Les Jeux rustiques et divins/Pour la Porte des Exilés

Les Jeux rustiques et divins. Inscriptions pour les treize portes de la ville
Mercure de France (p. 205-206).


POUR LA PORTE DES EXILÉS


Puisque j’ai vu crouler sous la pioche et la hache,
Ma maison vide, au moins que l’herbe haute cache
Sa ruine à jamais et son triste décombre.
De l’homme que j’étais je suis devenu l’ombre,
Et l’injuste Colère et la mauvaise Haine
Me montrent l’âpre exil et la route lointaine
Du double doigt tendu de leurs deux mains crispées,
Et puisqu’on m’interdit la balance et l’épée,
Je prends le bâton noir et la sandale blanche ;
Qu’on ne vienne jamais me tirer par la manche
Ou par le pan usé de mon manteau d’exil.
Dieux cléments, détournez le mal et le péril
De l’ingrate cité qui me mord au jarret !
La ville ne vaut pas la mer et la forêt ;
Et, proscrit vagabond que le vent déracine,
J’aurai l’aube charmante et l’aurore divine
Qui me consoleront de l’ombre où je m’en vais ;
Et, si le sort s’acharne à mon destin mauvais,

Je pourrai, pour ma bouche amère, sèche et lasse
De cette solitude où mon pas se harasse,
Cueillir, sans peur, un soir, la jusquiame velue,
La noire belladone ou la verte ciguë.