Librairie Antisémite (p. 49-57).


III


L’AFFAIRE ET L’EUROPE
(SUITE ET FIN)


C’est à ces études philosophiques et sociales, plus encore que politiques, sur les dangers qui menacent notre pays dans un avenir prochain, que se peut appliquer ce mot qui est une excellente règle de vie : « Il faut agir comme si on pouvait tout et se résigner comme si on ne pouvait rien. »

Tous les événements qui se sont produits depuis un siècle ont toujours été nettement et intelligiblement annoncés par des écrivains perspicaces. Et toujours ce que disaient ces hommes clairvoyants a été regardé par les prétendus sages comme des visions d’extravagants. Quand Donoso Cortès expliquait dès 1852 comment l’Empire finirait, personne n’y prêtait attention.

Imaginez qu’un orateur se fût avisé de dire à la tribune du Corps législatif vers 1867 que la France se verrait arracher cette Alsace-Lorraine qui était la chair de notre chair. Il n’aurait peut-être pas été hué, car les députés d’alors étaient mieux élevés que ceux d’aujourd’hui, et ne chahutaient pas ceux qui leur déplaisaient ; il aurait été considéré, en tout cas, comme une espèce de fou sinistre.

Proudhon fut le seul alors à prédire ce qui allait arriver, et l’on sait le succès qu’il obtint. Pendant que l’Empire mettait à Sainte-Pélagie l’auteur de la Guerre et la Paix, les futurs républicains de gouvernement, les chéquards an herbe et les Panamistes de l’avenir l’accusaient d’être vendu aux Jésuites, quoiqu’il ne se fût pas marié à l’Église et qu’il n’eût pas fait baptiser ses enfants.

C’est absolument la tactique qu’emploient les socialistes affiliés à la Synagogue contre des écrivains comme Rochefort qui, après avoir blasphémé toute sa vie, se voit traité de « calotin » parce qu’il trouve abominable qu’un capitaine juif ait livré à l’ennemi les secrets de la défense nationale.

Il y a cinq ans à peine, on aurait conspué l’écrivain qui se serait permis de dire qu’un principicule ridicule, qui ne vit que des bénéfices d’un claquedent, pousserait l’impudence jusqu’à donner insolemment une leçon publique aux chefs de l’armée française.

Cela est, et nous avons été les témoins de cette ignominie, et pour que l’insulte fût mieux soulignée, c’est à Kiel, ; qui a marqué une étape de notre déchéance, que le protecteur de Dreyfus et le protégé de Lara a rédigé cette lettre inouïe, qui est certainement aussi déshonorante pour celui qui l’a écrite que pour le gouvernement qui n’a pas l’énergie de rappeler cet enjuivé à la pudeur et de lui dire d’aller lever la patte ailleurs.

La vérité est que les Nations grandissent, se développent, s’affaiblissent et meurent comme les hommes, et qu’aux Nations comme aux hommes la mort semble toujours une chose inattendue, une chose improbable à laquelle il leur serait pénible de penser d’avance. Ce dut être une stupeur quand la Mort entra pour la première fois dans le monde et que les fils d’Adam virent disparaître le premier homme ; au fond, la surprise est toujours la même.

On a plaisanté souvent de cette parole d’un orateur qui, aussi accommodant que Deschanel, qui ne veut pas laisser prononcer le nom de Fachoda, désirait avant tout ne contrister personne : « Messieurs, nous sommes presque tous mortels. »

Croyez, bien que cette parole ne parut pas aussi bizarre qu’il vous le semble, et que, dans l’assistance, beaucoup surent gré à l’orateur de l’avoir dite. Au plus intime d’eux-mêmes, ils éprouvèrent, en entendant ce propos, un chatouillement agréable, une sensation indéfinissable, stupide, irrationnelle, informulable, imprécise comme une espérance folle et qui, si elle avait pu se traduire par des mots se serait résumée en ceci :

« Après tout, c’est bien possible. Il y aura peut-être des hommes qui ne mourront pas et ce « presque tous mortels » s’applique peut-être à moi. »

Les Nations sont de même, elles éprouvent une invincible répugnance à s’arrêter à cette idée que des peuples vaillants, puissants, ayant rempli le monde du bruit de leurs exploits, soient morts dans le passé et qu’il puisse leur arriver de mourir à leur tour.

Il en a été ainsi cependant. Le démembrement définitif de la Pologne ne date que de 1795, c’est-à-dire de 104 ans, la vie d’un homme dont la vie aurait été exceptionnellement longue. On a vu, en effet, des macrobites, rares il est vrai, vivre ce nombre d’années.

Les protestations pour la Pologne, les discours parlementaires pour la Pologne, les émeutes pour la Pologne ont rempli les cinquante premières années de ce siècle. Le peuple de Paris ne ressemblait pas alors à ce qu’il est aujourd’hui et l’on a beaucoup plus manifesté aux cris de « Vive la Pologne ! » qu’aux cris de « Vive l’Alsace-Lorraine ! »

Sans être bien vieux nous avons vu jusqu’en 1869 l’Émigration polonaise avoir son rôle à Paris, le prince Czartoryski faire figure d’un roi possible pour une Pologne reconstituée.

Que reste-t-il pour rappeler cette nation qui fut aussi brave, aussi brillante, aussi chevaleresque que la nôtre ? La protestation anonyme d’un Comité, un papier que les délégués du Congrès de La Haye ne se sont même pas donné la peine de lire, – un autre papier que j’ai sous les yeux, dans lequel le Comité de la Ligue de l’Émigration polonaise prie le docteur Charles Lewakoski de plaider au Congrès « la cause de la Justice et du Droit ».

Pauvre docteur Lewakoski ! vous le voyez allant trouver Bourgeois et lui disant :

« La cause de la Pologne a toujours été celle de tous les républicains français ; il n’est pas un seul des républicains d’autrefois, un seul de ceux qui aient combattu pour la République sur les barricades, qui n’ait déclaré que le premier soin de la République triomphante serait d’aider la Pologne à s’affranchir ».

Vous devinez le rire dont serait pris Bourgeois et le ton narquois dont il répondrait au docteur Lewakoski :

« Comment pouvez-vous me demander de dire un mot de la Pologne dans ce Congrès où je n’ai pas même le droit de dire un mot de l’Alsace-Lorraine ? »

Un Congrès de la Paix où l’on ne prononcerait pas le nom de l’Alsace-Lorraine, où l’on ne ferait aucune réserve au sujet de l’Alsace-Lorraine, aurait paru impossible il y a quelques années, la chose paraît toute naturelle à l’heure présente.

Il y a vingt ans on n’aurait pas compris qu’un ministre ou un personnage officiel présidant une distribution de prix ne fît pas une allusion à l’Alsace-Lorraine et à nos indéfectibles espérances. Aujourd’hui le ministre qui parlerait sur ce ton aurait l’air de tomber de la lune. Une fois de plus s’est vérifiée la terrible et profonde parole de Guizot : « Le Temps ne console pas, il efface. »

Exclue du concert européen, la question de l’Alsace-Lorraine s’est réfugiée d’abord dans les cafés-concerts et maintenant, elle n’a plus même d’accès dans les cafés-concerts de premier ordre ; elle est devenue la complainte des faubourgs. C’est là seulement que quelque musicien ambulant voit la foule se grouper, encore attendrie ou vibrante, autour de lui, tandis qu’il entonne quelque vieille romance que la police n’a pas songé interdire et qu’elle interdira bientôt, sur l’ordre d’un Delcassé quelconque, pour ne pas froisser les Teutons qui viendront visiter l’Exposition.


Au seuil du Congrès de La Haye, deux pauvresses sont assises, tandis que des huissiers vigilants protègent les caïmans diplomatiques qui discuteront sur le meilleur système à employer pour écraser les faibles et les dévorer sans bruit.

L’une de ces pauvresses, de ces déshéritées, de ces proscrites est la Pologne et l’autre est l’Alsace-Lorraine. Derrière elles on aperçoit l’Arménie, exsangue et toute pâle, car on a tiré des flots de sang de ses veines, et qui essaie, elle aussi, de faire passer un petit papier que personne ne veut se charger de déposer sur le bureau de la très auguste assemblée.

Le philanthropique baron de Stahl préside tout cela avec un air imposant, solennel et un peu grotesque, car tout le monde est dans le secret de la comédie. De temps en temps, Bourgeois feint de communiquer au Sanhédrin des repus des pensées qu’il n’a pas.

Ce Bourgeois est là comme le représentant de la Démocratie révolutionnaire, de la Démocratie émancipatrice de l’Humanité, protectrice des opprimés et des faibles, de la Démocratie farouche qui avait déclaré la guerre aux tyrans.

Il n’a pas, lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères, tenté une seule démarche pour empêcher qu’on ne massacre trois cent mille Arméniens ; il ne fait même pas une allusion à nos droits sur l’Alsace-Lorraine. Il est content tout de même d’être là parmi tous ces gens titrés ; on rit de lui, il rit de lui-même pour amuser l’assistance. Il reviendra avec des décorations plein la figure et des crachats plein sa malle.


Que voulez-vous que nous y fassions ? Nous sommes les médecins qui prévenons la France, qui la pressons de veiller sur elle. Nous lui disons qu’elle a de mauvais germes en elle, que la maladie dont elle souffre présente des symptômes plus alarmants qu’on ne le pense ; que l’affaire Dreyfus, en prouvant que l’étranger était le maître chez nous, indique un état semblable à celui qui fut celui de la Pologne, avant qu’elle ne disparaît du rang des Nations. Nous disons à la France que, si elle ne fait pas appel à toutes les forces de résistance qui sont encore en elle, elle est menacée de mort. Quand la mort sera, venue, vous entendrez les exclamations, les lamentations, les cris d’étonnement, que l’on entend dans les maisons en deuil et chez les nations en ruines…

« Est-il possible ? Quelle catastrophe ! Comme c’est venu vite ! Qui se serait attendu à un pareil dénouement ? »

Qui s’y serait attendu ? Les médecins qui vous ont prévenus à temps et que vous n’avez pas voulu écouter…