Les Jeux rustiques et divins/La Grotte

Les Jeux rustiques et divins. Les Roseaux de la flûte
Mercure de France (p. 176-177).
◄  L’hiver
Le Passant  ►


LA GROTTE


Jadis, nous étions trois Faunes dans la forêt.
Nos bouches ont mordu les grappes et le lait
Qui comblent la corbeille et caille dans la jatte ;
Nos barbes de poil jaune et nos clairs yeux d’agate
Apparaissaient dans l’ombre au détour des sentiers
Et nos dents blanches, aux pommes que vous jetiez,
Filles ! en nous fuyant, riaient de votre fuite.
Nous mêlions l’olive à la châtaigne cuite
Et le soleil faisait nos cornes toutes d’or,
Et nos flûtes, parmi les fleurs où elle dort,
Éveillaient au matin la fontaine engourdie.
Nous riions en regardant la parodie
Que font de notre allure et de notre maintien
Les boucs dansant parmi les troupeaux et les chiens
Qui bêlent à la file et jappent vers la lune,
Et les feuilles tombaient des arbres, une à une,
Ou la neige des fleurs embaumait les vergers,
Car Septembre au pas lourd, Avril au pas léger,
Marchent par les chemins de l’An et de la Vie.


Hélas ! les Dieux méchants ne sont pas sans envie
Et, des trois Faunes nés de l’antique forêt,
Deux sont morts et tu peux, à travers les cyprès,
Voir au marbre leur buste au-dessus de la gaine
Se dresser, côte à côte, auprès de la fontaine.
Au socle on a sculpté des feuilles et des fruits.
Ils sont là-bas, au bout du sentier que tu suis,
Voyageur, et salue en passant leur mémoire !

Pour moi, j’habite au seuil de cette grotte noire
Et j’ai fui la forêt, la plaine et les jardins,
Le doux soleil, jadis tiède et clair sur mes mains,
La prairie et le foin coupé où l’on se couche,
Silencieux, avec une fleur à la bouche
En regardant passer au ciel bleu les oiseaux ;
J’ai fui la source vive et j’ai fui les roseaux
Où je coupais jadis mes flûtes merveilleuses,
Et de toutes, hélas ! de qui les tiges creuses
Jasaient de ma gaîté en chantant par ma voix,
Je n’ai gardé que celle-là, et je m’assois,
De l’aube au soir, au seuil de la grotte, et tourné
Vers sa nuit sépulcrale à mon songe obstiné,
J’emplis l’antre, à jamais, de ma plainte éternelle,
Et j’écoute chanter sa ténèbre, et je mêle,
Corbeau noir exilé des divines colombes,
L’écho de ma jeunesse aux échos de son ombre !