Les Kalendes et les Ides
Les Kalendes et les Ides
onsieur Barrès que ses origines auvergnates (car les ataves de ce Lorrain ont vu le jour dans le Cantal) M. Barrès donc, que ses origines prédisposent à favoriser le bougna du coin, nationaliste insigne, délecté par l’hiver, M. Barrès tient le jour des morts pour l’instant décisif, pour le faîte de l’année ; de quoi il informe le benoît lecteur, dans une de ces tartines leuchorreïques dont il possède le redoutable secret. La chose flue et poisse comme le gruyère mal cuisiné, comme ces sucres mauves et jaunes où les confiseurs en plein vent détergent la crasse de leurs doigts. Barrès est chrétien comme les tenancières de maisons closes, catholique plus que les souteneurs des abattoirs ou que M. Paul Bourget. Pour lui, c’est avec l’ « erreur galiléenne » que commence les Feralia. Son fromage blanc moisit un peu néanmoins et prend de la barbe, ce qui n’arriva jamais à lui dont le bas ventre et le menton célèbrent par leur impubescence la hongre et permanente stérilité. Les lecteurs du Journal baillent aux trois cents lignes hebdomadaires qu’il épand. Les sous-préfectures les plus lointaines, Argelès de Bigorre, Quimper ou Landernau parfois hésitent à le préconiser maître des élégances, arbitre de la jeunesse. « Les morts dont se compose la France » dit-il, après avoir considéré sans linge son Moi exempt de sève. « Les morts qui parlent ! » Ainsi, de main en main, passe la torche de M. de Voguë. Eux, parlent aussi, comme les morts. Ils parlent même sans comprendre car ils ne sont pas encore nés. Les fausses couches ne sauraient compter pour des citoyens !
Auguste Comte (je suppose que toujours ils le citent, mais qu’ils ne l’ont jamais lu) Auguste Comte dont la formule : « Les trépassés gouvernent de plus en plus les vivants » veut dire que l’Histoire – consciente et réfléchie – est la clef, la loi de la morale et de la politique mais non que le passé, quel qu’il soit, puisse devenir la loi du présent, n’avait pas prévu de tels acarus, le sarcopte Maurras ni le pou Syveton.
Sous le pont Caulaincourt, défilent en habits de deuil, les parentales coutumières. Des veuves inconsolables portent mains faisceaux d’anthémis, et, tout-à-fait congruentes, des ravenelles jaunes aux défunts que, jadis, elles élevèrent à la dignité de cocus. Sur la butte de la Roquette on visite Pierre Esbailard de Sainct-Denis, du nombre des hommes retranché quelques années avant sa fin, et le saule de Musset, lyrique chemisier, et le tumulus de Rossini, impérissable auteur du tournedos au foie gras.
Le soleil découpe en noir, sur les allées funéraires, la feuille en triangle des platanes et des sycomores. Des taches d’or illuminent la pierre grise des tombes. Les roses des parterres, les baies sanglantes des ifs, les branches des futaies, rousses, jaune pâle, couronnent d’un bouquet somptueux et mélancolique les riantes nécropoles où les hommes d’autrefois se reposent d’avoir été. La promenade annuelle de leurs héritiers semble plutôt joviale. Tout le long de l’avenue de Saint-Ouen, des tirs aux macarons, des chevaux de bois prolongent la fête de Montmartre. Cela fleure les pommes de terre frites dans la graisse de cheval plus que l’encens des funérailles. Aux terrasses des manezingues, les familles, au grand complet, hommes redingotes de noir, femmes chapeautées aux Quatre François et leur progéniture fouillant son nez avec un doigt têtu, se réjouissent de litres à seize, de charcuterie dans du papier. On entend les orgues de barbarie qui en guise de thrènes et de lamentations rabotent la polka des Anglais ou la Valse des Bas noirs.
Les christicoles ont inverti l’ordre logique des fêtes qui, avec le mois de novembre, inaugurent le froid, l’obscur hiver. Il fallait célébrer le commun des trépassés avant de canoniser leurs vertus. Les divers Panthéons, d’Agrippa, d’Hadrien, que Boniface IV infecta de christianisme ; celui de Sigismond Malatesta dans Rimini ; Wesminster où
L’ombre de Pope auprès des rois repose
(De son vivant il fut persécuté) ;
Saint-Pierre de Rome lui-même ne s’ouvrent qu’aux génies. Mais le catholicisme actuel, comme le paganisme à son déclin déifie tous les trépassés pour une redevance minime. Diis manibus ! C’est l’omnibus du Panthéon. Depuis les mânes, brucolaques, lémures, fantômes et loups-garous de l’antiquité classique ; depuis les Kabires phéniciens de Samothrace, Kasmilos, Samandraodt, Axioxerxès, implantés dans le monde celto-latin par les prêtresses nues et barbouillées de noir (la Carmenta de Renan) qui vaticinaient dans l’Île magique de Seina, les Ombres sont en possession d’inquiéter le monde sublunaire. De nos jours, les esprits frappeurs ont remplacé l’antique apparition du Freytchutz drapé dans un linceul et promenant, sous une lumière verdâtre,
Le sourire éternel de ses trente-deux dents.
On peut se les procurer avec le gaz et l’eau à tous les étages. Guaita en gardait un dans certain placard destiné aux vieilles bottes et aux litres étanchés. Cela n’est pas d’ailleurs autrement stupide que la croyance aux miracles de Lourdes ou à la Transubstantiation.
Pas plus que les théologiens, les habitants de Paris ne distinguent les fêtes mortuaires. Ils ne distinguent plus aucune fête. L’enterrement de Victor Hugo, le pesage d’Auteuil où les chiens de l’Œillet Blanc lèvent leur patte de roquets, les funérailles de Carnot, son apothéose, l’alliance russe, le banquet des maires, la foire de Saint-Cloud et les prédicateurs en vogue, lui sont tout un. « On nous ruine en fêtes ». Mais qu’importe ! La question pour le « civilisé » moderne est de benoîtonner hors de chez soi. Les cimetières du 2 novembre sont un spectacle gratuit plus accessible que les exécutions capitales, une des formes de la rigolade nationale à quoi se complaît le contribuable français. La France du XXe siècle est en posture d’aller, chaque jour, au café. Ce n’est plus une nation ; c’est un cortège, un monôme, une inlassable panathénée de la muflerie. La République troisième, comme la reine de Chypre, reçoit l’univers dans un casino.
L’automne aussi règne à l’Exposition des Chrysantèmes. Fleuris de douleur et de rêve, comme un songe d’opium avec leurs teintes fauves, luxueuses, magnifiques et, pour ainsi dire, faisandées, ce sont les femmes de quarante ans de l’horticulture. Les grenats, les violets sombres ou mortifiés, d’une pâleur morbide, les blancs trop blancs de chlorose ou de phtisie, les verts cadavéreux qui semblent peints avec du fard, les rouges presque noirs de sang qui ne vit plus, blasonnent leurs touffes d’un deuil sinistre, bizarre et véhément. Leurs formes, plumes ébouriffées d’oiseaux malades, échevêlement d’une pyrotechnie florale, d’un feu d’artifice où les soleils emperruqués de rayons dans la manière des Le Brun et des Coypel satisfont le goût bête du snobisme éduqué par des Esseintes pour l’artificiel et la laideur chantournée. Les Goncourt, cette vieille maquillée de Pierre Loti n’ont pas peu contribué à nous infecter ainsi de japonisme. Le Japon, d’après notre exemple se civilise à faux. Il a pris ce que nous avons d’absurde : la guerre, l’administration. Il serait logique de lui prendre ce qu’il a de sérieux ; les arts, le costume et de détruire chez lui aussi bien qu’en France, les lois inhumaines, les mœurs serviles. Ainsi les jardiniers pourront vaquer sans remords à leur tératologie florale qui fait tant de plaisir à Pougy de la Bretonne, prince des sots.
Excellente drôlerie. Le projet Piot. Ce personnage hilare, demande un impôt sur les célibataires des deux sexes. Plus de perroquets pour les vieilles filles, plus de tour ou de collection de timbres-postes pour les Binet sans épouse. Le fisc réclame leurs bas de laine. Cette idée, suffisamment ridiculisée, a comblé de joie tous les bons esprits. Il est agréable de s’ébaudir parfois devant l’énormité de la bêtise. Celle-ci, toutefois, est dangereuse parce que conforme à un préjugé populaire. Non certes qu’il ne soit glorieux de payer un impôt symbolique d’affranchissement. (La femme est la désolation du Juste, disait le roi Schlémo qui, en possédant soixante mille, avait là-dessus de grands moyens d’informations ! Ce serait le régime des censitaires moraux. Déjà, le célibataire n’est-il point le paria de la société moderne en butte aux avanies de son portier, de son chef de bureau, des dames vulgivagues ! Moyennant quoi il se libère du ménage, des enfants, de la belle-mère et d’une femme dans son lit). Mais il semble toujours humiliant de tenter une chose vaine ; or quoi de plus vain que de peupler par voie de décret. La loi Pàppia Poppæa (si morale, Auguste besognait sa propre fille) et les ordonnances de Louis XIV in fine en donnent d’éclatantes preuves. Combien plus sages les législateurs grecs. Ils ne songeaient (Montesquieu) qu’à réduire les naissances. Telle est la marque de la civilisation, de l’aristocratie dans l’ordre civique, aussi bien que dans l’ordre naturel. Du hareng à l’animal unipare l’ascension des espèces vers une existence plus haute se mesure à leur infécondité. En 1790, Malthus trouva, un terrain préparé dans la seule bourgeoisie française ; mais cette bourgeoisie éclairée, vertueuse et sans religion conduisait le monde.
L’Angleterre biblique résistait, elle disait : crescite et multiplicamini, sur l’ « étoffe à faire pauvreté », pour parler comme Béroalde. Bradlaugh, Annie Besant, promenaient autour des Chambres leur hilarante odyssée. En France, l’ouvrier aussi résiste : « C’est son opéra » ! Tant pis si la femme crève de ses parturitions et les gosses de misère. Le prolétaire français fait autant d’enfants que M. Piot peut le désirer. Seulement on les tue, les filles à dix-sept ans, par la prostitution, la syphilis, les bonnes sœurs de Saint-Lazare ; les garçons, à vingt-quatre, par le service militaire et la criminalité.
Au restaurant chinois, dans un soir de crotte, de pluie et de brouillard j’ai vu mourir l’Exposition. Les Célestes étaient partis. Plus de potages aux nids d’hirondelle, plus de biche de mer aux crevettes, d’ailerons de requins, ni de pousses de bambou. Un garçon de Montargis en sifflet d’ébène servait dans la pièce déserte que ne rafraîchissent plus les éventails de soie, du turbot à la crème, du filet de bœuf, du canard rôti avec un entremet qui sortait manifestement de chez Bourbonneux. C’était navrant. Et par la baie obscurcie d’automnale vapeur, l’immonde tour Eiffel, le Château-d’eau épanouissaient leurs éclairages, tels des palais réalisés par quelque malicieux génie pour un clerc d’huissier en délire. Le Grand Bazar ferme dans la boue dont il ne s’est jamais absolument séché depuis l’ouverture si pluvieuse du mois de mai dernier.
Oncques mystification plus violente ne fut infligée à ses vassaux par un gouvernement ; la ville défoncée en ses plus belles parties, le fleuve tué, la navigation abolie, une ordure, le Pont-Alexandre III brisant l’harmonie des grandes arches parisiennes, Concorde, Pont-Neuf, etc. Les nationalistes aboient après l’Exposition ratée par le nationaliste Picard, désigné, il y a cinq ans, par Méline lui-même, leur garde champêtre et leur manitou. C’est leur mégalomanie, leur désir napoléonien de rabaisser l’Europe qu’il faut incriminer. Les ingénieurs, les « artistes » de la patrie française sont les auteurs de ce demi-succès – tout préparé déjà lorsque le ministère Millerand en a fait l’incommode héritage. Les « protecteurs » ont fomenté le désastre. Le rançonnement des concessionnaires par le commissariat général entraînait le rançonnement du client par le concessionnaire. Paris s’est soumis, comme d’habitude. Il ne faut que voir la docilité des gens qui attendent l’omnibus pour comprendre ce qu’on peut exiger de l’obéissance parisienne. Mais la province a regimbé, donnant un grand exemple. Les ruraux, les « pétrousquins » ont mis dans un panier leur jambon de Pâques et sur les bancs croustillé ; de quoi on ne saurait trop leur faire compliment.
L’Exposition, musée et foire, admirable en tant que musée : centenale, Japon, Allemagne, Hongrie, fouilles de Delphes, le geste de Sada-Yacco, dépassa, comme foire, l’ignominie supportable. Les attractions, depuis la fille Eugénie Buffet, vomissant l’argot des lupanars où fleurit son primevère jusqu’aux manoirs à l’envers et autres sottises babyloniennes furent pour lever le cœur aux plus intempérés. Ces spectacles n’amusent que ceux qui les organisent.
Ce sont jeux de princes, qui n’amusent que ceux qui les font.
Ainsi l’Académie française ancillaire déjà, comme François Coppée, Thureau-Dangin, Houssaye ou Albert Vandal, donnait gravement cet exemple du mot jeu, dictionnairant devant Christine de Suède qui venait de faire assassiner Monaldeschi.
La bise de novembre met en déroute la grande prostitution, éparpille des branches mortes sur ses échoppes désertes. La farandole tourne en danse macabre : la féerie absurde s’achève en myriologue. Voici le défilé des morts qui n’ont jamais vécu. Le Pithécanthropus ouvre la marche avec Robert de Montesquiou, dernier cri du pithécien. Derrière lui, faiseurs, journaleux, ingénieurs homicides cravatés de rouge. Les demi-hommes, les demi-femmes, les femmes-hommes, les hommes-femmes, les brasseries de Sodome et celles de Lesbos, l’Escarbot, le Hanneton, tant de bouges unisexsuels à qui les plus sales insectes fournissent avec bonheur une enseigne éponyme, décorent la procession de leurs appels ambigus. Ça sent le rance et l’eau de toilette, le cold-cream et l’odeur des pieds, avec le fauve du nègre et le moisi du mongoloïde. Emportés, balayés « comme la tente d’une nuit » passent, jeunes et vieux, les bourgeois ivres, hilotes de ce temps. Ils ont trouvé un art qui les représente et les résume en carton-pierre. La rue de Paris est à la Cité d’à-présent ce que le Parthénon fut pour Athènes. Écoutez ! Ce sont les adieux du siècle : un hoquet d’ivrogne, dans un bar œcuménique et polychrome que la faillite a visité. Voici le cortège des folies contemporaines, instructive et dernière exposition : l’antisémitisme, le retour au christianisme, l’expansion coloniale, le protectorat des missions. Leur galop final cabriole à travers les sections en désordre, les pavillons en ruine, les automobiles pavoisés en déroute. Vains débris, plâtras offensants, l’herbe des prochains avrils cicatrisera leurs honteux stigmates. Vienne l’Anarchie purificatrice, le règne de la science et de la raison, l’aube des anciens dieux chassant la nuit infâme, les croyances barbares qui nous étouffèrent trop longtemps. Quo vadis ? À la justice et à la vérité !