l’Eure avait constaté que des lapins, laissés dans l’île principale par le Volage, y avaient pullulé ; il n’ignorait pas que les animaux débarqués par les expéditions antérieures avaient trouvé sur place une nourriture abondante.

Ces faits ne devaient plus passer inaperçus. Un des savans les mieux qualifiés pour les apprécier n’hésita pas à en dégager le caractère pratique.

« Il ne serait pas impossible, disait Alphonse Milne Edwards[36], de demander à ces îles ce que les Anglais ont obtenu des îles Malouines, situées dans les mêmes conditions de climat et qui sont aujourd’hui colonisées et prospères. »

Ce fut aussi le sentiment de MM. René et Henry Bossière, fils d’un des derniers armateurs français qui aient équipé, il y a cinquante ans, un navire pour la pêche à la baleine. En 1881 et 1883, les deux frères, voyageant en Patagonie, avaient parcouru le détroit de Magellan, dont le climat rappelle celui des Kerguelen. Pas un mouton ne s’y rencontrait alors ; mais, peu après, l’expérience fut tentée jusque dans la Terre-de-Feu et donna des résultats inespérés. Rien donc ne s’opposait, en principe, au succès d’une pareille tentative dans notre archipel de l’Océan Indien. C’est ce que voulut établir M. René Bossière en consignant dans une petite brochure les renseignemens qu’il s’était procurés sur cette parcelle de notre empire d’outre-mer[37].

Il alla plus loin. D’accord avec son frère, il sollicita une mission officielle et une subvention pour l’entreprendre. La demande fut rejetée, mais l’idée fit son chemin.

Le 31 juillet 1893, un décret concéda à MM. Bossière, pour une période de cinquante ans, la jouissance des Kerguelen, avec autorisation d’y créer des établissemens de pêche et de commerce. Cet acte stipule que les concessionnaires pourvoiront, sans aide ni subside du Gouvernement, à la protection et à l’entretien de ces établissemens, la pêche devant rester libre pour les Français dans les eaux territoriales et l’État se réservant la faculté de reprendre, sans indemnité, les terrains nécessaires à ses services éventuels.

Des circonstances malencontreuses retardèrent, pendant quinze ans, les essais de colonisation. Quelque diligence que M. René Bossière ait apportée dans l’armement de son brick-goélette, le Kerguelen, qui appareilla du Havre en 1895, il ne parvint pas à le conduire à destination. Une véritable baraterie éclata ; la fièvre jaune décima l’équipage et réduisit à néant ce premier essai. Le deuxième ne fut pas plus heureux. Tandis que M. R. Bossière visitait La Plata, la Patagonie, la Terre-de-Feu, les Malouines, pour étudier de près l’élevage et les pêcheries, les siens organisaient une seconde expédition, dont le commandant de Gerlache avait accepté la direction ; mais un changement dans les projets de ce dernier fit avorter l’entreprise.

Ce nouvel insuccès décida le concessionnaire à revenir au Havre, où il coordonna ses travaux[38] et mit à profit ceux qu’avaient effectués dans les eaux des Kerguelen les deux missions scientifiques allemandes de la Valdivia et du Gauss.

Celle de la Valdivia, accomplie en 1898-1899, fut séduite par l’aspect pittoresque de nos îles. Des fjords, profonds et découpés, rappelant ceux de la Norvège, des montagnes neigeuses, des successions de terrasses, des cascades écumant entre des parois abruptes contrastaient avec le calme miroir des étangs, les collines verdoyantes et les plaines herbeuses du rivage, pendant que sur la grève ou sur les récifs s’ébattait tout un monde aquatique : canards, mouettes, pétrels, cormorans, albatros, des nuées d’oiseaux au plumage étincelant et, dans une gamme plus sombre, les bataillons serrés de ces pingouins solennels et pourtant familiers dont les explorateurs antarctiques ont décrit les plaisantes façons. Trois jours durant, le ciel demeura serein dans la baie de la Gazelle et c’est par une température de 4 degrés centigrades, sous un gai soleil de décembre, — soleil d’été pour ces régions australes, — que les promenades s’improvisèrent. Pour qui venait de supporter cinquante-deux jours de navigation maussade dans les champs de glace de l’Antarctique, c’était, si on en croit Karl Thun, un petit coin du Paradis[39].

Le Gauss, qui ne venait pas des régions polaires, mais s’y rendait, quand il aborda aux Kerguelen pour y prendre du charbon et des chiens de Sibérie déposés dans la baie de l’Observatoire par le vapeur Tanglin, n’a pas joui de ce joli contraste. Le mois qu’il s’y tint sur ses ancres, au fond du Royal-Sound (Entrée Royale), devait lui réserver, avec quelques belles journées, de violens ouragans. Cependant il fut possible au docteur von Drygalski, chef de l’expédition, d’organiser des excursions dans l’intérieur et sur la côte.

Dans l’une de ces reconnaissances, les passagers du Gauss virent se profiler au Sud le massif du mont Ross, — haut de 1 865 mètres, d’après les uns, de 1 990, d’après les autres, — et plus à l’Ouest, dans le lointain, une série de pics couverts de neige. Malheureusement, cette satisfaction d’aller à la découverte, de parcourir la grande île en tout sens pour en dresser la carte, ne devait pas être le lot de la petite escouade de matelots et de savans qui fut chargée par le docteur von Drygalski d’explorer l’archipel et d’y poursuivre, pendant la durée de sa campagne antarctique, les travaux scientifiques commencés.

Le Gauss, arrivé le 1er janvier 1902 aux Kerguelen, avait, en effet, levé l’ancre le 31.

Restés dans les cabanes de la baie de l’Observatoire, déjà choisie par les astronomes anglais de 1874 pour y installer leur station, les membres de cette mission détachée de l’expédition principale auraient pu, en quinze mois, révéler tout l’intérieur de ce pays et faire connaître ses chances d’avenir, s’ils n’avaient été presque constamment immobilisés dans leur retraite. La fatalité avait voulu que le docteur Enzensperger eût pris, sur le Tanglin, les germes du beri-beri. Ce mal des tropiques se propagea, malgré l’air pur et le climat salubre de ces îles, balayées par les vents. Le malade succomba ; son compagnon, le docteur Werth, gravement atteint à son tour, faillit subir le même sort. Seul, le docteur Karl Luyten, qui leur prodigua ses soins, eut la force de continuer la série de ses observations météorologiques et magnétiques jusqu’au jour de la délivrance. Ils étaient tous à bout, quand, le 30 mars 1903, le vapeur Stassfurt vint enfin à leur aide et les prit à son bord.

La petite mission, malgré la fortune adverse, rapportait de son exil d’importans travaux. Werth, qui avait profité de quelques jours de beau temps pour pousser une pointe au Nord-Ouest, explora le pays mon tu eux qui le séparait du bassin de la Gazelle. On lui doit l’étude la plus complète qui ait paru jusqu’à ce jour sur la géologie des Kerguelen[40].

Les deux expéditions allemandes ont également complété les données fournies par les précédentes missions dans le domaine des sciences physiques et naturelles. La Valdivia, ajoutant aux travaux de l’Erebus sur la flore, a identifié 21 espèces de plantes à fleurs, 160 espèces démolisses et lichens, 71 d’algues marines. Au point de vue pratique, il y a lieu d’insister sur la présence, dans les parties basses des îles, d’un gazon épais formé d’acœna, excellent herbage qu’il y aura lieu d’utiliser par la suite. Les touffes d’azorella celago se rencontrent sur les coteaux jusqu’à une altitude moyenne de 500 mètres ; citons enfin le pringlea antiscorbutica, dont les propriétés n’avaient pas échappé à la perspicacité de Cook.

Sans revenir sur le nombre et la variété des oiseaux qui s’ébattent joyeusement sur le rivage, sauf à fournir plus tard un appoint appréciable à l’industrie plumassière, nous passons à une double question d’une importance considérable pour l’avenir des Kerguelen, celle des pêcheries et de la chasse aux phoques.


Rhodes, nous l’avons vu, a vanté les ressources que, déjà à son époque, les baleiniers tiraient d’une campagne de pêche dans ces mers ; mais ceux-ci, peu soucieux de se susciter des concurrens, sont restés silencieux, pour la plupart, sur leurs propres constatations.

M. René Bossière a, cependant, réussi à grouper sur ce point, les renseignemens épars[41]. Il résulte de ses recherches que, depuis leur découverte jusqu’à 1800, nos îles auraient fourni un million de peaux de phoques à fourrures. Longtemps elles furent expédiées sur le marché chinois. Cette chasse se poursuivit au cours du XIXe siècle, mais il y eut surexploitation. Deux goélettes américaines, rencontrées à Kerguelen par le Challenger en 1894, avaient pris en un jour 70 de ces amphibies dont la fourrure (seal skin), appelée improprement loutre dans le commerce, se vend à des prix rémunérateurs[42]. « J’ai beaucoup étudié la question pendant mon séjour dans l’Amérique du Sud, écrit M. René Bossière, et je crois pouvoir affirmer ceci : que le phoque commun (à huile) séjourne dans les baies abritées, et qu’au contraire le phoque à fourrure vit en « rockeries » (en familles) toujours sur les weather beaches, les plus exposées au mauvais temps. Or nous savons que les goélettes américaines Francis-Allen et Roswell-King fréquentaient, de préférence, le Sud et l’Ouest de Kerguelen, c’est-à-dire les rivages les plus dangereux. C’est donc là un indice certain que ces navires recherchaient le phoque à fourrure et non le phoque à huile. Les chasseurs ne le disaient pas, et pour cause. »

S’il n’est pas démontré qu’à l’heure actuelle le phoque à fourrure se rencontre encore sur ces côtes, en revanche, on peut certifier que le phoque à huile y revient périodiquement en nombre considérable, lors de la reproduction, c’est-à-dire de septembre à mars. Presque toutes les expéditions, que nous avons énumérées, ont signalé sa présence.

Les marins de l’Eure, de la Valdivia et du Gauss furent surpris de la quantité et des dimensions des éléphans de mer sommeillant sur le rivage, masses énormes, souvent inertes, mesurant de sept à huit mètres de longueur, que la venue de l’homme et les aboiemens des chiens ne semblaient pas inquiéter. M. H. J. Bull, dans son livre The Cruise of the Antarctic, fait assister le lecteur à de véritables hécatombes[43]. Il a lui-même conté dans une revue française sa croisière commerciale de 1893-94, entreprise pour le compte d’une société norvégienne, et c’est très simplement qu’il écrit à propos des Kerguelen : « Durant notre séjour de six semaines, nous ne tuâmes pas moins de 1 600 éléphans de mer d’une valeur d’environ 50 000 francs, ce qui faisait au propriétaire du bateau un beau bénéfice[44]. »

Les résultats obtenus par M. H. J. Bull ne seraient pas démentis par M. Gundersen, consul de Norvège à Melbourne, qui visita nos îles, en 1897-98, et chargea sur son brick-goélette Edward la graisse de 900 éléphans de mer, qui donna 52 000 kilogrammes d’huile.

Sur la pêche à la baleine, les renseignemens recueillis par M. René Bossière ne sont pas moins concluans.

Aux voiliers, armés autrefois pour ces campagnes aventureuses, plusieurs compagnies norvégiennes et américaines ont substitué, depuis une quinzaine d’années, des vapeurs, longs de 50 mètres environ, et munis de canons harponneurs. Ces engins permettent d’atteindre le cétacé, de le remorquer et même de le hisser à bord et d’éviter ainsi la perte de la capture. Cette transformation des moyens a ranimé, dans l’hémisphère boréal (en Islande, à Terre-Neuve, à Vladivostock), une industrie qui périclitait. Jusqu’à ces dernières années, rien de pareil n’a été tenté dans l’hémisphère austral. Or, dans les mers du Sud, au dire de tous les navigateurs qui ont fouillé les abords du continent antarctique, les baleines se rencontrent, depuis les balœnoptères (finback, humpback, etc.), qui coulent après leur mort et seraient perdus pour ceux qui ne disposeraient que d’un matériel rudimentaire, jusqu’à la baleine franche, qui surnage, mais est presque introuvable au Nord de l’Equateur. Cette dernière, qui porte quelquefois mille kilos de fanons dans son énorme gueule, assure, de ce fait, paraît-il, au pêcheur qui s’en empare, un profit de 40 à 50 000 francs, non compris la valeur de l’huile extraite de son corps. L’appât d’un tel gain a décidé les Argentins et les Chiliens à envoyer des baleiniers nouveau modèle au Sud du Cap Horn. M. R. Bossière, à qui nous empruntons ces détails, a relevé, dans un journal spécial de New-Bedford (États-Unis), le Whalemen’s Shipping List, de 1905, une note « appelant l’attention sur le navire Josephina, de 385 tonneaux, qui est rentré après avoir fait une seconde campagne de pêche dans les parages des Crozet et a rapporté 880 barils d’huile de baleine et 8 500 Lbs de fanons, accomplissant ainsi un voyage des plus heureux et des plus rémunérateurs pour ses armateurs[45]. »


Toutes ces perspectives ne pouvaient qu’encourager les concessionnaires des Kerguelen à tenter un nouvel effort ; mais, au lieu d’armer de toutes pièces une troisième expédition, ils agirent avec plus de prudence et passèrent une série d’accords.

Le premier, signé à Boulogne, à bord du Jean-Baptiste Charcot, le 24 juillet 1907, entre MM. René et Henry Bossière, d’une part, et M. Raymond Rallier du Baty, capitaine au long cours, d’autre part, autorisait celui-ci à pêcher et à chasser aux Kerguelen jusqu’au 1er janvier 1909. De son côté, M. R. Rallier du Baty s’engageait à remettre aux concessionnaires son rapport et ceux de ses compagnons, donnant le relevé exact de ce qu’ils auraient recueilli. MM. Bossière communiquèrent à l’expédition tous les renseignemens qu’ils possédaient, lui procurèrent un léger subside et lui recommandèrent de faire respecter leurs droits par les navires étrangers.

M. Rallier du Baty, qui avait fait partie de la première expédition antarctique du docteur Jean Charcot, obtint, par lui, une modeste subvention de la Société de Géographie ; il s’entendit ensuite avec son frère Henri, qui prit le commandement de l’expédition. Quatre marins éprouvés complétèrent l’équipage. C’est donc à six que ces hardis navigateurs, montés sur un voilier de 16 tonneaux de jauge, quittèrent Boulogne le 22 septembre 1907. Ils firent escale à Cherbourg, relâchèrent à Brixham, sur la côte anglaise, pour réparer une avarie ; puis ils gagnèrent Madère en huit jours et, par un temps favorable, se dirigèrent vers Rio-de-Janeiro, qu’ils atteignirent à la fin de décembre.

Une année s’écoula sans qu’aucune nouvelle vînt nous fixer sur leur sort. Nous en étions aux conjectures quand une lettre de Raymond Rallier du Baty, datée de la Baie Royale (Royal Sound), le 15 novembre 1908, arriva au président de la Société de Géographie, et nous rassura sur leur compte. De Rio, le J.-B. Charcot s’était rendu à l’île isolée de Tristan de Cunha, rarement visitée ; de là, au Cap, où il essuya une violente tempête. Le (S mars 1908, il mouillait à l’île Rolland, qui fait partie du groupe des Kerguelen, et se trouve située au Nord-Ouest de la grande terre. La petite mission, pendant les premiers mois de son séjour, avait visité les baies et mouillages de la côte orientale, fait des sondages, effectué des levers au cours d’excursions à pied ou en barque, recueilli des échantillons pour le Muséum. Il serait prématuré d’apprécier la valeur de ces documens ; mais comment ne pas rendre hommage à la hardiesse de ces six Français, dont l’aventureuse entreprise rappelle les exploits de nos navigateurs d’autrefois[46].

Le J.-B. Charcot a eu la bonne fortune d’étudier aux Kerguelen les nouveaux procédés de la pêche à la baleine, telle que la pratiquent les Norvégiens, passés maîtres en cet art.

Ceci nous amène à parler de trois expéditions récentes et des arrangemens qui les ont motivées.

Le 14 mars 1908, les concessionnaires signaient à Paris deux conventions : l’une avec la Société norvégienne Storm Bull et Cie, l’autre avec une Française, Mme Albert Faucon, aujourd’hui Mme Dasté.

MM. Storm Bull et Cie s’engagèrent à expédier aux Kerguelen deux vapeurs baleiniers et un transport, puis à créer, sur un point de la côte à leur convenance, un établissement pour la fonte et le raffinage des huiles et pour l’utilisation de tous autres produits de la pêche. Le capital à constituer devait s’élever à 600 000 couronnes (environ un million de francs) ; mais, en fait, il fut porté au double. Il a été convenu qu’au bout de deux ans l’établissement à terre, avec tout son matériel, deviendra propriété française, la Société norvégienne en conservant la jouissance absolue pendant vingt ans, à charge de le remettre en bon état aux concessionnaires à l’expiration du bail. Ce bail fut consenti moyennant une faible redevance variant selon la nature des produits. D’autres clauses réglementent la chasse du phoque, qui sera autorisée pendant les deux premières années sur tout le rivage et, passé ce délai, sur le tiers seulement du périmètre des côtes. Il est bon de noter, — car ceci paraît avoir échappé à certains critiques, — que, pendant cette période de vingt années, aucune autre société étrangère n’aura le droit de pêche ni de chasse dans ces eaux, mais que les Français garderont la faculté de pêcher la baleine. MM. Bossière se sont réservé le droit de créer autant d’établissemens français qu’ils le voudraient pour le dépeçage de la baleine. D’ailleurs, aux termes du décret du 31 juillet 1893, la pêche restera libre pour les Français dans les eaux territoriales. Quant à la chasse du phoque, elle reste limitée à trois exploitations, qui sont autant de monopoles. Sans pénétrer plus avant dans le détail de ce contrat, retenons qu’il prévoit, l’éventualité d’une entreprise d’élevage.

Même mesure fut prise en ce qui concerne la deuxième convention. Il y est stipulé qu’un navire français de 400 tonneaux sera expédié en douane sous le nom de M. René Bossière et de Mme Faucon et placé sous le commandement de M. René Dasté, Mme Faucon fournissant seule les fonds nécessaires pour l’entreprise et se réservant la faculté de créer un établissement fixe. Les autres articles de cet arrangement sont, à quelques variantes près, les mêmes que ceux qui furent insérés dans les précédentes conventions.

Le 28 mars 1908, M. Milliès-Lacroix, ministre des Colonies, accusait réception à MM. Bossière de cette double communication, sans soulever, à ce propos, la moindre objection, et, le 13 juillet suivant, M. Messimy, rapporteur de la Commission chargée d’examiner le projet de loi fixant le budget général de l’exercice 1909 (ministère des Colonies), résuma ainsi la situation :

« Après n’avoir fait, en l’espace de quinze ans, que deux essais de commencement d’exploitation demeurés infructueux, M. Bossière vient d’organiser, avec des capitaux importans et avec le concours d’une Société norvégienne, l’envoi de plusieurs navires. L’île sera reconnue ; on prétend qu’elle réserve des surprises heureuses. On commencera la pêche de la baleine et la chasse au phoque ; peut-être tentera-t-on de créer des établissemens permanens pour l’utilisation des produits de la pêche et pour l’élevage du mouton. Un avenir prochain nous renseignera sur les résultats de cette intéressante tentative[47]. »

En même temps qu’ils préparaient, par l’élaboration de ces deux conventions, la pêche à la baleine et la chasse aux phoques, les concessionnaires se proposaient de procéder à l’étude des ressources économiques de leur domaine.

M. Henry Bossière prit la direction de cette enquête et s’adjoignit, avant son départ de France, qui eut lieu en novembre 1908, un élève de la marine marchande, M. Jean Loranchet. Pendant un court séjour au Cap, il s’assura la collaboration de trois autres Français, MM. Serre, Capeyron et Carbonne et d’un prospecteur anglais M. Th. Dewar. Ce personnel s’embarqua à Durban, le 13 janvier 1909, sur le transport Jeanne-d’Arc, de la Société norvégienne, steamer de 2 000 tonneaux, bientôt rejoint par deux baleiniers à vapeur, l’Éclair et l’Étoile.

Le transport, aménagé dans les chantiers de Nyland, à Christiania, en vue de son affectation spéciale, avait pris la mer, au commencement de septembre 1908, sous le commandement du capitaine Ring qu’un voyage aux îles Crozet avait familiarisé avec les conditions de la navigation dans ces parages[48].

Comment l’expédition norvégienne avait-elle employé son temps avant l’arrivée de M. Henry Bossière, et quelle fut l’impression ressentie par celui-ci en posant le pied sur une terre qui, depuis une quinzaine d’années, semblait délier les efforts des siens ? Un fragment de son journal, expédié à son frère et que celui-ci a bien voulu nous communiquer en avril 1909, nous -renseigne à cet égard.

« Arrivée à Kerguelen — 24 — I — 1909.

« Il faisait un froid de loup lorsque, le matin, à trois heures et demie, je suis monté sur la passerelle pour voir la terre. La mer était grosse, mais le vent faible. C’était le résultat de la bourrasque de la veille. Le baromètre était descendu à 725 millimètres, mais quand le vent, d’une rare violence, eut atteint son maximum, il remonta progressivement ; trois heures après, il marquait 742. Enfin la température se radoucit et nous passons devant Port-Noël (baie de l’Oiseau) avec un beau soleil et bien à l’abri du vent du Sud-Ouest. Il fait, toute la journée, un temps de printemps idéal. La terre est verte partout ; j’aurais voulu avoir avec moi mon frère ou quelqu’un de la famille, car c’est avec un sentiment de joie que j’ai vu notre île. Après avoir navigué à la vitesse de 9 nœuds et demi depuis trois heures du matin en vue de Kerguelen, nous arrivons à dix heures moins un quart du matin à Port-Jeanne d’Arc. Tout nous paraît magnifique : l’entrée de Port-Gazelle, la péninsule de l’Observatoire, et le panorama grandiose de Royal-Sound avec, comme dernier décor, le mont Ross, tout rose dans les derniers rayons de soleil.

« Lundi — 25 — I — 1909.

« L’établissement apparaît. Le pavillon français flotte à côté du pavillon norvégien. Nos chambres ne sont pas prêtes et nous couchons à bord. On s’est occupé de la construction de l’usine de fonte des baleines. Le tout achevé, il faudra encore un ou deux mois, et Port-Jeanne d’Arc sera une petite ville. »

Rentré en France, en juin, le voyageur a exposé devant la Société de Géographie les résultats de son expédition. Ils confirment les travaux antérieurs. Toutefois, même dans le Royal-Sound et près de la baie de l’Observatoire, les anfractuosités de la côte sont fort mal connues. La preuve en est dans la découverte, faite par M. Henry Bossière, d’un fjord qui, de l’île Longue, s’avance jusqu’aux abords de la baie de la Gazelle sur une étendue de trente kilomètres. Les frères Rallier du Baty avec le Jean-Charcot, le capitaine Dasté avec le Carmen, vapeur de la mission Faucon, ont fait, en plusieurs endroits, des constatations analogues.

Ce dernier, en mars 1909, nous écrivait de Melbourne :

« Un séjour de quatre mois dans la partie Nord-Est des îles Kerguelen m’autorise à vous déclarer que l’hydrographie de ses rives est des plus fantaisistes. » Il ajoutait à sa correspondance une carte de la baie Weineck, sur laquelle figure la petite île Carmen, non encore signalée, de même que des modifications notables dans les contours des terres avoisinantes.

Il faut le répéter : l’envoi d’une mission hydrographique s’impose. Seule elle parviendra à combler une lacune de notre cartographie et à nous fixer sur la superficie de cette possession française.

Le climat est rude, mais supportable. La moyenne de la température est d’environ + 7° centigrades en été et — 2° en hiver. M. Dasté, dont les observations météorologiques portent sur quatre mois (5 octobre 1908-31 janvier 1909), n’a pas vu le thermomètre descendre au-dessous de — 5° centigrades. Une fois, en décembre, au soleil et à l’abri, il a noté + 32°. Suivant les mois, l’expédition du Carmen a constaté de deux à six jours de calme plat, de quatre à dix-sept jours de tempête, de huit à vingt et un jours de brises maniables. Elle a essuyé de nombreux coups de vent, mais leur durée n’a jamais dépassé vingt-quatre heures. La mobilité extrême du baromètre ne permet pas toujours de prévoir une bourrasque. Cependant, on peut admettre que le beau temps a plus de fixité quand la lune décroît ; la pleine lune coïncide avec les tempêtes ; la neige est souvent le signe précurseur d’une embellie ; la grêle et la pluie arrivent en rafale. M. Dasté, que nous avons vu à son retour en France, ajoute à ces données cette constatation que les vents du Nord n’ont jamais été très violens, mais soulevaient une mer énorme sous une pluie diluvienne, tandis que les vents du Nord-Est soufflaient en ouragan et sautaient toujours au Sud-Ouest.

Ce qui a été dit au sujet de la faune et de la flore nous dispense d’y revenir. Les lapins ne se sont que trop bien acclimatés. Le fameux chou de Kerguelen a fait les frais de cette expérience. Un jour viendra peut-être où les pasteurs organiseront, contre ces irréductibles rongeurs, des battues dignes de celles qui se pratiquent en Australie et en Nouvelle-Zélande.

C’est qu’en effet, les concessionnaires commencent à tenter l’élevage du mouton. « Déposé sur une île[49], en octobre 1908, et laissé à lui-même, sans aucun abri et sans aucun soin, le petit troupeau avait plus que doublé en octobre 1909. Les agneaux, bien que nés au début de l’hiver, c’est-à-dire à contre-saison, avaient admirablement supporté les intempéries. Aujourd’hui, ils fuient à l’approche de l’homme comme des cabris, ce qui prouve combien le climat leur est propice[50]. »

Ces essais sont de date trop récente pour qu’on puisse prédire un succès ; tenons-les seulement pour encourageans.

Mais voici des résultats positifs. Il s’agit de la pêche à la baleine. Le télégramme suivant nous a été communiqué par M. René Bossière, aussitôt sa réception au Havre, le 24 juillet 1909.

« Jeanne-d’Arc arrivée à Durban hier. Total 232 baleines, 1 080 tonnes d’huile. »

Tel est le bilan d’une campagne de cinq mois. Ce qui ajoute à l’importance de ces chiffres, c’est qu’au tableau figure une baleine franche[51].

Les marins français, en présence de ce premier succès, suivront-ils l’exemple des Norvégiens ? Après un demi-siècle de recueillement, reprendront-ils, avec un outillage moderne, cet art dans lequel ils ont longtemps excellé ? Le reste viendrait par surcroît. Il faut souhaiter qu’à la suite de chasses fructueuses aux phoques et aux éléphans de mer, des marins éprouvés, comme M. Dasté et les frères Rallier du Baly, s’attaquent aux cétacés et qu’aux Kerguelen, à Saint-Paul, à Amsterdam, des baleiniers, battant pavillon français, renouvellent les prouesses de leurs anciens.

La marine marchande se meurt, entend-on dire parmi nos populations maritimes… N’y a-t-il pas là un moyen de lui donner une heureuse impulsion ?

Sans distraire notre attention des régions tropicales, puisque nos colonies se sont surtout développées entre les tropiques, pensons à notre flotte, à l’excellente école que la pêche à la baleine offre à nos marins ; jetons un regard sur ces îles situées au Sud de Madagascar, de l’Indo-Chine et de la Nouvelle-Calédonie, sous les mêmes latitudes que la Patagonie et l’extrémité méridionale de la Nouvelle-Zélande.

La science, la politique, le commerce sont intéressés à leur sort. Un siècle d’oubli n’excuserait pas notre indifférence.


BARON HULOT.


  1. Relations de deux voyages dans les mers australes et des Indes faits en 1771, 1772, 1773 et 1774, par M. de Kerguelen, p. 114, 117. Paris, Knapen et fils, 1782. L’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale porte cette annotation manuscrite : « très rare, le gouvernement ayant saisi la plupart des exemplaires. »
  2. Sur la course au XVIIe siècle, et sur Dominique de Gourgues, voir Histoire de la Marine française, par Charles de La Roncière, t. IV. p. 63-70. Paris, Plon, 1910.
  3. Berrier ou Berryer, nom du ministre de Louis XV qui, pendant la guerre de Sept ans, voulut concentrer les flottes de la Méditerranée et de l’Océan pour protéger le débarquement d’une armée sur les côtes d’Angleterre.
  4. Relations de deux, voyages dans les mers australes, etc., p. 21. Cette longitude a été rectifiée. D’ailleurs, M. de Kerguelen se plaint (p. 91) de ce qu’on ait refusé de lui rendre les pièces et documens de ses deux voyages, qu’il avait dû fournir en 1774, lors du procès qui lui fut intenté.
  5. Ibid., p. 22.
  6. Relations de deux voyages dans les mers australes, p. 22, 27 et 92. Peut-être s’agit-il ici de M. du Boisguehenneuc, dont la famille existe encore en Bretagne.
  7. Relations de deux voyages dans les mers australes, p. 73.
  8. Ce canot était monté par M. de Rochegude, qui nomma cette rade Baie de l’Oiseau. Ibid., p. 92.
  9. Relations de deux voyages dans les mers australes, p. 81, 82.
  10. Plus exactement chez les Betsimisaraka, répandus sur la côte orientale de Madagascar, de 14° à 21° Lat. Sud.
  11. Revue bretonne. « Revue des provinces de l’Ouest, » t. VI et les Gloires maritimes de la France, par MM. Levot et Doneaud. Paris, Arthus Bertrand, 1866.
  12. Relations de deux voyages dans les mers australes, par M. de Kerguelen, p. 109.
  13. Voyages autour du Monde et vers les deux pôles, par terre et par mer, pendant les années 1767, 68, 69, 70, 71, 73, 74 et 1776, par M. de Pagès, capitaine des vaisseaux du Roi, etc. Paris, Moutard, 1782, t. I, pl. I et tome II, Voyage au pôle Sud, 1773 et 1774, pl. VI et Pagès 59 à 75.
  14. Troisième voyage de Cook ou Voyage à l’Océan Pacifique, exécuté sous la direction des capitaines Cook, Clerke et Core, sur les vaisseaux la Résolution et la Découverte, en 1776, 77, 78, 79 et 1780, traduit par M. D. — Paris, hôtel de Thou. rue des Poitevins, 1785.
  15. Ibid., p. 76.
  16. Il semblerait qu’il y ait contradiction entre la mention 1775 inscrite sur le parchemin trouvé par Cook et la date de la prise de possession 6 janvier 1774 ; mais, en fait, Kerguelen avec ses trois navires fit le relevé de cette côte en décembre 1773. C’est le 14 décembre, d’après M. de Pagès, que le Cap Français et les deux baies, qui l’entourent, ont été découverts (Voyages autour du monde et vers les deux pôles, etc., t. II, p. 66 et 67).
  17. J.-C. Ross a reconnu le bien fondé de cette remarque dans son ouvrage : A voyage of discovery and research in the Southern and antarctic Regions, 1839-1843, vol. I. London, John Murray, 1847, p. 64.
  18. Troisième voyage de Cook, etc., p. 84.
  19. A voyage of discovery and research in the Southern and antarctic Regions, 1839-1843, by captain sir James Clark Ross, R. N. vol. I, p. 65-70. London, John Murray, 1847.
  20. A voyage of discovery and research, etc. Les chap. I et II du tome I contiennent des Pagès qui seraient la justification de la conduite du chevalier de Kerguelen, si on voulait bien considérer que l’Erebus et le Terror, parfaitement outillés et approvisionnés, étaient autrement capables de lutter contre les élémens déchaînés que la flûte la Fortune en 1772, le Rolland et la Dauphine en 1773-1774.
  21. Ibid., p. 60.
  22. A voyage of discovery and research, etc., p. 94. La latitude observée a été de 48" 41’ Sud : la longitude de 69° 3′ 35″ Est (Greenwich).
  23. Ibid., p. 72-81.
  24. La Géographie, XX, no 1, 15 juillet 1909, p. 63.
  25. Tome 28. Imprimerie Paul Dupont, 1866, p. 256 à 257. Dépôt des Cartes et Plans.
  26. Troisième voyage de Cook, etc., planche II.
  27. Wyville Thomson, The voyage of the « Challenger »… London, Mac Millan, 1877.
  28. Consulter notamment les Mittheilungen de Petermann, 1874, p. 378-381 ; — 1873, Heft II, p. 132-134 ; ainsi que l’ouvrage : Die Forschungreise S. M. S. « Gazelle, » in den Iahren 1874 bis 1876 unter dem Kommando des capit. von Schleinitz. Berlin, 1888-1890, 5 vol.
  29. Comptes rendus des séances de la Société de Géographie, 21 avril 1893, Les Iles Saint-Paul, Amsterdam et Kerguelen, p. 215-217.
  30. Le Pourquoi pas ? navire de la deuxième expédition antarctique française, est arrivé au Havre le 3 juin 1910. Le docteur Jean Charcot et l’équipage, heureusement au complet, ont été reçus de la façon la plus chaleureuse le 5 à Rouen et le 6 à Paris.
  31. Remarques au sujet de la faune des îles Saint-Paul et Amsterdam. Paris, C. Reinwald, 1878, p. 52.
  32. Appelée aussi Ile du Rendez-vous.
  33. Aux terres de Kerguelen, par le lieutenant de vaisseau Mercié (le Tour du Monde, 21 août 1897, p. 398 et suiv.).
  34. Aux terres de Kerguelen, p. 404 (le Tour du Monde, 21 août 1897).
  35. De l’établissement d’une colonie pénale à Kerguelen, par M. René de Semallé. Versailles, Le Veuve et Aubert, 1893.
  36. Enseignement spécial aux voyageurs au Muséum d’histoire naturelle. Leçon d’ouverture, 25 avril 1893.
  37. Notice sur les îles Kerguelen, par R. Bossière. Paris, Challamel, 1893 ; — Questions diplomatiques et coloniales du 15 juin 1898 : Kerguelen, station navale et lieu de déportation, par M. Paul Thirion.
  38. Nouvelle notice sur les îles Kerguelen, par René Bossière. Paris, Challamel, 1907.
  39. Karl Thun : Aus den Tiefen des Weltmeeres Schilderungen von der deutsch. Tiefsee, Expedition. — Iéna, Gustav Fisher, 1900.
  40. Deutsch Süd polar expedition 1901-1903, II Band, Kartographie, Geologie, Heft II. Berlin, Georg Reimer, 1908.
  41. Nouvelle notice sur les îles Kerguelen, p. 30- ; 52. Paris, Challamel, 1907.
  42. La peau salée du phoque à fourrure s’achetait, paraît-il, 75 francs aux pêcheurs sur les marchés de Norvège dans ces dernières années.
  43. Le trois-mâts barque Antarctic, qui transporta ce chargement, eut, quelques années plus tard, une fin héroïque. Depuis vingt-deux mois, il naviguait dans les mers du Sud avec le docteur Otto Nordenskjold, quand, le 10 février 1903, broyé par la pression des glaces, il s’abîma dans les flots. L’équipage, heureusement sain et sauf, avait assisté à la catastrophe et, contre toute espérance, il réussit à gagner la terre ferme sur la banquise en dérive.
  44. Questions diplomatiques et coloniales du 16 mai 1904. Kerguelen, par H. J. Bull, p. 748-753.
  45. Nouvelle notice sur les iles Kerguelen, p. 51-52. — Lbs = livres anglaises ; une livre anglaise équivaut à 0k, 453 grammes.
  46. Rentré en France en mai 1910, M. Raymond Rallier du Baty a pu nous renseigner sur la suite de son voyage. Le 3 juin 1909, il laissait à Port-Jeanne-d’Arc, récemment créé, son frère Henri, dont la santé réclamait des soins et qui fut rapatrié par un vapeur de la Société Norvégienne Storm Bull et Cie. Il quitta les Kerguelen le 10, après quinze mois de station dans ces parages ; son petit voilier, monté seulement par lui et ses quatre marins, dut lutter pendant quarante-cinq jours contre une mer démontée. « En de pareilles circonstances, nous écrivait au retour ce capitaine de vingt-six ans, n’importe quel navire se fût trouvé en péril. Seul le filage de l’huile nous sauva. Le 25 juillet nous étions à l’entrée de Melbourne… Pendant ces jours d’épreuve, comme durant tout le voyage, la conduite de nos matelots fut au-dessus de tout éloge. De tels hommes font honneur à la marine française. À Melbourne, vente de la cargaison ; payé et rapatrié l’équipage. Moi, je reste pour vendre le Jean-Baptiste Charcot ! Tout le monde le visite, mais personne ne veut l’acheter : il a souffert et cale trop d’eau. Je suis sans ressources ; il me faut faire tous les métiers pour vivre. Enfin un capitaine de Nouméa me l’achète pour une poignée d’or. Le cœur un peu gros, je tourne le dos au petit navire qui nous a vaillamment portés pendant plus de deux ans à travers 15 000 milles d’Océan, et j’embarque à bord du paquebot des Messageries maritimes en partance pour Marseille. » — Les intéressantes collections des frères Rallier du Baty vont être réunies au Muséum d’Histoire naturelle.
  47. Journal Officiel, Documens parlementaires, Chambre : Annexe no 2027. (Session ordinaire, séance du 13 juillet 1908.)
  48. M. Ellefsen, qui organisa l’établissement de Port-Jeanne d’Arc, a laissé, en mars 1909, la direction de l’usine, créée en ce lieu, au capitaine Ring. Au début de 1910, le transport Jeanne-d’Arc était placé sous le commandement de M. Bull, frère d’un des directeurs de la Compagnie norvégienne.
  49. C’est l’ile Longue, au fond du Royal-Sound.
  50. Kerguelen, par M. René Bossière. Bulletin de la Société de Géographie commerciale, janvier 1910.
  51. Notre article était terminé, quand M. R. Bossière nous a écrit, le 24 février 1910, du Havre : « Le transport Jeanne-d’Arc est arrivé, le 2 février, à Durban, portant le troisième chargement d’huile, composé de 530 tonnes d’huile d’éléphant de mer, 30 tonnes d’huile de baleine et cachalot, 100 tonnes de guano. »