Les Jeunes Souffrances


LES JEUNES SOUFFRANCES

1816-1821




VISIONS[1]

1

J’ai rêvé autrefois d’indomptables amours, de chevelures bouclées, de myrtes et de résédas, de lèvres exquises et de mots amers, de lieder sombres aux sombres mélodies.

Il y a longtemps que ces rêves ont pâli et se sont évanouis, et que la plus chère de mes visions s’est évanouie elle aussi. Il ne m’est demeuré que les stances affaiblies où j’avais exhalé mes sauvages ardeurs.

Lieder orphelins, je vous ai conservés ! Et maintenant évanouissez-vous aussi ; allez rejoindre la vision qui s’est depuis longtemps évanouie et saluez-la pour moi quand vous l’aurez trouvée : — à l’ombre aérienne j’envoie un souffle aérien.


2

Un rêve, à coup sûr bien étrange, m’a tout ensemble charmé et rempli d’effroi. Mainte image lugubre flotte encore devant mes yeux et fait tressaillir mon cœur.

C’était un jardin merveilleux de beauté ; je voulais m’y promener gaîment. Tant de belle fleurs m’y regardaient, — à mon tour, je les regardais avec joie.

Des oiseaux gazouillaient de tendres mélodies. Un soleil rouge rayonnait sur un fond d’or, et colorait la pelouse diaprée.

Des souffles parfumés s’élevaient des herbes. L’air était doux et caressant ; et tout éclatait, tout souriait, tout m’invitait à jouir de cette magnificence.

Au milieu de la pelouse, il y avait une claire fontaine de marbre. — Là je vis une jolie fille qui lavait un blanc vêtement.

Des joues mignonnes, des yeux bleus, une image de sainte aux blonds cheveux bouclés ; et comme je la regardais, je la trouvais si étrangère, et pourtant si connue !

La jolie fille se hâtait à l’ouvrage, en chantant un refrain très bizarre : « Coule, coule, eau de la fontaine, lave-moi, lave-moi ce tissu de lin ! »

Je m’approchai d’elle et lui dis à l’oreille : « Ô dis-moi donc, belle et douce fille, pour qui est ce vêtement blanc. »

Elle me répondit très vite : « Prépare-toi, je lave ton linceul de mort ! » Et comme elle achevait ces mots, son image s’évanouit comme une fumée.

Et je me trouvai transporté, comme par enchantement, au sein d’une forêt obscure. Les arbres s’élevaient jusqu’au ciel, et tout surpris, je méditais, je méditais.

Attention ! quel est ce bruit sourd ? c’est comme l’écho d’une hache dans le lointain ; et courant à travers buissons et halliers, j’arrivai à une vaste clairière.

Au milieu de la vaste clairière, se dressait un chêne énorme, et voyez ! la jeune fille merveilleuse frappait à coups de hache le tronc du chêne.

Et brandissant sa hache et frappant en mesure, elle fredonnait ce refrain : « Hache brillante, étincelante hache, taille-moi vite un coffre en chêne ! »

Je m’approchai d’elle et lui dis à l’oreille : « Ô dis-moi donc, douce et belle fille, pour qui tu tailles ce coffre en chêne ? »

Elle me répondit très vite : « Le temps presse, c’est ton cercueil que je construis ! » Et comme elle achevait ces mots, son image s’évanouit comme une fumée.

Et tout autour de moi, à l’infini, la lande s’étendait pâle et nue. Je ne comprenais rien à cette aventure, et je frissonnais dans mon cœur.

Et comme j’errais au hasard, j’aperçus une forme blanche. Je courus dans sa direction, — et voyez ! c’était encore la belle fille.

Penchée sur la pâle lande, elle creusait la terre avec une bêche. À peine osais-je la regarder encore, tant elle était épouvantable et belle.

La belle fille se hâtait et chantait un refrain fort étrange : « Bêche, bêche tranchante et large, creuse une fosse ample et profonde ! »

Je m’approchai d’elle et lui dis à l’oreille : « Ô dis-moi donc, douce et belle fille, ce que veut dire cette fosse ? »

Elle me répondit très vite : « Prends patience, cette tombe fraîche est pour toi. » Et comme la belle achevait ces mots, la fosse s’ouvrit toute béante.

Et comme j’y jetais les yeux, un frisson de peur me saisit. Je fus jeté dans la nuit noire de la tombe et brusquement je m’éveillai.


3

En rêve, cette nuit, je me suis vu moi-même en habit noir et gilet de satin, les poignets dans des manchettes, comme quand on se rend en soirée ; et devant moi était ma douce et chère bien-aimée.

Je m’inclinai et je dis : « Êtes-vous la mariée ? Eh bien, Mademoiselle, recevez tous les compliments de votre très humble serviteur. » Mais ces froides et cérémonieuses paroles me nouaient la gorge et m’étranglaient.

Tout à coup des larmes amères coulèrent des yeux de mon aimée, et sa gracieuse image se noya sous des flots de pleurs.

Ô doux yeux, saintes étoiles d’amours malgré toutes les fois que vous m’avez menti, dans le monde réel ou dans celui des rêves, combien j’aime à vous croire malgré tout !


4

Je vis en rêve un petit homme, un petit homme tout pimpant, qui marchait sur des échasses à pas longs d’une aune ; il portait du linge bien blanc et un habit à la dernière mode, mais il avait l’âme sale et vile.

Au dedans, un être piteux et incapable ; au dehors, un monsieur plein de dignité, parlant à tout venant de courage et prenant des airs d’audace et de bravade.

— « Sais-tu quel est cet homme ? Viens ici et regarde ! » me dit le dieu du songe en me montrant des figures mouvantes dans le cadre d’un miroir.

Au pied d’un autel était le petit homme ; à ses côtés était ma bien-aimée. Tous deux disaient : Oui ! et mille démons, dans un éclat de rire, s’écriaient : Amen !


5

Qu’est-ce qui agite et affole mon sang ? Qu’est-ce qui allume en mon cœur une ardeur sauvage ? Mon sang bouillonne, écume et fermente, une terrible ardeur consume mon cœur.

Mon sang fou fermente et écumer parce que j’ai fait un mauvais rêve. Le sombre fils de la nuit est venu et m’a emporté haletant.

Il m’a emporté dans une belle maison, toute sonore de chants de harpes, de joie et de liesse, toute resplendissante de lumières : je pénètrai dans le salon.

C’était un gai repas de noces ; les convives joyeux étaient assis à table. Et lorsque je vis la mariée, — ô douleur ! la mariée était ma bien-aimée.

C’était ma bien-aimée délicieuse, ayant pour mari un homme étranger. Je me plaçai derrière le fauteuil de la mariée, et je me tins debout sans proférer un son.

La musique éclata, — je restais immobile : le bruit de cette joie m’accablait. La mariée semblait transportée de bonheurs le marié lui pressait les mains.

Le marié remplit son verre, il y trempe ses lèvres et le tend à la mariée. Celle-ci remercie d’un sourire, — ô douleur ! c’était mon sang rouge qu’elle buvait.

La mariée prit une jolie petite pomme et la tendit au marié. Il prit son couteau, et coupa la pomme, — ô douleur ! il coupait mon cœur.

Ils se regardaient dans les yeux tendrement et longuement ! hardiment le marié enlace la mariée et l’embrasse sur ses joues roses, — ô douleur ! j’ai senti le baiser glacial de la mort.

Ma langue était de plomb dans ma bouche, si bien que je n’aurais pu proférer le moindre mot. Un mouvement se fit dans la salle, la danse commençait, le couple élégant en tête.

Et tandis que, dans un mortel silence, je demeurai, les danseurs me frôlaient au passage ; — le marié murmura un mot à la mariée ; celle-ci rougit, mais ne se fâcha pas.

Furtifs, ils gagnent la porte de la salle ; je voulus les suivre, mais mes pieds étaient de marbre, — la douleur me pétrifiait.

La douleur me pétrifiait. Je me traînai pourtant jusqu’à la chambre nuptiale ; devant la porte, deux vieilles étaient accroupies.

L’une était la Mort, l’autre la Folie. Sur leur bouche sans lèvres elles posaient un doigt décharné, — je râlais, je suffoquais, finalement j’éclatai de rire, et le bruit de mon rire m’éveilla.[2]
6

En un doux rêve, au milieu de la nuit paisible, comme par enchantements ma bien-aimée est venue à moi ; elle est entrée dans ma petite chambre.

Je la vois, la jolie figure, je la vois, elle sourit tendrement et sourit encore, si bien que mon cœur se gonfle et qu’impétueusement je m’écrie :

« Prends, prends tout ce que je possède ! je te donne tout, mon aimée, à condition que tu m’accordes d’être ton amant de la minuit au chant du coq. »

Elle me considéra d’un air étrange, si tendre, si triste, si profond, et elle me dit, la belle demoiselle : « Oh ! Donne-moi ta part de ciel. »

« Ma vie et ma jeunesse, ô jeune fille semblable aux anges, pour toi je les donnerais avec joie et avec bonheur, mais ma part de paradis — jamais ! »

Ce sont là les mots qui sortent de ma bouche, mais la jeune fille de plus en plus belle, ne cesse pas de dire : « Ô donne-moi ta part de ciel ! »

Ces mots font un bruit sourd à mon oreille, et s’insinuent au plus profond de mon âme ainsi qu’une coulée de flamme ; je respire lourdement, je respire à grand peine.

Il y avait de blancs petits anges nimbés d’or ; mais soudain un noir essaim d’affreux kobolds surgit impétueusement.

Ils se précipitèrent sur les anges, et ceux-ci furent mis en fuite, et le noir essaim des kobolds à son tour s’évanouit dans le brouillard.

Moi cependant, je me pâmais de joie, j’enlaçais de mes bras ma jolie bien-aimée ; elle se serre contre moi comme un jeune chevreuil, et pourtant elle répand des pleurs amers.

Ma jolie bien-aimée pleure ; je sais pourquoi elle pleure ; et, sans rien dire, je baise sa petite bouche de rose : « Ô bien-aimée, sèche ces larmes, cède à mon brûlant amour !

« Cède à mon brûlant amour ! » Et soudain mon sang se glace, la terre tremble et, dans un mugissement, s’entr’ouvre comme un abîme.

Et de cet abîme noir s’élève le noir essaim ; ma jolie bien-aimée pâlit, elle disparaît d’entre mes bras ; me voilà seul.

Le noir essaim des kobolds forme autour de moi une ronde étrange, il m’enserre, me saisit et, moqueur, il éclate bruyamment de rire.

Et de plus en plus leur cercle m’enserre et l’horrible menace ne cesse de retentir : « Tu as renoncé à ta part de ciel, tu es à nous pour l’éternité ! »


7

Qu’attends-tu, maintenant que tu as l’argent ? Lunatique compagnon, pourquoi hésiter encore ? Assis dans ma chère petite chambre, j’attends avec impatience, et voilà minuit qui vient, — il ne manque que la mariée.

Des souffles frémissants viennent du cimetière : — Ô souffles, avez-vous vu ma petite femme ? De blancs fantômes se montrent à ma vue, qui me font des révérences et me saluent en ricanant : « Bien sûr que oui ! »

Halte-là ! Quelle nouvelle apportes-tu, noir faquin en livrée de feu ? Voici l’aimable compagnie : elle arrive sur un char traîné par des dragons.

Brave petit homme gris, que réclames-tu ? Feu mon professeur, qu’est-ce qui t’amène ? Il jette sur moi un regard muet et triste, hoche la tête, se retire.

Pourquoi mon compagnon à longs poils miaule-t-il en agitant la queue ? Pourquoi l’œil du chat noir étincelle-t-il si fort ? Pourquoi les femmes gémissent-elles les cheveux en désordre ? Pourquoi ma nourrice fredonne-t-elle l’air dont elle m’endormait enfant ?

Reste au logis, nourrice, avec ta chanson ; le temps de l’Eiapopeia[3] est fini. Je célèbre aujourd’hui mon mariage : regarde ! Voilà les invités tout reluisants.

Regarde ! — Messieurs, cela est galant ! Au lieu de chapeaux, c’est vos têtes que vous avez à la main. Bonnes gens dont les jambes gigotent, parés comme pour la potence, le vent s’est apaisé, pourquoi venir si tard ?

Et voilà aussi, sur son manche à balai, la bonne vieille sorcière : bénis-moi, la petite mère, car je suis ton enfant. Alors ses livres tremblent dans son pâle visage : « In secula seculorum, Amen ! » marmonne la petite mère.

Douze musiciens efflanqués entrent nonchalamment, suivis d’une ménétrière aveugle et débauchée ; puis c’est Jean-Saucisse[4] en casaque multicolore, qui porte sur son dos le fossoyeur.

Douze nonnes font leur entrée en dansant ; la louche entremetteuse mène le branle. Douze moinillons lubriques les suivent, sifflant un air infâme à la manière d’un chant d’église.

Monsieur le fripier, ne crie donc pas à en devenir bleu ; je n’ai pas besoin dans le purgatoire de ta fourrure ; on vous y chauffe gratis d’un bout de l’année à l’autre, avec, au lieu de bois, des ossements de princes et de gueux.

Les bouquetières sont bossues et déjetées, et se livrent à des cabrioles à travers la chambre. Têtes de chouettes et jambes de sauterelles, laissez-moi la paix avec le craquement de vos côtes !

Pour sûr, l’enfer est tout entier dehors. La cohue grandissante vocifère et saute : jusqu’à la valse des damnés qui résonne ; — silence, silence, voici venir ma belle bien-aimée.

Silence, racaille, ou dehors ! C’est à peine si je m’entends moi-même. Ah ! ne voilà-t-il pas un roulement de voiture ? Où es-tu, cuisinière ? Vite, ouvre la porte !

Sois la bienvenue, ma belle bien-aimée, comment vas-tu, mon trésor ? Bien à vous, monsieur le Pasteur, prenez place, je vous en prie ! Monsieur le Pasteur qui avez les pieds et la queue d’un cheval, je suis de Votre Révérence le très humble serviteur !

Ma chère petite fiancée, pourquoi es-tu toute muette et toute pâle ? Monsieur le Pasteur va procéder à l’instant à la cérémonie ; sans doute, je lui paie des honoraires plus chers que ma personne, mais pour te posséder, ce n’est pour moi qu’un jeu d’enfant.

Agenouille toi, douce petite fiancée, agenouille toi près de moi ; — Elle s’agenouille et se penche, ô délicieux bonheur ! elle se penche sur mon cœur, sur ma poitrine qui se gonfle, je la tiens embrassée en frémissant de désir.

Les flots de ses boucles blondes ondulent autour de nous ; contre mon cœur palpite le cœur de la jeune fille ; nos deux cœurs battent de plaisir et de peine et s’envolent au plus haut du ciel.

Nos deux petits cœurs voguent dans une mer de délices, là-haut, dans la sainte demeure de Dieu. Mais, sur nos têtes, l’enfer a mis sa main, comme l’horreur et l’incendie.

C’est le sombre fils de la nuit qui fait ici fonction de prêtre et qui bénit ; il marmonne les formules d’un livre sanglant ; sa prière est un blasphème, sa bénédiction est une imprécation.

Et cela croasse, et cela siffle et cela parle avec démence, comme le fracas des flots et le roulement du tonnerre ; puis tout-à-coup un feu bleuâtre déchire la nue : « In secula seculorum, Amen ! » s’exclame la sorcière.


8

Je revenais de chez ma maîtresse et cheminais en proie aux démences et aux folies de la nuit. Et lorsque je passai le long du cimetière, les tombes silencieuses me firent signe gravement.

Entre toutes, c’est la tombe du ménétrier qui m’appelle. Elle est toute inondée de lune. J’entends un chuchotement : « Cher frère, je suis à toi à l’instant. » Et de la tombe entr’ouverte se lève une forme blanche.

Et c’est le ménétrier lui-même. Il s’assied sur la pierre tombale. Pinçant vivement les cordes de sa cithare, il chanta d’une voix aiguë et criarde :

« Dites, cordes sourdes et moroses, connaissez-vous encore la vieille chanson qui jadis enflammait sauvagement nos cœurs ? Les anges disent qu’elle est la félicité céleste, les démons un mal infernal ; les hommes l’appellent amour. »

À peine ce mot d’amour avait-il retenti que toutes les tombes s’entr’ouvrirent. Et des spectres accoururent en foule autour du musicien, et d’une voix pointue, ils se mirent à chanter en chœur :

« Amour ! Amour ! c’est ta puissance qui, en ce lieu, nous a couchés. C’est ta puissance qui nous a clos les paupières. Pourquoi nous appelles-tu dans la nuit ?

Et ce sont des hurlements, des gémissements et des caquetages confus. L’air ébranlé résonne, et siffle, et grince. Et l’essaim fou fait cercle autour du musicien qui attaque ses cordes avec frénésie :

« Bravo ! Bravo ! Toujours fous ! Soyez les bienvenus ! Vous avez entendu mon magique appel. Nous qui sommes condamnés à l’éternelle immobilité du sépulcre, déridons-nous aujourd’hui ensemble. Mais d’abord, voyons, sommes-nous bien seuls ?

« Nous avons été des dupes du temps de notre vie, brûlés que nous étions d’une folle passion d’amour. Mais nous ne risquons pas de nous ennuyer aujourd’hui, car il faut que chacun raconte fidèlement ce qui l’a amené ici et combien il a été persécuté et déchiré par la folle poursuite de l’amour. »

Et alors s’avance au milieu du cercle un maigre personnage léger comme le vent, qui prend la parole d’une voix fredonnante :

« J’étais un apprenti tailleur avec l’aiguille et les ciseaux ; j’étais fort habile et fort preste, avec l’aiguille et les ciseaux ; voilà que vint la fille du patron, avec l’aiguille et les ciseaux ; elle m’a percé le cœur, avec l’aiguille et les ciseaux. »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un second personnage s’avança grave et calme :

« Rinaldo Rinaldini, Schinderhanno, Orlandini, et surtout Carlo Moor étaient les modèles que je m’étais proposés.

« Je suis devenu amoureux — j’ai bien l’honneur de vous le dire — à l’égal de ces preux chefs de bande ; une idéale figure de femme obsédait follement mon esprit.

« Et je soupirais et je roucoulais. Et comme l’amour m’avait égaré la caboche, je plongeai un beau jour la main dans la poche de mon prochain.

« La police me chercha noise, d’avoir voulu essuyer mes larmes d’amour avec le mouchoir de mon prochain.

« Et selon l’usage des sbires, on m’appréhenda au collet et je fus enfermé dans une prison respectable.

« Et là, plongé dans mon rêve d’amour, je passai mon temps à filer de la laine, jusqu’à ce que l’ombre de Rinaldo eut délivré mon âme de sa prison terrestre. »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un troisième personnage s’avança, maquillé et paré :

« J’étais jadis le roi des planches, et j’y jouais les amoureux. Je poussais de farouches : Dieux ! Je soupirais de tendres : Hélas !

« Je jouais surtout très bien le rôle de Mortimer : Marie Stuart était si jolie ! Mais malgré l’éloquence de mon jeu, elle faisait semblant de ne pas me comprendre.

« Une fois que je m’écriais désespérément : « Marie, ô sainte femme ! » je sortis mon poignard et, plus profondément qu’il n’eut fallu, je me frappai avec. »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un quatrième, vêtu de drap blanc, comme un étudiant, s’avança à son tour :

« Dans sa chaire pérorait le professeur. Et tandis que le professeur pérorait, moi, je dormais fort à mon aise. Mais j’aurais préféré mille fois être auprès de sa fille aussi douce que jolie.

« De sa fenêtre elle me faisait souvent de tendres signes, la fleur des fleurs, la lumière de ma vie ! Mais la fleur des fleurs fut à la fin cueillie par un dur philistin richard.

« J’envoyai au diable les femmes et les riches coquins, je mis de l’opium dans mon vin et je choquai mon verre avec la mort qui me dit : À ta santé ! Je m’appelle l’Ami Hein. »[5]

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un cinquième alors s’avança, la corde au cou :

« Le comte, quand il buvait, vantait sa fille et ses pierreries. Comte, que me font tes pierreries, je préfère infiniment ta fillette.

« Fillette et pierreries étaient précieusement verrouillées sous la garde d’une nombreuse valetaille. Mais que m’importaient valets, verrous et serrures ? Je grimpai hardiment l’échelle de corde.

« Je grimpai hardiment à la fenêtre de ma bien-aimée, quand j’entendis en bas un juron formidable : Ne te gêne pas, garçon ! je suis de la partie ; car moi aussi j’aime, les pierreries !

« Ainsi parlait en ricanant le comte, il me saisit et la valetaille me cerna en trépignant : Au diable, les canailles, criai-je. Je ne suis pas un voleur ; je ne voulais qu’enlever ma bien-aimée.

« Mais mes démonstrations restèrent inutiles. Vite un gibet fut dressé, et quand le soleil parut, quelle ne fut pas sa surprise de me trouver pendu ! »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Alors un sixième personnage s’avança portant sa tête entre ses mains :

« Pour dissiper mon chagrin d’amour, je me mis à chasser. Je battais le pays, le fusil à la main. Tout à coup sur un arbre résonne une voix creuse ! c’était le corbeau qui croassait : Tête à bas ! Tête à bas !

« Je me disais : Oh, si je pouvais tuer quelque colombe, elle serait pour mon amie ! Et je furetais du regard les halliers.

« On dirait qu’on se becquète et qu’on se caresse de ce côté. Bien sûr, ce sont deux tourterelles ! Je m’avance sans bruit, le doigt sur la gâchette de mon arme. Que vis-je ! C’était ma propre bien-aimée.

« C’était ma colombe, ma fiancée. Un étranger la serrait sur son cœur. À toi ! vise bien, vieux tireur. Et voilà l’étranger qui baigne dans son sang.

« Peu après, une procession lugubre traversait la forêt, c’est moi que l’on traquait au supplice. Et du haut de son arbre, le corbeau croassa : Tête à bas ! Tête à bas ! »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Alors le ménétrier s’avança à son tour :

« J’ai chanté autrefois une belle chanson. Mais à présent elle est finie ; quand le cœur est brisé dans une poitrine, il n’est plus de chanson possible. »

Les fous rires redoublèrent, et la trompe fantomale se mit à tournoyer. Tout à coup, l’horloge du clocher sonna une heure ; alors les spectres en hurlant réintégrèrent leurs tombeaux.


9

J’étais couché et je dormais d’un très paisible sommeil ; chagrins et souffrances avaient fui ; alors je vis venir une figure de rêve, la plus belle de toutes les jeunes filles.

Elle avait la pâleur du marbre et merveilleuse était sa grâce ! ses yeux avaient le brillant de la perle, sa chevelure était étrangement ondulée.

Doucement, doucement, elle vient à moi, et sur mon cœur se penche la jeune fille pâle comme le marbre.

Comme mon cœur bat et tremble de douleur et de plaisir ! Comme ardemment brûle mon cœur ! Mais le sein de la belle ne tremble ni ne bat, il est aussi froid que la glace :

« Mon sein ne tremble ni ne bat, il est aussi froid que la glace ; pourtant je sais aussi la joie et la toute puissance de l’amour.

« Ma bouche et ma joue sont exsangues, je n’ai pas de sang dans le cœur. Mais n’aie pas peur et ne crains rien, je te suis favorable et bonne. »

Et elle me presse plus farouchement encore, pour un peu elle me ferait mal ; mais voilà le coq qui claironne — et la jeune fille aux pâleurs de marbre disparaît soudain en silence.


10

Par la puissance de mon verbe, j’ai évoqué beaucoup de spectres blêmes ; mais ils ne veulent plus maintenant rentrer dans leur antique nuit.

D’horreur et d’épouvante, j’ai oublié la formule qui les dompte ; et maintenant ce sont les esprits qui m’entraînent, moi, dans leurs séjours de brumes.

Lâchez-moi, sombres démons ! Ne me faites pas violences, lâchez-moi ! Toute joie n’est pas encore tarie pour moi, là-haut, dans la rose lumière !

J’ai encore à découvrir la fleur merveilleusement belle : que vaudrait ma vie entière, si je ne devais pas l’aimer ?

Une fois seulement je veux la prendre et la presser sur mon cœur brûlant ! Une fois seulement goûter, sur sa lèvre et sa joue, la plus exquise des douleurs !

Une fois seulement de sa bouche, je veux entendre un mot d’amour, — après quoi, je vous suis sur l’heure, Esprits, dans vos sombres séjours.

Les Esprits ont entendu et s’inclinent d’un air effrayant. Jolie bien-aimée, j’arrive ! Jolie bien-aimée, m’aimes-tu ?


ALLEMAGNE


RÊVE[6]

Fils de la folie, ne cesse pas de rêver alors que ton cœur se gonfle en ta poitrine ; mais ne demande pas à la vie de ressembler à ton rêve !

Jadis, au temps de mes beaux jours, je me trouvais sur la plus haute montagne des bords du Rhin. À mes pieds les plaines de l’Allemagne resplendissaient dans la lumière.

Les vagues murmuraient d’enchanteresses mélodies ; mon cœur se berçait de doux pressentiments.

Quand je prête aujourd’hui l’oreille au chant des vagues, non, ce n’est plus la même mélodie : le beau rêve s’est depuis longtemps dissipé, la belle illusion s’est depuis longtemps brisée.

Quand aujourd’hui de ma montagne, je regarde la terre allemande, je ne vois qu’un pauvre peuple de nains qui rampe sur la tombe des géants.

Des enfants gâtés sont vêtus de soie, ils se disent la fleur de la nation ; des coquins ont la croix d’honneur, des stipendiés plastronnent comme des hommes libres.

C’est une caricature des ancêtres que ce peuple en costume allemand, car nos redingotes antiques évoquent mélancoliquement le passé.

Ce passé où, sans ostentation, la morale et la vertu allaient se donnant la main, où les jeunes avec vénération se tenaient debout devant les anciens ;

Où nul jeune homme ne mentait à une jeune fille avec les soupirs d’usage ; où nul adroit despote n’érigeait le parjure en loi ;

Où un serrement de main valait davantage qu’un serment ou qu’un acte par devant notaire ; où sous l’armure était un homme et où, dans l’homme, était un cœur.

Les parterres de nos jardins foisonnent de fleurs merveilleuses, jouissant des bénédictions de la terre sous la douce caresse du soleil.

Mais la plus belle de toutes les fleurs ne fleurit jamais dans nos parterres, elle qui, aux temps anciens fleurissait jusque sur l’ingrat rocher ;

Elle que des hommes bardés de fer, dans leurs burgs glacés des montagnes, cultivaient comme la plus précieuses et qu’on nomme hospitalité.

Voyageur harassé, ne monte pas vers les burgs des montagnes ; au lieu de la chambre accueillante et chaude, ce sont des murs froids qui te reçoivent.

Pas de guetteur sur la tour pour sonner de la trompe ; pas de pont-levis qui s’abaisse ; il y a beau temps que seigneur et guetteur sont couchés dans la froide tombe.

Dans les noirs cercueils reposent également les amoureuses ; en vérité, ces reliquaires-là recèlent des richesses supérieures à la perle et à l’or.

L’air y frissonne furtivement comme un souffle des Minnesinger ; car dans ces sépulcres sacrés, la religion de l’amour est descendue aussi.

Il est vrai que j’aime fort nos dames d’à présent ; elles fleurissent comme le mois de mai, elles savent aimer elles aussi, et elles s’adonnent fort diligemment à la danse, à la broderie et à la peinture.

Elles savent aussi chanter de jolies romances, l’amour et la fidélité antiques ; seulement elles pensent dans leur for intérieur que ce sont là des contes à dormir debout.

Nos mères estimaient jadis avec sagesse, ainsi que l’exige l’innocence, que c’est seulement dans son cœur que l’homme porte le diamant le plus beau.

Leurs rusées petites-filles ne sont plus frappées à ce coin, car de notre temps les femmes apprécient aussi les pierres fines.

C’est le règne de la superstition, du mensonge et de l’imposture, — la vie est dénuée de charme ; et l’avidité romaine a altéré la perle du Jourdain.

Allez-vous en, visions des beaux jours d’antan, renfoncez-vous dans votre nuit ! cessez d’éveiller de vaines plaintes contre l’iniquité de nos temps !




LlEDER


1

Le matin, je me lève et je demande : Ma douce bien-aimée viendra-t-elle aujourd’hui ? Le soir, je m’affaisse et je me plains : elle n’est pas encore venue aujourd’hui.

La nuit, ma misère m’empêche de dormir ; et le jour, je marche comme dans un songe, à demi endormi.


2

Quelque chose me pousse de côté et d’autre. Encore quelques heures et je la verrai, elle, la plus belle des belles jeunes filles. Cœur fidèle, pourquoi bas-tu si lourdement ?

Que les heures sont donc paresseuses ? Elles se traînent nonchalamment et suivent en bâillant leur route : hâtez-vous donc, les paresseuses !

Je suis pris d’une hâte violente : sans doute, les heures n’ont jamais aimé. Méchamment liguées entre elles, elles n’ont que raillerie et malice pour la hâte des amoureux.


3

Je me promenais sous les arbres, seul avec ma mélancolie ; quand mon vieux rêve revint s’insinuer dans mon cœur.

Qui donc vous l’enseigna ce petit mot, oiselets dans les hauteurs du ciel ? Taisez-vous ! Quand mon cœur l’entend, sa souffrance en est accrue.

« C’est une jeune fille qui passait et qui le chantait sans cesse ; voilà comme nous l’avons appris, ce gracieux mot d’or. »

Malins petits oiseaux, ne me redites plus cela ! Vous voulez me dérober mon chagrin, mais je n’ai confiance en personne.


4

Chère bien-aimée, mets ta petite main sur mon cœur : entends-tu le bruit qu’il fait dans sa chambrette ? Il y a là un charpentier implacable, qui me construit un cercueil.

Le jour, la nuit, il martelle et il cloue. Il y a déjà longtemps qu’il m’empêche de dormir. Ah ! faites vite, monsieur le charpentier, pour que je puisse bientôt dormir !


5

Joli berceau de mes souffrances, belle tombe de mon repos, belle cité, il faut nous séparer. Je te fais mes adieux.

Adieu, seuil sacré que franchit ma bien-aimée, adieu, place sacrée où je l’ai vue pour la première fois !

Si pourtant je ne t’avais jamais vue, ô belle reine de mon cœur, je n’aurais jamais été malheureux comme je le suis à présent.

Jamais je n’ai cherché à t’émouvoir, jamais je n’ai mendié ton amour. Je ne voulais que couler des jours paisibles, aux lieux où ton souffle s’exhale.

Mais tu me chasses de ces lieux ; ta bouche dit des mots amers ; la folie ravage mes sens, et mon cœur est malade et blessé.

Et, les membres las et lourds, je me traîne là-bas avec mon bâton de voyage, jusqu’à ce que je pose ma tête brisée, bien loin, dans une froide tombe.
6

Attends, attends, dur batelier, je t’accompagne vers le port ; je prends congé de deux jeunes filles, de l’Europe et de mon aimée.

Source de sang, coule de mes yeux ; source de sang, épanche-toi de mon corps, afin qu’avec ce sang ardent, j’écrive mes souffrances.

Ah ! mon amour, pourquoi précisément aujourd’hui, la vue de mon sang te fait-elle frémir ? Voilà des années que tu me vois pâle et le cœur sanglant !

Connais-tu encore la vieille légende du serpent dans le paradis, qui, avec sa pomme insidieuse, fit la perte de notre aïeul ?

Tous les maux sont venus de la pomme ! Ève apporta ainsi la mort, Eris les flammes de Troie. Toi, tu as apporté tout ensemble la flamme et la mort.


7

Montagnes et burgs se mirent dans le clair miroir du Rhin et mon petit bateau file joyeusement en plein soleil.

Paisible, je regarde le mouvement des vagues qui ondulent avec des reflets d’or ; et les sentiments endormis au fond de mon âme s’éveillent en silence.

Le magnifique fleuve m’attire, j’entends son appel prometteur. Mais je le connais : son éclat trompeur dissimule la mort et la nuit.

Au dehors le bonheur et au dedans des pièges : ô fleuve, tu es l’image de ma bien-aimée ! Elle aussi sait prendre un air si tendre, elle aussi sourit si gentiment !


8
Au début, je fus sur le point de perdre tout espoir ; j’ai cru que je ne me résignerais jamais. J’y suis cependant parvenu, mais ne me demandez pas comment !
9

Avec des roses, des cyprès et des paillettes d’or, je voudrais orner amoureusement ce livre ainsi qu’un reliquaire, et y déposer mes lieder.

Oh ! si je pouvais y mettre aussi mon amour ! Sur la tombe de l’amour croît la fleurette de paix, c’est là qu’elle s’épanouit et c’est là qu’on la cueille, mais elle ne fleurira pour moi que quand je serai mort.

Ils sont là maintenant ces lieder qui, jadis, comme un fleuve de lave surgissant de l’Etna, s’échappaient de mon âme profonde en lançant autour d’eux de claires étincelles.

Ils sont là silencieux, semblables à des morts, raidis par la froidure et pâles comme la brume. Mais que l’esprit d’amour vienne à planer sur eux, alors leur ancienne ardeur se ranime.

Et dans mon cœur des pressentiments se lèvent : un jour l’esprit d’amour versera sur eux sa rosée ; un jour ce livre te tombera dans les mains, ma douce bien-aimée, en quelque lointain pays.

Alors le charme magique du lied sera rompu : les pâles lettres te regarderont ; suppliantes, elles te regarderont dans tes beaux yeux, et, douloureuses, elles chuchoteront avec le souffle de l’amour.


10

Délicieuse jeune fille si belle et si pure, à toi, à toi seule, je voudrais dédier ma vie.

Tes doux yeux sont comme un clair de lune ; tes mignonnes joues vermeilles ont des clartés de roses.

Et entre tes lèvres, on croit voir une rangée de perles. Mais l’écrin de ta poitrine cache une perle plus belle encore.

Ce ne peut être qu’un pieux amour qui m’a pris le cœur quand je t’ai naguère aperçue, jeune fille délicieuse !
11

Solitaire, je pleure mes souffrances dans le sein de la nuit amie ; je veux éviter les gens heureux ; là où la joie éclate, je ne saurais rester.

Solitaire, je vois couler mes larmes, couler toujours, couler sans bruit ; mais nulle larme ne saurait éteindre le désir qui consume mon cœur.

Jadis, garçon vif et rieur, j’aimais les beaux amusements. Je jouissais des dons de la vie, j’ignorais tout de la douleur.

Le monde n’était qu’un jardin émaillé de fleurs éclatantes où je consacrais mes jours aux fleurs, roses, violettes et jasmin.

Rêvant doucement sur la verte pelouse, je voyais le petit ruisseau couler paisible ; quand aujourd’hui je me penche sur le ruisselet, j’y vois un visage blême.

Depuis qu’Elle m’est apparue, je suis devenu tout pâle ; la douleur m’a furtivement envahi ; il m’est arrivé une étrange aventure.

Longtemps, dans le fond de mon cœur, j’ai sereinement goûté la paix des anges ; maintenant craintifs et tremblants, les anges ont regagné leur patrie d’étoiles.

La nuit sombre obscurcit ma vue, l’ombre hostile me menace et m’effraie, et dans ma poitrine chuchote en secret une voix étrangère.

Des douleurs, des souffrances inconnues m’assaillent avec une farouche frénésie, et un feu ignoré dévore mes entrailles.

Mais si mon cœur est sans répit la proie des flammes, si je succombe à ma souffrance, bien-aimée, c’est toi qui l’as fait !


12

Chaque compagnon, sa belle à son bras, va et vient dans l’allée des tilleuls ; mais moi, je vais seul, que Dieu ait pitié ! mais moi je vais seul.

Mon cœur est serré, mon regard se brouille, quand un autre s’amuse avec sa bonne amie. C’est que j’ai aussi une bonne amie, mais la mienne à moi est là-bas, là-bas.

Il y a des années que je porte ma peine, mais je ne puis plus longtemps la porter. Je bouclerai mon sac et prendrai mon bâton, et je m’en irai par le monde.

Et je marcherai des centaines d’heures jusqu’à ce que j’arrive à la grande ville : elle s’étale à l’estuaire d’un fleuve, avec trois tours orgueilleuses.

Là cessera bientôt mon chagrin d’amour, là le bonheur m’attend ; alors ma douce bien-aimée au bras, je me promènerai à mon tour sous les tilleuls qui sentent bon.


13

Quand je suis près de ma bien-aimée, mon cœur s’ouvre, je suis riche et le monde entier est à moi.

Mais quand il faut m’arracher à ses bras d’une blancheur de cygne, alors mon exaltation retombe et je suis pauvre comme un mendiant.


14

Je voudrais que mes lieder fussent de petites fleurs : je les enverrais, afin qu’elle les respire, à la bien-aimée de mon cœur.

Je voudrais que mes lieder fussent des baisers : je les enverrais tous en secret aux petites joues de ma bien-aimée.

Je voudrais que mes lieder fussent des petits pois : j’en cuirais une soupe exquise.


15

Dans le jardin de mon père fleurit, invisible, une fleurette triste et pâle ; l’hiver s’enfuit, le printemps s’agite, la pâle fleurette est toujours aussi pâle. La pâle fleur a l’air d’une fiancée maladive.

La pâle fleurette me dit à voix basse : « Cher petit frère, cueille-moi ! » Je dis à la fleurette : « Je ne le ferai pas, je ne te cueillerai jamais ! Je cherche avec beaucoup de peine la fleur purpurine. »

Et la pâle fleurette de dire : « Cherche ici, cherche là, jusqu’au jour de la mort glacée ; c’est en vain que tu chercheras, jamais tu ne rencontreras la fleur purpurine. Cueille-moi donc ; je suis aussi malade que toi. »

Ainsi chuchote, suppliante, la pâle petite fleur. — Alors je frissonne et la cueille bien vite. Et brusquement mon cœur ne saigne plus, les yeux de mon âme s’éclairent : la joie sereine des anges descend dans mon cœur déchiré.


16

Au ciel où scintillent les étoiles, les joies qui nous sont ici-bas, déniées, scintillent certainement aussi : c’est seulement dans les bras glacés de la mort que la vie peut être ranimée, comme c’est de la nuit que s’élance la lumière.




ROMANCES

1
L’AFFLIGÉ

À tout le monde il fait mal à voir, le pâle garçon dont les souffrances et les peines sont écrites sur le visage.

L’air, d’une compatissante haleine, rafraîchit son front fiévreux ; mainte jeune fille, d’ordinaire si dédaigneuse, lui mettrait volontiers, d’un sourire, un peu de baume dans le cœur.

Loin du tumulte affreux des villes, il s’enfuit du côté de la forêt : joyeusement bruissent les feuilles ; joyeux montent les chants d’oiseaux.

Mais les chants cessent bien vite, et les arbres et les feuilles ont de tristes soupirs quand l’affligé s’avance à pas lents.

2
VOIX DE LA MONTAGNE


Un cavalier chevauche, à travers la vallée, d’un trot mélancolique et calme : « Ah ! vais-je dans les bras de ma bien-aimée ou dans la tombe obscure ? » La voix de la montagne répond : « La tombe obscure ! »

Le cavalier poursuit sa chevauchée, douloureusement il soupire : « Ainsi c’est à la tombe que je m’en vais si vite, — du moins la paix est dans la tombe ! » La voix lui répond : « La paix est dans la tombe ! »

Le cavalier a une larme qui roule sur sa joue soucieuse : « S’il n’y a plus pour moi de paix que dans la tombe, alors vive la tombe ! » La voix caverneuse lui répond : « Vive la tombe ! »


3
DEUX FRÈRES


Là-haut, au sommet de la montagne, le château s’enveloppe dans la nuit ; mais dans la vallée où luisent des éclairs, les claires épées s’entrechoquent sauvagement.

Ce sont des frères, brûlants de colère, qui se livrent un furieux combat. Parle, pourquoi ces frères ont-ils mis les armes à la main ?

Les yeux ardents de la comtesse Laure ont allumé ce combat fratricide : les deux frères sont enivrés d’amour pour la haute et charmante dame.

Mais vers lequel penche son cœur ? Rien n’a pu le faire découvrir : alors, que l’épée en décide !

Ils déploient une bravoure extrême ; les coups succèdent aux coups. En garde, farouches épées ! De mauvais sorts émanent de la nuit.

Malheur ! Malheur ! frères tout sanglants ! Malheur ! Malheur ! sanglant vallon ! Les deux lutteurs s’effondrent, percés tous les deux par le fer.

Beaucoup de siècles ont passé, la tombe a englouti des générations en masse ; triste, du haut de la montagne, le château désert contemple la vallée.

Et la nuit, au creux de la vallée, on entend des pas furtifs et mystérieux ; et lorsque sonne la douzième heure, les deux frères reprennent le combat.


4
LE PAUVRE PIERRE


Jean et Marguerite dansent ensemble, et causent joyeusement. Pierre se tient immobile et muet ; il est pâle comme de la craie.

Jean et Marguerite sont mari et femme, et resplendissent dans leurs habits de noces. Le pauvre Pierre se mord les doigts et porte des habits de tous les jours.

Pierre se parle bas à lui-même, et regarde tristement l’heureux couple : « Ah ! si je n’étais pas si raisonnable, dit-il, je me ferais quelque mal.

« Je porte en moi une douleur qui me déchire la poitrine, et en quelque lieu que je m’arrête ou que j’aille, elle me pousse en avant.

« Elle m’entraîne vers ma bien-aimée, comme si la présence de Marguerite pouvait me guérir. Pourtant, dès que je suis sous ses regards, je ne peux rester en place.

« Je monte au haut de la montagne. Là, on est pourtant bien seul ; et si là-haut je m’arrête paisiblement, alors je m’arrête paisiblement et je pleure. »

Le pauvre Pierre arrive à pas lents, chancelant, craintif, pâle comme un mort ; les voisins se tiennent sur le chemin pour le regarder passer.

Les jeunes filles se murmurent à l’oreille. « En voici un qui sort du tombeau. » Hélas ! non, aimables jeunes filles, il n’en sort pas, il y va, au tombeau.

Il a perdu sa bien-aimée, et la tombe est la meilleure place où il puisse reposer et dormir jusqu’au jugement dernier.


5
LIED DU PRISONNIER


Quand ma grand-mère[7] eût ensorcelé la Lise, les gens voulurent la brûler. Déjà le bailli avait barbouillé maint grimoire, mais elle ne voulait pas avouer.

Et quand on la jeta dans la chaudière, elle cria à l’assassin ! Et quand monta la fumée noire, elle s’envola comme un corbeau.

Ma petite grand-mère au plumage noir, oh ! viens me voir dans ma tour ! Viens, vole vite à travers les grilles et apporte-moi fromage et gâteau.

Ma petite grand’mère au plumage noir, oh ! puisses-tu empêcher seulement, que demain, quand je me balancerai en l’air, ma tante à coups de bec ne m’arrache les yeux !


6
LES DEUX GRENADIERS[8]


Vers la France s’acheminaient deux grenadiers de la garde ; ils avaient été longtemps retenus captifs en Russie. Et lorsqu’il arrivèrent dans nos contrées d’Allemagne, ils baissèrent douloureusement la tête.

Ici, ils venaient d’apprendre que la France avait succombé, que la vaillante et grande armée était taillée en pièces, et que lui, l’Empereur, l’Empereur était prisonnier.

À cette lamentable nouvelle les deux grenadiers, se mirent à pleurer. L’un dit : — « Combien je souffre ! mes vieilles blessures se rouvrent et ma fin s’approche ! »

Et l’autre dit : « Tout est fini ! — Et moi aussi je voudrais bien mourir. Mais j’ai là-bas femme et enfant qui périront sans moi. »

« Que m’importent femme et enfant ! J’ai bien d’autres soucis ! Qu’ils aillent mendier, s’ils ont faim ! — Lui, l’Empereur, l’Empereur est prisonnier !

« Camarade, écoute ma demande : Si je meurs ici, emporte mon corps avec toi, et ensevelis-moi dans la terre de France.

« La croix d’honneur avec son ruban rouge, tu me la placeras sur le cœur ; tu me mettras le fusil à la main, et tu me ceindras l’épée au côté.

« C’est ainsi que je veux rester dans ma tombe comme une sentinelle, et attendre jusqu’au jour où retentira le grondement du canon et le galop des chevaux.

« Alors l’Empereur passera à cheval sur mon tombeau, au bruit des tambours et au cliquetis des sabres ; et moi, je sortirai tout armé du tombeau pour le défendre, lui, l’Empereur, l’Empereur ! »


7
LE MESSAGER


Debout, mon page, et vite en selle ! Puis au galop de ta monture, file par les bois et les plaines jusqu’au château du roi Duncan.

Là, glisse-toi dans l’écurie, et attends jusqu’à ce que le valet te voie. Alors tu lui diras : « Voyons, quelle est celle des filles de Duncan qui va se marier ? »

Et si le valet dit : « C’est la brune » apporte-moi de suite la nouvelle. Mais si le valet dit : « C’est la blonde », inutile de te presser.

Mais passe chez le marchand cordier et achète-moi une corde ; chevauche lentement et sans rien dire, apporte-la moi.


8
L’ENLÈVEMENT

Je ne pars pas seul, mon doux amour ; il faut que tu viennes avec moi jusqu’à la chère, vieille et triste cellule de la sombre, froide et sinistre maison, où une mère, accroupie sur la porte, guette le retour de son fils.

— « Éloigne-toi de moi homme sinistre ! Qui t’a dit de venir ici ? Ton haleine brûle, ta main est de glace, ton œil étincelle, ta joue est blême. Moi, je veux me réjouir gaiement du parfum des roses et de l’éclat du soleil. »

Laisse le parfum des roses et l’éclat du soleil, ma douce petite aimée ! Couvre tes épaules d’un ample voile blanc, pince les cordes de la lyre sonore et entame un chant nuptial : Le vent nocturne siffle la mélodie.


9
DON RAMIRO

— « Dona Clara ! Dona Clara ! Toi que j’aime depuis tant d’années, tu as résolu ma perte, tu l’as résolue sans pitié.

« Dona Clara ! Dona Clara ! Doux est le présent de la vie ! Tandis que c’est une chose affreuse que la tombe obscure et froide.

« Dona Clara, réjouis-toi ! C’est demain qu’à l’autel, Fernando te prend pour épouse. M’inviteras-tu à la noce ? »

— « Don Ramiro ! Don Ramiro ! Tes paroles me sont amères, plus amères que le verdict des étoiles qui là-haut se jouent de ma volonté.

« Don Ramiro l Don Ramiro ! Secoue ta sombre démence : il y a beaucoup de jeunes filles sur terre, mais Dieu nous a séparés.

« Don Ramiro ! Ô vaillant qui as mis en fuite tant de Maures, c’est l’heure de te vaincre toi-même, — sois à mon mariage demain. »

— « Dona Clara ! Dona Clara ! Oui, je le jure j’y serai ! Avec toi je danserai le branle ; bonne nuit ! je viendrai demain. »

— « Bonne nuit ! » La fenêtre se ferme. Ramiro soupirant resta longtemps dessous, immobile comme la pierre. Puis il disparut dans la nuit.

Après une longue lutte, la nuit est vaincue par le jour. Comme un jardin constellé de fleurs, s’éploie la ville de Tolède.

Monuments et palais superbes resplendissent dans le soleil ; et les églises aux hautes coupoles étincellent comme de l’or.

Comme un bourdonnement de ruche, éclatent les cloches de fête, et des cantiques délicieux montent des pieuses maisons de Dieu.

Mais là-bas, voyez, voyez ! Là-bas de la chapelle du marché, s’écoule comme un torrent la foule bigarrée.

Beaux cavaliers, dames parées, gens de cour en habits de gala ! Et la claire voix des cloches se mêle au grondement des orgues.

Cependant, parmi cette foule qui s’écarte avec respect, marche le jeune couple en beaux atours, Dona Clara, Don Fernando.

Jusqu’au palais du marié, c’est un grouillement de foule : là commence la fête nuptiale, selon la magnificence des antiques coutumes.

Tournois et festins joyeux se succèdent parmi les clameurs ; les heures bruyantes s’enfuient jusqu’à l’arrivée de la nuit.

Et pour la danse les gens de la noce se rassemblent dans la grand’salle ; les riches habits de gala étincellent à l’éclat des lustres.

Sur des fauteuils exhaussés, prennent place l’époux et l’épouse ; Dona Clara, Don Fernando échangent de tendres paroles.

Et dans la salle, se presse gaîment la foule en beaux atours ; tandis que vibrent les timbales et que les trompettes éclatent.

— « Mais pourquoi, ô ma belle femme, tournes-tu tes regards là-bas vers l’angle de la salle ? » Ainsi parle le chevalier étonné.

— « Ne vois-tu pas, Don Fernando, un homme en manteau noir là-bas ? »

Et le chevalier sourit aimablement : « C’est une ombre, dit-il, rien de plus. »

Cependant l’ombre se rapproche, et c’est bien un homme en manteau. Et, reconnaissant Ramiro, Clara, enflammée d’amour, le salue.

Et la danse commence. Les danseurs tournent joyeusement dans une valse emportée, et le parquet frémit et craque.

— « De tout cœur, Don Ramiro, j’accepte ton bras pour la danse ; mais tu n’aurais pas dû venir dans ce manteau couleur de nuit. »

Avec des yeux perçants et fixes, Ramiro contemple la belle et l’enlaçant, dit d’une voix sombre : « N’as-tu pas voulu que je vienne ? »

Le violent remous de la danse entraîne les deux danseurs, tandis que vibrent les timbales et que les trompettes éclatent.

— « Tes joues sont d’une blancheur de neige » chuchote Clara réprimant son trouble. « N’as-tu pas voulu que je vienne ? » réplique seulement Ramiro.

Dans la salle, les lustres clignotent sur la foule qui tourbillonne, tandis que vibrent les timbales et que les trompettes éclatent.

« Tes mains ont le froid de la glace ! » chuchote en un frisson Clara. « N’as-tu pas voulu que je vienne ? » Et ils s’éloignent en un remous.

« Laisse-moi, laisse-moi, Don Ramiro ! Ton souffle a l’odeur des cadavres ! » Et toujours la sombre réponse : « N’as-tu pas voulu que je vienne ? »

Et le parquet poudroie et brille ; violons et violes chantent gaîment ; comme en une folle féerie, tout dans la salle est tournoiement.

— « Laisse-moi, laisse-moi Don Ramiro » gémit-elle dans le tourbillon. Don Ramiro répond toujours : « N’as-tu pas voulu que je vienne ! »

« Maintenant, va-t-en, au nom du ciel ! » s’écrie Clara d’une voix ferme. À peine avait-elle dit ce mot que Ramiro disparaissait.

Clara reste immobile, la mort sur le visage, tremblante de froid et enveloppée de ténèbres. Une syncope emporte sa claire image dans son empire obscur.

Enfin son évanouissement cesse ; enfin s’entr’ouvrent ses paupières ; mais c’est maintenant la surprise qui va fermer ses beaux yeux.

Car depuis que la danse est commencée, elle n’a pas quitté sa place ; elle se trouve assise auprès du marié, et le chevalier lui dit avec inquiétude :

« Dis, pourquoi ta joue pâlit-elle ? Pourquoi ton œil est-il si sombre ? » — « Ramiro ? » balbutie Clara, et l’effroi paralyse sa langue.

Le front du marié se plisse gravement : « Madame. N’évoquez pas une histoire sanglante : aujourd’hui, à midi, Ramiro a cessé de vivre ».


10
BALTHAZAR

La nuit était au milieu de sa course ; Babylone reposait dans un muet sommeil.

Cependant là-haut, dans le palais du roi, flamboyaient les torches et tapageait la valetaille du roi.

Là-haut, dans la salle du roi, Balthazar présidait son royal banquet.

Les courtisans étaient assis en cercle bariolé, et vidaient des gobelets remplis d’un vin étincelant.

Le cliquetis des gobelets se mêlait aux cris d’allégresse des convives, et ce bruit caressait agréablement l’oreille de l’orgueilleux roi.

Les joues du roi se colorèrent de pourpre ; en buvant, l’audace lui montait, et son outrecuidance l’entraîna jusqu’aux blasphèmes.

Et il se carrait dans son impiété, et il vomit des injures contre Dieu ; la troupe des courtisans rugissait d’admiration.

Le roi appela du regard ; un serviteur sortit et revint aussitôt.

Il portait sur la tête des vases d’or et d’argent, qui avaient été enlevés du temple de Jérusalem.

Et d’une main sacrilège le roi saisit une coupe sacrée, il la remplit jusqu’aux bords, puis il la vida d’un trait et cria :

« Jéhovah, dieu des Hébreux, pauvre sire, je défie ta puissance, moi, le roi de Babylone. »

À peine ces paroles furent-elles prononcées, que le roi ressentit au cœur une angoisse secrète.

Les rires bruyants se turent tout à coup : il se fit dans la salle un silence de tombeau.

Voyez ! voyez ! sur le mur blanc quelque chose s’avança comme une main d’homme.

Elle écrivit sur le mur blanc des caractères de feu, elle écrivit et disparut.

Le roi resta les yeux hagards, les genoux tremblants, et blême comme la mort.

Les courtisans furent glacés de terreur et restèrent muets ; leurs dents claquèrent.

Les mages chaldéens arrivèrent et secouèrent la tête ; nul d’entre eux ne put interpréter les lettres de feu tracées sur le mur.

Mais cette nuit-là même, Balthazar fut tué par ses courtisans et ses valets.


11
LES MINNESINGER[9]

Les Minnesinger accourent aujourd’hui au tournoi poétique. Ah ! c’est une lutte unique, un unique tournoi.

La fantaisie, effervescente et folle, voilà le cheval du Minnesinger. L’art lui tient lieu de bouclier, et il a pour glaive le verbe.

Du balcon tapissé, de belles dames regardent avec gaîté. Mais la vraie dame n’est pas parmi elles, avec la vraie couronne de lauriers.

Il y a des gens qui sont pleins de santé quand ils s’élancent dans la lice, tandis que nous, minnesinger, nous y descendons déjà mortellement blessés.

Et celui dont, tout sanglant, le lied jaillit plus profondément de son cœur, celui-là est le vainqueur, et, de la bouche la plus belle, il reçoit la plus belle louange.


10
À LA FENÊTRE

Le pâle Henri passait ! la belle Hedwige était à la fenêtre. Elle dit à demi-voix : « Dieu m’assiste ! Celui qui passe là est pâle comme les spectres ! »

Celui qui passait, languissamment, leva les yeux vers la fenêtre d’Hedwige. Quelque chose comme le mal d’amour saisit la belle Hedwige ! elle aussi devint pâle comme les spectres.

La belle Hedwige, avec le mal d’amour, guetta dès lors journellement de sa fenêtre. Mais bientôt elle tomba dans les bras d’Henri, toutes les nuits à l’heure des spectres.

13
LE CHEVALIER BLESSÉ

Je sais une antique légende, une mélancolique et sombre légende. Il était un chevalier, un chevalier blessé d’amour, mais son aimée est infidèle.

Comme elle est infidèle, il faut qu’il la méprise, elle, la bien-aimée de son cœur ! et sa peine d’amour il faut la réprimer ainsi qu’une chose honteuse.

Il voudrait descendre dans la lice et provoquer les chevaliers : « Qu’il se tienne prêt au combat, celui qui accuse ma bien-aimée d’opprobre ! »

Alors tous sûrement garderaient le silence, mais sa douleur, elle, ne se tairait pas : il faudrait donc qu’il tournât sa lance contre son propre cœur souffrant.


14
SUR L’EAU

J’étais debout contre le mât et je comptais toutes les vagues. Adieu, ma belle patrie ! Mon bateau, il vogue vite !

Je passai devant la maison de ma belle bien-aimée ; les vitres des fenêtres étincellent ; je m’use les yeux tant je regarde ; pourtant personne ne me fait signe.

Mes larmes, restez dans mes yeux et n’embrouillez pas mes regards. Cœur malade, ne te brise pas dans ton excessive douleur !


15
LA CHANSON DES REGRETS

Sire Ulrich chevauche dans la forêt verte, au gai bruissement du feuillage. Il voit une figure de jeune fille aux aguets derrière les branches.

Le sire dit : « Je la connais, cette fulgurante figure ; son charme me poursuit sans cesse, dans la foule et dans la solitude.

« Ses lèvres sont deux petites roses, ses lèvres gracieuses et fraîches ; mais elles laissent passer souvent mainte parole de haine amère.

« C’est pourquoi cette mignonne bouche ressemble absolument à de jolis buissons de roses où les vipères insidieuses sifflent dans le feuillage obscur.

« L’adorable fossette de cette adorable joue, c’est la fosse dans laquelle me pousse mon désir affolant.

« Les beaux cheveux bouclés qui tombent de la plus belle tête, c’est le magique filet dans lequel m’a jeté le malin.

« Et cet œil bleu, aussi clair que la vague apaisée, je l’ai pris pour la porte du paradis, et c’était le seuil de l’enfer. »

Sire Ulrich poursuit sa chevauchée dans la sombre forêt bruissante. Il aperçoit au loin une seconde figure, une si pâle et si triste figure.

Le sire dit : « Ô ma mère, toi qui m’aimas si tendrement, j’ai mêlé l’amertume à ta vie par mes actions et mes paroles coupables !

« Oh ! je voudrais, de ma douleur brûlante, sécher tes yeux humides ! Oh ! je voudrais empourprer tes joues pâles avec le sang de mon cœur ! »

Et sire Ulrich poursuit sa chevauchée, dans la forêt que l’ombre gagne. Il s’élève des voix étranges, et la brise du soir susurre.

Le sire entend ses paroles se répercuter de toutes parts : Ce sont les gais oiseaux des bois qui, bruyamment, sifflent et chantent :

« Sire Ulrich chante une jolie chanson, c’est la chanson de ses regrets, et quand il a fini de la chanter, alors il la recommence. »

16
À UNE CANTATRICE QUI CHANTAIT
UNE VIEILLE CHANSON

Je pense encore au jour où, pour la première fois, j’ai rencontré la magicienne ! À ses accents mélodieux qui s’insinuaient dans mon cœur, des larmes coulèrent sur mes joues, — je ne savais pas ce qui m’arrivait.

Un rêve descendit en moi : j’étais encore petit enfant ; tranquillement assis au clair de la lampe dans la chère chambrette de ma mère, je lisais des contes merveilleux ; au dehors, la nuit et le vent.

Voilà les contes qui revivent ; les chevaliers sortent de leur tombe ; au val de Roncevaux, on se bat. Sire Roland est à cheval ; beaucoup de braves lui font escorte, et malheureusement aussi le traître Ganelon.

C’est lui, le traître, qui prépare à Roland une couche. Celui-ci baigne dans le sang, presque sans respiration ; à peine si le bruit de son cor a pu venir à l’oreille du grand Charles que déjà le voilà qui trépasse — et mon rêve mourut avec lui.

Une rumeur confuse m’arrachait à mon rêve. La légende était terminée ; les gens battaient des mains et criaient des bravos sans fin ; la cantatrice fit une révérence profonde.


17
LA CHANSON DES DUCATS

Dites, mes ducats d’or, qu’êtes-vous devenus ?

Êtes-vous chez les petits poissons d’or qui nagent dans le ruisseau vif et gai ?

Êtes-vous chez les petites fleurs d’or qui, sur la verte et riante pelouse, étincellent de la rosée du matin ?

Êtes-vous chez les oiselets d’or qui, vêtus de clarté, s’ébattent là-haut dans l’air bleu ?

Êtes-vous chez les petites étoiles d’or qui, dans un fourmillement lumineux, sourient au ciel toutes les nuits ?

Hélas ! mes ducats d’or, vous ne nagez pas dans les flots du ruisseau, vous n’étincelez pas sur la verte pelouse, vous ne planez pas dans l’air bleu, vous ne souriez pas au ciel clair. — Ce sont, ma foi ! les usuriers qui vous tiennent dans leurs griffes.


18
DIALOGUE SUR LA
LANDE DE PADERBORN

N’entends-tu pas des airs lointains, des airs de violon et de violoncelle ? Ce sont, sans doute, quelques belles qui dansent légèrement la ronde ailée.

— « Eh ! mon ami, tu fais erreur. Je n’entends pas le moindre violon, mais seulement des gorets qui crient et des cochons qui grognent. »

N’entends-tu pas le cor au fond des bois ? Ce sont des chasseurs contents de leur chasse ; je vois de doux agneaux qui paissent, des pâtres qui jouent du chalumeau.

— « Eh ! mon ami, ce que tu entends, ce n’est ni cor ni chalumeau ; je ne vois que le porcher qui pousse ses truies vers l’étable. »

N’entends-tu pas des chants lointains, doux comme ceux des bucoliques ? Les petits anges avec leurs ailes applaudissent à de tel accents.

— « Eh ! ce qui tant joliment résonne, ce n’est pas un air alterné, mon ami ! Ce sont des gamins qui chantent, en poussant devant eux leurs oisons. »

N’entends-tu pas tinter les cloches, douces et claires merveilleusement ? Vers la chapelle du village, les fidèles dirigent leurs pas en un dévot recueillement.

— « Eh ! mon ami, ce sont les clarines des bœufs et des vaches qui regagnent, la tête basse, l’étable plongée dans la nuit. »

Ne vois-tu pas flotter un voile ? On dirait un signal discret. Là-bas, je vois la bien-aimée, les yeux humides de tristesse.

— « Eh ! mon ami, je ne vois rien que la femme des bois, la Lise. Pâle et maigre, sur sa béquille, elle s’en va du côté des prés. »

Soit, mon ami, tu peux rire de mes questions fantasques ! Peux-tu faire que ce qui me tient l’âme ne soit jamais qu’illusion ?


19
FEUILLE D’ALBUM

Ce monde est une grande route, dont nous sommes les passagers. On court, on se hâte, à pied, à cheval, comme des coureurs et des courriers.

On se dépasse, on se fait signe, on se salue d’une voiture à l’autre avec le mouchoir. On se serait volontiers embrassé, mais les chevaux filent sans s’arrêter.

À peine, cher Prince Alexandre,[10] nous sommes-nous rencontrés à la même station, que le postillon sonne déjà le départ et sonne du même coup notre séparation.


20
CERTAINEMENT

Quand le printemps arrive avec son clair soleil, alors les fleurettes boutonnent et s’épanouissent ; quand la lune commence sa course lumineuse, alors les petites étoiles s’élancent derrière elle ; quand le poète voit deux beaux yeux, alors les chants jaillissent de son âme profonde.

Mais les chants, les étoiles et les petites fleurs, la lune étincelante et l’éclatant soleil, tous ces accessoires-là sont encore bien loin de faire un monde.


21
LA CONSÉCRATION

Seul dans la chapelle des bois, devant l’image de la céleste Vierge, un pieux et pâle garçon était dévotement prosterné.

« Ô madone ! laisse-moi éternellement ici, agenouillé sur ce seuil ; ne me rejette jamais dans le monde glacé des pécheurs.

« Ô madone ! les boucles rayonnantes de ta tête ondoient au soleil ; un pur sourire se joue doucement sur ta bouche, rose sacrée.

« Ô madone ! tes yeux m’éclairent comme une illumination d’étoiles ; la barque de vie s’égare, les étoiles toujours la dirigent sûrement.

« Ô madone ! sans défaillir, j’ai porté le fardeau de ta douleur, aveuglément confiant dans le pieux amour, enflammé de tes seules ardeurs.

« Ô madone ! entends-moi aujourd’hui, pleine de grâce, fertile en miracle, accorde-moi un témoignage, un tout petit témoignage de ta bonté ! »

Il se produit alors un effrayant miracle : le bois et la chapelle disparaissent tout-à-coup. Le garçon ne savait ce qui était arrivé ; tout s’était brusquement transformé.

Il se trouvait, plein de surprise, dans une salle d’apparat où la madone était assise, mais sans son auréole ; elle s’est muée en une charmante jeune fille, et salue et sourit avec une joie d’enfant.

Et voyez : de ses blonds cheveux, elle coupe elle-même une boucle et elle dit au garçon avec une voix céleste : « Prends, voici le plus beau présent de la terre ! »

Parle maintenant ! Que signifie la consécration ? Ne vois-tu pas des flammes colorées flotter dans le bleu du ciel ? Les hommes appellent cela l’arc-en-ciel.

Les anges montent et descendent, ils battent à grand bruit des ailes, chuchotent de merveilleux lieder, font entendre de douces harmonies.

Le garçon a fort bien compris ce qui le pousser avec l’ardeur du désir, là-bas, là-bas vers le pays où croît le myrte éternel.


22
SÉRÉNADE MORESQUE

Sur le cœur de Zulcima endormie, coulez goutte à goutte, mes larmes. Et le doux petit cœur battra, plein de désir pour Abdul.

À l’oreille de Zulcima, jouez-vous, mes tristes soupirs ; et la blonde petite tête rêvera en secret du doux amour d’Abdul.

Sur la petite main de ma Zulcima endormie, épanche-toi, mon cœur sanglant. Et la douce petite main sera rouge du sang clair d’Abdul.

Ah ! la douleur est née muette, n’ayant pas de langue en la bouche ; elle n’a que des larmes, elle n’a que des soupirs, elle n’a que le sang des blessures du cœur.


22bis
ALMANSOR MOURANT[11]

Sur Zulcima endormie tombent de brûlantes larmes ; le flot de mes larmes arrose sa main d’une blancheur de cygne.

Sur Zulcima endormie mon sang rouge tomba goutte à goutte ; elle soupire tristement en rêve et j’entends battre son petit cœur.

Ah ! la douleur est née muette ; n’ayant pas de langue en la bouche, elle n’a que des larmes, elle n’a que du sang, le sang de sa profonde et mortelle blessure.


23
LA LEÇON

La mère dit à la petite abeille : « Prends garde à l’éclat des bougies ! » Mais des recommandations maternelles, la petite abeille n’a cure.

Elle voltige autour de la lumière, voltige avec des Zoum ! Zoum ! Zoum ! Elle n’entend pas sa mère qui lui crie : « Petite abeille ! Petite abeille ! »

Jeunesse ! jeunesse au sang fou ! l’éclat de la flamme t’attire, et tu te jettes dans le feu : « Petite abeille ! Petite abeille ! »

La flamme vacille, rouge comme la lumière, mais la flamme donne la mort. — « Préserve-toi des jeune filles, mon enfant, mon petit enfant ! »


24
RÊVE ET VIE

Le jour brûlait, mon cœur brûlait ; sans mot dire, je portais la douleur en moi-même ; je me glissai là-bas près de la rose fleurie en un endroit paisible.

Je m’approchai sans bruit, muet comme la tombe ; des larmes toutefois roulaient sur mes joues. Je regardai dans le calice de la rose d’où sortait une lueur vive.

Et joyeux, je m’endormis près du rosier. Alors je fus le jouet d’un rêve lutinant : je vis une jeune fille au visage rose, le sein dans un corsage rose.

Elle me fit un joli présent, doré et mœlleux ; vite je le portai dans une maisonnette d’or, qu’emplit étrangement une agitation confuse : un petit peuple y danse une ronde charmante.

Douze danseurs y dansent, sans trêve ni repos, en se tenant solidement par la main, et quand une danse est finie, une autre recommence de plus belle.

La musique de danse me bourdonne à l’oreille : « La plus belle des heures ne recommence jamais ; toute ta vie ne fut qu’un rêve et cette heure-ci n’aura été qu’un rêve dans ton rêve. »

Le rêve avait fui, dans le matin gris ; mon œil aussitôt regarda la rose : Ô malheur ! Au lieu de la vive lueur, c’était un froid insecte que contenait le calice !




SONNETS

TROIS SONNETS
POUR GUILLAUME SCHLEGEL
[12]


1

Le ver le plus nuisible : le doute qui vous ronge ! le poison le plus funeste : le manque de confiance en soi-même, tout cela était sur le point de tarir en moi la sève de la vie ; j’étais un arbrisseau, dépourvu de soutien.

Tu le pris en pitié, ce pauvre arbrisseau ; tu le laissas s’appuyer à ta bonne parole ; et si jamais la débile petite plante se couvre de fleurs, ô mon grand maître, c’est toi qu’il me faudra remercier.

Oh ! puisses-tu lui conserver ainsi ta sollicitude pour que, devenu arbre, il orne un jour le jardin de la belle fée qui t’a élu pour favori.

Dans ce jardin, racontait ma nourrice, on entend des accents d’une merveilleuse douceur ; les fleurs parlent et les arbres chantent.

2

Robe à paniers richement fleurie, petites mouches sur ses joues fardées, souliers à pointes et passementeries, coiffure en tour taille de guêpe :

Ainsi s’attifait la fausse Muse, puisqu’elle vint un jour amoureusement t’enlacer : mais tu te détournas d’elle et poursuivis ta marche vagabonde, conduit par ton obscur instinct.

Dans une antique solitude tu découvris un château, à l’intérieur duquel la plus belle des jeunes filles, telle qu’une pure statue de marbre, dormait d’un sommeil enchanté.

Mais ton salut eut tôt fait de rompre l’enchantement ; la vraie Muse d’Allemagne s’éveilla souriante, et, enivrée d’amour, se jeta dans tes bras.


3

Non content de tes propres richesses, tu voulus encore te rafraîchir au séjour des Nibelungen sur le Rhin ; aux rives de la Tamise, tu pris des merveilles, et cueillis hardiment les fleurs des bords du Tage.

Près du Tibre, tu as exhumé plus d’un trésor ; la Seine a rendu hommage à ta gloire ; tu pénétras jusque dans le sanctuaire de Brahma et voulus aussi posséder les perles du Gange.

Homme avide, crois-m’en ! Tu dois te contenter de ce qui ne fut donné qu’à quelques hommes : Au lieu d’amasser toujours, songe désormais à prodiguer.

Et des trésors rapportés sans peine du nord et du midi, enrichis maintenant ton disciple, fais de lui ton joyeux héritier.


À MA MÈRE B. HEINE
Née Van Geldern


1

J’ai pour habitude de porter très haut la tête ; je suis de caractère un peu raide et opiniâtre ; si le roi lui-même me regardait en face, il ne me ferait pas baisser les yeux.

Pourtant, mère chérie, je le dirai hautement : malgré l’orgueil puissant dont se gonfle mon âme, en ta bienheureuse et douce et confiante présence, une crainte souvent s’empare de mon cœur.

Est-ce ton esprit qui doucement me subjugue, ton haut esprit qui pénétra vaillamment toute chose et monter étincelant, vers la lumière du ciel ?

Ou bien est-ce le remords d’avoir commis tant de fautes qui t’ont contristé le cœur, ce cœur si beau et qui m’a tant aimé ?


2

Dans mon aveuglement je t’ai quittée un jour ; je voulais pousser jusqu’au bout du monde, pour voir si je ne rencontrerais l’Amour, que j’eusse amoureusement pressé dans mes bras.

J’ai cherché l’Amour sur toutes les routes, j’ai tendu la main à toutes les portes, mendiant une pauvre aumône d’amour, — mais on ne m’a donné, en riant, que la haine froide.

Et toujours, et toujours, j’errais après l’amour, mais je ne l’ai trouvé nulle part, et je suis revenu au logis, malade et triste.

Mais là, tu es venue au devant de moi : ah ! ce que j’ai vu luire en tes yeux, c’était le doux Amour depuis longtemps cherché.


À M. STR.
après avoir lu son étude sur le vieil art allemand

Comme, avec empressement, j’ouvrais ton petit livre, beaucoup d’images connues vinrent me saluer, des images d’or que j’avais vues autrefois, dans mes rêves de jeune homme et dans mes jours d’enfant.

Je le revois, s’élevant hardiment vers le ciel, le pieux dôme qu’a construit la foi allemande ; j’entends les voix des cloches et des orgues, et, parmi elles, comme de doux gémissements d’amour.

Je vois aussi, en train d’escalader le dôme, d’agiles petits nains, assez effrontés pour en briser les fleurs et la fine dentelle.

Mais on peut, tant qu’on veut, effeuiller le chêne et le dépouiller entièrement de sa verte parure, un nouveau printemps vient, qui le vêt de frondaisons neuves.


SONNETS À LA FRESQUE
à Christian Sethe[13]
1

Je ne danse pas avec eux, je ne sacrifie pas aux faux dieux qui sont d’or au dehors et de sable au dedans ; quand un coquin, qui ne cherche en secret qu’à nuire à mon renom, me tend la main, je détourne la mienne.

Je ne m’incline pas devant ces jolies femmes qui font impudemment parade de leur propre infamie ; je m’abstiens de tirer, lorsque la populace s’attelle au char de ses idoles vaines.

Sans doute le chêne doit tomber, tandis que, de par sa souplesse, le roseau brave le vent et la foudre auprès de son ruisseau.

Mais voyons, comment ce roseau finira-t-il ? Quel bonheur de devenir la badine d’un mirliflore ou la houssine d’un valet de chambre !


2

Qu’on me donne un masque ! Je veux me déguiser en vaurien, afin que les gredins qui se pavanent avec des masques de dignité ne me prennent pas pour un des leurs.

Par mes propos et mes gestes vulgaires, je ferai figure de canaille ; je désavoue tous les beaux traits d’esprit dont tant de purs imbéciles tirent aujourd’hui coquetterie.

Ainsi, je danserai dans le grand bal masqué, entouré de chevaliers, moines et rois allemands, salué par Arlequin, reconnu d’un très petit nombre.

Ils me rosseront tous à coups de batte. C’est là la drôlerie. Car si j’allais jeter mon masque, toute cette racaille patibulaire en resterait confondue.


3

Je me ris de ces fats insipides qui, avec leurs figures de boucs, me regardent en écarquillant les yeux ; je me ris des fins renards à jeun qui, gueule béante, me flairent.

Je me ris des singes savants qui se rengorgent vaniteusement, comme des juges en matière d’esprit ; je me ris des lâches scélérats qui me menacent de leurs armes empoisonnées.

Quand les bibelots du bonheur sont brisés par la main du sort et précipités à nos pieds ;

Quand le cœur est déchiré dans la poitrine, déchiré, brisé et troué, — tout de même, il nous reste encore le beau rire éclatant.


4

Un conte merveilleux hante mon cerveau ; et, dans ce conte, il se chante un beau lied et, dans le lied, vit, court et fleurit une tendre jeune fille d’une infinie beauté.

Et dans la jeune fille habite un petit cœur, mais dans ce petit cœur aucun amour ne brûle ; dans cette âme insensible à l’amour, on ne trouve que morgue et mépris.

Entends-tu le bruit du conte dans ma tête ? Et comme le petit lied chantonne grave et triste ? Et comme la demoiselle rit d’un rire étouffé ?

Tout ce que je crains, c’est que ma tête n’éclate. Ah ! quelle épouvantable chose, si me raison allait quitter sa vieille ornière.

5

Dans le soir calme et mélancolique, les lieder depuis longtemps oubliés chantent autour de moi, et des pleurs coulent sur mes joues, et le sang ruisselle de mon vieux cœur blessé.

Et, comme en un miroir enchanté, je revois l’image de ma bien aimée. Elle est assise, en corsage rouge, à sa table à ouvrage, et autour d’elle règne un bienheureux silence.

Tout-à-coup, la voilà qui saute de sa chaise ; elle coupe sa boucle la plus belle et me la donne, — ma joie est telle que j’ai peur.

Méphisto a gâté mon plaisir : de cette mèche il a fait une corde solide et, depuis des années, il me tire où il veut.


6

« Quand je te revis l’autre année, tu ne m’as pas embrassée pour ma bien venue. » Je dis, et la bien-aimée, de sa bouche rouge, imprima sur mes lèvres le plus beau des baisers.

Avec un doux sourire, elle cueillait une branche au myrte qui croissait à sa fenêtre : « Prends, dit-elle avec un geste amical, prends cette branche, plante-la dans de la terre fraîche et mets un verre dessus. »

Il y a longtemps de cela. Le rameau est mort dans le pot. Elle, je ne l’ai pas vue depuis des années, mais son baiser me brûle encore la bouche.

Et récemment, il m’a ramené de fort loin aux lieux où demeure ma bien-aimée. Toute la nuit j’ai stationné devant sa porte et n’en suis parti qu’au matin.


7

Prends garde, mon ami, aux affreuses grimaces du diable, mais les douces singeries des anges sont plus dangereuses encore. Un d’eux m’envoya un jour un joli baiser, mais quand je m’approchai, je sentis ses griffes acérées.

Prends garde, mon ami, aux vieux chats noirs, mais les jeunes chats blancs sont plus dangereux encore ; d’un d’eux je fis un jour mon petit trésor, mais mon petit trésor m’a lacéré le cœur.

Ô doux visage menteur, jeune fille infiniment douce ! Comment ton œil si pur a-t-il pu me tromper ? Comment ta petite patte a-t-elle pu déchirer mon cœur.

Ô petite patte si caressante de mon petit chat ! Je voudrais te presser sur ma lèvre brûlante, dût mon cœur en saigner jusqu’à sa dernière goutte.


8

Que ma pauvreté s’en irait donc vite, si je savais manier le pinceau avec art et orner joliment d’images coloriées les nobles murailles des églises et des châteaux !

Le Pactole coulerait à mes pieds bien vite, si je savais tirer de la flûte, du violon et du clavier des accords si pathétiques et si purs que les messieurs et les dames en battraient des mains !

Mais hélas ! je suis un pauvre homme à qui jamais Mammon ne rit. Car malheureusement, bien malheureusement, je ne me suis adonné qu’à toi, ô Poésie, le plus ingrat de tous les arts !

Hélas ! quand d’autres sablent le champagne à pleines coupes, il m’est défendu d’en boire, — sauf à le boire à crédit !


9

Le monde ne fut pour moi qu’une chambre de torture, où l’on m’a suspendu par les pieds, lacéré le corps avec des tenailles brûlantes et crucifié avec de minces crampons de fer.

J’ai crié sauvagement à ces douleurs sans nom, le sang sortait à flots de ma bouche et de mes yeux. Alors une jeune fille qui passait, avec un marteau d’or, me donna vite le coup de grâce.

Curieuse, elle considéra mon corps agité de spasmes et ma langue altérée qui, comme dans l’agonie, pend de ma bouche sanglante.

Curieuse, elle écoute mon cœur qui bat encore ; mon dernier râle est pour elle de la musique, et elle sourit d’un froid sourire de dédain.


10

Tu m’as vu souvent en guerre avec ces rustres, chats fardés et caniches à lunettes, qui se plaisent à salir mon nom pur et à m’empoisonner de leur venin.

Tu as vu souvent les pédants me bafouer, des gens en bonnet de fous m’étourdir du son de leurs grelots, des serpents vénéneux s’enlacer autour de mon cœur ; tu as vu mon sang sourdre de mille blessures.

Mais tu t’es maintenu ferme comme une tour ; ta tête fut pour moi un phare dans la tempête, ton cœur fidèle un port béni.

Les vagues, tout autour, déferlent avec rage ; bien peu de navires peuvent en forcer l’entrée, mais, quand on y est parvenu, on peut dormir en paix.


11

Je voudrais bien, mais je ne puis pleurer ; je voudrais avec force m’élever vers le ciel : je ne le puis, je reste rivé à la terre, parmi les croassements et les sifflements de reptiles dégoûtants.

Je voudrais planer autour de la pure lumière de ma vie, vivre comme un bienheureux dans le souffle embaumé de ma belle bien-aimée ; — je ne le puis, mon cœur malade est en morceaux.

De mon cœur en morceaux mon sang fiévreux s’écoule ; l’abattement me prend, et la nuit sur mes yeux descend de plus en plus.

Et frémissant, je soupire en secret après ce royaume des ombres, où des fantômes muets me presseront avec amour dans leurs bras légers.

AU CONSEILLER AULIQUE G. SARTORIUS,

À GŒTTINGUE[14]

L’attitude du corps est altière et dominatrice, mais on voit la bonté se jouer sur les lèvres ; l’œil éclate, les muscles frémissent, mais la parole coule avec placidité.

Tel tu es dans ta chaire, quand tu parles de l’administration publique, de la prudence des cabinets, de la vie des peuples, des divisions et de la reconstitution de l’Allemagne.

Jamais ton souvenir ne s’éteindra en moi ; en ces temps d’égoïsme et de vulgarité, une figure aussi magnanime nous réconforte.

Et ce que, cordialement paternel, tu me confias aux heures de l’intimité, je le garde, fidèlement, au plus profond de moi-même.


À J.-B. ROUSSEAU[15]

Ta pensée amicale entre dans ma poitrine et franchit le seuil obscur de mon cœur ; j’éprouve la fraîcheur d’un magique battement d’ailes, et les figures de la patrie me saluent.

Je revois le vieux Rhin qui coule ; montagnes et burgs se mirent en ses flots bleus ; les grappes d’or scintillent et les fleurs resplendissent sur les collines qu’escaladent les vendangeurs.

Oh ! je voudrais aller vers toi, ami fidèle, vers toi qui me restes attaché comme au mur en ruine s’agriffe le lierre vert !

Oh ! je voudrais aller vers toi et écouter tes vers en silence, tandis que chanterait le rouge-gorge et que les vagues du Rhin m’empliraient de leur doux murmure.
À FRANZ DE Z.

Une étoile brillante m’attire vers le Nord ; mon frère, adieu ! pense à moi quand je serai loin ! Reste fidèle, oui, fidèle à la Poésie, n’abandonne jamais la tendre fiancée ! Conserve en ton cœur, ainsi qu’un trésor, la chère et belle parole allemande ! — Et si tu viens jamais sur les plages du Nord, prête avec soin l’oreille jusqu’à ce qu’un chant s’élève et domine les mots apaisés. Alors il pourra se faire que le lied du poète bien connu s’avance au devant de toi. Alors prends également ton luth et donne-moi mainte aimable nouvelle.

Dis-moi ce qui t’advient, mon fidèle poète, et comment vont tous ceux que j’aime, et ce qu’est devenue la belle demoiselle qui réjouit et enflamme tant de jeunes cœurs, la rose qui fleurit auprès du Rhin en fleur ! Et donne-moi encore des nouvelles de la patrie : dis-moi si elle est encore la terre de l’amour fidèle, si le Dieu de nos père est encore en Allemagne, si personne n’est plus au service du mal. Et le poète au pays du Nord se réjouira quand ton lied suave lui apportera par dessus les flots de joyeuses nouvelles.


LE MONUMENT DE GŒTHE
À FRANCFORT

Entendez-vous, gens d’Allemagne, hommes, jeunes filles et femmes ? Ne vous lassez pas de rassembler des souscripteurs ! Les habitants de Francfort ont résolu d’ériger un monument en l’honneur de Gœthe.

Ils se sont dit : « En temps de foire, les marchands étrangers verront que nous sommes les compatriotes du grand homme, que cette fleur est sortie de notre terroir, — et ils nous feront aveuglément crédit. »

Ô messieurs du négoce, laissez ses lauriers au poète et gardez votre argent ! Gœthe s’est à lui-même élevé un monument.

Il a eu son berceau chez vous ; mais aujourd’hui, un monde le sépare de vous, vous qu’un filet d’eau sépare de Sachsenhaüser.[16]


BAMBERG ET WÜRZBOURG[17]

Dans l’une et l’autre de ces villes jaillit la source de la grâce, et chaque jour y voit des milliers de miracles. On y voit le prince guérir sur le champ les malades qui l’assiègent.

Il dit : « Levez-vous et allez ! » Et, d’une marche preste, on voit s’en aller jusqu’aux paralytiques. Il dit « Regardez et voyez ! » Et les aveugles-nés eux-mêmes voient.

Un jeune hydropique s’approche et supplie : « Thaumaturge, guéris mon corps ! » Et le prince le bénit et dit : « Va et écris ! »

Dans Bamberg et dans Würzbourg, cela fait un spectacle ! On crie bravement au miracle. C’est que le jeune homme a déjà écrit neuf drames.


AUCASSIN ET NICOLETTE
ou
L’AMOUR AU BON VIEUX TEMPS
à J.-F. Koreff.

Tu as étalé un tapis polychrome, sur lequel sont brodées des figures brillantes. C’est le duel de deux races ennemies : le Croissant qui lutte contre la Croix.

Les trompettes sonnent. Le combat se prépare ; ceux qui se sont juré fidélité languissent dans les cachots ; les chalumeaux résonnent dans les champs de Provence ; le sultan s’avance dans le bazar de Carthage.

Toute cette magnificence bigarrée nous séduit agréablement. Nous errons comme en une solitude légendaire, jusqu’à ce que l’amour et la lumière aient vaincu la haine et la nuit.

Maître, tu savais bien la force des contrastes et, dans nos temps neufs et mauvais, tu as restitué l’image de l’amour au bon vieux temps !


LA NUIT SUR LE DRACHENFELS[18]
À Fritz de B.

À minuit, le burg était déjà escaladé ; un feu de bois flambait au pied des murailles ; et tandis que les étudiants étaient accroupis à l’entour, on entonna le chant des saintes victoires allemandes.

Nous buvions des cruches de vin du Rhin à la santé de l’Allemagne. Nous voyions les esprits du burg aux aguets sur la tour. De noires ombres de chevaliers nous entouraient, des ombres de dames flottaient devant nous.

Des tours un gémissement profond s’élève. On entend un bruit de fers et de chaînes ; les chats-huants hululent, tandis que le vent du nord hurle avec frénésie.

Et voilà, mon ami, comme j’ai passé la nuit, sur le haut Drachenfels. Malheureusement, je suis rentré chez moi avec un bon rhume !


FEUlLLE D’ALBUM
À Fritz Steinmann[19]

Les méchants ont le dessus et les braves succombent ; on préfère aux myrtes les maigres peupliers que le vent du soir secoue violemment ; à la lumière sereine, on préfère la flamme qui vacille.

En vain tu laboureras le Parnasse et feras foisonner les images et les fleurs ; en vain tu te débattras jusqu’à la mort, si tu ne comprends pas qu’il faut caqueter avant d’avoir fait l’œuf.

Tu dois savoir également donner de la corne comme un taureau au combat, écrire des libelles pour attaquer ou te défendre, sonner et résonner à tue-tête de la trompette.

N’écris pas non plus pour les siècles futurs, travaille pour la plèbe ; que le trait à effet soit le levier de ta poésie, — et la galerie bien vite te portera aux nues.


À ELLE

Les fleurs rouges, et les blanches aussi, qui fleurirent un jour de mon cœur saignant et meurtri, j’en ai composé un bouquet superbe pour te le donner, ma belle maîtresse.

Sois accueillante à ce témoignage fidèle ; je ne veux pas quitter ce monde sans te laisser un legs d’amour. Pense à moi lorsque j’aurai trouvé la mort !

Mais ne me plains jamais, ô ma maîtresse : ma douleur même a été digne d’envie, puisque je t’ai aimée et portée dans mon cœur.

Une félicité plus grande encore va bientôt m’échoir : comme un ange gardien, je planerai au-dessus de ta tête et soufflerai dans ton cœur un salut de paix.

  1. Ce « cycle de folles visions » pour parler comme Heine lui-même (préface à Poèmes et Légendes, Paris, 1855) contient les premières productions lyriques du poète. Quelques-unes de ces pièces, si nettement marquées au coin du romantisme, furent écrites dès 1816. (Note des éditeurs)
  2. Les trois dernières strophes ne figurent pas dans les récentes éditions allemandes. Nous les empruntons à la traduction française parue du vivant de Heine. (Note des éditeurs).
  3. La chanson des nourrices allemandes. (Note des éditeurs)
  4. Hanswurst, le paillasse de la farce allemande. (Note des éditeurs).
  5. Locution d’étudiant pour désigner la mort. (Note des éditeurs).
  6. Écrit en 1816.
  7. Il s’agit de la sorcière.
  8. Écrit en 1816.
  9. Minnesinger ou Minnesänger (chanteurs d’amour) : trouvères allemands du XIIe et du XIIIe siècles (Note des éditeurs.)
  10. Alexandre, prince de Würtemberg. (Note des éditeurs)
  11. Variante de la poésie précédente, publiée le 5 septembre 1847 par la Feuille du Dimanche, de Vienne. (Note des éditeurs.)
  12. Heine fut, à l’Université de Bonn, l’élève de cet homme célèbre, l’un des chefs du romantisme allemand. — (Note des éditeurs.)
  13. Ami d’enfance et confident de Heine. (Note des éditeurs).
  14. Professeur d’histoire à l’Université de Gœttingue, dont Heine reçut les encouragements. (Note des éditeurs).
  15. Poète allemand de second ordre. Il finit, beaucoup plus tard, ses jours à l’hôpital. (Id.)
  16. Les Francfortois ont créé à cette petite ville, qui leur fait face sur l’autre rive du Mein, une réputation de niaiserie. (Note des éditeurs.)
  17. Il est ici question du prince de Hohenlohe, prêtre et thaumaturge, (1794-1849) et du vicomte d’Auffenberg, dramaturge des plus féconds (1798-1857). (Id.)
  18. Le 18 Octobre 1819, les étudiants libéraux et patriotes de l’Université de Bonn, voulant célébrer l’anniversaire de la bataille de Leipzig, se livrèrent à une manifestation aux flambeaux sur la plus haute des sept montagnes qui entoure la ville, le Drachenfels. C’était la répétition en petit de la retentissante cérémonie qui, deux ans plus tôt, avait eu lieu à la Wartbourg. Heine y prit part, non sans un peu de scepticisme, semble-t-il, et fut même, pour ce fait, traduit, avec dix de ces camarades, devant l’aréopage académique. (Note des éditeurs).
  19. Camarade de Heine à Bonn. Il a laissé sur ses relations avec Heine un livre plein d’assertions inexactes et qu’il faut sans cesse contrôler. (Id.)