Les Juifs et l’Antisémitisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 558-601).
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LES
JUIFS ET L'ANTISEMITISME

V.[1]
LE PARTICULARISME ET LE COSMOPOLITISME JUIFS.

Pur sémite ou de race croisée, rien dans le sang de Jacob, rien dans le génie d’Israël ne s’oppose à ce que le Juif s’approprie notre civilisation. Pourquoi, en tant de pays, continue-t-il à former comme un peuple au sein du peuple et comme une confrérie internationale éparse au milieu des nations ? D’où ce particularisme persistant, joint à cette sorte de cosmopolitisme égoïste qui lui permet de se transporter d’une contrée à l’autre, sans presque jamais s’y fondre entièrement avec les habitans ? Comment y a-t-il tant d’arrière-neveux d’Abraham dans l’impure écume de toutes nations qui flotte sur nos capitales, à la surface de nos sociétés en décadence ? Les raisons, nous les connaissons : elles ne sont ni physiologiques, ni ethnographiques, elles sont tout historiques. Le Juif longtemps n’a pu prendre racine nulle part. À quoi, durant des siècles, ont ressemblé les rejetons de Jacob sur la terre d’Europe ? À des herbes folles arrachées à chaque saison par la main d’un sarcleur hostile ; ou encore, là où nous supportions leur présence, à des plantes en pot, sans cesse déplacées, à de maigres arbustes en caisse, qui n’étaient pas libres de s’enraciner dans le sol. Presque partout, il était entendu que le Juif n’était qu’un hôte de passage, admis par tolérance ; en maint pays, il lui fallait, chaque année, acheter, à beaux deniers, le droit de séjour. À Rome, qui était comme le conservatoire des vieux usages, les Juifs étaient tenus d’aller, tous les ans, avant le carême, au Capitole, implorer solennellement l’autorisation d’habiter, une année de plus, leur ghetto séculaire. Et cette demande, il la leur fallait humblement répéter plusieurs fois ; repoussée au bas des rampes capitolines, la supplique des Ebrei n’était admise qu’au sommet du Capitole[2].

Relégués soigneusement à l’écart de leurs voisins chrétiens, les Juifs ont dû vivre entre eux, et deux ou trois générations de liberté n’ont pu leur en faire passer entièrement l’habitude. En plus d’une contrée, du reste, la loi ou les mœurs, plus exclusives que la loi, les contraignent encore à l’isolement. Chaque fois qu’il essayait de sortir de sa juiverie et de secouer son particularisme national, le Juif y était ramené, de gré ou de force, comme l’y ramène aujourd’hui, par le collet, la police russe. Nous sommes bien bons vraiment de nous étonner que le ruisseau de Jacob n’ait pas encore, partout, mêlé ses eaux à celle des grands torrens de la vie moderne, alors que, pour l’en détourner, nous avions multiplié les digues et les barrages. C’est parce qu’aucune race et aucune religion n’a été traitée comme Israël, qu’aucune n’a montré un pareil esprit de clan. Le cas cependant n’est point aussi singulier qu’on aime à le répéter. D’autres groupes confessionnels ont, pour des raisons analogues, présenté un phénomène semblable. Et cela, en dehors même de l’Orient, en dehors des Coptes, des Arméniens, des Parsis, des Druses, des cultes ou des Églises qui constituent une façon de nationalité. Il en est de même, à un degré moindre, de presque toutes les minorités religieuses, de celles surtout qui ont traversé de cruelles persécutions. Il en a été ainsi, en France, des protestans ; ailleurs, des catholiques, bien qu’entre catholiques et protestans, il n’y eût aucune différence de race. On a dit qu’il y avait une psychologie des minorités religieuses ; cela est juste, et cette sorte de particularisme en est un des traits les plus marqués ; pour l’effacer, il ne faut rien moins qu’une longue possession de la liberté.

L’histoire n’en fournit que trop d’exemples. La différence de religion et l’intolérance mutuelle suffisent à faire d’hommes du même sang, des tribus hostiles presque étrangères l’une à l’autre. Et les vestiges des anciennes démarcations persistent parfois, dans les mœurs, après les haines qui les avaient tracées. Voyez, chez nous, en France, les protestans. Aujourd’hui que, entre eux et nous, sont tombées les murailles de règlemens et les barrières de préjugés ; que, dans toutes les écoles, leurs enfans coudoient les nôtres, les protestans français nous semblent parfois, à nous catholiques, garder je ne sais quelle raideur puritaine qui n’est pas dans le tempérament français. Ils nous semblent avoir, dans leurs manières, dans le ton de leur langage, ou le tour de leur esprit, je ne sais quoi d’étranger, de suisse, de vaudois, dirai-je, faute d’autre mot. J’ai connu de sceptiques Parisiens qui, tombés par hasard au milieu de compatriotes protestans, s’y trouvaient tout dépaysés, n’ayant pas l’oreille faite à ce que l’on a plaisamment appelé le patois de Chanaan. Et cependant, quoique beaucoup d’entre eux nous soient aussi venus, ou revenus, d’au-delà du Rhin ou du Jura, nos protestans sont souvent d’aussi bon sang français que nos vieilles familles catholiques, et mal inspiré qui s’aviserait de soupçonner leur patriotisme. — Des presbytériens d’Irlande, ou des catholiques des Pays-Bas aux calvinistes de Hongrie, aux vaudois du Piémont, à tels raskolniks de Russie, on pourrait citer bien des exemples analogues. Alors qu’entre des chrétiens, de même race et de même pays, les différences de sectes ont pu créer ainsi des différences extérieures de ton, de manières, de tournure, comment le Juif, le sémite d’origine étrangère, tenu rigoureusement à l’écart des chrétiens, ne garderait-il point la marque de son isolement séculaire ? Ce que j’admire, ce n’est pas que, en tant de contrées, Israël forme encore, à la surface des nations chrétiennes, comme des flaques de population étrangère, c’est tout au rebours, que, en tant de pays, le Juif ait si vite réussi à s’assimiler à nous.

Dans les régions même où ils se sont le moins mêlés aux chrétiens, les mœurs des Juifs ont, plus qu’on ne l’imagine, subi l’influence des gentils du voisinage. À cet égard, il faut se défier d’une observation superficielle. Veut-on comparer le Juif et le chrétien, le Sémite et l’Aryen à deux corps chimiques, mis en présence, celui des deux qui entame l’autre le plus vite et le plus profondément, ce n’est pas le sémite, c’est l’aryen. Nulle part, là même où ils ont séjourné le plus longtemps et en plus grand nombre, les Juifs n’ont dénationalisé un peuple chrétien, témoin la Pologne, la Petite-Russie, la Hongrie. Au contraire, dans presque tous les États, les fils de Jacob ont ressenti l’action des gentils, prenant la langue, les usages, le costume de leurs voisins chrétiens, si bien qu’après des siècles d’exil, ils gardent souvent encore l’empreinte des pays habités par leurs pères. Cela est vrai des israélites du Nord comme de ceux du Midi, des Juifs allemands aussi bien que des Juifs portugais. D’où fient, en effet, cette distinction des Askenazim et des Sephardim, cette sorte de schisme historique qui a coupé Israël en deux tronçons inégaux ? A-t-elle rien à voir avec les tribus de Jacob ? Nullement. C’est une distinction toute nationale, toute géographique ; elle est plutôt aryenne que sémitique ; elle a, pour unique origine, la marque imprimée par les nations sur les descendans d’Abraham. Juifs allemands et Juifs espagnols, Askenazim et Sephardim étaient si bien devenus les enfans du pays où les avait jetés la dispersion ; ils s’étaient, malgré tout, si bien naturalisés parmi les fils de Japhet que, lorsqu’après une séparation d’un millier d’années ils se sont rencontrés sur les étapes d’un nouvel exode, ces frères séparés ont eu peine à se reconnaître. À Jérusalem, aux bords du Danube, en France, en Hollande, en Angleterre, en Amérique, ils ont longtemps formé des communautés distinctes, presque hostiles, ayant chacune sa langue, ses synagogues, son rite, ses usages. Askenazim et Sephardim étaient devenus étrangers les uns aux autres et se regardaient comme deux nations différentes. Au lendemain de 1789, les Juifs portugais de Bordeaux pétitionnaient encore pour n’être pas confondus avec les Juifs allemands d’Alsace, voire même avec les Juifs français du Comtat. Il y a moins de cent ans, les mariages, d’Askenazim à Sephardim, étaient rares. Pour rendre à ces tronçons d’Israël conscience de leur solidarité, il a fallu les attaques de leurs adversaires communs.

Après cela, comment soutenir que le Juif demeure imperméable au milieu national qui l’entoure ? Toute son histoire prouve le contraire. Il n’est peut-être pas de communauté israélite, pour isolée qu’elle semble, qui n’ait beaucoup emprunté de ses voisins chrétiens ou musulmans. Nous allons en trouver la preuve dans ce qu’on donne d’ordinaire comme le signe, on pourrait dire l’enseigne du particularisme d’Israël, dans les vêtemens qu’il porte, dans les langues qu’il parle. Prenez les juiveries de l’est de l’Europe, en apparence les plus fermées, ce qu’on appelle le costume juif, ou le parler juif, n’avait d’habitude, à l’origine, rien de juif. Ce qui distingue extérieurement le Juif de nous lui a été, le plus souvent, imposé à dessein, par nous. Qu’on le prenne aux temps modernes ou au moyen âge, l’israélite, qui dans une société hostile s’enferme en son exclusivisme et se calfeutre dans ses traditions, tend peu à peu à s’assimiler aux chrétiens, partout où il a le droit de le faire. C’est l’histoire de l’homme au manteau : la bise glaciale de la persécution le contraint à demeurer enveloppé dans son particularisme ; la tiède chaleur de la liberté l’amène à s’en dépouiller.


I

Le particularisme national des Juifs s’est surtout conservé en Orient et dans l’est de l’Europe. Inutile d’en donner les raisons ; elles sautent aux yeux. En Orient, l’esprit de tribu n’est pas propre au Juif, il se retrouve, plus ou moins, chez toutes les communautés religieuses qui forment comme autant de nations ayant chacune ses lois et coutumes. Les Juifs de l’est de l’Europe demeurent à cet égard à demi Orientaux. Aujourd’hui encore, l’habitude de faire bande à part se trahit, chez eux, de diverses façons ; souvent elle s’affiche en quelque sorte jusque dans le vêtement. En mainte contrée de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique : en Pologne, en Petite-Russie, en Roumanie, en Asie-Mineure, en Palestine, en Tunisie, les Juifs portent un costume particulier, comme pour se distinguer des autres habitans du pays, chrétiens ou musulmans. C’est encore là, pourrait-on dire, une coutume orientale. En Orient, le vêtement est comme une profession de foi, ou un drapeau national, que chacun arbore au grand jour ; quitter le costume de ses pères, c’est presque une apostasie.

Une histoire de l’habillement chez les Juifs serait un livre curieux qui devrait tenter les amateurs du pittoresque ; il se trouverait bien quelque riche israélite pour en faire les frais. Leur manière de se vêtir a étrangement varié, selon les contrées et selon les époques. On ne saurait dire qu’ils aient un costume national. Ils n’ont que des costumes locaux : j’ai vu, en Orient, des Juifs et des Juives de différente origine, porter, dans la même ville, des habits de coupe différente. Presque partout la forme de leurs vêtemens a plusieurs fois changé ; parfois elle leur a été imposée d’autorité. Le plus souvent, le costume actuel des Juifs n’est que l’ancien costume du pays qu’ils habitent ou du pays dont ils sont venus. Le Juif l’a gardé, alors qu’on le quittait autour de lui ; fidèle aux vieux usages, il n’a pas suivi la mode. En cela encore, s’est manifesté l’esprit conservateur des grandes juiveries. Que les Juifs n’aient pas toujours eu de costume particulier, cela est hors de doute. Nous le voyons par les décrets des conciles et les édits des princes qui leur enjoignent de porter des signes distinctifs. On leur faisait un crime de s’habiller comme les chrétiens. Les lois étaient même fort sévères pour pareil délit, ce qui prouve la propension des Juifs à le commettre. De même chez les musulmans. À Damas, par exemple, les Juifs portaient autrefois le turban. Ils l’ont gardé en plusieurs régions de l’Islam ; et s’ils l’ont d’une autre couleur que les vrais croyans, ce sont ces derniers qui l’ont voulu.

On connaît la longue lévite, la talare du Juif polonais ; c’est pour nous le costume classique des Juifs. Nous sommes enclins à nous les représenter toujours ainsi dans le passé ; c’est à tort. Dans l’ancienne Pologne, les Juifs aisés portaient le costume polonais : sur la tête le spodek, bonnet fourré de peau de renard ou de martre, tel qu’on leur en voit encore, le jour du Sabbat en Gallicie ; autour du corps, le caftan, ou mieux le joupan polonais fendu aux manches et serré à la taille par une large ceinture, comme les Juifs de là-bas aiment toujours à en nouer autour de leurs reins. Avec cela, le pantalon dans les bottes et le sabre au côté, car, dans la tolérante Pologne, le Juif avait jadis, comme les nobles, le droit de porter le sabre, si bien qu’on prendrait le portrait d’un pacifique marchand juif pour celui d’un orgueilleux palatin ou d’un belliqueux voïévode. Ce riche costume, les Juifs, avec leur répugnance pour le changement, le conservèrent quand il était abandonné des pans polonais ; on le prit alors pour un costume juif. Le gouvernement russe l’interdit. Les israélites de Pologne et de Petite-Russie durent échanger le bonnet fourré pour la calotte ou la casquette de soie ou de velours qui était la coiffure des petites gens des villes ; et en mainte localité, la casquette devint, à son tour, la coiffure juive. Ailleurs, les fils d’Israël ont adopté le chapeau à haute forme ; le « cylindre, » comme disent les Allemands, est devenu en quelques contrées leur couvre-chef national. J’ai vu, ainsi, à Tibériade, de sordides Juifs allemands promener leurs « tuyaux de poêle » aux bords solitaires de la mer de Galilée. Le joupan polonais fut remplacé par une longue redingote plus ou moins semblable au caftan des marchands russes. L’empereur Nicolas en jugea bientôt les pans trop longs ; l’autorité impériale entra en campagne contre la talari, prise en affection par les Juifs ; il y eut des règlemens pour en déterminer les dimensions. Les récalcitrans furent arrêtés dans la rue et les ciseaux des agens de police rognèrent, séance tenante, les lévites qui dépassaient la mesure réglementaire.

Infortunés fils de Juda ! leur crasseuse talare ne fut pas seule en butte aux tracasseries administratives. Il en fut de même de leurs longues barbes et de leurs longs cheveux, surtout des boucles en papillotes ou peisse qu’ils avaient coutume de laisser pendre le long de leurs joues. Il est écrit dans le Lévitique (XIV, 27) : « Vous ne couperez pas vos cheveux en rond, et vous ne raserez pas votre barbe. » À ces papillotes en tire-bouchons, l’empereur Nicolas déclara la guerre, ne les permettant qu’aux rabbins, ce qui était les rendre plus chères aux Juifs du commun, en en reconnaissant le caractère religieux. Autour de la tête et des joues de la plèbe juive, s’engagea une lutte analogue à celle combattue, quelque cent ans plus tôt, autour du menton des raskolniks, par Pierre le Grand[3]. Comme autrefois les vieux croyans sous le tsar réformateur, des Juifs appréhendés par la police furent rasés et tondus d’autorité. — « Quelle est des deux puissances celle que préfèrent vos coreligionnaires, l’Autriche ou la Russie ? » demandai-je, il y a une quinzaine d’années, à un Juif de Cracovie qui m’escortait aux mines de Wiéliczka. Un étranger en Pologne ne peut guère se passer d’un Juif, ne fût-ce que pour s’affranchir de l’importunité des autres. En homme prudent, mon guide se fit prier pour répondre ; puis, comme je le pressais : « La plupart, me dit-il, avec un sourire malicieux, aiment mieux l’Autriche. — Et pourquoi cela ? — Parce que l’Autriche leur permet de porter leurs boucles. » — Boutade ou non, ce n’était pas si mal répondu. Le droit de porter des papillotes a son prix, et ce n’est pas seulement pour leur coiffure que les Juifs sont plus libres, sous l’aigle autrichienne que sous l’aigle russe.

Dans les juiveries de l’Orient, le costume des femmes, tout comme le costume des hommes, varie selon les pays. Peut-être le plus gracieux est-il celui des Juives de Smyrne, avec leurs pantalons bouffans et leurs vestes échancrées sur la poitrine. Le plus richement grotesque est celui des grasses Juives de Tunis, aux caleçons collans, lamelles d’or ou d’argent. En Pologne, les Juives ont généralement abandonné l’ancien diadème de leurs grand’ mères. Elles sont à plaindre, ces Juives de l’Est ; leurs maris ont souvent encore le mauvais goût de leur raser le front. Une fois mariée, la femme ne doit plus chercher à plaire. Cette nudité de leur tête, les victimes la dissimulent sous un flot de dentelles jaunies, ou sous de lisses perruques, ou de luisans bandeaux de satin. Beaucoup, en se mariant, mettent déjà comme condition qu’elles ne seront pas rasées. L’usage en est passé dans les familles riches. Les Juives ne s’y font aucun scrupule de suivre nos modes, elles ne craignent pas de porter leurs cheveux et de les friser. Elles ne cherchent à se distinguer des chrétiennes qu’en se montrant plus élégantes.

Est-ce bien du reste le Juif qui a voulu se séparer de nous par le costume ? Nous savons que, le plus souvent, c’est tout le contraire. En mainte contrée, le Juif qui oserait s’habiller comme le chrétien ou le musulman s’exposerait à des avanies. Durant des siècles, chrétiens et musulmans le lui ont interdit. Pour mieux le tenir à l’écart, nous l’avions marqué de signes distinctifs qui ne permettaient pas de le confondre avec nous. Il paraît que la courbe de son nez et le profil sémitique ne suffisaient point à le dénoncer. Il fallut que l’art des hommes et l’esprit des légistes vinssent au secours de la nature. En avons-nous perdu le souvenir, le Juif n’a pas encore oublié la rouelle jaune, le signe d’infamie si longtemps infligé à ses pères. La rouelle (petite roue ou rota), imposée aux fils de Jacob par le concile de Latran de 1215, était un morceau d’étoile rond ou carré, de couleur voyante, le plus souvent une rondelle de drap ou de toile jaune ou rouge, parfois mi-partie jaune, mi-partie rouge, que tout Juif devait porter, d’une manière apparente, sur l’épaule, sur la poitrine ou sur la tête. Les Juifs qui l’omettaient étaient astreints à des amendes et à des peines plus sévères. Ils pouvaient, en certains cas, en voyage, notamment, obtenir dispense temporaire de la roue[4]. En plusieurs pays, en Allemagne par exemple, la rouelle a été souvent remplacée par un chapeau rouge ou vert, ou par un bonnet ou capuchon de coupe spéciale. Les femmes mêmes n’échappaient pas à cette humiliation. En telle ville d’Italie, elles étaient tenues de porter un carré de drap jaune au-dessus de leur coulure. Ailleurs, elles étaient autorisées à remplacer la rouelle par un autre signe moins disgracieux ; ainsi, à Francfort, par des bandes bleues à leur voile.

Religieuses ou civiles, toutes ces lois, toutes ces ordonnances des conciles ou des princes sur le vêtement des Juifs et des Juives n’avaient qu’un but : les isoler des chrétiens. En inventant la rouelle et tous ces signes distinctifs, les autorités chrétiennes ne faisaient guère qu’imiter les musulmans. Si frappantes sont ici les analogies entre notre droit canon et les lois musulmanes qu’on s’est demandé si l’Église ne s’était pas approprié les prescriptions de l’Islam[5]. Cela nous semble douteux ; les mêmes mesures ont pu être inspirées simultanément, aux chrétiens et aux mahométans, par un même esprit de défiance pour le Juif et le judaïsme. À Damas ou à Bagdad, comme à Rome ou à Paris, cette sorte de stigmate que chrétiens et musulmans imprimaient sur le front, ou sur l’épaule du Juif était la conséquence logique du système de séquestration qui aboutit au ghetto ou au mellah.


II

Il en est des langues comme du vêtement. Un grand nombre de Juifs parlent encore, entre eux, une autre langue que celle du pays où ils habitent. Cela s’explique d’habitude par des causes analogues : par leurs migrations forcées et par leur longue séquestration. À vrai dire, il n’y a pas plus de langue juive que de costume juif, il y a seulement des dialectes archaïques, souvenir lointain de leur patrie ancienne, que les Juifs ont emporté avec eux dans leurs douloureux exodes. Ainsi notamment du jargon allemand, du judenteutsch ou jùdisch des Askenazim, des Juifs polonais. Venus de l’Allemagne vers la fin du moyen âge, ils ont continué à parler allemand, au milieu des Slaves, des Hongrois, des Roumains. Ce jargon, les émigrans juifs de Russie l’ont transporté en Amérique ; il se publie, aujourd’hui, à New-York, plusieurs journaux dans leur patois allemand. On peut prédire qu’il n’y vivra pas des siècles ; c’est un produit du confinement ; il n’a pu se perpétuer qu’à l’abri des lois d’exception[6].

Ainsi encore de l’espagnol des Sephardim ou Juifs du Midi. Bannis de la péninsule, ils ont conservé sur la terre d’exil la langue sonore du beau pays qu’ils avaient si longtemps regardé comme une autre Palestine. Grâce à eux, le castillan du XVe siècle a résonné, jusqu’à nos jours, sur presque tout le bassin de la Méditerranée, de Tanger à Smyrne et à Salonique, et jusque sur les plages de la Mer du Nord, d’Amsterdam à Hambourg. Loin de prouver que le Juif vit partout en étranger, ces dialectes d’origine étrangère montrent qu’au moyen âge, sur les bords du Tage comme aux bords du Rhin, les Juifs s’étaient si bien naturalisés, chez les nations chrétiennes, qu’après des siècles d’exil, ils en parlent encore la langue. Cette langue du vieux pays, transmise avec soin à leurs enfans, était pour eux comme une relique vivante de la patrie perdue. Le Juif s’y était attaché, il l’avait faite sienne. Cela est particulièrement vrai des Sephardim, plus raffinés et plus lettrés que leurs frères du Nord. L’Espagne avait été pour eux une nouvelle terre promise. Ils en chérissaient la langue, ils avaient gardé pieusement dans leur exode le mâle parler de leur « cruelle patrie, » ainsi que s’exprimait un fils de marranes, don Miguel de Barrios. En Hollande, où ils avaient trouvé un abri, les coreligionnaires de Spinoza se plaisaient encore, sur la fin du XVIIe siècle, à cultiver leur ancien castillan, se délectant à l’écrire en vers et en prose[7]. Cela n’a pas empêché les Sephardim de devenir, avec le temps, Hollandais, Allemands, Anglais, Français. Ne connaissons-nous pas, chez des réfugiés d’un autre sang et d’une autre foi, d’aussi touchans exemples d’attachement à la langue maternelle ? N’est-ce pas ainsi que nos huguenots français chassés par Louis XIV ont conservé, pendant des générations, le culte de la langue de leurs pères ? — ce qui, hélas ! ne les a pas empêchés, eux non plus, de devenir Prussiens, Suisses, Anglais, Néerlandais, voire Boers.

Comment ne pas faire ici une réflexion attristante ? C’est que, vers le milieu du moyen âge, les Juifs étaient plus nationalisés, ils étaient moins étrangers parmi nous que deux ou trois siècles plus tard, quand on les eut enfermés dans le ghetto italien ou dans la carrière de Provence. Juifs et chrétiens avaient alors, à peu près, le même genre de vie ; ils exerçaient les mêmes métiers[8], ils parlaient la même langue, ils portaient les mêmes vêtemens, ils avaient, sauf pour la religion, les mêmes usages. Si elle n’eût été violemment interrompue par les ordonnances vexatoires, ou par les décrets d’exil, l’assimilation des Juifs, au lieu de commencer à la révolution française, eût pu s’achever dès la Renaissance.

Cela n’est pas seulement vrai des Juifs d’Espagne et d’Allemagne ; il en était de même de ceux de France ou d’Italie. Ils étaient Français, Italiens ; ils parlaient français, italien[9]. La France, elle aussi, France du Nord, France du Midi, était devenue, pour les Juifs, une patrie. Les Juifs de France semblent même, dès cette époque, avoir pris quelque chose de l’esprit français. Dans les commentaires du fameux Raschi (Rabbi Salomon Ben Isaac) et des glossateurs ou tossafistes de l’école de Champagne, on a cru retrouver les qualités françaises de netteté, de clarté, de bon sens, de raison. Toujours est-il que le Juif des florissantes communautés de Champagne, de Languedoc, de Provence, était complètement francisé : sa langue n’était pas un patois hébreu, c’était le français de France, langue d’oc ou langue d’oil. La plus ancienne élégie française, et dans sa simplicité la plus belle peut-être, a été versifiée dans une juiverie à la lueur d’un bûcher. C’est la complainte de Rabbi Jacob, sur les treize martyrs brûlés à Troyes, en 1288. Je n’en sais pas de plus touchante[10]. Non contens de parler le français, les Juifs émigrés ou chassés de France avaient porté notre langue, avec eux, au-delà de la Manche et au-delà de la Meuse. Le français semble avoir été à une certaine époque la langue des Juifs d’Angleterre et des Juifs des bords du Rhin. Les gloses sur le Talmud des Juifs allemands du moyen âge fourmillent de mots français transcrits en caractères hébreux. Beaucoup de Juifs d’Allemagne proviennent en effet des anciennes juiveries de France, de façon que, en repassant d’Allemagne en France, les Juifs d’outre-Rhin peuvent, comme les descendans des huguenots, s’imaginer qu’ils rentrent au pays de leurs ancêtres. Pour le Juif, n’a pas craint de dire un Israélite, « la France n’est pas une patrie improvisée dans la fièvre d’une heure généreuse, c’est une patrie retrouvée[11]. »

Au-dessus de leur langue vulgaire, — français, espagnol, allemand, italien, — les Juifs, les rabbins surtout, ont toujours cultivé la langue de la Thora. L’antique idiome de la Palestine était pour eux ce qu’était le latin pour les chrétiens ; comme le latin, les gens instruits le parlaient, l’écrivaient. Des deux langues mortes, celle qui a gardé le plus de vie est l’hébreu, bien que, en tant que langue locale usuelle, il fût mort avant que le latin ne fût formé ; — l’hébreu, remplacé en Palestine par l’araméen ou chaldéen, n’était plus, dès le retour de la captivité, qu’une langue artificielle à l’usage des docteurs. Pour les Israélites, anciens ou modernes, l’hébreu n’était pas seulement l’idiome de la religion ou la langue savante, c’était aussi le signe et comme le lien de leur unité[12]. En ce sens, c’était pour eux, à la fois, une langue nationale et une langue internationale. Les philosophes et les poètes juifs du moyen âge, tels que Jehuda Halévy, dont Heine s’est un jour inspiré, lui ont rendu une vie nouvelle. L’hébreu a repris d’autant plus d’empire chez les Juifs qu’ils ont été plus séquestrés. Il a été, jusqu’au XIXe siècle, la seule langue littéraire des Israélites allemands ou polonais, des Askenazim dont l’informe jargon se prêtait peu à être écrit. Encore aujourd’hui, ils ont des journaux en néo-hébreu ; tels le Magid, le Melitz. La langue d’Isaïe revit en prose et en vers. Il y a des écrivains hébreux en renom ; ainsi naguère, en Russie ; Juda Gordon, ou P. Smolensky, le rédacteur de Hammelitz ; ainsi encore Menahem Mendel Dalitzky, qui a été chercher en Amérique la liberté de sa plume.

Chez les Juifs de l’Est, tout ce qui est écrit en lettres hébraïques n’est pas de l’hébreu. Un jour, à Varsovie, j’essayais, devant une boutique juive, de déchiffrer quelques mots d’une longue enseigne en caractères carrés ; je m’aperçus que, au lieu d’être de l’hébreu, ce n’était que de l’allemand, du « jargon » écrit en caractères hébreux. Ainsi font, de leur côté, les Sephardim de Smyrne pour leur judéo-espagnol. C’est là, chez les Juifs, un usage ancien. Ils semblent avoir appliqué leur vieil alphabet oriental à toutes les langues parlées par eux. Fr. Lenormant a trouvé, dans les catacombes de Venosa, en Apulie, des épitaphes grecques dissimulées sous des caractères hébraïques[13]. Ce que font aujourd’hui les Juifs russo-polonais pour leur jargon, les Juifs du moyen âge l’ont souvent fait pour le français, l’espagnol, l’italien, témoin l’élégie de l’autodafé de Troyes. Cette manière d’écrire (beaucoup n’en connaissaient pas d’autre) était pour eux une ressource en temps de persécution. C’était comme une écriture secrète, un chiffre de convention, dont Israël avait seul la clef ; comment ses maîtres chrétiens eussent-ils su reconnaître leur propre langue sous ce déguisement étranger ? De nos jours encore, nombre de Juifs de l’Est se servent des lettres de la langue sacrée pour leur correspondance, ou pour leurs livres de commerce. Je ne sais si le gouvernement russe ne leur en a point parfois fait défense.

La vieille langue n’en perd pas moins du terrain ; elle n’est guère moins menacée que le latin, et pour des causes analogues. À mesure que s’ouvrent pour eux nos écoles, les Juifs sont obligés de faire à l’hébreu moins de place dans l’éducation. Quelques-uns voudraient même le bannir de la synagogue, au risque de rabaisser la dignité du culte. À nombre de Juifs d’Occident, il faut déjà, pour suivre le service divin, des livres de prières en langue vulgaire ; beaucoup ne savent plus lire les vénérables caractères de l’hébreu, même avec les points-voyelles. Au rebours de leurs pères, ils ont des paroissiens où les chants liturgiques sont transcrits en lettres gothiques ou latines. Dans la plupart des synagogues d’Occident, la langue locale, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, a conquis sa place, jusque dans les offices solennels, à côté de la langue de la Thora. Le temps est loin où les rabbins se scandalisaient de voir Moïse Mendelssohn traduire le Pentateuque en allemand. Les Juifs ont aujourd’hui, presque partout, pour leurs offices liturgiques, des traductions des Psaumes ou des Prophètes ; et en certains pays, en Angleterre, par exemple, ils ont cherché, dans leur version des livres saints, à se rapprocher de la version en usage dans les églises chrétiennes. J’ai connu, il y a peu d’années, un jeune Israélite de Berditchef aspirant au rabbinat, qui était venu à Paris, avec l’intention de prêcher en hébreu dans nos synagogues : force lui fut d’y renoncer ; on ne l’eût pas compris. Il lui fallut garder ses conférences hébraïques pour sa Schule de Petite-Russie : là on le comprenait ; mais la police, défiante de son éloquence en langue morte, suspendit ses discours[14]. Quant aux livres, la censure impériale a des spécialistes pour l’hébreu, comme elle en a pour les autres langues de l’empire. Des écrivains, des poètes hébreux modernes ont eu l’honneur de voir leurs ouvrages prohibés. Je possède moi-même un recueil de poésies hébraïques, tout récent, qui a été saisi en Lithuanie. Et la précaution n’est pas inutile. C’est qu’en effet, en Russie, en Pologne, en Roumanie, là où les Juifs vivent en groupes compacts, isolés par la loi et par les mœurs, là où toute l’instruction est restée talmudique, où les petits Juifs sont mis en face des textes sacrés dès l’âge de cinq ou six ans, l’hébreu est demeuré le principal, sinon l’unique véhicule des idées. Ramené au ghetto, ou maintenu sous le régime du parcage, le Juif de l’Est semble d’une autre race que ses frères d’Occident ; on dirait d’une espèce fossile, conservée artificiellement en vie, dans une atmosphère spéciale, grâce à la lourde cloche des lois d’exception. Dans ces juiveries de l’Est, entamées aujourd’hui par l’émigration, la persistance du confinement tend à condenser les Juifs en nation distincte. Avec un pareil système, alors que tout semble combiné pour empêcher leur assimilation, le néo-hébreu pourra demeurer encore longtemps, pour les Juifs dégoûtés du « jargon, » la langue nationale, en même temps que la langue sacrée. Leurs fils y tiendront d’autant plus que le pays natal les traitera davantage en étrangers. Cette fois encore, le particularisme d’Israël aura été renforcé et prolongé par l’exclusivisme des nations.


III

Partout ailleurs, et souvent même jusqu’en ces juiveries de l’Est, bien des signes manifestent le désir des Juifs de s’assimiler aux peuples modernes. En veut-on un indice, en voici un des plus simples ; il m’est fourni tout bonnement par les noms et les prénoms des Juifs. La plupart d’entre eux se distinguent, à leur grand regret, des autres habitans du même pays, par la forme de leurs noms. Ces noms, d’aspect souvent étranger, sont pareils à un écriteau qui dénonce, de loin, le Juif, presque aussi clairement que l’antique rouelle ou le bonnet jaune. Quelques-uns sont hébreux d’origine, tels que Halphen ou Hayem, tels que Cohen ou Kahen, que conservent encore tant de descendans d’Aaron. Beaucoup proviennent de l’Ancien-Testament : Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, anciens prénoms devenus noms de famille. Mais ce n’est là, en somme, que la minorité. Pris en masse, la plupart des Sephardim ont gardé des noms espagnols, la plupart des Askenazim, des noms allemands ou polonais, qu’ils ont apporté avec eux dans les pays où ils se sont établis. C’est ainsi que les Juifs exilés de la péninsule peuvent se faire annoncer, dans nos salons, sous les grands noms de Castille ou de Portugal : Mendoza, de Castro, Nunez, Alvarez, d’Almeida, de Lémos, de Silva, de Souza, vieux noms donnés aux Nuevos cristianos, lors de leur baptême, par les nobles seigneurs qui leur servaient de parrains. Une fois émigrés en Hollande, ou à Hambourg, les marranes portugais ou espagnols eurent bientôt rejeté le masque de christianisme attaché à leur front par le saint-office, mais ils retinrent les noms de la catholique Espagne, Sur les vieux hôtels, construits à Amsterdam par leurs enfans, on distingue encore parfois les blasons castillans de ces aristocrates Sephardim qui se vantaient, dans l’exil, de s’être alliés aux plus orgueilleuses familles de l’Hispanie.

Les Askenazim, de beaucoup les plus nombreux, ont d’ordinaire été moins favorisés. La plupart ont été affublés de noms allemands qui n’ont rien de flatteur. Lors des partages de la Pologne, la Prusse et l’Autriche, qui avaient dans leur lot la Pologne proprement dite, obligèrent, toutes deux, leurs nouveaux sujets juifs à prendre des noms de famille allemands[15]. Vienne et Berlin désiraient se servir des Juifs pour germaniser la Pologne. Des familles qui avaient des noms slaves ou hébreux (j’en connais plusieurs) durent les échanger contre des appellations à forme germanique qu’elles gardèrent lorsque Varsovie fut enlevée à la Prusse, et quand la Pologne de la Vistule passa au tsar. Les fonctionnaires prussiens ou autrichiens offraient aux Juifs trois ou quatre catégories de noms qui étaient, dit-on, tarifés selon leur degré d’élégance ; les noms de bêtes étaient gratuits ; les noms d’arbres ou de fleurs devaient se payer[16]. Toujours est-il que, pour être allemands, la plupart de ces noms de Juifs n’en sont pas moins presque aussi reconnaissables que des noms hébreux, n’étant guère usités, en Allemagne même, que dans les familles de souche israélite. Ils s’attachent à elles comme une étiquette indélébile que l’eau du baptême ne lave point. Il en est à peu près de même des noms de villes ou de bourgades, fort répandus chez les Juifs de tout pays et de toute provenance[17]. Ces noms hébreux ou allemands qui sont, pour eux, comme un signalement de judaïsme collé à leur personne, on comprend que les israélites cherchent à s’en défaire. Beaucoup, en effet, les ont rejetés, en Allemagne surtout, les remplaçant par des noms moins significatifs. Autrement, plus d’un Juif célèbre eût peut-être eu peine à conquérir la renommée. Ainsi Boerne ne s’appelait pas Boerne. Ludwig Boerne s’appelait Loeb Baruch ; et si Karl Marx eût gardé le nom de ses pères, Karl Marx se fût nommé Mordechaï. Je regrette, pour l’inspirateur de l’Internationale, ce déguisement aryen ; j’aurais voulu voir si Mordechaï fût devenu aussi aisément le prophète du collectivisme.

Autrefois les Juifs ne changeaient guère de nom qu’en changeant de religion. D’où vient cette tendance nouvelle ? et qu’est-ce là si ce n’est, qu’on nous passe le mot, un effort pour, se désémitiser ? Ce désir, si naturel, de se confondre avec la foule des habitans du pays ne plaît pas à tout le monde. Leurs ennemis sont heureux de pouvoir, au vu de leur carte, reconnaître les Sémites, pour les désigner à la défiance publique. Il y a un an ou deux, en Prusse, un certain nombre de Juifs adressaient inutilement à Berlin une requête pour être autorisés à modifier leurs noms. Il est, en revanche, des pays où l’on semble heureux de les nationaliser à si bon compte. Ainsi en Hongrie. À l’inverse des autres nationalités du royaume de saint Etienne, Slaves, Allemands ou Roumains, les Juifs de Hongrie se prêtent de bon cœur à la magyarisation, témoignant, par là même, qu’ils ne prétendent plus former une nation distincte. Quoique parlant souvent le jargon judéo-allemand, ils ont pris fait et cause pour les Hongrois contre les Allemands, et afin de faire acte de patriotisme magyare, ils ont, pour la plupart, magyarisé leurs noms de famille. Cela leur est facile ; ils n’ont d’habitude qu’à coudre à leurs noms les deux lettres yi. Herr Simon devient M. Symonyi[18]. S’il suffisait pour être considéré comme Russe d’ajouter à son nom, ainsi que le font tant d’Arméniens ou de Tatars même, la syllabe of, que de Simonof ou d’Avraamof compterait le Bottin russe ! Mais, contrairement à l’ancienne coutume qui faisait prendre un nouveau nom au Juif converti, comme si, en devenant chrétien, il devenait un homme nouveau, la faculté de russifier leur nom n’est plus toujours accordée aux Juifs baptisés[19]. Prenons la Roumanie, où, malgré le traité de Berlin, les Juifs ont tant de peine à se faire concéder les droits de citoyens. Là aussi ceux d’entre eux qui réussissent à se faire naturaliser ont souvent soin de roumaniser leur nom. Cette fois, Herr Simon devient Domnu Simionescu. Certains, pour se défaire de leur aspect étranger, vont jusqu’à latiniser leur nom germanique, et chez M. Lupascu, l’on a la surprise de reconnaître M. Wolf. En France même, trop rarement à mon gré, Loewe s’est plus d’une fois transformé en Lion ou Lyon, et Hirsch en Cerf. Ne croyez pas que tout cela soit jeu puéril ; — pour en juger, allez voir si les Slaves ou les Roumains d’Autriche-Hongrie s’amusent à germaniser ou à magyariser leur nom, afin de se donner un air allemand ou hongrois.

Un coup d’œil sur les prénoms des Israélites, dans les divers pays de l’Europe, nous suggérerait des réflexions analogues. Là aussi se manifeste la tendance des Juifs à sortir de leur isolement ancien. Rien que dans les dictionnaires biographiques, on pourrait glaner quelques traits qui, pour sembler parfois divertissans, n’en sont pas moins caractéristiques. Les Juifs jadis portaient tous des prénoms de l’Ancien-Testament ; aujourd’hui, en Occident, la plupart préfèrent les noms en usage chez nous. En quelques contrées, ils avaient récemment encore deux prénoms, l’un ancien, biblique, pour la synagogue et la famille ; l’autre moderne, profane en quelque sorte, pour le monde et les affaires. Quand ils prennent encore des noms d’origine hébraïque, ils adoptent, le plus souvent, la forme vulgaire, chrétienne ; ils s’appellent Jacques, ou James, au lieu de Jacob. Les vieux noms hébreux n’ont-ils pas de dérivés, il est des Juifs qui les traduisent par des noms chrétiens modernes, ayant même sens, sinon même racine. L’exemple vient de haut ; il y a longtemps déjà que Baruch Spinoza changeait son Baruch en Bénédict ou Benoît qui a le même sens. Un Israélite allemand peut ainsi rendre Salomon par Friedrich. Mais, le plus souvent, les Juifs modernes se servent d’un autre procédé ; ils remplacent les prénoms hébreux par des prénoms d’origine latine, grecque, germanique, ayant même initiale ou même consonnance. Isaïe se transforme en Isidore, Rachel a pour équivalent Rose, et Adèle, Adélaïde se substitue à Abigaïl. Savez-vous pourquoi Maurice est un des noms en vogue chez les Juifs ? c’est que Maurice dissimule Moïse. Il en était probablement de même des Juifs hellénistes, d’Asie ou d’Egypte, qui se faisaient appeler Ménélas. Innocent travestissement dont nous aurions tort de nous choquer, car le Juif n’y recourt qu’afin de se rapprocher de nous.

Qu’est-ce ici, si ce n’est un indice et comme un emblème parlant de l’esprit qui prévaut dans le moderne Israël ? Le Juif, l’Israélite d’Occident du moins est las de faire bande à part ; il a renoncé au particularisme à demi forcé, à demi spontané, dont ses pères nous ont longtemps donné le spectacle. Que nous envisagions le costume, la langue, les noms, tout ce qui distingue extérieurement les hommes, nous arrivons toujours à la même conclusion : les Juifs modernes ont à cœur de devenir pareils à nous. Ils se donnent pour cela autant de peine que leurs ancêtres les plus fanatiques ont jamais pu s’en donner pour rester isolés de nous. De leur côté, toutes les barrières ont été renversées. Irons-nous leur reprocher de conserver, pour leurs cérémonies religieuses, leur calendrier judaïque et de fêter dans leurs synagogues le commencement de l’année juive, Rosch Haschanah, vers l’équinoxe de septembre ? Mais chez nous-mêmes, chrétiens et catholiques, l’année liturgique ne concorde pas avec l’année civile, et l’on ne voit point quel dommage en souffrent les relations sociales. Les rabbins ont bien aussi gardé l’antique ère talmudique ; mais que nous importe que les livres de la Synagogue continuent à supputer les années depuis la création du monde ? Les Juifs n’en datent pas moins, comme nous, leurs lettres, et leurs factures, de l’ère vulgaire, c’est-à-dire de l’ère chrétienne. Je sais bon nombre d’entre eux qui seraient en peine de nous dire en quelle année de la création nous nous trouvons, si le mois de Sivan précède ou suit Tamouz, et si l’an 5654 commence ou finit en 1893.

Les faits parlent clairement. Partout où les lois ou les mœurs ne le leur interdisent point, les Juifs cherchent à se nationaliser ; la plupart écartent avec soin tout ce qui semblait faire d’eux un peuple à part. Là même où il y a en présence plusieurs nationalités, ils tendent à se confondre avec l’une d’elles, le plus souvent, avec celle qui a le plus de racines dans le pays. Ils ne cherchent pas seulement à se montrer Français en France, Allemands en Allemagne, Anglais en Angleterre, Américains aux États-Unis : ils s’efforcent, ce qui est plus méritoire, de se montrer Polonais en Pologne, Danois en Danemark, Hongrois en Hongrie, Tchèques en Bohême, Bulgares en Bulgarie. Les Allemands de Prague leur ont ainsi reproché de faire cause commune, en Bohême, avec les Slaves de la couronne de saint Wenceslas. Les Juifs ne conservent le caractère et l’attitude d’un peuple, ils ne se regardent comme une nationalité, que là où ils vivent en masses compactes au milieu de nationalités diverses ; là surtout où les lois de l’État, comme en Russie et en Roumanie, leur interdisent de se fondre avec les indigènes et de se considérer comme Russes ou Romains. Aujourd’hui, non moins qu’au moyen âge, et dans l’Orient de l’Europe, comme autrefois en Occident, le particularisme juif est ainsi entretenu par la législation contre les Juifs. Selon un mot de Léon Tolstoï, le Juif, devant les menaces du dehors, se replie sur lui-même et rentre dans la coquille de son exclusivisme.


IV

Ce travail d’assimilation par la langue, par le costume, par les mœurs se poursuit partout en même temps, sans être également avancé chez tous les peuples, ni même être poussé aussi loin pour tous les Juifs du même pays. Quel est, de tous les États des deux mondes, celui où cette nationalisation du Juif est la plus complète ? A tout prendre, c’est peut-être bien l’Italie, la terre classique du ghetto. La raison en est simple. Venus d’Orient dès l’antiquité, ou venus d’Espagne à la fin du moyen âge, les Juifs de la péninsule y sont établis depuis des siècles. L’Italie, où se sont réfugiés jadis nombre de Sephardim, est demeurée presque entièrement à l’abri des modernes migrations des Askenazim. Il en est autrement des autres États de l’Europe ou de l’Amérique. Dans presque tous, il y a, sous ce rapport, une grande différence entre les Israélites du Nord ou du Midi, fixés depuis longtemps dans le pays, et les Juifs du Nord-Est qui y sont arrivés récemment, poussés par le flot des Juifs russes et le grand reflux d’Israël d’Orient en Occident. En Allemagne, par exemple, les Juifs du Rhin, de l’Elbe, de l’Oder sont de vrais Allemands ; si, à Berlin ou ailleurs, il y a une société israélite, distincte de la société bourgeoise et de la société aristocratique, la faute en est aux mœurs allemandes, encore imprégnées de l’esprit de caste. En Angleterre, les Juifs accueillis par Cromwell, ou débarqués sous les quatre George, sont aujourd’hui de purs Anglais, de manières, d’habitudes, de sentimens, tandis que la plèbe des Juifs russes déversés, depuis une quinzaine d’années, sur les quartiers de l’East-End forment, à Londres, comme une minable colonie des juiveries du Dniepr.

Pour ce qui est de la France, comment contester la nationalité française aux Juifs de Provence ou du Comtat, qui, pelotonnés naguère à l’abri des clés pontificales, ont vécu, sans interruption, quatorze ou quinze siècles sur la terre de France, précédant les Normands et peut-être les Francs et les Burgondes, si bien qu’à regarder l’ancienneté, ils peuvent se vanter d’être Français entre les Français et indigènes entre les indigènes ? Et si vous prenez les Juifs du Sud-Ouest, installés aux bords de la Gironde ou de l’Adour sous les Valois, les Juifs de Bordeaux qui, depuis Henri II, n’ont plus d’autre patrie que la France, dirons-nous qu’un séjour de trois cent cinquante années n’a pas suffi à en faire des Français ? Quant aux Juifs de l’Est, avant-garde de la grande armée des Askenazim, aux Juifs de l’Alsace ou de la Lorraine qui, eux aussi, ont durant deux ou trois cents ans été tour à tour les sujets et les citoyens de la France, anciens compatriotes dont les pères et les grands-pères ont servi sous nos trois couleurs, les taxerons-nous d’étrangers parce qu’ils ont parfois un accent-allemand ? Et quand nous accueillons en frères les Alsaciens-Lorrains, protestans ou catholiques qui ont opté pour la France vaincue, repousserons-nous, comme des intrus, les Juifs de Metz ou de Strasbourg qui ont donné à la vieille patrie la même preuve d’attachement ?

La vérité, c’est qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, — partout si vous voulez, — il y a une distinction à faire entre Juifs et Juifs, entre les Israélites indigènes, nés de parens établis depuis longtemps dans le pays, et les Israélites étrangers qui s’y sont transportés à une date récente. Et cette distinction, elle ne doit pas seulement s’appliquer aux Juifs, mais à toutes les races ou les religions qui nous fournissent des immigrans, — ainsi, dans notre France, aux protestans, réformés ou luthériens, dont le nombre chez nous, à Paris, du moins, a singulièrement grossi depuis un demi-siècle. Parmi eux, également, on n’a pas le droit de confondre les vieux Français, les familles sorties de notre sol, ou depuis longtemps francisées, avec les nouveaux-venus de Suisse, de Hollande ou d’Allemagne. Pour ces derniers, comme pour les catholiques qui nous arrivent de Belgique, d’Espagne, d’Italie, comme pour les Levantins de tout rite qui commencent à débarquer chez nous, le cas est le même que pour les Juifs récemment accourus d’outre-Rhin ou d’outre-Vistule. Pour en faire de vrais Français, des Français de corps et d’âme, si j’ose ainsi parler, il ne suffira ni d’un séjour d’une douzaine d’années dans un hôtel de la plaine Monceau, ni de lettres de grande naturalisation. — Et ce que nous disons de la France, vous pouvez le dire aussi bien de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Amérique.

Tout autre est la situation des Juifs fixés anciennement dans le pays. Ceux-là ont eu le loisir d’y prendre racine ; la sève de la terre natale a eu le temps de monter à leur cœur et à leur cerveau. Au point de vue national, ce ne sont plus des Juifs, mais bien des Français, des Anglais, des Allemands, des Américains israélites, — ou, comme l’on disait à Varsovie, en 1863, des nationaux du rite mosaïque. Ils ont si bien pris les habitudes, les goûts, les idées, parfois même les travers et les préjugés des pays où ils ont vu le jour, qu’ils peuvent souvent être donnés comme des représentai de l’esprit national. Ainsi, en France, par exemple, quoi de plus français que l’auteur de la Famille Cardinal et de l’Abbé Constantin ?

Et ce n’est pas seulement par l’esprit, c’est par les sentimens, c’est par toutes les fibres de leur être que ces descendans de Jacob se sentent Français, Anglais, Allemands, Italiens, Américains. Et pour cette sorte d’identification à la patrie vivante, il ne faut pas toujours beaucoup de générations. Le patriotisme, chez un peuple patriote qui vous traite en citoyen, s’acquiert vite ; il s’apprend, dès l’enfance, à l’école, au collège. Parce qu’il avait du sang de Juif génois, Gambetta n’en avait pas moins le cœur français ; il aurait eu peine à s’imaginer être autre chose que Français ; tout son orgueil, il l’avait mis sur la France. De même, parce que son grand-père était un Juif vénitien, Disraeli n’en était pas moins Anglais ; l’on sait s’il avait la fierté du renom britannique. Si Marx-Mordechaï, comme tant de socialistes de toute race, s’est fait l’apôtre du cosmopolitisme, Ferdinand Lassalle était un patriote allemand, fauteur zélé de l’unité allemande, tout prêt, pour elle, à lier partie avec la Prusse et avec Bismarck. Voici l’Italie où les exemples abondent. Parce que les ancêtres de Daniel Manin sortaient des ruelles étroites du ghetto nuovo ou du ghetto vecchio, Venise affranchie n’en a pas moins acquitté une dette d’honneur en ensevelissant Manin sous les arcades byzantines du narthex de San-Marco. Je vais souvent en Italie, je n’ai jamais rencontré d’Italien plus jaloux de la grandeur de la péninsule que M. Luzzatti, l’ancien ministre des finances ; comme Français, j’aurais même un reproche à lui faire : celui de n’être pas exempt des préventions italiennes en politique étrangère. À quoi sert d’être Juif, si cela ne vous préserve point des préjugés nationaux ? Eh bien non, je m’en suis aperçu plus d’une fois, et en Italie, et en Allemagne, et en France même, le judaïsme n’est pas toujours un vaccin contre le chauvinisme.

Qu’on me permette ici un souvenir déjà lointain. J’ai dit, si je ne me trompe, que j’avais passé à Dresde, en 1867, plusieurs mois dans une famille israélite. Il y avait là un jeune homme de dix-huit ans, de pure race juive, qui lisait, à livre ouvert, la Genèse en hébreu. C’était, tout comme Lassalle, un ardent unitaire allemand, mais en même temps un loyal sujet saxon. Il invoquait la restauration de l’empire germanique, mais pour kaiser, il eût voulu le roi de Saxe. « Si la France ose se mettre en travers de notre unité, me répétait-il, malheur à vous ! nous irons à Paris ; nous vous reprendrons l’Alsace et la Lorraine. » Il ne savait pas, hélas ! dire si vrai. Trois ans plus tard, il a dû venir en France, avec des milliers de ses coreligionnaires qui chantaient, à l’unisson de leurs camarades chrétiens, la Wacht am Rhein[20]. Ce descendant de Jacob, aux cheveux bruns et aux yeux noirs, l’on eût pu le donner pour type de la jeunesse allemande. Il était tout imbu de l’esprit germanique ; il avait le dédain du Slave et du Welche ; il professait la naïve philosophie de l’histoire de certains docteurs d’outre-Rhin. À l’entendre, rien de grand, dans le monde, ne s’était fait que par les Germains ; les nations modernes valaient à proportion de la dose de sang teutonique injecté dans leurs veines. Il semblait oublier que lui-même n’avait peut-être pas, dans tous ses membres, une goutte du sang de Hermann. Il parut décontenancé le jour où je me permis de lui en faire la remarque. Les Israélites que je rencontrais, dans cette famille saxonne, étaient tous aussi Allemands ; le plus souvent, je ne pouvais les distinguer des chrétiens. Un jour vint dîner un Juif de Berlin, qui avait porté le fusil à aiguille à Sadowa, un vrai Prussien, blond, frais, parlant haut avec l’accent berlinois. « Après Kœnigsgrätz, disait-il, on est fier d’être Prussien. » Et Prussiens ou Saxons, on sentait, chez tous, l’orgueil national allemand. Ce sentiment m’étonnait alors chez des Juifs. Depuis, ce qui m’a touché davantage, j’en ai rencontré qui avaient le cœur d’être des patriotes polonais, gardant à la nation morte une affection obstinée. J’en ai connu aussi qui, de bonne foi, se regardaient comme Russes, qui pensaient et parlaient en Russes. « S’il n’y en a pas davantage, me confiait un Juif d’Odessa ; c’est pour cause. En ce sens aussi, chaque pays a les Juifs qu’il mérite. »

Le patriotisme ne peut guère être éprouvé que des hommes qui, autour de leur berceau, ont senti une patrie. Comment le demander à des émigrés qui n’ont pas eu le temps de s’implanter au pays, ou à des proscrits, tels que les Juifs russes qui roulent de nation en nation, semblables au perikatétipolé de la steppe, à cette boule d’herbes sèches que le vent d’automne fait voler au hasard sur la plaine dénudée ? Ceux-là n’ont plus de patrie ; ils ont été déracinés du sol natal. Si avare qu’elle fût pour eux, si restreints qu’y fussent leurs droits, ils y tenaient, le plus souvent à cette monotone terre russe, où leurs pères avaient peiné et prié des siècles et des siècles. Pour les obliger à la quitter, il ne faut rien moins que l’excès de la misère, ou le désespoir d’y retrouver jamais la paix. Alors même, combien ne peuvent s’en détacher sans une sorte d’arrachement ! Avant de partir pour les pays où le soleil se couche, ils vont, avec leurs enfans, faire une dernière visite à leur cimetière, et, au milieu des larmes et des lamentations, les femmes disent un long adieu aux morts qui ne peuvent les accompagner en exil. Plus malheureux que leurs frères de Ségovie, chassés de Castille sous Isabelle, ils n’ont pas la consolation d’emporter avec eux les pierres tombales de leurs ancêtres[21]. Qu’ils s’attardent en Europe, qu’ils franchissent tout droit le large Océan, ou qu’ils longent lentement les côtes de la Méditerranée, au risque de ne point trouver de plage où débarquer, partout où ils arrivent, en Allemagne, en Angleterre, en France, en Amérique, ils se sentent étrangers ; il leur faut se faire à un nouveau ciel, à une nouvelle terre, à une nouvelle langue, à une nouvelle vie. Ils s’y feront pourtant, plus rapidement peut-être qu’ils n’osent l’imaginer. Partout où leur sourira la liberté, où les balances de la loi seront les mêmes pour eux que pour le chrétien, ils se nationaliseront vite. Ils auront pour le pays qui leur rendra une patrie, le sentiment des outlaws qui retrouvent un foyer. Par là même qu’il avait moins de raison d’être attaché à l’empire qui le chasse, le Juif a moins de peine à devenir Français, Anglais, Américain, que les immigrans chrétiens qui possédaient une patrie dont ils avaient le droit de se sentir les fils.

N’importe, juifs ou chrétiens, je ne trouverais pas mauvais qu’on ne mît point trop vite sur le même pied les natifs d’un pays et les nouveaux-venus du dehors, — les vieux Français de France et les néo-Français, les aspirans Français, fraîchement arrivés d’outre-monts ou d’outre-Rhin. De ces derniers, est-ce la peine de le dire, en ce triste hiver ? nous n’avons pas toujours à nous louer. Ce n’est point que je veuille faire obstacle à la naturalisation des étrangers. Dieu m’en garde ! Je sais trop que nos États modernes, qu’un État comme la France surtout, dont la population croît si lentement, ont un intérêt capital à naturaliser les étrangers et les fils d’étrangers. Mais encore, ne faudrait-il pas prodiguer, à ces naturalisés d’hier ou de demain, toutes les faveurs gouvernementales, les distinctions, les grâces, les emplois. Il serait bon que la préférence demeurât plutôt aux gens du pays, aux Français de France. Or, il faut bien le dire, en France, sous la troisième république, c’est souvent le contraire que nous avons vu. L’importance prise dans nos affaires par les étrangers a été un des traits et un des vices du régime des quinze dernières années. Sous ce rapport, les doléances de la France juive et des antisémites n’ont pas toujours été sans fondement, et cela même alimente l’antisémitisme. Il ne faut pas que ce soit un avantage, en France, d’être né à Hambourg ou à Francfort, ni que ce soit une recommandation, aux yeux du gouvernement français, d’avoir des frères ou des cousins à Berlin ou à Vienne, voire à Londres ou à New-York[22]. Il ne convient pas que les fils adoptifs soient préférés aux enfans de la maison, ni qu’à la table commune, les immigrés ou les fils d’immigrés aient la meilleure part et soient servis les premiers. Point de privilèges à rebours ! Nous avons vu, trop souvent, dans nos assemblées ou dans nos journaux, des nouveaux-venus d’outre-Rhin ou d’ailleurs, qui n’avaient pas toujours tiré au sort, catéchiser doctoralement les vieux Français de France, nous donnant des leçons de patriotisme avec des leçons de langue française, révélant à nos enfans le sens de nos révolutions et la mission de l’esprit français. En vérité, il en est auxquels nous serions tentés de jeter parfois, avec le patricien romain, le Tacete quibus Roma noverca est. Mais ces Français de fraîche date ne sortent pas tous d’Israël. Il est du reste, — heureusement pour nos voisins, — peu de nations comme la France, où, grâce aux passions politiques et au fanatisme sectaire, l’on ait tout profit à n’être pas du pays. Juifs ou chrétiens, avant de confier aux immigrés et aux naturalisés les mandats électifs ou les emplois publics, il serait juste de leur faire faire un stage[23].

Entre tous les étrangers qui nous font l’honneur de se fixer chez nous (la France, on le sait, est devenue un pays d’immigration), ceux qui se francisent le plus vite, c’est peut-être les israélites. Beaucoup de ces Juifs ne laissent pas de patrie derrière eux, et s’il est un pays où le Juif puisse trouver une patrie, c’est la France. Elle a été la première à l’émanciper, la première à lui reconnaître le titre de citoyen. Il y a de cela plus de cent ans et, sauf un instant, sous Napoléon Ier, jamais en France les droits des israélites n’ont été sérieusement contestés. Et ce qui ne se voit point dans tous les pays qui, à notre exemple, leur ont accordé l’égalité civile, les mœurs en France sont depuis longtemps d’accord avec la loi. Les israélites sont entrés dans la société française ; ils ne forment pas à Paris, comme à Berlin ou à Vienne, une société à part ; ils sont du tout Paris. Nous entendons quelquefois parler de société juive, c’est comme on parle de société protestante ; cela s’applique à certains groupes, à certains salons ; cela ne comporte d’habitude aucune idée d’exclusion ou de confinement. Nous ne savons plus fermer notre porte. Avons-nous un défaut, c’est plutôt de faire bon accueil à tout venant. Nous oublions trop que la facilité de nos mœurs et la forme de nos institutions ont fait de Paris un aimant pour tous les brasseurs d’affaires et les coureurs de fortune. La société parisienne, la plus nombreuse sans doute et la plus variée du globe, est demeurée la plus ouverte ; c’est une des choses pour lesquelles il fait bon vivre à Paris, — une des choses aussi qui nous amènent tant d’étrangers et tant d’aventuriers.

Pour les Juifs qui n’y sont pas nés, la France devient facilement une patrie d’élection. Un israélite écrivait naguère : « L’homme est libre de se choisir une patrie. Il n’est pas attaché à la glèbe comme un serf, ou attaché au sol comme un arbre[24] ! » Ainsi raisonnent, aujourd’hui, bien des hommes qui ne sortent pas tous de Jacob. Ce n’est point de cette manière que nous l’entendons, nous autres, Français de la vieille France. Pour nous, la patrie est quelque chose d’autre, et quelque chose de plus. Nous ne l’avons pas plus choisie que nous n’avons choisi notre mère ; et en changer nous semble presque aussi difficile que de changer de mère. Il se trompe, ce Juif ; nous nous sentons attachés à la terre de France, comme un arbre tient au sol, par toutes ses racines et ses fibres vivantes. La patrie nous est antérieure ; c’est elle qui nous a portés et nourris ; nous lui appartenons, nous sommes liés à elle d’un lien indissoluble. Nous faisons corps avec elle ; elle est la chair de notre chair, l’âme de notre âme ; ou mieux, nous sommes sa chair et ses membres. Nous ne concevons pas que nous puissions être autre chose que Français ; elle n’entre pas dans notre cerveau, l’idée de troquer, contre une autre, notre vieille patrie française. Et cela n’est pas, chez nous, orgueil de race ou gloriole nationale. La France vaincue ne nous en est que plus chère. Elle serait détruite, elle serait partagée comme la Pologne, cette belle et noble France, que nous ne saurions confondre avec les politiciens qui l’exploitent ; elle viendrait, par impossible, à périr comme État, que nous ne nous en sentirions pas moins Français, que nous resterions, devant l’étranger, fidèles au souvenir de la morte, la sentant toujours vivante en nous, conservant sans fin l’espérance de la voir ressusciter. Nous lui dirions, comme le psalmiste à Jérusalem : « Que ma langue se colle à mon palais, si je t’oublie, ô France ! » Et ce sentiment ne nous est pas particulier, à nous, Français, fils d’une si douce mère et si glorieuse patrie ! Ainsi ont senti, jusque dans leurs abaissemens et dans la servitude, nombre de nations chrétiennes, grandes et petites, témoin l’Italie, la Pologne, l’Irlande, la Hongrie, la Roumanie, la Grèce. Que dis-je ? n’est-ce pas l’exemple que nous a donné tout le premier le Juif, demeuré si longtemps et si obstinément fidèle à la colline de Sion ? le Juif, qui, durant tant de siècles, a gardé les yeux tristement attachés aux murs en ruine de la cité de David ?

Se choisir une patrie, — si impie que nous semble pareille liberté, — c’est pourtant, il faut bien le reconnaître, un droit que des Juifs ne sont plus seuls à revendiquer. Avec le va-et-vient croissant de nos fourmilières humaines autour de notre petite boule de planète, nous voyons, tous les ans, des centaines de milliers de chrétiens qui changent de patrie. Chaque été, passe sur l’Océan tout un peuple d’Allemands, d’Anglais, d’Italiens, de Scandinaves, qui abandonnent la vieille et glorieuse patrie natale, pour aller au loin en chercher une nouvelle. La patrie, pour ces millions d’émigrans, n’est plus la mère adorée que ses enfans ne veulent pas quitter ; c’est une fiancée, jeune ou mûre, une femme qu’on épouse par amour ou par calcul, et pour les beaux yeux ou pour la dot de laquelle on dit, sans remords, adieu à la vieille mère, — sauf, en cas de désenchantement, à divorcer pour convoler à de nouvelles noces. Ce qu’ont fait, sous nos yeux, depuis cinquante ans, des millions de chrétiens (sept ou huit millions en dix ans), pour posséder un lopin de terre, ou pour échapper aux corvées de la caserne, comment ne serait-ce pas permis à des Juifs pour adorer librement le Dieu d’Abraham, ou pour conquérir le droit de devenir pleinement des hommes et des citoyens ? Il n’en est pas d’eux comme des nôtres. En réalité, la plupart de ceux d’entre eux qui se pressent vers les mers du Nord et du Midi ne changent pas de patrie ; ils en cherchent une. Et ils sont reconnaissans à qui leur en accorde une. « On ne se fait pas idée, m’écrivait-on des États-Unis, il y a déjà quelques années, de la joie des Juifs russes à se voir traiter en hommes libres, maîtres d’aller et de venir à leur gré. Ils s’en trouvent si heureux que, à peine débarqués sur nos côtes, et ne parlant encore que leur informe jargon, ils se sentent déjà Américains, tout pleins d’affection pour notre sol et d’admiration pour nos institutions. » Je le crois bien ; ils sortent de la servitude de la terre d’Egypte ; le pays qui les accueille est pour eux la terre de la liberté, la nouvelle terre promise. Comment leur faudrait-il longtemps pour s’attacher à lui ? Je ne serais pas étonné que, en débarquant, ils en voulussent baiser le sol de leur bouche, comme faisaient leurs pères du moyen âge en touchant la terre sainte.


V

Longtemps, on a pu dire que les Juifs étaient des « sans-patrie. » Si cela était encore vrai, de la plupart d’entre eux, à la fin du XVIIIe siècle, cela ne l’est plus à la fin du XIXe. De la Vistule au Mississipi, ils montrent, dans tous les pays de civilisation, un égal empressement à se nationaliser. Après cela, est-ce la peine de se demander si les restes des tribus forment encore un peuple, ou si les minces caillots d’Israël qui nagent à la surface des nations doivent jamais se coaguler en corps de peuple, en État.

Ni l’une ni l’autre question ne saurait concerner les Juifs d’Occident. Ils deviennent chaque jour davantage Français, Allemands, Anglais, Américains. L’idée de reconstituer un peuple juif, en Palestine ou ailleurs, les fait sourire. Ils ne sont plus à la recherche d’une patrie, ils en ont trouvé une aux bords des fleuves de l’Occident, et ils ne se soucient point de l’échanger pour les rives désertes du Jourdain. Presque autant vaudrait demander aux Normands de France s’ils veulent se rembarquer pour les fiords de la Norvège, ou à nos Bretons s’ils ne seraient point désireux de repasser la mer pour retourner aux vallées de la Cambrie anglaise.

En est-il de même des Juifs de l’Est, massés en colonies compactes dans la Pologne, la Petite-Russie, la Roumanie ? Là survit, souvent encore, le particularisme rabbinique : les communautés Israélites semblent toujours former, au milieu des peuples chrétiens, une nation juive. Malgré cela, je crois que, en Europe, au moins, il en sera de ces Juifs de l’Est comme des nôtres. Eux aussi finiront par se nationaliser. Jusque dans ces juiveries en apparence fermées, le vieux particularisme fond peu à peu au souffle des vents de l’Ouest. Comme autrefois chez nous, le grand obstacle à l’assimilation du Juif, c’est l’hostilité des gouvernemens et l’inimitié des peuples. L’empêchement vient moins de la synagogue que du dehors, moins du Juif que du chrétien. Mais cette hostilité même des mœurs et des lois tend, par les vexations publiques ou privées, par l’émigration forcée ou volontaire, à diminuer l’épaisseur des grandes juiveries ; et cela seul doit faciliter, à la fois, la nationalisation des Juifs qui partent et celle des Juifs qui restent.

L’ascendant croissant des idées occidentales sur les Juifs de l’Est, j’en ai signalé plus d’un indice. Tous cependant ne le subissent pas volontiers. Beaucoup se raidissent contre, en dehors même des Hassidim, des néo-cabbalistes, les plus superstitieux et les plus fanatiques de la plèbe israélite. Certains rabbins s’inquiètent pour la foi, pour la durée même d’Israël ; ils redoutent, après le contact de nos idées et de nos mœurs, la contagion de notre scepticisme. Les rabbins de l’Alsace et de l’Allemagne, ne l’oublions point, manifestaient des appréhensions analogues vers la fin du XVIIIe siècle. Ils n’envisageaient pas sans défiance l’émancipation que leur promettaient les novateurs ; ils ne pardonnaient pas toujours au dévoûment de leurs avocats, les Moïse Mendelssohn, les Dohm, les Cerf-Béer, qui prétendaient rapprocher Israël des Gentils. « Ils craignaient qu’en quittant leur étroite société adossée à la religion, » les Juifs ne devinssent infidèles au culte, aussi bien qu’aux coutumes de leurs pères[25]. Ils n’avaient peut-être pas entièrement tort, ces vieux rabbins d’Alsace ou de Silésie ; — l’événement a plus d’une fois justifié leurs craintes ; — ils n’en ont pas moins dû céder à l’esprit du siècle, car ils avaient contre eux le courant de l’histoire. Les Juifs de France et d’Allemagne ont renoncé à leur particularisme traditionnel., et où sont les rabbins qui songent à s’en plaindre ? La race en a disparu. Il en serait bientôt de même en Pologne, en Russie, en Roumanie, si l’exclusivisme des vieux Juifs n’était alimenté par celui des chrétiens[26].

— Vous vous trompez, diront quelques-uns, les Juifs ne sont pas libres de renoncer à leur particularisme national, car, dans leur religion, les espérances nationales sont intimement liées à la foi religieuse. C’est là le trait essentiel du judaïsme. Nous le savons, nous l’avons déjà constaté : la nationalité et la religion ont longtemps, chez les Juifs, fait corps l’une avec l’autre. Elles ont été entrelacées et comme tressées par les siècles ; mais ce qu’ont fait les siècles, les siècles sont en train de le défaire. Des deux fils tordus et cordés ensemble qui formaient le judaïsme, l’un s’en va en lambeaux, usé par le frottement des âges ; l’autre, plus résistant, persiste et dure. Israël est encore à cet égard dans un âge de transition. De l’état de groupe ethnique, il est en train de passer à celui de groupe confessionnel. Après avoir été longtemps un peuple, il ne sera bientôt plus qu’une religion. C’est une mue, une métamorphose, qui, presque achevée en Occident, ne fait que commencer en Orient. Enveloppé longtemps de sa nationalité, comme d’un tégument protecteur, le judaïsme n’en est qu’à demi dégagé ; tandis que sa tête et tout Le haut de son corps en sont complètement sortis, ses pieds et ses membres inférieurs demeurent retenus dans la gaine nationale.

Les rites judaïques ont un caractère essentiellement national. Nous avons dit pourquoi : le Talmud a voulu défendre Israël contre l’absorption des Gentils. Les murailles de Jérusalem étaient tombées ; Juda s’est enclos d’une triple haie de rites et d’observances. Ce n’était pas assez pour la Synagogue d’entretenir dans la maison d’Israël le souvenir de ses gloires et de ses tristesses : jeûnes ou fêtes, le rituel s’efforce d’exalter ses espérances. — « Tout le culte, m’affirmait un rabbin d’Orient, repose sur la foi au rétablissement d’Israël. Partout, dans nos prières, conformément aux promesses des prophètes, nous implorons la délivrance de Sion, la réunion des tribus dans leur antique patrie. » — Ces divines promesses, nul doute que des milliers de Juifs d’Orient, de Russie, de Roumanie, ne les prennent à la lettre. Ezéchiel, dans la vallée remplie d’ossemens, n’a-t-il pas vu les os desséchés se rapprocher les uns des autres, et, au souffle de l’Esprit, les morts se redresser ? Ils croient fermement que Jéhovah rassemblera les exilés, des extrémités de la terre, pour les ramener dans leur héritage. J’ai rencontré un jeune hakham, de Petite-Russie, un enthousiaste aux yeux noirs inspirés, qui se plaisait à me citer les textes sur lesquels s’appuyait sa foi, m’alléguant tour à tour la Thora, les prophètes, le Talmud, Maïmonide, les prières liturgiques ; me démontrant doctement qu’un vrai Juif ne peut avoir d’autre patrie que la Palestine. Il m’énumérait ses autorités, et, pour mieux me convaincre, il m’en envoyait le lendemain une liste par écrit. « Lisez le chapitre XXX du Deutéronome, me disait-il : — Le Seigneur ton Dieu ramènera tes captifs et aura compassion de toi ; et il te rassemblera d’entre tous les peuples… Quand tu serais dispersé jusqu’aux extrémités du ciel, le Seigneur ton Dieu te réunira, il te retirera de là ; il te ramènera au pays que tes pères ont possédé, et tu le posséderas. — Que vous faut-il de plus net ? Et, conformément à cette promesse de la Thora, le Juif orthodoxe répète chaque matin avant la récitation du Schema : « Réunis-nous (ô Seigneur ! ) des extrémités de la terre : brise le joug de notre cou et ramène-nous tête haute dans notre pays ! » Et, ce souhait, il le renouvelle quotidiennement dans le Schemona essreh, prière obligatoire pour tous, trois fois par jour, m’affirmait mon jeune docteur : — « Sonne, ô Seigneur, de la trompette de la délivrance ! lève le drapeau pour la réunion des exilés, rassemble-nous bientôt et ramène-nous des quatre coins de la terre dans notre pays. Béni soit le Seigneur qui doit réunir les dispersés d’Israël, son peuple ! » Et ces prières, auxquelles j’en pourrais joindre bien d’autres, ajoutait mon ardent interlocuteur, voici bientôt deux mille ans que les Juifs du monde entier les répètent, le matin, dans la journée, le soir, implorant, sans se lasser, le rétablissement d’Israël. »

Aucun doute sur le sens initial de ces invocations ; c’est bien le rétablissement de la maison d’Israël et du royaume de David qu’appelaient de leurs vœux les débris des tribus. Mais c’est peut-être parce qu’ils l’ont vainement attendue durant des siècles et des siècles, cette restauration d’Israël, que tant de Juifs ont fini par ne plus l’entendre au sens littéral, ou par la reléguer dans la nuit de la fin des temps, comme les chrétiens, le second avènement du Christ. « L’an prochain à Jérusalem ! » continuent à se dire les Juifs, à Rosch Haschanah, en fêtant la nouvelle année israélite. L’an prochain à Jérusalem ! Ce souhait transmis par la foi opiniâtre de leurs pères, combien, parmi nous, le prennent au pied de la lettre ? Combien même, à Paris, à Berlin, à New-York, en désireraient l’accomplissement ? Où sont-ils, chez nous, ces Israélites qui se disent tout bas, avec Jehuda Halévy : « En Occident est mon corps, mais mon cœur est en Orient. — Qu’est pour moi l’Espagne, avec son ciel bleu et sa brillante renommée, — En regard d’un peu de la poussière du Temple foulé sous les pas des Gentils[27] ? » Jehuda Halévy était le contemporain des croisés, et, à bien des clercs ou des chevaliers d’alors, Jérusalem eût inspiré des sentimens presque analogues à ceux du poète d’Israël. C’était le siècle où tant de Francs, de tous les pays d’Occident, se précipitaient sur la Palestine en criant : Dieu le veut ; car, à nous aussi, chrétiens, Jérusalem est quelque peu notre patrie. Mais les temps ont changé ; la pieuse obsession de la terre-sainte a pris fin ; Juifs et chrétiens n’ont plus les yeux hypnotisés par la colline de Sion. Nous ont-ils l’air d’avoir la nostalgie de Jérusalem, les israélites que nous rencontrons sur le turf, ou sous les portiques de la Bourse ? Ceux d’entre eux qui songent à restaurer le royaume de David ne sont guère plus nombreux que les chrétiens qui rêvent encore d’arracher le saint-sépulcre à l’infidèle. — L’an prochain à Jérusalem ! Mais les Juifs de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, qui célèbrent Rosch Haschanah ressemblent-ils à des gens prêts à tout abandonner pour aller dresser leur tente dans la vallée du Cédron ? Montrent-ils, par leur conduite, qu’ils se regardent, dans nos villes, comme des hôtes de passage, en séjour temporaire parmi nous ? N’engagent-ils pas des affaires à long terme ? N’achètent-ils pas des terres ? Ne bâtissent-ils point, pour eux et pour leurs descendans, des maisons, des synagogues, des hôpitaux, des écoles, comme s’ils comptaient demeurer à perpétuité chez les fils de Japhet ? Ce que leur reprochent leurs adversaires, ce n’est point d’être prêts à nous quitter, c’est de trop se complaire chez nous. — Et les vieux Juifs de l’Est qui implorent encore la restauration d’Israël et la prompte venue du Libérateur, les voit-on réaliser leur avoir pour être libres de se transporter dans leur patrie future ? Négligent-ils pour cela leur commerce, ou diffèrent-ils, quant aux soucis de la vie, de leurs voisins chrétiens ? Oui, beaucoup en diffèrent ; mais c’est, d’habitude, qu’ils sont plus préoccupés du lendemain. En fait, ils ressemblent singulièrement, ces Juifs qui attendent la réunion des tribus, à ces protestans millénaires, comme il en reste encore dans la Grande-Bretagne, qui font des calculs sur l’avènement de la cinquième monarchie annoncée par Daniel. De ces rêveurs anglo-saxons, j’en ai connu : pour attendre l’accomplissement des prophéties, ils n’en vivaient pas moins en bons négocians, et en bons Anglais.

Il s’en faut, d’ailleurs, que tous les Juifs de l’est de l’Europe entretiennent de pareils songes. Fût-ce un ange du ciel, beaucoup accueilleraient avec une désagréable surprise le messager qui leur viendrait annoncer que, le royaume de David étant rétabli, ils sont tenus de retourner aux maigres pâturages de la terre de Chanaan. « Si jamais Israël redevient un peuple, me disait un Juif de la Vistule, je demande à devenir consul de Palestine à Varsovie. » Que de milliers de ces fils dégénérés de Jacob feraient le même souhait, réclamant qui Paris, qui Berlin, qui Rome, qui Washington ! Combien se soumettraient à toutes les vexations plutôt que de retourner aux rocailleuses collines du pays des ancêtres ? Pour la plupart même des Juifs de l’Est, la véritable restauration d’Israël, le règne du Messie libérateur, c’est la fin de la servitude, la délivrance des lois d’exception. La Jérusalem, la terrestre Sion dont ils implorent l’entrée, sous les vieilles formules rabbiniques, c’est la liberté et l’égalité civiles. Prenez les plus misérables juiveries lithuaniennes ou biélo-russes ; interrogez les plus pauvres Juifs roumains ou polonais, ils vous diront qu’ils n’aspirent qu’à demeurer aux bords du Niémen ou du Pruth, pourvu qu’il leur soit permis d’y mener une vie tolérable. La patrie, pour eux, c’est la terre où leurs pères sont morts et ensevelis ; et quand ils sont contraints de la quitter, leur exode leur semble bien un exil.

Si la nationalisation des Juifs parmi nous n’avait contre elle que leurs espérances messianiques, elle serait achevée avant deux ou trois générations. Mais, nous le savons, il est des pays modernes où le Juif ne peut guère aspirer au titre de citoyen. Aujourd’hui, tout comme au moyen âge, nous voyons des gouvernemens s’ingénier à retarder son assimilation, comme s’ils désiraient le maintenir, pour jamais, à l’état de nation distincte. C’est ainsi que plus de cent ans après Mendelssohn et après le décret de la Constituante, des israélites qui avaient foi dans l’assimilation en viennent à être pris de doute. « Quand on nous affirme, tous les jours, que nous ne pouvons devenir Russes, Polonais, Roumains, que nous sommes Juifs et ne pouvons être que Juifs, me confiait un de ces étudians qui viennent chercher à Paris les diplômes qu’on leur refuse en Russie, comment ne pas nous demander si nous ne faisions pas fausse route ? Puisqu’on persiste à nous considérer comme un peuple, et qu’on nous déclare inassimilables, pourquoi n’examinerions-nous pas si nous ne pourrions redevenir une nation ? On ne nous laisse pas le choix. Nous essayions de sortir de notre exclusivisme, et l’on nous y ramène de force ; on nous chasse des villes et des campagnes chrétiennes pour nous reconduire à nos juiveries ; on nous barre l’entrée des collèges et des universités, autant dire l’accès de la civilisation. En Occident même, là où les lois d’exception étaient abolies d’ancienne date, on entend des voix bruyantes en réclamer le rétablissement. Pourquoi ne rejetterions-nous pas ceux qui nous rejettent, et ne mettrions-nous pas notre orgueil à rester ou à redevenir nous-mêmes ? Qu’est-ce après tout qui empêche Israël de renaître ? La religion se perd dans notre jeunesse ; la nationalité survit. Laissons à leur sort les Juifs d’Occident en train de se fondre avec les peuples modernes. Ne pourrions-nous, là où nous sommes en nombre, sur les terres russes, polonaises, roumaines, constituer une nationalité vivante au milieu des nations qui se disputent la suprématie de l’Est ? Pourquoi même ne pourrions-nous pas coloniser la Palestine et la Syrie, reconstituer un État juif, retrouver au moins, comme les Grecs, un centre national indépendant, où il nous serait loisible de vivre selon nos lois et nos mœurs, conformément à notre génie historique ? Après tout, il est peut-être vrai que, pour le Juif, la patrie des autres ne sera jamais qu’une belle-mère et non une mère, — a step-fatherland, comme dirait un Anglais. »

Le vœu mis jadis par G. Eliot sur les lèvres de Mordechaï, je l’ai ainsi entendu formuler plus d’une fois. Il faisait sourire lors de l’apparition de Daniel Deronda. Il mérite aujourd’hui d’être traité moins légèrement, parce que les Juifs de l’Est ont beaucoup souffert depuis lors, et que leurs souffrances et leurs appréhensions rendent à nombre d’entre eux le désir d’être indépendans des chrétiens, d’avoir un pays, un territoire à eux[28]. Ce rêve d’un État juif prendra-t-il jamais corps ? Je n’oserai dire non ; si malaisé que cela soit, cela n’est pas impossible. La question vaudrait d’être examinée, et je le ferai peut-être un jour. Mais quand les Juifs devraient être, de nouveau, en majorité au pays de Chanaan, comme ils le sont déjà à Jérusalem ; quand ils édifieraient sur les deux rives du Jourdain une minuscule république ou une petite principauté juive, cela ne déciderait point les israélites d’Occident à retourner au vieux pays. Je ne vois pas les Juifs de France, d’Angleterre, d’Allemagne, d’Italie, s’embarquant en masses pour Jaffa ou Saint-Jean-d’Acre. On ne saurait dire d’eux, comme des Turcs, qu’ils sont campés en Europe. La Palestine n’aurait du reste pas de quoi les nourrir. La Syrie entière ne pourrait abriter qu’une faible minorité des sept ou huit millions de Juifs du globe. Faudrait-il, pour leur faire place, en expulser les chrétiens et les musulmans ? Irions-nous confier à la Synagogue la garde du Saint-sépulcre ? Quel chrétien voudrait le proposer ou le tolérer ?

Abandonnez à Israël toutes les terres libres de Syrie, avec le désert jusqu’à l’Euphrate ; elles ne sauraient faire vivre le tiers ou le quart des Juifs de l’Europe. Si l’ancien pays de Chanaan et les régions voisines en peuvent accueillir quelques centaines de milliers, ce sera beaucoup. Et ces nouveaux colons leur viendront uniquement des grandes juiveries de l’Est, car il ne faut pas confondre Paris avec Berditchef et Vienne ou Berlin avec Iassy. Le Juif qui songe à retourner au pays des ancêtres, ce n’est pas l’hôte incommode dont nos capitales se débarrasseraient volontiers ; ce n’est ni le courtier véreux, ni le spéculateur éhonté, ni l’aventurier cosmopolite en quête de marchés suspects, ni l’entrepreneur de publicité à l’affût des plumes à vendre.et des votes à acheter. Ceux-là nous resteraient ; nous aurions beau rendre à Israël le territoire des douze tribus, il faudrait, pour les attirer à Jérusalem, construire sur la montagne de Sion une Bourse, des banques, des chambres, tout ce qui est nécessaire aux opérations dont ils convoitent le monopole. Ce qui se dirige vers la Palestine, c’est la portion d’Israël la moins énergique et la moins entreprenante, la moins ambitieuse, la moins cultivée, et, si l’on peut ainsi dire, la moins jeune. Je les ai visités, les Juifs de Jérusalem ; je les ai vus, le vendredi, pleurer sur la muraille du Temple, en implorant dans leurs lamentations le relèvement de Sion. C’est un des spectacles les plus touchans qu’il ait été donné à mes yeux de contempler : Bida et Verestchaguine en ont rendu la tristesse pénétrante. Ni chez les vieillards qui viennent mourir à Jérusalem pour être enterrés dans la vallée de Josaphat, ni chez les débiles adultes qu’y fait vivre la halouka, la charité de leurs riches coreligionnaires d’Occident, on ne saurait prendre les élémens d’une résurrection nationale. Ce qu’on voyait de Juifs en terre-sainte ressemblait moins à la renaissance d’un peuple qu’au dépérissement d’une race. On eût dit des ruines humaines sur des ruines de pierres, comme si les restes des tribus étaient venus expirer sur l’emplacement de la maison de David[29].

Ce n’est pas vers l’Orient et les arides collines de Judée que sont tournés les yeux de nos Israélites d’Occident. Même dans les sordides juiveries russo-roumaines, la masse regarde moins vers la Syrie que vers les pays du soleil couchant. Aux terres épuisées, aux populations appauvries de l’Asie, le Juif préfère les riches campagnes de l’Amérique. Le grand courant du moderne exode ne se dirige pas vers les contrées de la Bible, il est en sens contraire. Les défiances de la Porte laisseraient les réfugiés israélites libres de faire voile vers le Liban ou le Carmel, que la plupart n’en préféreraient pas moins s’entasser à bord des transatlantiques. Des terres nouvelles, des pays neufs ! voilà le cri du Juif qui, sous l’aiguillon de la misère, s’évade du grand ghetto de Russie. Pour lui, la terre promise n’est plus entre la mer et le Jourdain ; elle est, là-bas, dans les brouillards de l’Ouest, sur les rives de l’Océan. Hier à peine, les rabbins de l’Hudson et du Mississipi, fêtant le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique, comparaient Colomb à un autre Moïse suscité par Jéhovah pour préparer à Israël, chassé du vieux continent, un refuge dans un monde meilleur[30]. Aux rêveurs qui l’invitent à former de nouveau un peuple, les récentes migrations de Juda donnent le démenti des faits. Au lieu de revenir à leur berceau d’Asie, la plupart de ses fils tournent avec dédain le dos à l’Asie. Israël devient de plus en plus Occidental, Européen, Américain. Pour en refaire un peuple, il faudrait agglomérer les débris des tribus et les concentrer sur un même territoire ; et loin de se rassembler des extrémités du monde, les fils de Jacob se dispersent, plus que jamais, parmi les Gentils ; le vent de la persécution les jette aux quatre coins de l’univers. Et plus ils se disséminent sur le globe, plus la couche israélite étendue à la surface des nations s’amincit, et moins elle offre de résistance aux influences locales. Le vieux particularisme, qui a survécu à la diaspora de l’antiquité, ne résistera point à cette nouvelle dispersion. À mesure qu’il s’éparpille sur le monde, le Juif s’affranchit de son exclusivisme religieux ou national. Ainsi en est-il déjà dans presque tous les pays libres, des Carpathes aux montagnes Rocheuses.


VI

Si, pour le grand nombre des Juifs, la Palestine ne peut redevenir une patrie territoriale qui leur rende une vie nationale indépendante, le judaïsme ne peut-il continuer à leur tenir lieu de patrie ? Alors même qu’il ne serait plus qu’une religion, le judaïsme en effet garderait toujours cette particularité d’être une Église dont les membres croient descendre du même père et se considèrent comme frères par le sang. De là, chez les Juifs, une solidarité sans pareille dans toute autre religion. De là, jusque chez les plus sceptiques, une tendance à faire prédominer le lien religieux sur le lien national, car, pour eux, le lien religieux est identique au lien de race, — à se regarder comme Juifs avant de se regarder comme Français, Anglais, Allemands. De là, enfin, cette sorte de cosmopolitisme qui permet à tant d’entre eux de passer sans déchirement d’un pays à un autre, cette aisance de cœur à s’acclimater partout où ils peuvent dresser leur comptoir ou leur banque. Car, au particularisme national, tend à succéder, chez nombre de Juifs, une sorte de cosmopolitisme international qui s’allie parfois avec l’ancien particularisme et qui, au fond, a le même principe. Tandis que le vieux Juif orthodoxe, confiné dans ses rites et ses souvenirs, ne connaissait guère d’autre patrie que Jérusalem, le Juif civilisé d’Occident est enclin à considérer le monde comme un domaine à exploiter, s’inquiétant médiocrement du sort des provinces et des empires qu’il traverse, ayant toutes ses pensées égoïstes tournées vers ses intérêts personnels et tout ce qui lui reste d’instincts généreux tournés vers les intérêts du judaïsme, de cette antique et vaste confrérie dont, à travers toutes ses transformations, le Juif se sent toujours membre. Israël continue à ressembler au vif-argent, à cet étrange métal liquide dont les gouttelettes toujours en mouvement courent en tous sens, sans se mêler à rien de ce qui les entoure, pour se réunir et se fondre ensemble dès qu’elles se rencontrent.

À tout cela, que de choses à dire ! C’est toujours même histoire : le Juif a été formé par le passé que nous lui avons fait. Sa solidarité persistante, son apparent cosmopolitisme sont en grande partie notre œuvre. Sans les humiliations et les vexations qui les ont tenus étroitement blottis les uns contre les autres, le lien de race des Sémites se serait rompu ou relâché. Ce que pèse, à la longue, la parenté d’origine, nous pouvons le voir par nos querelles de famille, par les guerres de dynasties maintes fois apparentées, par les luttes intestines de tant de nations des deux mondes, par les jalousies de tribus qui ont si souvent mis aux prises des peuples que tout engageait à se regarder comme frères. Groupes religieux, groupes nationaux, presque partout, chez cet animal querelleur qui s’appelle l’homme, la cohésion a été en raison directe des heurts ou des froissemens du dehors. Si aucun groupe humain n’a présenté une consistance égale à celle d’Israël, c’est qu’aucun n’a subi pareille compression.

Ici, comme partout, le passé explique le présent. Le sentiment juif, fortifié par des siècles de souffrances et d’anxiétés communes, se perpétue, par une sorte d’atavisme, là même où il n’est pas fomenté par les tracasseries ou les inquiétudes du présent. Il survit jusque chez les Juifs dégagés de la tradition d’Israël et intimement incorporés aux nations modernes. Combien restent Juifs sans rien garder de la loi mosaïque ! Arsène Darmesteter, racontant comment il avait perdu la foi de ses aïeux, disait à un ami : « Je ne me suis pas pour cela détaché du judaïsme ; il est pour moi comme une autre patrie[31]. » J’aime ce mot et ce sentiment. Je comprends mal l’homme qui, après avoir, partagé la foi d’une Église, après lui avoir dû les aspirations les plus hautes et les émotions les plus suaves de son adolescence, ne lui garde plus dans son cœur un souvenir attendri. Cela me paraît le fait d’un esprit étroit, ou d’une âme sèche. Tous les chrétiens dont la foi s’est ébréchée aux rocs de la route et aux cailloux du chemin n’ont pas, pour cela, pris en aversion la douce éducatrice de leur enfance. J’en sais qui, à travers leur scepticisme de tête, lui conservent un attachement de cœur. Cela se rencontre ailleurs que chez les fils d’Israël. C’est encore un des côtés par lesquels nos protestans français se peuvent rapprocher des Juifs. Qui de nous n’a connu de ces protestans détachés du dogme de la Réforme et qui, par leur intérêt pour la Réforme et les réformés, n’en demeurent guère moins protestans ? Pour eux aussi, la religion est comme une autre patrie et, chez eux aussi, l’esprit de confraternité survit à la ruine des croyances. Pourquoi ce sentiment est-il, en France, plus fréquent chez le protestant que chez le catholique ? C’est que nos protestans ont longtemps formé une société à part et longtemps, eux aussi, souffert en commun ; c’est qu’ainsi que les Juifs, ils sont chez nous en minorité, et que l’esprit de solidarité est, en tout pays, un des traits les plus marqués de la psychologie des minorités religieuses, si bien que ce que nous disons, en France, des protestans, on pourrait le dire, en Prusse ou en Angleterre, des catholiques.

Laisserons-nous enseigner que, pour être patriote, il faut borner ses affections aux limites de la patrie ? Je plaindrais alors les patriotes, si larges semblent les frontières où leur âme s’emprisonne. Pour être bon Français, serons-nous vraiment tenus de ne rien aimer en dehors de la France, et nous faudra-t-il rogner les ailes de nos sympathies pour qu’elles ne puissent franchir les mers ou voler par-dessus les monts ? Devrons-nous parodier, en la mutilant, la devise de l’anneau de saint Louis, et oubliant la place faite à Dieu par le roi croisé, dirons-nous : Hors France, pas d’amour ? Je ne sais ce qu’en pensent les professeurs de patriotisme laïque ; mais, ce dont je suis sûr, c’est qu’un tel patriotisme n’a rien de chrétien.

Prenons-y garde ; le reproche que nous jetons au Juif peut se retourner contre d’autres. Pas une grande Église qui ne se fasse honneur de le mériter. Catholique, protestant, orthodoxe, où est le croyant qui ne garde un coin de son cœur à ses frères du dehors ? Épiscopales ou dissidentes, les innombrables sociétés religieuses de l’Angleterre auraient honte de borner leur zèle au ruban d’argent qui enserre la Grande-Bretagne, ou même aux gigantesques territoires qui constituent la Greater Britain. Si vaste que semble l’empire qui, du Pacifique à la Baltique, couvre la moitié de notre continent, ses frontières sont trop étroites pour les sympathies du marchand ou du mougik russe qui débordent, par-dessus les monts, sur ses frères orthodoxes. Et nous Français, qui avons jadis conduit vers les plages d’Orient la chevalerie chrétienne, l’horizon de nos yeux est-il si rétréci, ou notre cœur déjà si refroidi, que rien dans le vaste monde n’ait plus le don de le faire battre ?

Ne nous calomnions pas nous-mêmes ; en dépit de toutes les leçons d’égoïsme qui nous ont été données du dehors et des résolutions intéressées que nous prenons parfois tout haut, l’antique générosité de l’âme française n’est pas morte. Le serait-elle ailleurs, je sais bien où elle survit. C’est chez les hommes de foi attachés à la vieille Église. Leur cœur, à ceux-là, est resté aussi large que notre petite planète. Eux aussi, à leur manière, sont cosmopolites, bien que Français entre les Français. N’allez pas leur parler d’enfermer leurs affections et leur besoin de dévoûment entre le Pas-de-Calais et le golfe du Lion. Que signifierait alors le nom de catholique ? — Pauvres catholiques ! pauvres cléricaux ! Que de fois ne leur a-t-on jeté à la face le classique reproche adressé aux Juifs ! Que de fois, en France, en Allemagne, en Angleterre, dans les deux Amériques, ne les a-t-on convaincus d’avoir leur cœur hors du pays et de subordonner l’intérêt national à un intérêt étranger ! C’était déjà, sous l’ancien régime, le grand grief de nos gallicans, et n’est-ce pas le sens de ce nom d’ultramontains dont leurs adversaires se plaisent à marquer le front des catholiques ? Pour que l’analogie soit plus complète, de même qu’on accuse la hiérarchie romaine, avec ses évêques, ses prêtres, ses moines, d’avoir une organisation internationale incompatible avec l’unité de l’État, n’a-t-on pas accusé Israël de constituer une autre internationale aux chefs occultes, qui ne vise à rien moins, elle aussi, qu’à la conquête du monde et à l’assujettissement des nations ?

J’ai déjà signalé la ressemblance de l’antisémitisme avec l’anticléricalisme. Entre ces deux frères ennemis, on reconnaît encore ici un air de parenté. Il y a une similitude frappante entre les attaques des antisémites contre les Juifs et les diatribes des anticléricaux contre la papauté. C’est souvent même langage, mêmes formules, mêmes conclusions, si bien que les ennemis d’Israël et les ennemis du Vatican n’auraient guère que les noms à changer dans leurs réquisitoires contre l’Église, ou contre la Synagogue. Comme l’antisémite dit aux Juifs que leur patrie est Jérusalem, l’anticlérical répète au catholique, au prêtre, au moine, que leur patrie est Rome. De tous deux, du Juif et de l’ultramontain, on assure qu’ils forment un État dans l’État, imperium in imperio. Contre tous deux, on fait appel aux passions nationales, on réclame des mesures de protection, c’est-à-dire des lois restrictives. La différence est que, d’habitude, ceux qui dénoncent le péril juif ne sont pas les mêmes que ceux qui signalent le péril romain. Encore, dans les pays protestans ou orthodoxes, en Russie, par exemple, où l’on n’a pas beaucoup plus de goût pour Rome que pour Sion, les mêmes défiances sont témoignées, par les mêmes bouches, à Juda et à Rome, au Kahal et au Gesù[32].

Nous ne sommes pas de ceux qui croient que le Juif ou le jésuite mettent en péril la nationalité des peuples, ou l’indépendance de l’État. Que ce soit contre Juda, ou contre Loyola, nous n’apercevons pas la nécessité de lois d’exception. Nous avons assez de foi dans la liberté pour croire que, vis-à-vis d’Israël et vis-à-vis de Rome, le droit commun suffit. Il y a trop de forces en lutte dans le monde moderne pour que le Kahal ou le Gesù en fassent la conquête. Je dirai plus ; nous n’avons pas d’aversion pour tout ce qui tend à chevaucher par-dessus les frontières. Il nous semble que, par ce temps d’exclusivisme national où chacun semble vouloir se calfeutrer chez soi, il n’est pas mauvais de percer des jours à travers les murailles qui séparent les peuples. C’est là, entre autres, une des fonctions de la religion. Quoi qu’en pensent les partisans de l’omnipotence de l’État, il est heureux, pour l’humanité, que ces deux liens des âmes, la patrie et la religion, ne soient pas toujours d’égale longueur, que l’un se prolonge là où l’autre finit. Si les limites des religions coïncidaient avec les bornes des États, les frontières risqueraient d’être des cloisons étanches ne laissant passer ni les idées, ni les affections. Le dualisme ici a du bon. Contrairement à la cité antique, chaque nation aujourd’hui comprend plusieurs religions, de même que chaque religion embrasse dans son sein plusieurs nations. C’est un avantage du monde moderne sur l’antiquité.

Juifs, protestans, catholiques, quand on nous reproche d’avoir des affections en dehors de la patrie, on oublie que toutes les grandes religions sont cosmopolites. La patrie est forcément locale ; la religion doit être internationale ou supranationale. Sa mission veut qu’elle soit un lien entre les peuples, non moins qu’entre les particuliers. C’est, pour cela, que catholique est le plus beau nom que puisse porter une Église. Si le judaïsme a une infériorité, c’est qu’on peut lui contester le titre de religion universelle ; c’est qu’il a été longtemps un culte national, un culte de tribu. Ce caractère ethnique primitif, la dispersion le lui fait perdre. Comme le christianisme, et à meilleur droit peut-être que l’Islam qui tend à absorber la nationalité dans la religion, le judaïsme devient, lui aussi, un culte international.

Quand nous n’aurions de souci que pour l’évolution terrestre de l’humanité, je ne sais si nous devrions nous louer de l’affaiblissement de la solidarité religieuse, car par quoi la remplacer ? Par le sentiment de la solidarité humaine ? C’est bien vaste et bien vague. Le fanatisme confessionnel n’est plus guère qu’un souvenir lointain ; il nous faut plutôt prendre garde au fanatisme national. Je goûte peu le « nationalisme » étroit que, en France comme en Allemagne, certains pédagogues prétendent introduire dans l’école. C’est une inspiration rétrograde, un recul sur l’esprit moderne et sur le moyen âge. C’est compromettre, à force de l’outrer, l’idée nationale. Supprimez les religions, ne laissez au peuple que le culte de la patrie, ce n’est rien moins qu’un retour au paganisme, une façon d’idolâtrie renouvelée de l’antiquité. Au Dieu unique, père commun de tous les peuples, vous substituez une sorte de polythéisme national, où chaque nation aura ses dieux. C’est le retour à la cité antique, au culte de Rome et d’Auguste, à la déification de César contre laquelle Juifs et chrétiens ont protesté, par le sang de tant de martyrs.

Je sais que notre époque n’est que confusion et contradiction. Pendant que, du haut des chaires officielles, certains docteurs prêchent à nos enfans l’adoration de la patrie érigée en divinité unique, des voix d’en bas, qui vont grossissant, prêchent aux masses la négation de la patrie. Le siècle, qui avait bruyamment proclamé le principe national, n’est pas encore à sa fin que déjà l’idée nationale, dans ce qu’elle a plus légitime, se trouve, à son tour, mise en question. Il se dresse contre elle, des bas-fonds de notre société, un adversaire plus redoutable que le vague cosmopolitisme philosophique du XVIIIe siècle. Tandis que d’aveugles et sourdes sentinelles appellent aux armes contre l’ultramontain ou contre le sémite, un ennemi autrement dangereux s’est glissé à travers nos frontières, menaçant de déployer sur nos capitales le rouge drapeau du cosmopolitisme ouvrier. L’ennemi des nationalités modernes, celui qui déjà forme partout un État dans l’État et qui, plus ambitieux que Charles-Quint ou Napoléon, prétend à l’empire universel, nous savons son nom, nous le voyons à l’œuvre, c’est le socialisme révolutionnaire. Au patriotisme national et à la solidarité religieuse, il entend substituer la communauté des jalousies et la solidarité des convoitises. À cet internationalisme, le seul à craindre aujourd’hui, ce n’est pas la confraternité juive ou chrétienne qui fraiera la voie. Tout au rebours, par cela seul qu’elles nouent entre les hommes des liens indépendans des intérêts de classes, les religions, en dehors même de leur dogme et de leur morale, font obstacle au triomphe de l’internationalisme révolutionnaire. Pour vaincre, il faut qu’il passe sur le corps de la religion, aussi bien que sur le corps de la patrie. Il le sait bien, et c’est une des raisons pour lesquelles l’idée religieuse lui est aussi antipathique que l’idée nationale.

Soyons de notre temps ; ne prenons pas pour des êtres vivans les fantômes d’imaginations attardées. Les nations modernes courent-elles un péril, ce n’est point du côté des religions, ni du moine catholique, ni du pasteur réformé, ni du rabbin israélite. Il est loin, le temps où huguenots et ligueurs appelaient, sur la terre française, les reîtres allemands et les tercieros espagnols. Quant au Juif, à ce muet souffre-douleurs du passé, quel étranger est jamais accouru à sa défense ? Il faut la rancuneuse mémoire du Castillan pour lui reprocher les villes du roi Rodrigue, ouvertes aux Arabes de Tarik.

Si, par son éducation ou par ses origines, le Juif semble enclin au cosmopolitisme, cela le rend plus apte à servir de trait d’union entre les peuples, ainsi que ses pères de l’antiquité alexandrine et du moyen âge arabe. À une époque, demande un Juif d’Occident, où tant d’élémens contribuent à diviser les peuples, est-il mauvais qu’il s’en trouve pour les rapprocher[33] ? C’est là, disait Grætz l’historien, la mission nationale, il n’osait écrire la mission providentielle des Juifs[34]. Que ne s’y adonnent-ils en plus grand nombre ? Dissiper les nuages de préjugés amoncelés entre les peuples contemporains, ce serait un bel office, car s’ils savaient mieux se comprendre, les peuples auraient moins de peine à s’entendre.

On nous représente parfois les Juifs semant la haine entre les nations, pour les mettre aux prises, afin de s’enrichir de leurs dépouilles et d’établir sur les Gentils l’empire d’Israël. C’est mal connaître l’esprit de Juda. Ils n’étaient pas d’Israël, les trois convives de Berlin qui, en juillet 1870, laissaient tomber leurs fourchettes à la pensée que la guerre menaçait de leur échapper. Le Juif est pacifique. Cela n’est pas seulement vrai du tempérament juif, qu’on ne soupçonne guère d’habitude d’instincts belliqueux, cela l’est non moins du judaïsme. S’il y a quelque chose de constant dans sa tradition, c’est l’amour de la paix, la glorification de la paix. Ici encore le judaïsme est d’accord avec le christianisme, parce qu’ils ont tous deux même fondement. Comment oublier qu’il a ses racines dans l’hébraïsme, le grand dogme de la fraternité humaine, apporté au monde par les apôtres de Galilée, ce dogme judéo-chrétien, auquel tant de modernes prétendent réduire toute religion et toute morale ? Ces Juifs, taxés d’un incurable esprit de tribu, ont proclamé les premiers que les hommes étaient frères, descendant du même Adam, de la même Ève. — Pourquoi, demande le Talmud, n’y a-t-il eu d’abord qu’un seul Adam ? C’est afin que les hommes eussent tous le même père, et qu’une nation ne pût dire à l’autre : Nos ancêtres étaient plus riches ou plus grands que les tiens. — Tous les hommes sont frères, toutes les nations sont sœurs ; « toutes, dit le Seigneur à Abraham, seront bénies en toi[35]. » Et cette fraternité humaine que ses livres plaçaient au berceau du genre humain, les voyans de Juda l’ont projetée sur l’avenir. Au temps où l’Assyrien mitre écrasait les peuples sous la roue de ses chars de guerre, le Juif captif osait annoncer qu’un jour viendrait où la concorde et la paix régneraient à jamais parmi les nations. La fraternité primitive doit être rétablie à la fin des temps. On en connaît les emblèmes prophétiques ; ce sont ceux de l’Éden : l’agneau habitera avec le loup, le chevreau gîtera près du léopard. Beau symbole et noble espérance ! Qu’est-ce à dire, si ce n’est que les grands et les forts entre les peuples respecteront la faiblesse des petits. Maïmonide, l’aigle de la Synagogue, a soin de l’avertir que cela s’accomplira sans miracle. Pour lui, l’agneau et le chevreau sont la figure d’Israël, le loup et la panthère la figure des nations converties à la justice et à la paix. Qu’importe l’interprétation des rabbins ? La fraternité entre les hommes, la paix entre les nations, voilà un idéal qui n’a rien d’exclusif ; et si c’est là du cosmopolitisme, quel patriote s’en pourrait offusquer !

Ces espérances, nous savons quel nom elles portent en Israël. C’est le messianisme. Nous nous retrouvons, de nouveau, en face du grand dogme de Juda, et de nouveau, il nous faut bien avouer qu’il concorde, le vieux dogme oriental, avec ce qu’il y a de plus élevé dans nos aspirations modernes. Ce futur âge d’or que les Juifs d’Alexandrie faisaient prédire au monde gréco-romain par la voix des sibylles, teste David cum Sibylla, notre Occident vieilli s’est pris, lui aussi, à en songer. « De leurs glaives, dit Isaïe, fils d’Amos, les peuples forgeront des hoyaux, et de leurs lances ils feront des serpes : une nation ne tirera plus l’épée contre une autre, et l’on n’apprendra plus la guerre. » Est-ce que, dans l’Europe en armes des Hohenzollern, pareilles visions seraient devenues criminelles ? Ou ne sentons-nous pas, nous Français, ce que ces lointaines promesses ont de conforme à notre esprit national et à notre toi dans la justice ? Règne de la paix par le règne du droit, fraternité des peuples dans la liberté des nations, n’est-ce pas la prophétie que nos voyans de 1789 ont, eux aussi, osé faire au monde, du haut de leur présomptueux Sinaï ?

Cet âge de paix, le christianisme interdit-il d’y rêver ! Nullement. Ces espérances, le christianisme les autorise, il les a faites siennes, et pour travailler à les réaliser, il n’a pas attendu nos philosophes. Les nations chrétiennes écouteraient la voix de l’Église qui, chaque jour, prie pour la paix entre elles que le monde pourrait dire : O guerre, où est ton aiguillon ? Après la trêve de Dieu, nous aurions la paix de Dieu. La nouvelle loi a recueilli l’héritage de l’ancienne, et ce qu’avaient vaguement entrevu les prophètes du Carmel, l’Évangile s’est engagé à en faire une vérité ; s’il n’y a pas encore réussi, la faute en est à l’orgueil de la vie et à la concupiscence des yeux. Cette aspiration vers la paix entre les fils du Père commun, paix entre les nations, paix entre les classes, elle appartient si bien à la nouvelle loi, comme à l’ancienne, que, pour y atteindre, certains fils d’Israël n’ont pas craint de recourir à la papauté. C’est ainsi qu’Isaac Pereire (par plus d’un côté, un Juif représentatif du Juif moderne) adressait, avant de mourir, un appel au pape Léon XIII. Et le rêve du vieux banquier sephardi, un jeune savant doublé d’un poète, M. J. Darmesteter, le reprenait récemment à son compte. Voilà au moins des Juifs qu’on ne saurait taxer d’exclusivisme national[36].

À ces grands songes d’avenir quelques-uns, il est vrai, associent le passé d’Israël. Ils ne renoncent point aux promesses faites à la Maison de Juda et, dans l’humanité future, unifiée sous la justice, ils réservent une place à la fille de Sion. Ils voient en espérance, conformément aux visions de Michée et d’Isaïe, la plate-forme du Moriah, la montagne de la maison du Seigneur se dresser par-dessus les collines, et les peuples y affluer de toute part pour célébrer la Pâque nouvelle. À Joseph Salvador[37], fils de l’antique Israël et de la France moderne, chez qui la tradition de Juda s’amalgamait avec nos aspirations françaises, Jérusalem apparaissait, dans les brumes de l’avenir, comme le centre idéal de l’humanité, comme la ville sainte du novum fœdus, du pacte d’alliance entre les peuples. De la cité de David, ce Juif français eût fait volontiers le Washington des États-Unis de la planète, la capitale fédérale de l’Orient et de l’Occident, du Septentrion et du Midi réconciliés dans la justice. Mais Salvador est déjà vieux, et ils se font rares, les Israélites qui partagent ses espérances. Chez la plupart, l’universel a pris le dessus sur la tribu, l’humanité rejette dans l’ombre Israël. Si leurs utopies d’avenir se teignent encore d’une couleur nationale, la teinte n’en est plus juive, elle est plutôt française, allemande, anglo-saxonne. C’est ainsi qu’en nous retraçant les idées de Salvador, J. Darmesteter réclame pour Paris, la profane Jérusalem de la Révolution, le titre de cité sainte des temps nouveaux. Et quand les Juifs persisteraient à revendiquer cette gloire pour l’étroite cité de Juda, ils ne seraient pas les seuls. Que de chrétiens de tout rite font, eux aussi, dans leurs rêves de renouvellement de ce vieux globe terrestre, une place à la cité sainte, éternel symbole de nos plus hautes espérances ! Cette fonction de centre idéal du monde, d’ombilic moral de l’humanité, nombre de catholiques l’attribuaient naguère à la ville aux sept collines ; mais depuis qu’elle est déchue au rang de capitale nationale, Rome laïcisée, Rome désaffectée, ne peut guère aspirer à pareille dignité ; bien des yeux habitués à regarder vers les bords du Tibre se détournent lentement de la nouvelle Jérusalem vers l’ancienne[38].

Utopies d’illuminés ou visions de prophètes, finissons sur ces grands rêves, les plus beaux peut-être dont se soient bercés les enfans des hommes. Il aura bientôt trois mille ans, ce vieux songe d’Israël ; il nous semblait naguère que les temps étaient venus et que l’accomplissement en était prochain. Les devins des Gentils nous l’avaient promis, et le siècle qui ne croit plus aux prophéties avait foi dans leur horoscope. Mais devins des Gentils et prophètes de Sion se seraient-ils trompés ? Les nations sont pareilles à des armées rangées en bataille, qui bivouaquent dans la nuit en attendant le choc du lendemain : quand luira-t-elle à nos yeux, l’aurore du jour béni, où, parmi les peuples, l’agneau pourra paître à côté du lion et le chevreau gîter près du léopard ? Au lieu de s’en rapprocher, jamais notre Europe n’en a semblé plus loin. N’importe ; ce grand rêve, il est bon, pour le monde, que nos cœurs ne s’en détachent point. La Bible et l’Évangile nous défendent d’en désespérer. C’est à nous surtout, à nous, chrétiens, libres de tout esprit de tribu et de tout exclusivisme de race, de ne pas trahir ces hautes espérances de paix dans la justice, et de les faire triompher entre les nations et les races, aussi bien qu’entre les classes et les individus. Nous ne pouvons en abandonner le soin aux fils de Jacob ; ici encore, c’est un devoir, pour nous, de travailler à l’avènement du règne de Dieu, du règne de la Paix et du Droit, en écartant tout ce qui divise les peuples et sépare les tribus humaines. Beati pacifici, a-t-il été dit sur la montagne. Et moi aussi, en écrivant ces pages, et en repoussant de mes lèvres les paroles de haine, en me refusant à croire que la différence de sang a mis une inimitié éternelle entre la postérité de Japhet et les fils de Sem, j’ai conscience d’avoir contribué, pour une trop faible part, à cette œuvre de paix ; — et ce faisant, je crois avoir été fidèle à l’esprit de charité et de mansuétude qui a soufflé sur nous des collines de Galilée.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 mai, 15 juillet 1891 et 15 décembre 1892.
  2. Cette cérémonie symbolique avait encore lieu après 1830 ; elle n’a été abolie, croyons-nous, que sous Pie IX. (Voyez, par exemple, Mendelssohn Bartholdy : Reisebriefe aus den Jahren 1830-32 ; Leipzig, Mendelssohn, 1865, p. 122.)
  3. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III ; la Religion, liv. III, ch. II.
  4. D’après M. Ulysse Robert (Étude historique et archéologique sur la roue des Juifs, Revue des Études juives, VI et VII, 1883), l’usage de la rouelle semble avoir existé dans le diocèse de Paris, dès le commencement du XIIIe siècle. Le IVe concile de Latran (1215) en étendit l’usage à toute la chrétienté. Saint Louis l’imposa aux Juifs de France par une ordonnance de 1209. Philippe le Hardi, trouvant ce signe insuffisant, obligea les Juifs, en 1271, à joindre à la rouelle une corne sur leur bonnet. Nous possédons plusieurs images du temps représentant le Juif avec la rouelle. Une bulle du pape Paul IV on renouvela l’obligation, pour les Juifs de Rome, en plein XVIe siècle. (Rodocanachi, le Ghetto de Rome, p. 163-164.)
  5. Ainsi, Isidore Loeb : Nouveau Dictionnaire de géographie universelle, article Juifs, p. 999, 3e colonne… : « Même la rouelle du concile de Latran paraît empruntée aux musulmans. »
  6. Le patois juif ou « jargon » apporté en Pologne, par les Juifs chassés d’Allemagne au XIVe siècle, semble avoir été originairement le dialecte de la Haute-Saxe. Tout en se corrompant, il a gardé un caractère ancien et pris, sur les lèvres des Juifs exilés, un accent nouveau. Comme les petits Juifs étaient mis de bonne heure à l’étude de l’hébreu, la langue morte s’est infiltrée peu à peu dans la langue vivante, ou l’idiome sacré dans le parler vulgaire. C’est ainsi que, dans le jargon, la plupart des notions abstraites, religieuses ou philosophiques, sont rendues par des termes hébreux ou araméens. Une des choses qui ont contribué à faire vivre et même à faire écrire le « jargon, » c’est la répugnance des vieux rabbins du XVIIIe siècle et des ultraorthodoxes pour la littérature des Gentils ; ils craignaient qu’en lisant les livres allemands les jeunes Juifs ne perdissent la foi d’Israël. — Outre d’assez nombreux journaux et de nombreuses traductions, on peut citer des contes, des nouvelles, même des poésies en cette langue hybride. (Voyez, par exemple, Max Grünbaum : Judisch-deutsche Chrestomathie ; Leipzig, 1883.)
  7. Voyez (Revue des Études juives, avril-juin 1880) la Relation de los poetas y escritores de la nation judayca ; Amstelodama, par Daniel Levi de Barrios. (Cf. M. Kayserling : Sephardim : Romanische Poesien der Juden in Spanien.)
  8. On le voit encore par les voyages de Benjamin de Tudèle.
  9. Encore aujourd’hui, la majorité des Juifs de Corfou parlent italien ; car c’est d’Italie qu’ils sont venus à l’ancienne Corcyre.
  10. Écrite en caractères hébreux, cette élégie française a été découverte, transcrite et publiée par le regretté Arsène Darmesteter (voyez ses Reliques scientifiques : Élégie du Vatican sur l’autodafé de Troyes (1288) :
    « Deux frères y furent brûlés, un petit et un grand ;
    Le petit fut ébahi du feu qui ainsi prend,
    Et il dit : « Haro ! je brûle tout ! » — Et le grand lui apprend
    Et lui dit : « A paradis seras, j’en suis garant ! .. »
  11. M. James Darmesteter, Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif. — On prétend retrouver la trace de cette origine française dans un des noms les plus fréquens chez les Juifs allemands, Dreyfuss. Ce nom serait tout simplement une corruption de Trévoux, l’ancienne capitale du pays de Dombes, qui possédait, au moyen âge, une nombreuse colonie juive.
  12. Ce serait une erreur pourtant de croire que tous les savans juifs du moyen âge aient écrit en hébreu, comme nos savans chrétiens écrivaient en latin. Les Juifs se sont parfois aussi servis d’autres langues, notamment de l’arabe. La plupart des ouvrages de Maimonide, l’aigle de la synagogue, par exemple, le More Nebouchim (Guide des égarés), sont en arabe. De même, il ne faut pas oublier que, dans l’antiquité, le grec était la langue habituelle des Juifs Alexandrins, tels que Philon et Josèphe.
  13. Voir, dans la Revue du 15 mars 1883, Apulie et Lucanie.
  14. « J’allais, vers le soir, à la synagogue, m’écrivait-il, en 1889 ; c’était la fête de Hanouka. L’on m’avait engagé à prononcer un discours en l’honneur des Machabées, dont nous célébrons ce jour-là la mémoire. Les Israélites se rendaient en foule à la cérémonie, lorsqu’elle fut tout à coup interdite par le préfet de police. Nous eûmes beau nous rendre chez lui, impossible de le fléchir. »
  15. En France également, sous Napoléon, en 1808, il fallut faire prendre, à tous les Juifs, des noms de famille. Plus récemment, on a eu le tort de ne pas veiller à ce que les Juifs d’Algérie, prématurément naturalisés en 1871, prissent des noms français.
  16. Les noms d’animaux peuvent aussi se rattacher à la tradition biblique et faire allusion aux tribus d’Israël et à la bénédiction de Jacob à ses fils. (Genèse, XLII, V. et suivans.) Lion, Lyon, en allemand Lœwe, Loeb, rappelle la tribu de Juda ; Cerf, Hirsch, diminutif Herschell, celle de Nephtali ; Loup, Wolf, celle de Benjamin.
  17. A noter en passant : Certaines familles ont tiré leur nom des enseignes de leur boutique ou de leur maison de commerce ; ainsi Rothschild, l’écusson rouge.
  18. De là, naturellement, de fréquentes railleries de la part des antisémites, telles que celle-ci : Un Juif hongrois, regardant la statue du patriote magyar Szechenyi, se demande : « Comment s’appelait-il auparavant ? »
  19. En 1887, par exemple (Novoe Vremia, 2 août), le consistoire orthodoxe d’Astrakhan défendait aux Israélites convertis de russifier leurs noms de famille. En Russie, pourtant, le Juif baptisé est si bien censé devenir un autre homme qu’il est libre d’abandonner sa femme et ses enfans pour fonder, avec une autre épouse, une autre famille.
  20. A Berlin seul, on calculait, vers 1885, qu’il y avait 2,000 anciens soldats juifs ayant fait la campagne de France.
  21. Mocatta, The Jews and the Inquisition.
  22. De même, si les emplois publics doivent être accessibles à tous, il n’est pas bon que ce soit un titre à l’avancement et à la confiance du gouvernement d’être juif, ou d’être protestant. Or, c’est à cela qu’aboutit parfois la politique anticléricale ; la religion professée par la majorité des Français est devenue une cause de suspicion. C’est là un point sur lequel je compte, du reste, avoir l’occasion de revenir.
  23. J’ai entendu remarquer que, de 1876 à 1890, la république avait eu, en moins de quinze ans, trois ministres des affaires étrangères d’origine étrangère. C’est beaucoup, bien qu’il s’agisse d’hommes dont le patriotisme français était au-dessus de tout soupçon. De ces trois ministres, de sang étranger, un seul, Gambetta, tenait à Israël. Sur ce point, je dois maintenir ce que j’ai dit ici même, non que le père de Gambetta fut juif de religion, mais qu’il était Juif de race. Le fait, je le répéterai, a été confirmé à un de mes amis par Gambetta lui-même.
  24. M. Weill, le Lévitique, introduction, p. 51 ; Paris, 1891.
  25. Voyez la très intéressante étude de M. l’abbé J. Lemann : l’Entrée des Juifs dans la société française, p. 408 ; Paris, 1889.
  26. On a signalé, dans l’année 1892, en pays français, à Bône, en Algérie, une manifestation récente de l’ancien particularisme juif. Un rabbin du nom de Stora aurait, dans un discours public, mis ses coreligionnaires on garde contre l’éducation française. Je ne sais si cet incident nous a été fidèlement présenté. Les critiques du rabbin de Bône me semblent avoir été dirigées moins contre l’éducation française que contre l’enseignement sans religion, « l’enseignement neutre » tel qu’on l’entend ou le pratique souvent chez nous. À cet égard, les griefs de ce rabbin étaient analogues à ceux de notre clergé catholique ; aussi a-t-il été puni, comme un simple desservant : l’administration a suspendu son traitement, ce qui ne parait pas plus légal pour un rabbin que pour un curé.
  27. J’emprunte la traduction de ces vers à un Juif anglais baptisé qui en donne le texte hébreu : A pilgrimage in the land of my fathers, by Rever. Moses Margoliouth, t. II, appendice.
  28. Il s’est publié beaucoup de brochures à ce sujet, outre les écrits de feu Laurence Oliphant ; je citerai entre autres : Die Jüdische Unabhängigkeit ; von Isch-Berlin. (Berne, 1892.)
  29. Je sais que, dans ces dernières années, les Juifs ont fondé, en Palestine, plusieurs colonies assez prospères ; mais cela ne saurait infirmer les réflexions qui précèdent.
  30. On trouve d’éloquens discours sur ce thème dans l’American Hebrew, septembre et octobre 1892. À les en croire, Colomb aurait eu des Juifs parmi ses compagnons, les fonds exigés pour l’armement de ses caravelles auraient été avancés par un Israélite castillan, et les cartes dont il se servait auraient été dressées par un Juif portugais. Bien mieux, d’après de vieilles chroniques, ce serait un Juif, Rodrigo de Triana, qui aurait le premier aperçu la terre, et encore un Juif, Luis de Torres, qui aurait le premier foulé le sol de l’Amérique.
  31. Journal des Débats du 24 avril 1890, article de M. L. Havet.
  32. De même, en Angleterre, lors de l’émancipation des catholiques et lors de l’émancipation des Juifs, le principal argument des opposans était celui-ci : « Vous allez introduire dans le parlement britannique des hommes qui représentent un esprit étranger, des intérêts étrangers. Le Vatican aura voix à Westminster, etc. »
  33. Théodore Reinach, Histoire des Israélites, p. 387.
  34. Geschichte der Juden, t. XI, p. 406 et suivantes.
  35. Genèse, XII, 3.
  36. J. Darmesteter, les Prophètes d’Israël, préface. Cf. Gust. d’Eichthal, les Évangiles, introduction. — Isaac Pereire, esprit pratique jusque dans l’utopie, demandait que la fonction d’arbitre entre les nations fût confiée au saint-siège. Il eût voulu, ce Juif, voir le pape « établir une ligne de démarcation entre les ambitions des diverses puissances, entre la France et l’Allemagne, entre l’Autriche et l’Italie, etc. » I. Pereire, la Question religieuse, 1878.
  37. Paris, Rome et Jérusalem.
  38. On pourrait indiquer de nombreuses marques de l’intérêt que reprend Jérusalem pour les chrétiens de toute confession. Je n’en signalerai qu’une, c’est la campagne menée par un savant religieux, le P. Tondini di Quarenghi, pour faire adopter le méridien de Jérusalem comme méridien international. Je ne parlerai pas de ceux qui voudraient transporter le siège de la papauté à Jérusalem ; dans l’état actuel du monde, ce serait l’exiler en dehors de la civilisation.