Les Juifs de Moldavie


E. Dentu, libraire-éditeur.

LES

JUIFS DE MOLDAVIE


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Après avoir lu les journaux de l’Occident, je me suis persuadé qu’il était utile de faire connaître la question ignorée des Juifs de la Moldavie, l’opinion publique ayant été émue récemment de la circulaire maladroite d’un ministre et de l’exécution désastreuse qui en a été la suite. Je me suis renseigné moi-même en parcourant les districts de la Moldavie, en séjournant à Jassy, vivant au milieu des populations Israélite et Roumaine, interrogeant chacun, examinant tout, visitant les écoles, les hôpitaux et les maisons particulières, depuis Ibraïla, Galatz et Ismaïl, sur le Danube, jusqu’aux confins de la Bukowine, en traversant les districts de Kaghul, de Husch, de Botushani, de Dorochoé, de Folticheni, de Piatra, de Roman, de Vashloui, de Berlad, de Tekoutch, de Rimnic et de Buseo. Je ne parle pas de Bukharest, où j’ai séjourné six semaines. Je n’ai donc rien négligé pour être parfaitement instruit de la situation présente des Juifs dans ce pays, et de l’avenir qui leur est réservé.

Je dois dire d’abord que les Israélites de France et d’Allemagne, presque entièrement confondus chez nous avec les populations au sein desquelles ils vivent, ne présentent nulle part, pas même dans les villes où ils habitent encore, comme à Prague, un quartier séparé, une physionomie aussi tranchée que dans ce pays. Ici le moins clairvoyant ne peut se méprendre sur l’origine d’un membre de la tribu d’Israël, quel que soit son sexe ou son âge. La persistance dans les moindres habitudes depuis le Moyen-Âge est telle chez eux, qu’un nombre imperceptible a seul renoncé au costume traditionnel. L’immense majorité, entassée dans les boutiques et dans les longues rues, attire d’abord le regard par les lévites ou longues redingotes noires boutonnées, vertes ou roussies par la pluie, le soleil et l’usure, souvent en lambeaux. On les reconnaît à leur petit chapeau rond, à leurs bottes recouvrant les pantalons des prodigues, à leurs barbes longues et à leurs tire-bouchons cachant les oreilles. Si tous ces signes distinctifs ne révélaient les Juifs de Moldavie, je dois ajouter qu’on reconnaîtrait encore la plupart d’entre eux à la saleté des guenilles qui les couvrent, et qu’on devinerait leurs réduits aux immondices qui les entourent et à l’odeur fétide qui s’en exhale.

Ce n’est donc pas leur religion qui les distingue seule des autres hommes, c’est même, comme on le verra, la moindre chose aux yeux des Roumains ; et j’affirme que le motif religieux n’a aucune part dans les mesures prises par le gouvernement, ni dans l’hostilité que la population leur témoigne. La tiédeur des Grecs orthodoxes pour leur culte et l’indifférence des prêtres salariés par l’État rendent impossible le moindre soupçon de persécution religieuse. Ce n’est pas en tant que Juifs suivant les pratiques mosaïstes qu’ils ont été inquiétés, mais bien comme formant un peuple en contact journalier avec un autre peuple, sans jamais se confondre avec lui, ni même s’en rapprocher, ayant d’autres mœurs, une autre langue, d’autres habits, accaparant tout le petit commerce par son industrie, tout l’argent par son habileté et son économie ; un peuple étranger dans le pays dont il absorbe la substance, formant un État dans l’État, comme les protestants en France avant les édits de Richelieu.

Quant à la religion, il faut savoir que ceux même qui se sont faits les défenseurs de la cause persécutée, qui ont écrit à Paris ces fameuses lettres auxquelles un avocat habile a donné un si grand retentissement, ne sont pas les délégués des quatre cent mille Israélites de Moldavie. Ce sont des dissidents ; c’est l’Église réformée qu’ils représentent. Cette Église comprend à Jassy cinquante familles seulement, toutes composées de gens aisés, banquiers, riches négociants, gens à habits, sans tire-bouchons, mais aussi sans rabbins ; — ayant meublé une jolie petite synagogue, élégante et tapissée, peinte à neuf comme leurs tables de la loi, avec des chanteurs habiles, bien payés, et des jeunes filles couronnées de fleurs : qu’on se figure les chœurs d’Athalie.

Le prince Charles a été satisfait de ce spectacle, mais étonné du petit nombre de fidèles et frappé de l’absence significative du vrai peuple d’Israël, c’est-à-dire des quarante mille Juifs de Jassy. D’ailleurs, cette petite Église est composée exclusivement d’étrangers, qui viennent faire fortune ici pour aller en jouir, c’est-à-dire l’augmenter, ailleurs. Leurs plaintes aussi bien que leur adhésion ne sauraient donc avoir la valeur ni la portée qu’on leur a attribuées en Occident.

Il importe donc de dire ce que c’est que le Juif Roumain et le Juif étranger. Sur les quatre cent mille Israélites de Roumanie, il n’y en a pas la moitié qui soit née dans le pays. C’est donc par suite d’une fausse information que M. Crémieux a pu dire : « La Roumanie, quand elle s’est formée, les a trouvés établis longtemps avant sa création. » Ceux qui connaissent la question et l’ont apprise ici ne liront pas sans quelque surprise le passage où il est dit : Que les Juifs de Moldavie sont fixés dans ce pays depuis la prise de Jérusalem par Titus. Voici la vérité sur ce point capital.

La majorité des familles juives habitant la Roumanie est, de naissance comme de volonté, de mœurs, d’esprit et de langue, étrangère au pays. Elle y est venue par émigration de l’Autriche et de la Russie. Cette émigration a commencé il y a bien des années, mais elle est devenue surtout très-active au temps du gouvernement de Michel Stourza. Ce n’est pas qu’on les attirât dans le pays ; mais le mouvement de ce qu’on peut appeler une invasion étrangère a été déterminé par les mesures prises dans les deux États limitrophes. Le nombre des Juifs allant toujours croissant dans les contrées voisines, en raison de la vertu prolifique de cette race, où les mariages se font de bonne heure et où la tradition des douze fils de Jacob s’est pieusement conservée, les gouvernements russe et autrichien crurent devoir se débarrasser d’un trop-plein nuisible au bien-être des sujets des deux empires. La Russie s’avisa de purger les villes des vagabonds qui les encombraient et des foyers de pestilence qui résultaient d’une agglomération malsaine, en obligeant les Juifs à coloniser les terres voisines de la mer Noire et à s'y livrer à la culture. Or le Juif, essentiellement propre au négoce, comme il l'était jadis à la vie pastorale, répugne beaucoup à quitter l'échoppe obscure et la petite industrie, l'usure à la petite semaine et les mille commerces ténébreux, pour la vie rude au grand air, sur un sol qui réclame des bras énergiques et ne donne qu'à celui qui l'aime. Le Juif n'a pas de patrie; ce grand mot romain et moderne est encore vide de sens pour la plupart des Juifs de l'Orient. Au temps des patriarches, il aimait déjà la vie nomade ; il n'y avait point d'exil pour lui, et son pays n'était marqué dans le monde que par les ossements de ses pères. Aujourd'hui, il n'appartient à aucune nation, n'a aucun drapeau, et ne se laissa pas gagner même par ceux qui le font riche. Il continue ses pérégrinations, un coffre sous le bras, et colportant ses services intéressés et son ingrate prospérité.

Les mesures prises en Russie produisirent l'effet attendu par le gouvernement de ce pays. Il y en eut bien peu qui consentirent à promener la charrue dans les steppes du Don et du Dniéper ; les autres émigrèrent. Cet exil fut aggravé encore par une autre mesure toute fiscale. On imposa, en Russie, la robe longue à 50 roubles, et chaque tire-bouchon à 25 roubles. Il fallut donc, pour l'Israélite pauvre et sans domicile, opter entre la culture du sol, le renoncement à sa coiffure et au vêtement héréditaire, la dure et humiliante taxe du tire-bouchon, ou la fuite. Mais il y'avait, ah Moldavie, des règlements pour la défense des frontières contre le flot envahissant des vagabonds étrangèrs. Seulement la sévérité de ces règlements se relâchait à la vue de la pièce blanche; et les gouvernements antérieurs se faisant les complices de la dérogation complaisante, livraient le sol national à ces mendiants corrupteurs, qui achetaient ainsi une patrie provisoire et conquéraient un refuge. On est donc assez mal venu à leur dire aujourd'hui : Nous voulons vous renvoyer, parce que vous nous avez corrompus ; nous voulons faire revivre des règlements que nous n'avons pas observés nous-mêmes, et, ayant trouvé bon votre argent, nous ne voulons plus de ceux qui nous l'ont mis dans la main.

Quelques années plus tard, c'est surtout de la Galicie et de la Bukowine Autrichienne que le torrent partit. Tout récemment, les exigences du recrutement dans les provinces de l'Empire, à l'occasion de la guerre avec la Prusse; aujourd'hui encore l'éventualité de nouvelles complications politiques et de plus impérieux besoins militaires, eurent pour résultat d'effrayer de nouveau les tribus d'Israël ; elles se mirent en marche vers la terre promise de l'usure, où l'on entre toujours la bourse à la main, et où le défaut d'industrie et les mauvaises récoltes promettent des affaires d'or aux spéculateurs à la petite semaine. C'est donc dans ces dernières circonstances que l'augmentation des Juifs étrangers prit des proportions effrayantes pour la concurrence impuissante et la vie matérielle même des premiers occupants, des vrais habitants Roumains.

Il est indubitable toutefois que la présence des Juifs est un bien, car ils sont industrieux, ils ont des mœurs, ils sont patients, économes au delà de ce qu'on peut dire, et laborieux sans relâche ; mais l'encombrement est un grand mal et même un danger. Il ne fallait pas les laisser entrer ? D'accord; mais ils y sont, est-il possible de les chasser ? Nous ne le croyons pas; soit qu'on se place au point de vue social ou administratif, ou au point de vue de la simple humanité. Nous examinerons plus bas s'il n'y a pas quelque moyen de suppléer par des règlements intérieurs à

l'insuffisance des règlements de frontières, ou mieux, à l'infidélité des agents chargés de leur exécution. Quant à présent, contentons-nous de compléter, en insistant, le tableau qu'offre à l'étranger qui le parcourt ce beau et infortuné pays.

Pour éviter toute invasion illicite à l'avenir, il est de première nécessité de pouvoir constater l'identité des individus. Pour cela, deux moyens : l'inscription rigoureuse et régulière sur les registres de l'état civil lors de la naissance des enfants et de la naturalisation des étrangers ; et recensement scrupuleux fait par une commission composée des gens les plus honnêtes qu'il se pourra. En ajoutant à cela une surveillance active aux frontières on empêchera le mal de s'aggraver, et l'on atteindra promptement les vagabonds et les étrangers importuns. Or les registres de l'état civil sont une création récente encore, fonctionnant très-imparfaitement. De plus, les Juifs n'ont pas de noms individuels assez distincts, assez variés, pour qu'ils ne puissent échapper souvent à tout contrôle. Il leur arrive en outre, lorsqu'ils se sentent inquiétés, ou qu'ils se déplacent pour leur négoce, de changer de nom en passant d'une ville dans une autre. Leur costume et leur physionomie uniformes ajoutent encore à la difficulté d'appliquer la loi. Ils se défient d'ailleurs instinctivement de tout ce qui ressemble à un enrôlement, à une inscription quelconque.

Ils ne veulent pas envoyer leurs enfants aux écoles nationales, et allèguent la religion et la tyrannie qu'il y aurait à imposer à ces enfants une autre langue que leur jargon allemand. Ils ont donc des écoles à eux dans toutes les villes. J'ai pu constater cependant un progrès rapide sous ce rapport à Botusani et à Bordijéni ; là j'ai vu des enfants Juifs aux écoles primaires chrétiennes, et des écoles juives où l'on parlait le Roumain, lis payent ces écoles au moyen d'un impôt volontaire qu'ils prélèvent sur la viande tuée d'après les exigences de leur loi, et qu'ils cotent à 1 fr. 20 c. l'oka (le kilogramme et quelque chose en sus), tandis que la viande des chrétiens ne coûte que 60 centimes l'oka. Cet impôt suffit également à couvrir les frais de leur culte. Ils ne mangent cependant de viande que le samedi ; le reste du temps ils se nourrissent de pain, d'aulx, de légumes et de fruits. Ils vivent en tout avec une extrême parcimonie, même sans être pauvres. Les Israélites étrangers ne paient en somme à l'Etat d'autre impôt que la patente de commerce, la taxe des chaussées, mais aucune cote personnelle. Ils se refusent absolument à envoyer leurs malades dans les hôpitaux des communes ou de l'État, et ils ont partout leurs hôpitaux à eux. Seulement ou ils ne donnent pas assez pour leur entretien, ou ils ont parmi eux des administrateurs infidèles ; d'où il résulte que les malades, hommes et femmes mêlés, languissent et meurent sur des grabats infects, et soignés par des gens en guenilles, comme à Husch ; sans que l'État soit admis, d'après eux, à intervenir pour sauvegarder les Israélites pauvres et malades contre les extorsions de leurs coreligionnaires riches et malhonnêtes, et sans qu'il puisse préserver ses propres sujets contre ces foyers de pestilence. Je n'ai guère vu qu'un seul hôpital juif bien tenu, aéré et dans de bonnes conditions hygiéniques, c'est celui de Jassy.

Échappant à l'inscription civile, à l'impôt, à l'école, à l'hôpital, les Israélites nés dans le pays mettent toute leur habileté à se soustraire à la conscription militaire.

Là reparaît la question d'identité dans toute son inextricable difficulté. Le même conscrit infirme se présente plusieurs fois et dans plusieurs districts sous des noms différents; d'autres émigrent pour l'époque du recrutement, se font réclamer comme étrangers par les consuls, qui, dans un but politique, et pour créer des embarras au gouvernement local, ne leur ont pas toujours refusé leur concours. On a quelquefois recours à l'argent pour se faire libérer, sous prétexte d'incapacité de service. Enfin, il faut dire que ceux qui, malgré tous les artifices, ne peuvent éluder la loi, font de détestables soldats. La race, on le sait, ira jamais passé pour très-belliqueuse, et le temps des Macchabées est loin de nous. Les Juifs mettent une telle mauvaise grâce à porter le fusil, qu'ils parviennent à dégoûter l'État lui-même de leur service ; si bien que l'on voit, établi dans un pays de race Roumaine, un peuple étranger, quoique composé pour la moitié de gens nés sur le sol. Ce peuple ne veut ni servir, ni s'instruire, ni cultiver, ni payer ; il ne participe à aucune charge, ne fait aucun sacrifice, né se soumet pas même aux lois de police, aux règlements d'hygiène; et, avec ses huit cent mille bras, ne saisit ni la charrue, ni la pioche, ni le fusil, — mais l'argent !

Tout le petit commerce est entre leurs mains : le lait, la viande, les fruits, l'eau-de-vie surtout, l'eau-de-vie dont ils ne boivent pas et qu'ils frelatent avec le vitriol, trompant le Roumain, empoisonnant du même coup la ville et la campagne. Le Juif est tailleur, mégissier, ferblantier, bottier, horloger; il fait seul ces mille commerces, parce qu'il les fait bien; il fait la fraude tout comme le chrétien, mais avec plus de raffinement, et sa longue robe ne lui est pas inutile en cela. J'ai vu des vases de fer-blanc plats et arrondis, emboîtant le corps et introduisant, sous les plis de la lévite, l'alcool empoisonné aux octrois des villes.

Quoique les Juifs ne cultivent point par eux-mêmes la terre, ils ne dédaignent pas toujours la vie des champs. Avant la loi rurale de 1864, qui, sous le prince Couza et le ministre Cogonetschano a rendu le paysan propriétaire, les Juifs ne pouvaient prendre de terres à ferme ; mais depuis lors, et en vertu d'un décret de tolérance rendu pendant la suspension des Chambres, ils furent autorisés à faire des contrats, et ils en firent même avec l'État. Ils prirent alors pour cinq ans l'usufruit de la terre, payèrent au propriétaire la redevance convenue et se substituèrent à tous ses droits. Ils eurent à leurs gages des journaliers âprement taxés, surveillés et incités; ils devinrent ainsi de véritables entrepreneurs de culture sans être jamais cultivateurs. Le cultivateur a l'amour de la terre, il voit ses fleurs et ses fruits naître par ses sueurs, il s'attache à sa nourrice ; l'entrepreneur ne voit dans les sillons, dans la tige du maïs, dans la grappe vermeille, dans l'épi doré, que la pièce d'or qui brille devant ses petits yeux avides.

Mais son commerce par excellence, son élément, son besoin premier, le champ illimité de ses rêves de puissance à venir, l'espoir caressé de ses vengeances secrètes contre le chrétien, c'est la petite banque, la petite semaine, l'usure florissante en tout pays où l'État n'a point sauvegardé l'emprunteur par des banques nationales et le taux légal. Ici point d'intérêt fixe; l'argent est marchandise, comme le blé. Quand le blé manque chez nous le foin est cher ; ici, quand le blé manque, l'argent aussi est cher, car il n'y a point d'industrie compensatrice. J'ai vu prêter à 5 0/0 par mois ! J'ai su que tel gros propriétaire, homme sûr et empruntant sur hypothèque, payait 22 0/0 par an ; un autre, 34. En un mot, la fortune étant toute foncière, point de capitalistes, point de banque ; et l'usure dévorante est suspendue sur la tête de tout propriétaire, grand ou petit. La même cause a rendu les Juifs détenteurs de la plupart des bons ruraux : pour bien l'entendre, il faut savoir ce qu'est la loi rurale que j'ai mentionnée plus haut.

Avant 1864, il y avait deux catégories de paysans ; d'après les anciennes lois, le paysan avait un droit virtuel à une certaine portion de terre correspondant à son travail. C'est-à-dire que cette portion était plus ou moins grande, suivant qu'il offrait de la cultiver avec bœufs ou sans bœufs. Cette culture se faisait, en réalité, au profit du grand propriétaire, à titre de corvée. Armé de ce titre ancien en faveur du paysan, le gouvernement proclama la loi du rachat de la corvée ; ce qui veut dire que le paysan devint propriétaire de la portion de terre qu'il travaillait comme corvéable. Les cultivateurs à bœufs eurent quatre falsches (deux falsches font un peu plus d'un hectare), et les cultivateurs à bras eurent deux falsches et demie, et le travail fut rendu libre; mais le paysan dut payer, en échange à l'État, une somme représentant le rachat par l'amortissement de la corvée. Cette somme est payable en quinze années, et par trimestres, à raison de 10 0/0 par an du prix évalué de la terre. L'État, qui reçoit du paysan, se libère en dix ans vis-à-vis du propriétaire, à l'aide d'obligations représentant le capital foncier, payable annuellement en un tirage au sort jusqu'à extinction de la dette.

Tous les grands propriétaires, qui, à la suite de mauvaises récoltes, hypothèquent leur terre, commencent par vendre à perte leurs bons ruraux, qui ont subi ainsi une dépréciation injuste de 30 à 40 0/0. Qui en a profité? les Juifs, aujourd'hui détenteurs de cette excellente valeur hypothécaire au porteur. Par là, ils se sont constitués créanciers de l'État ; et, par leurs actives correspondances, ils ont paralysé les efforts tentés pour faire coter les bons ruraux à l'étranger et leur donner la valeur qu'ils doivent représenter. Je pourrais citer tel Juif renégat, ancien marchand de tabac à Jassy, monté en faveur par de basses manœuvres, agent occulte de puissances hostiles au pays et qui contribue à déprécier à Berlin, à Francfort et à Paris ces valeurs qui sont excellentes, puisque ces obligations sur l'État ne sont en réalité que des obligations sur la terre. L'État est propriétaire d'un tiers du pays ; mais ces biens, qui seraient d'une grande ressource avec une meilleure administration, rapportent à peine le quart de ce qu'on en pourrait tirer, si les baux étaient bien faits, si les contrats étaient exécutés et si l'on soupçonnait ce que peut être la sylviculture. Il est donc certain que les Juifs sont créanciers de l'État, comme ils sont créanciers de la grande et de la petite propriété ; comme ils sont fournisseurs des denrées et pourvoyeurs des besoins du pauvre et du riche, du Roumain comme de l'étranger. Ils tiennent donc toutes les issues de la production et sont les maîtres du pays. Si l'on ajoute à la haine naturelle qu'inspire l'étranger qui s'est rendu nécessaire les motifs particuliers de répugnance qui s'attachent à une race économe jusqu'à se priver, et sale jusqu'à compromettre la santé publique, on comprendra l'universelle réprobation qu'excite dans le pays cette invasion croissante. On n'a rien vu dans les cloaques les plus immondes de l'Angleterre qui approche de cet entassement de misères, souvent volontaires, qui a frappé nos regards à Jassy. Nous avons trouvé cinq cents Juifs dans une seule maison, quinze dans une chambre, hommes, femmes et enfants, vieillards, pêle-mêle, logés à raison de 10 paras (9 centimes) par tête, sans compter le bétail, qui est hébergé gratis. On se figure ce que doivent être les abords de ces réduits infects, et l’indignation qui doit s’emparer d’un peuple déjà exploité de toutes façons par ces étrangers endurcis dans leurs inflexibles usages, lorsque s’élève de ces foyers d’infection quelque fléau redouté comme le choléra ou le typhus.

Telle était la situation lorsque le ministre de l’intérieur fit paraître sa circulaire. En voici le texte :


« À tous les préfets des districts,

» Par l’article 50 du règlement et la page 60 de la première collection judiciaire pour la Moldavie, il est défendu légalement aux Israélites d’affermer des propriétés ; par différentes circulaires réitérées, et par celle du 5 février 1866, des dispositions sont prises pour la Valachie pour empêcher les Israélites de demeurer dans les communes rurales, et de se faire entrepreneurs d’hôtels, de cabarets et d’affermer des propriétés. J’ai été informé que ces dispositions ne s’exécutent pas partout avec exactitude. Je vous invite donc à les faire observer : faites en sorte qu’elles soient exécutées dans toute leur rigueur.

» Le ministre : Jean Bratiano. »

On a peine à comprendre comment un ministre ultra-libéral, représentant des idées démocratiques, qui a été exilé et a souffert pour cette cause ; qui a, dans une autre circonstance, proposé l’abrogation de la loi portant exclusion des Juifs du droit de nationalité pour motifs religieux, a pu songer à atteindre les Juifs, en tant que Juifs, en faisant revivre des règlements périmés. Car il faut bien dire qu’il n’y a pas de loi autorisant les Israélites à acheter les biens-fonds des villes, et cependant ils les possèdent et on ne leur conteste pas cette propriété. Il existe, au contraire, des dispositions ministérielles tolérant les contrats qu'on déclare prohibés ; tant il est vrai qu'on fait taire ou parler la loi et les règlements suivant les besoins de la cause ou les dangers de la situation.

Mais ce qu'il faut savoir pour juger une semblable mesure, c'est que les Juifs en ce pays sont un instrument dont les partis hostiles au gouvernement, et dont le gouvernement lui-même sont amenés à se servir. Le mécontentement populaire, l'irritation des sujets roumains contre Israël créent un danger permanent que le prince placé à la tête de l'Union a pour devoir de conjurer sans cesse.

L'opposition des boyards dont l'ambition a été déçue ; les manœuvres offensives, — défensives peut-être, — des États voisins pour empêcher l'union moldo-valaque de réagir sur les peuples de même race et d'aspirations conformes aux siennes en Transylvanie et en Bukowine ; les convoitises de telle autre puissance ; l'impatience agitatrice des journalistes ou professeurs moldaves, empressés de jouer un rôle libéral- et de se rendre populaires en prenant l'initiative de la guerre contre les Juifs ; toutes ces causes réunies, tous ces intérêts contradictoires expliquent la circulaire qui avait pour but de calmer l'irritation du peuple roumain, en donnant satisfaction à ses rancunes ; de prévenir peut-être un massacre, de déjouer les manœuvres ambitieuses en ôtant tout prétexte à une guerre civile et religieuse dont les partis, boyards et étrangers, espéraient profiter ; d'enlever enfin aux coryphées du parti libéral la popularité dangereuse que leur rôle de persécuteurs, ou tout au moins d'adversaires déclarés des Juifs, leur assurait dans le pays.

La religion n'avait certainement aucune part dans la

mesure du ministre, que je suis bien loin de défendre, comme on voit ; car une mesure qui a un but ostensible et un but secret doit nécessairement les remplir tous deux. Pour l'étranger, pour les non initiés, c'est-à-dire pour l'Europe entière, le but ostensible était de frapper les Juifs, et, en admettant que le mal fût connu en Occident aussi grand qu'il existe en effet, il faudrait que la disposition ministérielle y eût porté remède : or il n'en est rien. On ne peut songer raisonnablement à se débarrasser, par une simple circulaire, de la moitié des Juifs qui encombrent le pays. M. Bratiano savait parfaitement que sa mesure n'était pas exécutable, dans sa généralité du moins. Donc le but ostensible de la circulaire ne pouvant être atteint, la mesure était mauvaise. Le but secret a été atteint, et les manœuvres des partis ont, paraît-il, été déjouées ; mais il y a toujours grand danger à user des armes de l'intolérance ; la réprobation qui a éclaté en Occident en est la preuve. Il faut qu'un gouvernement, il faut qu'un État soit très-puissant, et classé parmi les barbares, pour se permettre des mesures répressives de ce genre. La Russie a imposé les tire-bouchons et les lévites, elle a exilé, elle a forcé à la culture les Israélites ; personne ne s'en est ému, et la presse d'Occident n'a ni querellé le Czar ni l'Autriche sur des dispositions qui furent effectivement appliquées, et qui étaient bien autrement tyranniques que celles de Bratiano. Récemment, on a pendu des Bulgares en Turquie ; à peine en a-t-on parlé... Et toutes les colères de l'Occident tombent aujourd'hui sur ce petit pays qui cherche à se défendre et à vivre ! La mesure est mauvaise, je le répète ! mais surtout elle n'a pas été comprise.

La situation n'étant pas connue à l'étranger, ce qui est surtout fâcheux, c'est la façon dont elle a été exécutée. On remarquera que cette circulaire ne spécifie rien contre les Juifs vagabonds. Le ministre, étant alors à Jassy, compléta ses ordres écrits par des instructions verbales à la Primarie (mairie). Une promesse a été faite, stipulant que des notables Israélites entreraient dans la commission extraordinaire d’enquête, qui devait être nommée à l’effet de délibérer sur les voies et moyens d’exécution. Cette promesse avait été faite, chose grave, en présence des trois consuls d’Autriche, de Russie et d’Angleterre

Or les manœuvres des partis et le mauvais vouloir empêchèrent cette commission, d’ailleurs extra-légale, de se constituer à temps avec des éléments non suspects. Le ministre partit, et la Primarie désigna trois hommes connus par leur hostilité, leur rancune personnelle et leurs intérêts de négoce en concurrence avec ceux des Juifs. De là des clameurs, dès peintures exagérées dans les récits envoyés au Comité Israélite et à la presse occidentale : ce sont des familles entières proscrites, des milliers de Juifs chassés de leurs foyers, sans pain, et retraçant les scènes déchirantes de la captivité de Babylone. Or nous nous sommes procuré avec peine, et de la main des Juifs eux-mêmes, les pièces authentiques du procès, en les soumettant par conséquent à un contrôle sévère, dont d’ailleurs elles pouvaient se passer, car elles sont d’une scrupuleuse exactitude. Nous les avons sous les yeux.

Les arrestations ont été faites dans les rues et dans les maisons depuis le 4 jusqu’au 16 mai.

Les victimes désignées peuvent être réparties en quatre catégories : 1° ceux que l’on force à repasser la frontière ; ils sont au nombre de 37. Ce ne sont pas, il faut le dire à la charge de la commission, des vagabonds, car ils exerçaient tous une profession : ce sont des courtiers, des voituriers, des tailleurs,

des cordonniers, des boulangers, des tailleurs de pierre, des menuisiers, des porteurs d'eau, des bijoutiers, des instituteurs, et surtout des cabaretiers ou marchands d'eau-de-vie. Or l'un des membres de la commission fait précisément le commerce des alcools. Sur ces 37 Israélites, huit étaient propriétaires de maisons. Rien de plus inique que cette sentence, rendue par de simples particuliers dans un pays où il y a une administration municipale régulière, et des tribunaux avec deux degrés de juridiction. Pourquoi ces 37 Israélite ?, non vagabonds et triés sur 40,000 ? Cela ne ressemble cependant pas aux peintures qu'on a faites en Occident. La seconde catégorie comprend 23 noms de Juifs cités devant le tribunal de Jassy et acquittés par lui, aujourd'hui par conséquent mis en liberté : la troisième comprend 11 noms de Juifs condamnés par le Tribunal, acquittés par la Cour et mis en liberté. La quatrième comprend 19 noms de Juifs condamnés par le Tribunal, et qui, n'ayant pas appelé de leur sentence, ont été dirigés sur Galatz pour être exportés en Turquie. C'est sur ces 19 que 10 ont été transférés de l'autre côté du Danube, repoussés par les Turcs, jetés dans le fleuve, et sauvés par les agents Roumains, sauf 2 qui se sont noyés.

Nous avons les noms et la profession de tous ces Israélites, c'est-à-dire les preuves les plus incontestables de ce que nous venons d'avancer. Donc il y a eu, en tout, 90 Juifs arrêtés, dont 34 ont été remis en liberté ; le nombre des victimes est donc réduit à 56. Sur ces 56, il y en a eu 37 expulsés et 2 noyés par les Turcs.

Nous avons fait connaître le mal ; il est profond, il constitue un danger permanent pour le pays, mais le remède n'est pas impossible. Seulement il faut le chercher dans un autre ordre d'idées et de moyens que ceux qui ont été tentés par M. Bratiano,

Il est nécessaire que les inscriptions soient faites avec soin sur les registres de l'état civil ; que la frontière soit sévèrement protégée contre les invasions nouvelles, et si l'on pouvait découvrir des cerbères d'une incorruptible probité, ce serait ceux-là même qu'il faudrait employer.

Il faut, à tout prix, purifier les quartiers pauvres ; s'opposer à l'entassement malsain des Israélites dans des maisons inhabitables, empêcher la sordide épargne qui compromet la santé publique; offrir aux Israélites nécessiteux les campagnes à cultiver et non à exploiter ; leur donner le paysan Roumain pour frère et non pour serf, pour compagnon de travail et non pour instrument d'exploitation.

Il faut ouvrir aux Israélites les écoles nationales et leur fermer les écoles spéciales ; leur faciliter l'accès des hôpitaux de la commune et de l'État, et leur offrir des soins intelligents et gratuits, au lieu de les laisser mourir dans des établissements malsains où ils ne trouvent qu'une lente agonie. Il faut qu'ils soient soldats à leur manière, et portent dans les régiments leur industrie et leurs ressources : qu'ils soient tailleurs, cordonniers, cuisiniers des armées. Il faut que l'Israélite renonce, dans son intérêt même, à une coutume qui le désigne trop comme étranger : il faut qu'il enseigne le Roumain à ses enfants. En retour, l'État ou la Chambre doivent, dès à présent, effacer de la loi cette disposition surannée, qui exclut de la propriété de la terre le Juif parce qu'il est Juif, disposition qui empêche M. de Rothschild et M, Crémioux de devenir propriétaires fonciers en Roumanie, lorsque cette faculté est accordée aux autres Français, leurs égaux et leurs frères.

Il faut enfin que l'on dise à tous les Juifs : « Vous êtes venus chez nous ; nous ne vous renverrons pas. Vous serez traités comme nos semblables ; vous partagerez tous nos droits, si vous partagez tous nos devoirs. » Voilà qui est humain, pratique, digne de la race latine issue des vétérans de Trajan, digne du prince chevaleresque qui gouverne ce beau pays.

Ernest DESJARDINS.


Jassy, juillet 1867.