Les Jeux rustiques et divins/La Tête

Mercure de France (p. 285-287).
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LA TÊTE


Les Ombres qui dormaient dans les roseaux de l’anse
S’éveillaient, une à une, et s’étirant, debout,
Sur les berges, au bord du fleuve de silence,
Se tinrent, les pieds nus, dans le rivage mou.

Les enfants qui jouaient sur le sable de cendre.
Le laissèrent couler de leurs doigts entr’ouverts
Et regardaient ma barque oblique rompre et fendre
Le sinistre courant des flots jaunes et verts.

Et sur la proue aiguë, écumante à l’étrave,
Hautain, je me tenais à l’avant, le bras haut,
Portant par ses cheveux tordus à mon poing grave
La tête aux yeux fermés et qui saignait dans l’eau ;

La bouche souriait encor sa rose pâle
Parmi la face exsangue où, claire sur le front,
Deux serpents d’or mordaient l’un et l’autre une opale…
Et ma barque coupait du fer de l’éperon


L’eau noire, refluée en serpents de sillage,
Et les Ombres déjà en me tendant les mains
Saluaient le héros du funèbre passage
Et l’étranger venu des antiques chemins.

Les vieillards m’appelaient d’un geste de statue ;
Les femmes se poussaient du coude pour me voir,
Oubliant leur opprobre et qu’elles étaient nues,
Et des enfants fiévreux coupaient des roseaux noirs

Pour chanter mon accueil sur des flûtes nocturnes ;
D’autres cueillaient des fruits aux branches des cyprès
Et les hommes vidaient la poussière des urnes
Dans l’onde horrible à boire et qu’ils puisaient après.

Hélas ! Dominateur des Spectres et des Ombres
Il me fallait, Orphée étrange et souterrain,
Pour traverser le fleuve où toute barque sombre,
Leur offrir à jamais le gage de mes mains ;

Il fallait qu’à mon bras meurtrier je roidisse
Mon sacrilège poing plongé dans les cheveux
De la surnaturelle et terrestre Eurydice
Qui saigne dans l’eau morne où je boirai comme eux ;


Car à vaincre ces Morts mon geste te dédie
Avec ta bouche mûre et ton sang parfumé,
Tête mystérieuse et sainte de la Vie
Qui crispe à mon poing nu ta face aux yeux fermés.