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Les Jacques

I

1358, époque de sombre destin du peuple de France.

La guerre de Cent Ans prenait haleine, après le désastre de Poitiers où le faible Jean le Bon et nombre de seigneurs s’étaient laissé tomber, tels rats dans un filet, aux mains de l’Anglais.

Désagrégées par l’arrêt de batailles qui s’inscrivent dans l’Histoire comme autant de défaites, privées de chefs prisonniers, les grandes compagnies éparpillaient sur le royaume leurs bandes désordonnées.

Sans solde, rançonneurs par besoin et par métier, se livrant encore, soit entre eux, soit contre les mercenaires anglais, à des escarmouches sanglantes, les rudes compagnons, mettant tout à mal sur leur passage, achevaient de plonger les campagnes dans un désespoir sans merci.

Ce que la Grand’Mort avait épargné traînait une lente agonie.

Pressuré du seigneur et du moine, rançonné du soldat, portant sur sa maigre échine leur triple fardeau, le paysan de ce temps maudit, exhalant sa peine, suait d’ahan, disait-il. Non seulement, il devait payer la dîme coutumière au couvent, au château, mais sa charge s’alourdissait de la rançon du noble maître prisonnier à Londres, de la voracité du reître affamé et brutal à satisfaire.

Un hiver féroce, que suivit un printemps sans douceur, ajouta sa rigueur aux maux des pauvres hères. Il gela si fort que les loups s’enhardirent, venant chercher pâture jusqu’au cœur des hameaux. Ayant laissé seul un court instant le nourrisson qu’elle allaitait, une mère ne le retrouva plus. Folle de douleur, elle put suivre à la piste le chemin, marqué de sang, de la bête affamée.

Par un matin de la fin mars, qu’un soleil pâle ne réchauffait guère, sur un monticule dénudé de la forêt de Coucy, un homme s’allongeait, le ventre collé au sol. Mal protégé de la bise aigre par le mince sayon de toile, à demi-recouvert d’une peau de chèvre si pelée que de rares poils y adhéraient encore, il demeurait immobile. Sa tête, qu’enveloppait un méchant chaperon n’offrant plus nulle couleur précise et d’où s’échappait une mêche de cheveux noirs, était soutenue de ses poings fermés. Des chausses rapiécées couvraient ses mollets maigres.

Le bord de la roche sur laquelle l’homme se trouvait surplombait la vallée, dominant un détour du chemin qui enlaçait la colline, menant vers la plaine.

L’homme contemplait les champs étendus sous ses yeux comme un tapis roux et gris. Au fond de la gorge miroitait une rivière. Quelques masures étaient plantées sur une de ses rives, habitations de pêcheurs, tributaires des sires de Coucy. Un peu plus haut, formant un des angles de la réserve, propriété personnelle de la famille seigneuriale, une demeure presque confortable dénonçait la maison de l’intendant.

De l’autre côté de l’Ailette, comme des champignons sombres, des chaumines basses, s’accotant les unes aux autres, frileusement, semblaient se protéger de l’énorme masse du château fort dont les lourdes tours, assises à même le roc, écrasaient les alentours de leur ombre farouche.

Placé comme il était, l’homme n’apercevait pas le château, mais il sentait peser cette ombre sur sa chétive personne.

À part une chèvre noire, échappée de quelque sabbat, et qui cherchait, au bord du bois, une pitance problématique, l’homme pouvait s’imaginer le seul vivant de la vallée.

Mais le silence fut troué des cris nasillards d’une bande de choucas tourbillonnant, puis une cloche au loin dénonça la présence d’un couvent.

L’homme demeurait insensible. Ce paysage lui était familier depuis l’enfance. Dans une de ces huttes de terre battue, s’écoulait sa misérable existence, et sur ces labours sans troupeaux, il peinait pour arracher au sol une chiche récolte qui ne lui appartenait pas.

Pourtant de ses yeux sombres, au regard vif, comme s’il les avait aperçues pour la première fois, il contemplait les choses avec avidité. Qu’espérait-il y trouver ? Que voulait-il lire, dans ces nuages bleuâtres qui semblaient glacés, autant que l’ambiance où il s’engourdissait.

Il s’y engourdissait à ce point qu’il n’entendit pas un cheval avancer sur le chemin que ses pieds touchaient presque. La bête allait lentement, étant vieille, son cavalier paraissant lourd engoncé de pied en cap dans des fourrures, de sa toque bordée de vair à ses bottes de cuir doublé. Le cheval arriva contre l’homme sans qu’il eût bougé. Ce fut lorsque la bête effarouchée manqua, d’un écart brusque, de désarçonner celui qu’elle portait, que, se retournant, l’homme se redressa.

— Butor ! s’écria le cavalier, qui déjà rouge de froid devint violet de colère, tu as failli me faire jeter bas.

— Oh ! messire de Boisjoly possède trop de science de l’équitation pour choir ainsi qu’un vilain, répondit l’homme d’une voix calme et légèrement railleuse.

Debout, il était de petite taille, mais on sentait que ce corps, maigri de privations, eût pu être svelte et bien pris. Le visage aux traits accentués gardait, dans sa flétrissure prématurée, une expression d’intelligence et d’énergie.

— Insolent ! riposta le cavalier faisant mine de lancer le cheval sur la roche.

— Hé là ! reprit l’homme, prenez garde, messire, la pierre est glissante. Si monseigneur tombait de cette hauteur, il risquerait fort de ne jamais revoir dame Jacqueline.

— Je te retrouverai, marmotta le cavalier, dont la fureur faisait briller les petits yeux gris enfoncés dans une face congestionnée.

Il feignit de hausser les épaules, tourna sa bête comme pour reprendre le chemin, mais sournoisement, penché avec prudence, d’une houssine qu’il tenait il atteignit l’homme au bas du visage. Puis, frappant sa bête, il disparut.

Si prompt et inattendu avait été le geste que l’homme ne songea point à se garer. À se sentir cravaché, un cri de rage lui échappa plus que de douleur, tandis qu’il portait ses mains à son menton, à sa bouche où une vive brûlure lui rappelait l’outrage subi.

Il fit quelques pas rapides, suivant la piste du cavalier, puis se rendant compte de l’inutilité de la poursuite, il revint lentement, la tête basse, sa figure pâle, balafrée d’une ligne rouge, étanchant, du bord de son capuchon les gouttes de sang qui perlaient à sa lèvre tuméfiée.

Comme il dépassait la roche, une voix forte qui lui parut sortir de terre le fit sursauter :

— Hé, hé, voici un seigneur qui manque de douceur dans les manières.

Presque à l’endroit où tout à l’heure il était couché, un individu déroulait autour de sa cheville une bande maculée de boue et de sanie.

L’idée qu’un être humain pouvait s’affirmer le témoin de son humiliation fit affluer une coloration brusque au visage de l’homme.

— Brin de Dieu, reprit le nouveau venu dont l’habillement, très délabré, tenait plutôt du soldat que du paysan, ma jambe ne sert plus guère à me porter. Dis-moi, frère, en quel pays suis-je ici ?

— Sur le fief de Coucy.

— Bon, fit l’homme. Est-ce un des membres de cette haute et illustre famille qui te traita si furieusement tout à l’heure ?

À ce rappel de l’affront dont l’étranger ravivait, semblait-il à plaisir, le souvenir cruel, la fureur envahit le paysan.

— Qui es-tu, toi qui te permets de m’interroger ?

Une grosse face rougeaude, d’énormes moustaches d’un blond fauve, des yeux bleu de lin, composaient à l’inconnu figure de brave homme, mais la partie militaire de son équipement prévenait le paysan contre lui. Un heaume défoncé couvrait à demi sa tête. Sur son torse, une cotte de mailles en lambeaux s’apercevait sous une veste de buffle trouée. Un couteau dans sa gaine pendait à une large ceinture et ses jambes plongeaient dans des guêtres faites de plusieurs matières, tenues de lanières et d’agrafes grossières. À son épaule, pendait un bissac.

Avant de répondre, l’étranger contempla un instant le paysan aux sourcils froncés, à l’air haineux.

— Tu me demandes qui je suis, répondit-il après ce silence hostile, tu le vois… Aïe ma jambe ! Maudite soit l’Angleterre qui me vaut de me traîner par les chemins comme un vieillard goutteux.

— Tu ne me réponds pas, reprit l’homme défiant. Qui es-tu ?

— Malgré que tu me paraisses peu aimable, je consens à te le dire. Je suis un soldat, surnommé Rouge Le Bâtard, qu’on aurait pu, tout aussi bien, baptiser Sans Avoir.

— Un soldat ! répéta d’un ton méprisant le paysan.

Puis, comme pour soulager ce qui s’amassait en lui de douleur et de hargne, il continua :

— Un de ces mauvais garçons qui nous pillent, arrachant de notre bouche le dernier morceau de pain noir, un de ces mille diables ravageant le pays plat et le laissant ras comme une tonsure. Ah ! tu es de ceux-là.

— Oui, riposta placidement Le Rouge. Ne saurais-tu pas de quels autres noms on nous nomme lansquenets, huguenots, pichiquins, écorcheurs et ce n’est pas fini, cela dépend du pays et de l’humeur du jour.

— Tu peux t’égayer de compter parmi ces bêtes fauves ? interrogea le paysan d’un ton dont la violence contrastait avec le calme du soldat.

— Que veux-tu frère, on ne choisit pas toujours son chemin.

— Je te défends de m’appeler frère, riposta le paysan.

— Peut-être as-tu raison, fit toujours placide Rouge Le Bâtard. Mais pour le savoir, si tu me disais ton nom ?

— Qu’est-ce que mon nom peut te faire. D’ailleurs, continua-t-il cédant à un accablement soudain, possédons-nous seulement un nom ! leurs lévriers en ont un, mais nous !

— Tu te trompes, camarade, répondit le soldat se penchant sur sa blessure, il y en a. On m’appelle Le Bâtard, d’autres s’appellent L’Alouette.

À l’entendre, le paysan parut frappé d’une commotion. Sa tête qu’il avait laissé tomber sur sa poitrine, se releva et dans ses yeux fiévreux passa une lueur.

— Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-il presque avec douceur.

— Pour rien, comme ça, répondit le soldat.

Il continuait son sommaire pansement, sans regarder le paysan en proie à une incertitude visible.

— Là, voilà qui va mieux, cet onguent est souverain, la recette m’en fut donnée par un vieux moine. Ils ont du bon quelquefois, les moines.

— Dis-moi, commença le paysan…

Il n’alla pas plus avant.

— Le couvent de Prémontré garde-t-il toujours la châsse de saint Norbert ?

— Bâtard, dis-moi, répéta le paysan se tordant les doigts d’un geste emporté, connaîtrais-tu ?

Rouge le Bâtard rangeait son bissac, indifférent en apparence à l’impatience de son compagnon. Mais tout en rangeant, il se prit à dire, chantonnant comme pour son propre agrément :

— Elle monte du sillon, le matin quand le soleil se lève, puis elle se met à chanter. Elle ne chante pas bien fort, mais bientôt, elle chantera clair, plus haut, plus haut encore.

Dès les premiers mots, le paysan changea d’attitude. Sur son visage se reflétaient des sentiments divers, surprise, doute, espoir. Comme un roitelet fasciné par l’épervier, il se rapprochait du soldat pour écouter mieux, pliant les genoux, s’accroupissant à la fin à côté de lui. Quand il fut prêt à le toucher, il posa ses doigts frémissants sur le bras du soldat, répétant d’une voix étranglée :

— Que dis-tu ? Que dis-tu ?

— Je chante.

— Où as-tu appris cette chanson ?

— De-ci, de-là.

— Toi, un soldat, comment peux-tu la savoir ?

— Partout, frère, il en existe qui l’apprennent.

— Sous cet habit exécré, pouvais-je espérer l’entendre ?

— On n’accomplit pas toujours ce que l’on devrait faire, répondit gravement le soldat. Il faut attendre avant de juger.

Le paysan passa la main sur son front en sueur malgré le froid.

— Tant de misère, dit-il, tant de peine, on est mauvais, le cœur devient de pierre. Et puis tu as vu…

— J’ai vu et je ne te garde pas rancune de ton mauvais accueil. J’ai vu que sur les terres des sires de Coucy la violence est toujours la loi.

— Hélas !… Mais tu ne peux demeurer là. Où vas-tu ?

— Nulle part.

— Veux-tu que nous descendions ensemble, je te conduirai chez un ami.

— Le forgeron Frappe-Fort, peut-être ?

— Tu le connais ? balbutia le paysan.

— Je connais bien des choses, répondit le soldat, finissant de boucler son bissac.

Plus agile que lui, le paysan s’étant relevé, l’aidait à se remettre debout.

— Appuie-toi sur l’épaule de L’Agnelet, dit-il voulant effacer sa défiance de tout à l’heure.

— J’avais soupçon de ton nom, camarade, répondit Le Rouge avec un sourire.

— Tu savais ?

— Son chant montera clair, plus haut, plus haut encore, se contenta de répéter le soldat… Hé, frère, pas si vite, je ne puis te suivre avec ma jambe quasi démolie.

— Oh ! pardonne-moi, frère, dit L’Agnelet, tandis que sur son visage pâle se fonçait la marque pourpre, il y a si longtemps, si longtemps que nous n’apprenions plus rien d’elle. Mais qui donc te parla de L’Agnelet ?

— Je te le conterai quand il sera temps. Le vent emporte parfois plus de paroles qu’il ne faudrait.

— Tu as raison, frère.

Le guidant doucement, l’un soutenant l’autre, ils parvinrent au bord de l’Ailette.

— Ohé ! Le Bancale ! héla l’Agnelet.

— Le Bancale passe encore le bac, il doit être caduc comme Mathusalem, émit le soldat.

— Tu es donc né ici ? faillit questionner L’Agnelet.

Puis se rappelant le conseil du camarade, il se tut.

Une forme noire, clopinante, vêtue d’une souquenille verdâtre en lambeaux, venait vers eux sur l’autre rive et détachait le bac.

— Attends, Le Bancale, émit L’Agnelet au moment de prendre place, que j’appelle Pied Agile.

Par deux fois, L’Agnelet fit entendre un sifflement modulé.

Un bêlement y répondit, et la chèvre qui bondissait sur le versant du côteau vint en cabriolant. Puis sûre d’elle, en personne habituée, elle fut d’un bond dans le bac.

Le Bancale manœuvrait péniblement la gaffe.

— Donne ça, dit Le Rouge, Pâquelette n’est donc plus là ?

À ce nom, Le Bancale tourna vers le soldat sa face large, hébétée, où seul un œil vivait, l’autre étant couvert d’une taie suintante. Un grognement indistinct s’échappa de ses lèvres boursoufflées.

Mais Bâtard Le Rouge ne semblait pas prêter attention à l’émotion presque animale manifestée par Le Bancale. On abordait. L’Agnelet sauta sur la rive en même temps que la chèvre noire. Rouge Le Bâtard réussit sans trop de mal à descendre.

Il paya leur passage d’un denier, disant :

— Au revoir Le Bancale.

Celui-ci, qui attachait le bac, ne répondit pas. Mais longtemps après que L’Agnelet et son compagnon eurent disparu, il était encore là, fixant stupidement le chemin.

Une oreille très fine eût pu entendre dans la poitrine du Bancale, une sorte de râle semblable à un sanglot étouffé, venant mourir en souffle rauque, comme si cet être, d’apparence à peine humaine, eût su pleurer, intérieurement.


II


Aux sonnailles de sa mule, frère Loys le Franciscain allait, du Trou aux Loups, vers Coucy.

Nul ne se souvenait de frère Loys sans sa mule, et nul ne les concevait l’un sans l’autre, d’entente si parfaite que c’était merveille de voir Douce au Pas incliner ses oreilles vers le moine pour écouter ses dires.

La robe que portait gaillardement frère Loys appartenait à cet ordre des Franciscains composant avec les Dominicains, les Carmes et les Augustins, les quatre ordres mendiants. Prononçant l’austère vœu de pauvreté par réaction contre l’opulence qui corrompait les religieux des monastères et abbayes, ils parcouraient le monde, recevant la mission de l’évangéliser. Mal vus du haut clergé séculier des villes, de ce que relevant directement du pape, ils en bravaient la tutelle, ils ne l’étaient pas moins du clergé régulier des monastères, dont ils blâmaient hautement la mollesse et la dépravation. De plus, vivant d’aumônes, ils détournaient une part de la dîme qui engraissait les couvents.

Ce fut bien souvent parmi les ordres mendiants que se trouvèrent les moines érudits qui maintinrent, durant l’enfantement douloureux du moyen âge, la vacillante clarté précédant l’éblouissement de la Renaissance.

Ils ne résistèrent d’ailleurs pas longtemps au relâchement des mœurs ecclésiastiques de l’époque. À leur tour, ils devaient tomber dans les excès dont les chroniques du temps nous ont légué les récits édifiants.

La mule de frère Loys se voyait déclarée non orthodoxe par quelques religieux affirmant que le vœu de pauvreté s’accommodait d’aller à pied. Frère Loys répondait à ces envieux que son patron, saint François d’Assise admettait les bêtes au divin prêche.

— Douce au Pas, disait-il, aide, à sa façon, la bonne parole à germer.

Petit, râblé, tête ronde, rousseaude, yeux vifs autant que langue preste, frère Loys sur sa mule arpentait monts et vallées, toujours attendu de quelque malade, espéré de quelque moribond. Né d’un laboureur et d’une serve, il avait préféré la vie nomade du Franciscain à la réclusion d’un monastère. De son origine, il gardait la rusticité, autant que l’amour de ces Jacques bafoués, méprisés, tondus de toutes manières, et dont les souffrances ne savaient que se douloir, sans se révolter.

Selon la règle, frère Loys ne portait point d’armes. Ses poings suffisaient à l’occasion. Ayant cru bon de l’assaillir, certain malandrin ne perdit pas vivement la mémoire de la magistrale rossée que lui administra frère Loys qui, descendu d’un saut de sa mule, le laissa dolent et saignant. Mais comme le moine lui fit don d’un baume de sa composition afin de panser ses jointures endolories, le voleur battu béa d’admiration et ne se tint pas de conter l’aventure. Elle se répandit parmi les tire-laine, assurant à frère Loys un respect qui lui eut fait traverser, sans risques, le pire coupe-gorge.

Douce au Pas, toujours instruite de l’humeur de son cavalier, ne se pressait pas, ce matin-là. Frère Loys rêvassant, elle flânait, si bien qu’à la fin elle s’arrêta, ce qui réveilla le moine.

— Hé là, ma belle, tu profites de ce que je songe pour somnoler tout à ton aise. Il ne fait guère chaud pourtant. De plus, crois-tu que d’une telle allure nous arriverons à Prémontré avant que ce cher abbé se soit mis à table ? Que nous veut-il ? T’en doutes-tu, Douce au Pas ? Peu nous chaut, après tout nous échappons à sa justice, par bonheur, sans doute, car le fier abbé n’a guère souci que de noblesse et roture n’a point de grâce pour lui.

À ce moment, frère Loys aperçut un couple formé de deux hommes, dont l’un s’accotant à l’autre, marchait avec grande difficulté.

— Quel étranger est donc avec L’Agnelet ? se demanda frère Loys, je ne connais pas ce quidam, Douce au Pas, allons à leur rencontre.

La mule fut bientôt auprès de Rouge Le Bâtard et L’Agnelet, se dirigeant vers le groupe de masures qui formaient une misérable agglomération auprès de laquelle le plus pauvre de nos villages actuels semblerait un éden.

— La paix soit avec vous ! salua le moine. Tu me parais, camarade, plutôt mal en point.

— Par ma foi, c’est vérité, répondit le soldat. Que veux-tu, moine, on gagne plaies et bosses plutôt que richesses, au service des rois.

— Tu t’es battu contre l’Anglais ?

— Dis plutôt que l’Anglais nous a battus.

— Étais-tu à Poitiers ?

— Certes. J’y ai pu voir nos nobles seigneurs lâchant pied devant une poignée de mercenaires. Aussi la fuite ne m’a-t-elle pas paru déshonorante davantage que la captivité.

— Mais toi, L’Agnelet, reprit frère Loys, qu’as-tu donc au visage ?

L’Agnelet eut un geste de colère. Il ricana.

— Çà, fit-il, c’est la signature de messire de Boisjoly.

— T’aurait-il frappé ?

— Comme on fustige un chien, répondit-il portant la main à son visage. Mais il a écrit là quelque chose qui ne s’effacera pas de sitôt.

— Ils en feront tant, murmura le moine pensif, que la colère qu’ils auront soulevée retombera sur eux pour les écraser comme une meule. Et le bon grain périra avec l’ivraie.

— Tant pis pour le bon grain, riposta rudement Rouge Le Bâtard.

Les trois hommes se regardèrent un instant en silence. Le moine reprit :

— Où allez-vous ?

— Nous nous rendons chez Frappe-Fort, répondit L’Agnelet.

— Bon, je vous y retrouverai tout à l’heure. Le prieur de Prémontré m’a fait connaître qu’il daignerait me recevoir aujourd’hui, avant que sonne midi. À tout à l’heure, mes amis. Trotte, Douce au Pas.

Sans plus s’endormir, frère Loys pressa la mule. Il atteignit d’assez bonne heure, par des ravins boisés, la combe où se dressait l’abbaye de Prémontré.

Plantée en un site merveilleux, l’abbaye, qui de nos jours est devenue l’asile de la folie, abritait alors les monastiques de Prémontré, ordre que saint Norbert avait fondé en 1120. De ses voûtes élancées, des fines dentelures de son clocher, elle dominait les environs, protégée du monde extérieur par un mur de clôture dont les vestiges subsistent encore, pour témoigner au présent de l’orgueil du passé. Un fossé ceignait la muraille épaisse où s’encadrait la lourde porte avec l’œil de son judas grillagé. La façade de l’abbaye se tournait vers la combe vallonnée. Derrière, s’étendait un pré d’herbe épaisse, que broutait le gras troupeau du monastère.

Quand il fut parvenu devant l’abbaye, frère Loys descendit de sa mule et, la tenant à la bride, franchit le pont qu’on relevait le soir et qui, le jour, jetait une arche entre l’abbaye et le monde extérieur. Frère Loys tira la cloche. Ses tintements troublèrent, eût-on dit, le silence du royaume du sommeil, alors qu’une activité incessante régnait à l’intérieur du couvent, alors que l’ambition, la jalousie et maintes passions, simplement terrestres, couvaient dans la pieuse retraite que les manants contemplaient avec une défiance à peu près égale à celle qu’ils montraient à l’égard du sombre château fort.

Au second appel de la cloche, le judas s’entr’ouvrit.

— Est-ce vous, frère Loys ? interrogea une voix.

Il était à peu près impossible d’apercevoir la personne qui parlait.

— C’est moi, frère portier, répondit le visiteur.

— Attachez votre mule, et vous entrerez.

Douce au Pas attachée, le vantail roula sur ses gonds, presque sans bruit.

— La paix du Seigneur soit avec vous, frère Loys, dit le portier, vieillard courbé qui traînait la jambe.

— Le Seigneur vous l’accorde également, répondit le Franciscain. Le révérend abbé est-il là ?

— Je le pense.

— Il m’a mandé de le visiter, ce matin.

— Alors, il sera là sans doute.

— Dites-lui, je vous prie, que je me trouve à sa disposition.

— Je vais aller voir.

Tout en parlant, ils avaient traversé une cour que bordait, à droite, le logis des pèlerins, à gauche, la maisonnette du père portier. Par la porte ouverte du parloir où ils entrèrent, on apercevait une autre cour plus vaste, hautement surmontée par les dortoirs des moines, surplombant les arceaux du cloître. La chapelle s’abritait dans un de ses angles. Lui faisant face, la demeure particulière du père prieur qui dominait l’intérieur du monastère en même temps qu’un jardin splendide, fermé d’un mur, donnant par une porte basse sur les dépendances de l’abbaye : boulangerie, étables, bergerie, ateliers de sellerie où travaillaient les moines servants. Le jardin médicinal et l’infirmerie, le potager, le verger et ses ruches, formaient le domaine du père Mathias qui ne jugeait rien au monde d’aussi passionnant que ses fleurs et ses abeilles.

Des soucis plus graves agitaient le prieur abbé Geffroy, quand il fit introduire frère Loys dans la salle nue et froide où il recevait les visiteurs. Cousin des sires de Coucy, Geffroy de Royaumont était un homme d’une quarantaine d’années. De haute et forte stature, la figure large et pleine, on le sentait taillé pour commander, au regard pénétrant de ses yeux gris. Parfois quelque fatigue semblait courber ses épaules, mais il reprenait bientôt l’air de fierté qui lui était naturel.

Enveloppé d’une robe blanche recouverte d’un camail bleu, il posait des mains fines sur les bras de la cathèdre où il était assis. Ses pieds chaussés de mules fourrées s’enfonçaient en un coussin de velours noir. Un bonnet rond coiffait sa tête, et sur sa poitrine étincelait une croix d’émail cloisonné, chef-d’œuvre d’orfèvrerie.

Avec l’admirable Christ de bois sculpté étendant au-dessus de lui les blessures de ses paumes déchirées, la croix d’émail affichait le seul luxe du prieur. Mais cette austérité s’arrêtait au seuil de ses appartements emplis de meubles somptueux, d’étoffes rares, d’objets d’art ; dénonçant le rang et la richesse de ce prieur d’une des plus florissantes abbayes d’un siècle qui en comptait un millier.

Frère Loys se montrait peu impressionné du décor sévère. Il s’inclina devant le prieur, ne témoignant d’aucune servilité. Comme il se redressait, il aperçut, debout contre le dossier de la chaise abbatiale, un abbé dont la robe blanche était recouverte d’un manteau noir, et qu’il n’avait pas entendu entrer. À la vue de cette figure glacée, muette, aux yeux baissés, où le sang ne paraissait pas circuler, un léger sourire glissa sur les lèvres de frère Loys.

— Je sais à présent, songea-t-il, d’où vient le coup qui voudrait m’atteindre. Cet abbé Jérôme me hait d’avoir trop raison contre son ordre perverti de mol bien-être et si oublieux de charité chrétienne.

Et debout, les bras croisés, il attendit l’attaque qu’il prévoyait.

De toutes les sectes religieuses qui se disputèrent l’empire spirituel du moyen âge, les Prémontrais furent de celles dont la domination tint en échec toute puissance, fût-elle papale.

Selon la tradition, en 1120, saint Norbert fondait l’ordre des Prémontrés, établissant les règles qui devaient régir les moines vêtus de blanc promettant obéissance à l’enseignement de saint Augustin. Cet enseignement se montrait rigide, commandant vie austère et pureté évangélique. Quelque temps, les moines de Prémontré s’y conformèrent, mais, à l’égal des Templiers, composés de haute et arrogante noblesse, ils accroissaient rapidement leurs richesses. Gangrenés par cet afflux de biens, ils oubliaient leur austérité, obtenant du pape permission de manger ce qui leur plaisait, venaison, volailles et bétail. Ils gagnaient à ce régime le goût d’une vie de gourmandise et de grandes débauches qui devait exciter la colère des réformateurs tonnant, au nom du Christ pauvre, contre ces seigneurs prélats.

Le prieur demeura un instant sans parler. Il considérait frère Loys, cherchant à deviner le côté vulnérable de ce moine qu’il savait difficile à effrayer. Un glissement presque imperceptible des doigts appuyés à son dossier parut le décider subitement.

D’une voix grave, il dit :

— Nous vous avons fait venir, frère Loys, ayant depuis longtemps le désir de vous témoigner notre estime.

Malgré qu’il fût sur ses gardes, frère Loys eut un mouvement de surprise. Il jeta un coup d’œil à la forme noire dressée derrière le prieur, mais le religieux ne broncha pas.

Frère Loys s’inclina.

— Oui, reprit le prieur, nous avons su que fréquemment, au péril peut-être de votre vie, vous avez soigné les misérables créatures qu’atteignait la Grand’Mort.

— Ma vie est entre les mains de Dieu, répondit frère Loys très calme.

— Vous l’avez exposée, imprudemment parfois.

— J’ai rempli mon devoir de chrétien. Tout autre moine l’eût certainement accompli comme moi.

C’était au prieur que frère Loys répondait, mais n’était-ce point l’ombre immobile que les mots allaient frapper ?

— Peut-être, frère Loys, reprit le prieur, néanmoins il est revenu à nos oreilles que vous vous êtes souvent penché sur des corps dévorés de fièvre maligne dangereusement contagieuse.

Les yeux attachés à la sombre silhouette, frère Loys répondit lentement :

— Il y a bien grande misère et injustice en nos campagnes.

Le prieur se courba vers le Franciscain :

— Savez-vous, frère Loys, si Dieu n’a pas voulu ces épreuves ?

Le moine crut voir l’ombre ouvrant légèrement les yeux. Calme en apparence, frère Loys répondit :

— N’est-ce point faire injure à la bonté de Dieu que de la supposer capable de demeurer indifférente à tant de maux ?

— Comment un simple moine préjugerait-il des desseins de notre divin Sauveur, reprit le prieur d’un ton plus élevé.

— Je ne préjuge point, mon père, je sais seulement que celui qui donne la graine aux passereaux, ne saurait se réjouir du spectacle de pauvres gens affamés et meurtris.

— La main divine peut sembler lourde aux ignorants qui osent, dans la balance de nos actions, jeter le poids d’une présomptueuse rébellion.

— Une rébellion… répéta le moine, se donnant ainsi le temps d’apaiser le tumulte qui couvait en lui et présumant du piège tendu.

— Dieu n’abandonnerait-il pas à une juste colère les insensés qui oseraient braver la loi d’obéissance, qu’en sa sagesse il voulut imposer aux hommes ? demanda le prieur d’une voix forte.

— Dieu soutiendra-t-il des cœurs impitoyables, endurcis hors de sa loi de charité, jusqu’à l’extrême cruauté ?

Comme s’il allait bondir, le prieur se leva à demi. La colère qu’il ne contenait plus jaillit dans ces mots :

— Frère Loys, qui donc accusez-vous céans ?

Regardant obstinément la forme noire, impassible, frère Loys répondit :

— Que Votre Grâce demande à l’abbé Jérôme s’il est agréable à Dieu que l’on excite à rançonner, pourchasser, torturer de malheureuses créatures créées à son image et pour laquelle il s’est crucifié.

À cette attaque directe, le religieux releva enfin la tête. Frère Loys et lui se mesurèrent du regard, mais à force de volonté le Prémontrais éteignit la flamme dure en ses yeux noirs. Il ne répondit que du murmure de quelques mots qu’il prononça, penché vers le prieur.

Celui-ci reprit :

— On prétend, frère Loys, qu’à vouloir prêcher et guérir, le démon d’orgueil peut s’emparer d’un esprit et le perdre.

— Ai-je commis quelque action dont je doive rendre compte ? demanda frère Loys d’un ton dont la douceur voilait mal l’ironie.

Le prieur savait fort bien que le Franciscain échappait à sa justice. Il dompta sa violence pour répondre :

— Nous n’avons nul compte à exiger de frère Loys. Nous aurions seulement aimé apprendre de sa bouche que sa parole sème l’humilité. Car elle seule doit accueillir les souffrances que le Sauveur envoie aux hommes pour leur rédemption.

— Était-ce là le but de cette audience ? demanda frère Loys.

— Le motif en eût été suffisant, déclara le prieur en se levant. Dieu vous garde du péché de vanité coupable, frère Loys. C’est le vœu le plus cher avec lequel nous vous quittons.

Frère Loys salua sans répondre et d’un pas rapide, guetté, il le savait, par maintes présences invisibles, il quitta l’abbaye. Douce au Pas tendit vers son maître sa bonne tête affectueuse et, sans qu’il l’eût pressée, partit à vive allure, heureuse peut-être, elle aussi, d’échapper à l’ombre de l’abbaye qui, sous le soleil pâle, s’allongeait sur le sol.

Tout en trottant, et songeant à ce duel dont il sortait vainqueur, frère Loys se demandait :

— Que veulent-ils et que savent-ils ? Surtout, que savent-ils ?


III


Lorsqu’en 1340, dans l’armée de Philippe VI de Valois qui soutenait, depuis deux années, le choc des mercenaires d’Édouard III d’Angleterre, l’idée vint à deux soldats de ravitailler en pain leurs compagnons d’armes, le surnom leur resta de la fonction qu’ils avaient assumée. L’un devint Jean Pain, son compagnon Painembouche.

Ce fut d’aventures semblables que naquirent la plupart des noms de famille. Jusque-là, Jacques Bonhomme ne possédait que son acte de baptême. Certains de ses fils demeurés sans histoire n’eurent jamais d’autre patronyme que le prénom inscrit sur le registre du curé. Tel aujourd’hui s’appelant Ferrand, Benoit ou Hamon, peut supposer avec raison que son lointain aïeul était un obscur laboureur dont peu d’événements marquèrent le destin, qu’il ne se distingua même pas par une teinte de cheveux, qui l’eut fait appeler Blondel, Roux, Blanchard, Halley. De plus favorisés gardèrent souvenir de leur mois de naissance, Dumay, Janvier ou Pâquet. D’un serment prononcé en quelque circonstance sérieuse, naquirent Pardieu, Bonnefoy, Dieuavant, tandis que des causes familières amenaient : Apelvoisin, Eveillechien, que la tristesse donnait Tristan, et la bonne fortune : Leriche, Bonnaventure, Gaudin. Une méchante querelle, un sort néfaste accordèrent au pauvre hère d’être nommé Mauvoisin, à moins que ce ne fût Gastebled. Sa stature ou quelque infirmité l’aurait pu faire appeler Le Nain, Leborgne, Maucorps, Piedlevé, à moins qu’un naturel aimable lui eût permis de demeurer Doucet ou Bellot.

Frappe-Fort devait à sa profession le nom qui, depuis longtemps, avait fait oublier son prénom baptismal. Géant à la barbe blonde, son visage coloré s’éclairait du bleu tendre de ses yeux, contraste singulier avec la force émanant d’une encolure épaisse, d’énormes poings qui maniaient le marteau à grands coups réguliers. Un tablier de cuir épais, luisant, l’enveloppait de la tête aux pieds. Ses bras toujours nus semblaient d’acier, durs autant que l’enclume sur laquelle ils frappaient. De grossières chausses de laine brune, presque entièrement recouvertes de bandes d’un cuir lissé par l’usage, entouraient ses jambes.

Habile forgeron, sa renommée s’étendait au delà du bourg de Coucy, chez les gens de noblesse et d’Église, autant que chez les pauvres laboureurs. En d’autres temps, son travail eut pu rendre sa vie heureuse, malgré l’impôt que prélevaient les sires de Coucy pour sa redevance. Mais Frappe-Fort ne pouvait détacher son sort du destin misérable des artisans, des paysans au milieu desquels son enfance avait souffert, de ces compagnons qu’il avait vu vendre en même temps que leurs bêtes, qu’il avait vu piller, harceler et dont au moindre grief le cadavre pouvait, sur une dérision de jugement, gigoter là-haut, accroché aux fourches patibulaires, justice des seigneurs de Coucy et d’ailleurs.

Le vieux curé qui le baptisa lui avait, de son faible pouvoir, donné quelque pâture spirituelle, et dans la profonde ignorance d’alors, c’était rareté. Mais le prêtre fut tué, en défendant son champ avec ses ouailles contre les Mauvais Garçons que menait Foulques de Laval qui, ayant ravagé la Beauce, faisait une brève incursion dans le Laonnais.

Frappe-Fort avait connu ces jours où le bourg se vidait d’habitants réfugiés, tremblants d’effroi, dans le donjon. Puis, quand les bandes armées étaient parties, laissant le pays plat fumant de ruines, l’autre misère recommençait, la domination des maîtres rapaces, impitoyables, n’hésitant pas plus que les brigands à pendre, rouer, brûler vifs, des vilains pour qui nul n’intervenait ici-bas.

Le passé de Frappe-Fort était lourd de sombres souvenirs.

Fils de serfs, après de longues peines, il était parvenu à se libérer par le rachat, mais au prix d’un cruel sacrifice dont son cœur saignait toujours.

Le servage commençait à échapper à l’autorité féodale, tenue désormais en échec par la puissance royale qui s’affermissait. Les trois territoires, l’Île-de-France, l’Orléanais et le vicomté de Bourges composant, en 987, le maigre domaine du souverain, s’étaient agrandis allant de Lille et Douai en Flandre jusqu’au comté de Toulouse et la Navarre.

Après le règne batailleur et despotique de Philippe le Bel dont les luttes contre Boniface VIII furent vives à ce point que le pape interdit au clergé toute soumission au roi, défense à laquelle ripostait Philippe le Bel, en élisant un pape qui vint résider en Avignon, le trône fut occupé, en une succession rapide, par ses trois fils. Le premier, Louis X, dit le Hutin, ne régna que deux ans, de 1314 à 1316. En cette période brève, il eut le temps de décréter les droits des serfs de se racheter. Mais Jacques Bonhomme n’aurait osé briser sa chaîne, si partant pour la croisade ou les combats le seigneur, en pénurie de riche équipement ou d’escarcelle à remplir, ne lui eût offert la possibilité d’une redevance, rançon de sa liberté. Cette redevance, qui parfois engagea jusque dans sa descendance le serf libéré, lui apporta une indépendance plus fictive que réelle. Sauf le pouvoir de vie et de mort, le droit de vente et d’achat qu’abolissait sa nouvelle condition, le vassal ne pouvait guère obtenir justice contre son seigneur, pas plus qu’il ne pouvait prétendre, davantage que le serf, à la possession d’une terre que si péniblement il défrichait. Hypothèques, corvées, dîmes, impôts de guerre, sans parler des ravageurs de toutes sortes qui détruisaient en germe sa moisson, s’abattaient dru comme grêle sur son dos, pour le dévorer vivant. Quand il croyait à la récolte, la chasse dévalait au travers du champ, ou quelque divertissement de ce genre, inventé par le désœuvrement du châtelain en mal d’ennui. Muré farouchement dans sa rage impuissante, Jacques Bonhomme ployait sous l’accablement d’un désespoir sans paroles.

Les serfs des sires de Coucy s’étaient rachetés, pour la plupart, en de lourdes redevances, depuis qu’Enguerrand de Coucy avait eu besoin d’une grosse somme pour suivre à la bataille le roi Jean le Bon, dont il partagea la captivité. Son cadet, Harold, ne se souciait que de chasse, forçant le sanglier auquel il ressemblait, avec sa barbe noire embroussaillée, son vêtement toujours taché et en désordre, le bonnet de poils lui couvrant la tête. Veuf après un très court mariage, il hantait peu le château, y laissait sa fille Margaine habiter auprès d’Agathe de Royaumont, épouse d’Enguerrand VI, et de ses deux enfants Liliane et Enguerrand, le septième du nom, en qui devait s’éteindre la race mâle des Coucy, quand il mourut, jeune encore, chez les Turcs.

Durant l’absence d’Enguerrand VI prisonnier, et de son premier officier disparu en guerre, messire de Boisjoly régentait le domaine. De souche roturière, ennoblie à force de bassesse servile, l’intendant accumulait les vexations, les charges, les sévices, accaparant une bonne part de la haine qu’inspiraient ses nobles maîtres, jugeant, ordonnant, condamnant en lieu et place d’Enguerrand VI de Coucy.

Ce matin qu’il devait rencontrer L’Agnelet, messire de Boisjoly, avant de traverser à gué l’Ailette, en cet endroit peu profonde, fit un détour pour passer devant la forge, située à l’écart du village.

Quand il y fut, la porte se trouvait poussée.

— Holà ! cria-t-il du haut de sa monture.

Dans l’antre noir, qu’éclairaient, par éclats, des gerbes d’étincelles, Frappe-Fort travaillait avec ses deux aides, Grégoire et La Grelotte. Orphelin recueilli presque dès sa naissance par le forgeron, Grégoire aux sourcils, aux cheveux d’un blond de paille, aux yeux verdâtres, aux joues piquées de taches de rousseur, était un maigre adolescent d’une quinzaine d’années, à la souplesse de chat de gouttière. Pour La Grelotte, garçon presque infirme, agité d’un tremblement convulsif, peureux de son ombre, il ne se voyait gardé de Frappe-Fort que par miséricorde.

Une chienne à demi sauvage, au poil rude des loups, complétait, avec une vieille femme, les habitants de la forge. Si osseuse et jaunie, couverte de hardes innommables, sans jamais parler à quiconque, cette vieille vivait accroupie en son coin enfumé. Nul n’y prêtait attention. Seule la chienne Louvette s’allongeait près d’elle. Elles se tenaient là, des heures entières, les yeux de la vieille rivés on ne savait sur quoi, ceux de Louvette s’entr’ouvrant au bruit le plus léger. On eût dit que la vieille et la chienne veillaient, attendant, quelque chose.

D’oreille très fine, Frappe-Fort ne fut pas sans entendre l’appel de messire de Boisjoly. Il ne bougea point pourtant, continuant à taper sur le soc de charrue qu’il martelait.

— Holà ! forgeron, répondras-tu ? Holà !

Seul le bruit du marteau fit écho à ses cris. Le gros homme dut se résigner à descendre, ce qu’il n’exécuta pas sans grommeler fortement. Furieux, il vint pousser la porte de la forge, et sa massive personne s’encadra sur le seuil.

— Ah ça, prétendrais-tu ne pas m’avoir entendu ? s’écria-t-il, durant que, très lentement, le forgeron interrompait sa besogne.

Grégoire, de la malice dans les yeux, contemplait l’intendant, tandis que La Grelotte tremblait plus fort que jamais.

Sans se troubler, Frappe-Fort répondit :

— Croyez-vous qu’il soit possible, au milieu d’un tel vacarme, d’ouïr une voix aussi douce que la vôtre ?

À cette ironie, messire de Boisjoly ne trouva sur-le-champ rien à répondre. Sa voix aigrelette et vivement essoufflée, d’autant plus bizarre de sortir de sa corpulente personne était un de ses tourments. Si infatué qu’il fut de lui, il se représentait bien qu’à grossir vainement des paroles poussives, il perdait quelque once de la majesté qu’il prétendait imposer.

— Je te revaudrai ça, songea-t-il comme, une heure plus tard, il se le promettait à l’égard de L’Agnelet.

Sans laisser paraître le dépit qui l’animait, il prononça, élevant le ton et haussant une taille un peu basse et épaisse pour être majestueuse :

— Demoiselle Margaine de Coucy t’ordonne de passer demain au château, vers deux heures d’après-midi.

À cet ordre, Frappe-Fort fronça le sourcil. Puis, sachant ce qu’un valet orgueilleux peut ajouter d’insolence personnelle aux paroles qu’il transmet, le forgeron répondit simplement :

— Bien !

Et fit rebondir le marteau avec une telle force que messire de Boisjoly qui s’était imprudemment approché sauta d’un bond en arrière, puis tournant les talons, sortit le plus dignement qu’il put.

Grégoire s’était glissé à sa suite, se courbant en un imperturbable sérieux.

— Messire veut-il que je l’aide ?

Partagé entre la crainte de remonter seul sur son cheval et le dédain qu’il éprouvait pour la racaille, l’intendant répondit brutalement :

— Tiens-lui la bride, cela suffit.

Cela ne suffisait tout de même pas pour permettre à messire de Boisjoly de s’élancer gaillardement sur sa monture. La bête était ronde à l’égal de son maître, aussi le cavalier devait-il éviter de rouler d’un côté sur l’autre. Malgré que la selle fut proportionnée au volume de celui qu’elle portait et à sa faible science de l’équitation, l’intendant souffla beaucoup avant de réussir à obtenir une assiette stable.

Quand il l’eut enfin trouvée, il essaya de paraître à l’aise, et lançant un mauvais regard à Frappe-Fort sorti pour assister au départ, il s’en fut, grotesque, non sans s’éponger le front des efforts accomplis.

Derrière son dos, pour manifester la jubilation intérieure que ce spectacle épique lui avait procurée Grégoire exécuta une culbute magistrale en poussant un cri bizarre. Frappe-Fort, qui le regardait en souriant, rentra dans la forge ayant perdu sa belle humeur. Cette visite imposée ne lui disait rien qui vaille. Hautaine, impérieuse, Margaine de Coucy ne pouvait montrer que mépris et violence envers l’homme du peuple qu’il était. Puis ne l’avait-il pas bravée, certain jour, arrachant à sa colère la vieille Jeanne agenouillée et larmoyante qui, implorant la demoiselle de Coucy, allait être foulée sous les sabots de sa blanche jument. Au moment où, cravachée, Bella se dressait, une main audacieuse la saisissant à la bride, maintenait ses naseaux frémissants d’une poigne de fer et la forçait à retomber à deux pas de la vieille épouvantée.

L’artisan et la noble demoiselle avaient croisé leurs regards. La fureur étincelait aux yeux de la cavalière, mais Frappe-Fort n’avait pas baissé les siens.

— Tu es bien audacieux, manant, disait Margaine de Coucy d’une voix sifflante.

— Votre haquenée allait être cause d’un malheur que Votre Seigneurie aurait fort regretté, répondait le forgeron avec calme.

Frappe-Fort l’avait revue depuis, belle sous un toquet de velours bleu, ses tresses fauves serrées aux tempes, le corps épanoui superbement en un riche vêtement de cheval. Jamais elle ne parut le reconnaître, quand elle passait, enlevant sa monture d’un bond hardi. Que lui voulait-elle aujourd’hui ? Avait-elle oublié, ou rêvait-elle de quelque vengeance longuement méditée ? L’immense fierté des Coucy dont l’insolente devise les égalait au roi ne lui permettait pas de croire au pardon de la noble demoiselle. De quelle façon chercherait-elle à le frapper ? Le cœur serré, Frappe-Fort songeait à un triste et doux visage de femme. Il redoutait le lendemain.

Louvette interrompit ses réflexions. L’échine hérissée, elle pointait du museau vers le dehors. D’un allongement lent, elle se dressa, grognant.

— Paix, Louvette, dit Frappe-Fort.

Il savait d’ailleurs qu’il n’imposerait pas silence à la chienne. Louvette pressentait une présence étrangère. Elle vint à la porte, faisant entendre un bref aboi.

Frappe-Fort la suivit, Louvette s’allongea sur le seuil. Sûr de l’infaillible instinct de la bête, le forgeron regarda au loin. Par le chemin herbeux, il aperçut L’Agnelet soutenant Rouge Le Bâtard. Louvette ne grognait plus, mais quand les deux hommes furent proches, elle flaira le soldat, comme pour déterminer s’il s’agissait d’un ami ou d’un ennemi.

— Voici une belle bête, dit Rouge Le Bâtard étendant la main.

Louvette recula, hors d’atteinte.

— Tu m’accueilles aussi avec défiance, reprit Le Rouge, mon habit, décidément, ne prévient pas en ma faveur.

Mais Louvette revenait, tournait autour de l’étranger, longuement, puis brusquement, elle posa son museau sur la main du soldat.

— À la bonne heure, fit Rouge Le Bâtard, et il caressa la belle tête de la chienne qui, cette fois, se laissa faire et, satisfaite, revint se coucher dans la forge.

Très surpris, Frappe-Fort avait observé cette scène, examinant avec grande curiosité cet étranger que Louvette, si méfiante, paraissait adopter. L’Agnelet, craignant du forgeron la répulsion qu’il avait lui-même éprouvée à l’égard du soldat, parla vivement :

— Je t’amène un ami. Il n’est point, je t’assure, un de ces Mauvais Garçons pareils à ceux qui nous pillèrent l’été dernier.

Frappe-Fort entendait, sans en saisir le sens, les paroles de L’Agnelet. Le Rouge et lui se contemplaient.

— Tu veux bien le recevoir, reprit L’Agnelet, s’imaginant hostile le silence de Frappe-Fort.

Mais les deux hommes ne se souciaient pas de ce que pensait L’Agnelet. Rouge Le Bâtard venait de dire :

— On a donc abattu l’orme qui étendait ses grosses branches pleines de nids ?

Le forgeron écoutait, n’osant croire au soupçon qui naissait en lui, espérant et doutant tour à tour, attendant quelque preuve qui lui permît une certitude.

Sans doute le soldat pressentait-il sa pensée, car il reprit :

— Y a-t-il encore des mûres sur les buissons accrochés aux flancs du Trou aux Loups ?

Tout étourdi du coup brusque de l’émotion qui l’étreignait, le bon géant vacilla comme un enfant frappé. Était-ce vrai ? Oh ! perdre le dernier doute !

Rouge Le Bâtard sourit :

— Un jour deux enfants voulurent s’emparer d’un nid d’agache. Dame Agache…

Frappe-Fort ne le laissa pas terminer :

— Rémy ! s’écria-t-il étendant les bras, est-ce toi ?

Il était écrit que ce matin-là, L’Agnelet irait de surprise en surprise. Devant lui, le soldat et le forgeron s’étreignaient, mêlant des larmes à leurs rires de bonheur. Décontenancé, il les suivit, rentrant dans la forge. Frappe-Fort à son tour, soutenant Rouge Le Bâtard.

À ce moment, surgissant du fond noir de la forge, écartant de ses mains maigres les cheveux blancs tachés de suie qui lui couvraient les yeux, spectre en haillons plutôt que créature humaine, la vieille femme s’avançait. Elle approcha du soldat, le regarda, passa ses doigts sur ses vêtements, comme pour le reconnaître à la façon de la chienne. Puis, sans un mot, elle recula dans l’ombre.

Rouge Le Bâtard demeura immobile, frappé de cette apparition. Ensuite, s’adressant au forgeron qui avait suivi la scène :

— Frappe-Fort, dis-moi, est-ce…

— C’est elle, répondit tristement le forgeron.

Mais ne s’occupant plus d’eux, la vieille retrouvait sa place. Louvette venait se coucher près d’elle.

Et la vieille et la chienne reprirent leur attente.


IV


Tout en mangeant dans des écuelles de bois grossièrement taillées, une soupe aux fèves, assaisonnée de lait caillé, rompant un pain d’orge et de seigle mélangés, Frappe-Fort et Rouge Le Bâtard réveillaient en leur mémoire des souvenirs endormis.

L’Agnelet partageait le repas, avide de connaître une histoire dont il ignorait tout. Par terre, les jambes croisées, Grégoire attendait avec impatience, lui aussi, les récits que nouaient, par bribes, les propos du soldat et du forgeron, assis face à face sur des escabeaux. Indifférent à tout, La Grelotte était allé s’accroupir auprès de la vieille et de la chienne. Son écuelle sur ses genoux, il leur passait des morceaux de pain noir qu’elles avalaient, tour à tour.

— Comment as-tu vécu, Rémy, depuis notre séparation ? interrogeait Frappe-Fort.

— De-ci, de-çà, point toujours honnêtement, selon la loi de tout bon soldat qui ne touche pas sa solde. J’ai vendu mes bras et mes jambes au service de qui avait à se battre, et ne me suis guère enrichi à ce métier.

— Tu as dû passer de tristes aventures ?

— J’ai vu partout, en grande misère, la guerre ravager le pays plat, les brigands triomphants et les paysans rançonnés. J’ai vu souvent les branches d’arbres porter davantage de pendus que de fruits. J’ai vu les vilains se battre contre l’Anglais avec plus de courage que leurs nobles maîtres. Je les ai vus, pour récompense de leur vaillance, livrés à l’ennemi, deux à deux, les fers aux mains, les entraves aux pieds comme des bêtes de somme, accablés de coups et d’insultes, tandis que le seigneur se faisait prisonnier.

— Partout les mêmes ! gronda Frappe-Fort.

— J’en connus un, pourtant, qui prit la défense des pauvres ahaniers. C’était un Breton nommé de Beaumanoir. L’Anglais Bemborourg tenait garnison à Ploermel et pillait, ardait et dérobait sur toute la province. Un jour que Beaumanoir rencontra une troupe de paysans maltraités et bafoués par des soldats, il se mit en terrible courroux et s’en fut trouver l’Anglais en son repaire.

Dans la forge, Le compagnons demeuraient haletants au récit de Rouge Le Bâtard.

— Alors ? questionna Grégoire.

— Alors, sans trembler, le sire de Beaumanoir dit à Bemborourg : « Chevalier d’Angleterre, vous êtes grandement coupable de tourmenter de la sorte ceux qui sèment le blé et nous procurent la viande et le vin. Je vous le dis, s’il n’y avait pas de laboureurs, ce serait nous les nobles qui travaillerions la terre, manierions le fléau et la houe et vivrions dans la pauvreté. Laissez-les demeurer en paix, car il y a trop longtemps qu’ils endurent souffrance et peine. »

— Oh ! dit L’Agnelet, il peut donc se trouver un noble sire pour parler ainsi des laboureurs.

— Un de bon, vingt d’exécrables, repartit Frappe-Fort.

— Qu’a répondu l’Anglais ? interrogea Grégoire.

— Il se moqua du sire de Beaumanoir en lui disant que bientôt Montfort serait maître de la Bretagne et le roi Édouard d’Angleterre maître de la France.

— Cela, jamais, fit L’Agnelet, Jacques Bonhomme saura bien l’empêcher.

— Et que s’est-il passé après, demanda Grégoire, entre le sire de Beaumanoir et le capitaine anglais ?

— Le sire de Beaumanoir lui fit défi, trente contre trente, de combattre entre Français et Anglais.

— Tu y étais ? dit Frappe-Fort.

— J’y étais. De notre côté, il y avait de hardis batailleurs. Crocquart et Robert Knowles qui ne craignaient ni le ciel, ni l’enfer, et taillèrent en pièces les trente Anglais. Ce fut un beau combat vraiment. Je n’ai point souvenance de plus glorieux depuis.

— Tu en as subi bien d’autres ?

— J’ai pâti à Courtrai, à Crécy, j’ai guerroyé à Poitiers où dix mille Anglais purent se vanter d’avoir mis en déroute trente mille soldats du pays de France. C’est que là ne brilla guère une chevalerie, plus experte aux tournois qu’aux combats.

— Honte à cette noblesse lâche et cruelle, dit Frappe-Fort. Et comment es-tu revenu, mon pauvre Rémy ?

— Tirant de l’aile, bataillant d’un côté ou de l’autre, riche un matin, gueux le lendemain, ayant fait bombance la veille du jour où l’on devait dîner d’un oremus. Mais ne m’appelle plus Rémy, il n’y a plus que Rouge Le Bâtard. Ce nom me revient, n’est-ce pas ?

Frappe-Fort poussa un soupir et secoua la tête, la face dure.

— Va, reprit le soldat, leur dette est lourde, elle s’augmente chaque jour. Pourtant, si longue soit la patience de la bête, elle finira bien par mordre, à force d’être battue.

— Oui, dit L’Agnelet montrant la balafre de son visage, ils ont inscrit là un outrage qui leur sera compté.

— Qu’est-ce donc que cela ? demanda Frappe-Fort n’ayant pas, dans son émotion, prêté attention à la marque rouge que L’Agnelet portait à la joue.

— C’est une gentillesse de messire de Boisjoly, le valet est digne du maître.

— Toi aussi, tu as vu l’intendant ? s’enquit Frappe-Fort. Il est passé par ici, m’enjoignant que l’on me mandait au château.

— Qui ?

— Margaine de Coucy.

— Quelle est celle-là ?

— La cousine des trois fils de Bertrand de Coucy.

— Ah ! ah ! vraiment, plaisanta le soldat, j’aurais grand plaisir à rencontrer cette cousine.

― Nul plaisir n’est à espérer de trouver sur son chemin quelqu’un de cette illustre famille.

— Bah ! fit Rouge Le Bâtard, nous nous rencontrerons bien face à face quelque jour.

À ces mots dits en riant, Frappe-Fort eut un léger frisson. Répondant à sa propre pensée, il répéta, sans s’en douter, les paroles de frère Loys au prieur.

— Il y a bien grande misère et injustice dans nos campagnes.

À ce moment, revenant de l’abbaye, le Franciscain sautait de sa mule devant la forge. Sans rien demander, le moine but à la cruche emplie d’une cervoise aigrelette, et plongeant une écuelle au pot, se servit.

Après quelques bouchées avalées en silence, frère Loys releva la tête.

— Je vois, soldat, dit-il, que tu as trouvé l’asile où tu pourras laisser reposer la blessure que te fit l’Anglais.

— Je l’ai trouvé, moine, comme la bête frappée qui accourt au gîte.

— À cette différence que la bête revient au sien.

— Qui t’a dit que ce n’était pas au mien que je revenais ?

Frère Loys demeura interdit un instant, puis habitué, par ces heures de troubles, à maintes aventures étonnantes :

— Tant mieux que la Providence t’y ait amené sans trop de dommages.

— Elle aurait mieux agi peut-être, en ne m’en chassant pas.

Frère Loys fit un geste qui acquiesçait vaguement. L’Angelet s’agitait, impatient.

— Frère, dit-il à la fin, s’adressant à Rouge Le Bâtard, tu m’avais promis de m’expliquer.

— Je comprends ta hâte, L’Agnelet. Tu sauras ce qu’il faut savoir quand le moment sera venu, mais je puis te conter une histoire. Écoute-la, moine, tu me diras après si c’est ainsi que tu conçois la douce Providence.

« Il y a trente ans, le château de Coucy appartenait à Bertrand de Coucy, le père de la nichée actuelle et fils d’Enguerrand V. Point d’hommes libres encore autour des murailles de la demeure maudite. Les caprices du plus sauvage des maîtres remplissaient la contrée de terreur. On ne connaissait pas de jour où quelque invention digne du diable ne vint jeter l’effroi parmi les pauvres serfs, toujours tremblants d’un nouveau crime. Tu te souviens, Frappe-Fort, qu’alors le curé avait baptisé Daniel ?

— Hélas ! gémit le forgeron.

— Au bord de l’Ailette, il y avait une cabane que Jean le Tisserand habitait avec ses deux filles. Par grand malheur, l’aînée était jolie, elle attira les regards de son seigneur. Honneur pour elle, assurément, mais elle eut le mauvais goût de ne point le prendre ainsi, et d’écouter la chanson d’amour de Pierre le laboureur.

« En ce temps-là, Bertrand de Coucy décidait des noces de ses serves. Toute tremblante, Jeanne, la fille du tisserand, vint demander au maître, moyennant l’habituelle redevance, la permission de contracter mariage avec celui qu’elle aimait. Par un raffinement cruel que la pauvrette ne soupçonna pas, le maître l’accorda et Jeanne se montra joyeuse.

« Or, au soir des épousailles, la tête perdue d’ivresse chevauchant son lourd cheval, Bertrand de Coucy se ruait sur le village comme à l’assaut. Malgré ses cris, ses sanglots, ses appels, il arrachait Jeanne du lit nuptial.

« Exaspéré de douleur, l’infortuné Pierre s’oublia jusqu’à frapper le seigneur. Le lendemain, on le trouvait pendu, la tête en bas et les yeux crevés à la branche maîtresse d’un chêne.

« Huit jours Jeanne demeura prisonnière. À quelles monstrueuses orgies dut-elle participer, on peut l’imaginer, mais nul ne l’a jamais su, la malheureuse étant sortie à peu près folle des mains de son bourreau. Quant à l’enfant qui devait naître quelques mois plus tard, nommé d’abord Rémy, ne porte-t-il pas bien mieux le titre auquel il a droit, en s’appelant Rouge Le Bâtard ! »

Un silence profond tomba sur ces mots. Frappe-Fort le rompit, disant :

— Si vous avez désir maintenant d’entendre l’histoire de la deuxième fille de Jean le Tisserand, je vous la conterai.

« Alyse se trouvait sans doute moins jolie que Jeanne. Donc, pour cela, sans attirer la convoitise de Bertrand de Coucy, elle put épouser Luc, le bûcheron. Malgré que Misère fut installée à demeure au logis, ils avaient recueilli la folle et son petit. Bon an, mal an, on subsistait à cinq, après qu’Alyse eut mis au monde une fille Loyse, à six bientôt, quand un garçon fut né.

« Un après-midi, Luc le bûcheron se trouvant avec Alyse sur la lisière du bois vit un lapin étourdi se jeter dans ses jambes. Le bâton noueux qu’il tenait étendit mort l’animal. C’était un crime. Les bêtes des forêts, comme les poissons de la rivière, comme les gens du village, formaient le patrimoine des hauts et puissants sires de Coucy.

Luc ne l’ignorait point, mais le péché était tentant d’ajouter quelque viande à la soupe aux raves. Il cacha la bête encore tiède sous son sayon.

« La Providence, vois-tu, frère Loys, ne doit pas aimer les misérables. Elle permit qu’à ce moment Bertrand de Coucy débouchât du taillis. À sa vue, sentant leurs genoux se dérober, les deux serfs eurent si nettement allure de coupables que le seigneur n’hésita pas.

« — Approche, dit-il à Luc.

« Le bûcheron obéit.

« — Que caches-tu là ?

« Mal attaché, le lapin en glissant répondit au seigneur.

« — Ah ! ah ! tu aimes la chasse, à ce que je vois, railla le maître. Eh bien, je vais t’en offrir le plaisir.

« Il siffla ses chiens et alors…

— Mon père m’a conté cette histoire, interrompit L’Agnelet très pâle.

Tous écoutaient, penchés vers Frappe-Fort. Grégoire entrait ses ongles dans ses joues à force d’attention, frère Loys remuait les lèvres comme s’il priait. Et du fond de la forge, sans qu’on y prît garde, la vieille se traînant avançait, tendant son cou décharné vers le groupe des compagnons.

« — Alors, reprit Frappe-Fort, tandis qu’à genoux ma mère suppliante était renversée à coups de fouet qui la laissaient gisante, Bertrand de Coucy conduisait la chasse. Ce fut une chasse damnée, un homme s’enfuyant, hurlant, happé par les chiens excités de la voix et de la cravache, un gibier humain mordu, renversé, sentant sa chair fouillée par les crocs des bêtes, se relevant ruisselant de sang, hideux, pour retomber sous l’étreinte des dogues qui le laissèrent évanoui, les os brisés, enfin !

« Ainsi mourut mon père, Luc le Bûcheron, prononça gravement Frappe-Fort. Et depuis ce jour, celle qui avait été sa compagne, jamais plus ne parla. Souvent, ma sœur Loyse et moi nous eûmes grand peur, devant cette figure muette, terrible, dont les yeux seuls semblaient vivre, ces yeux qui avaient vu la chose horrible. »

— Que penses-tu de la Providence ? frère Loys demanda Rouge le Bâtard, au moine.

— Elle n’a rien à compagnonner avec la férocité des hommes. Ils attireront sur eux la colère divine, et ils seront châtiés.

— Il serait temps, ricana le soldat.

— Les lâches ! fit L’Agnelet. Mais que sont devenues les deux filles de Jean le Tisserand ?

— Jeanne, répondit Rouge Le Bâtard, un jour, dans sa démence, se croyant poursuivie, quitta le pays, entraînant son petit d’une douzaine d’années en ce temps. Ce fut une compagnie de soldats qui les sauvèrent des loups, recueillant Jeanne presque mourante. Quand ils l’eurent couchée dans un coin de cimetière, ils emmenèrent l’enfant. Et voici, L’Agnelet, comment on devient un Mauvais Garçon.

— Oh ! frère, répondit L’Agnelet, les yeux pleins de larmes, pouvais-je savoir ! Et Alyse, qu’en advint-il ?

Un cri rauque, une plainte de bête, glacèrent les amis. Agrippée de ses mains osseuses à l’escabeau que venait de quitter le forgeron, à travers ses mèches en désordre, la vieille dévisageait le soldat. Était-ce elle, était-ce la chienne qui gémissait ? On n’aurait su le dire.

Frappe-Fort courba sa haute taille vers la vieille et, la montrant à L’Agnelet, répondit :

— Ce qu’est devenue Alyse, demande-le à celle qui, autrefois, s’appelait de ce nom.

Avec une sorte de terreur, ils regardaient la forme décharnée glissant de nouveau sur le sol pour ramper vers son ombre.

— Quel châtiment paiera jamais de tels forfaits, murmura L’Agnelet. Mais frère, dit-il se tournant vers Rouge Le Bâtard, je demeure. curieux de savoir quel miracle te fit connaître mon nom.

— À plusieurs reprises, j’ai appris des nouvelles du village et de ceux qui y vivaient, par Conrad le Jongleur.

Tous dressèrent la tête en entendant ce nom.

— Tu connais Conrad ? demanda Frappe-Fort.

— Je l’ai rencontré, la première fois, sur la route de Picardie, puis après sur d’autres chemins. Et, continua Le Rouge baissant la voix, nous avons échangé le serment.

— Frère, frère, interrogea le forgeron violemment ému, tu serais des nôtres ?

— Il sait la chanson, murmura L’Agnelet.

— Chut ! fit vivement le moine en se dressant, voici quelqu’un.

On frappait à la porte. Une jeune femme entra.


V


Comme si quelque cercle magique se rompait, tous, sauf le soldat, se trouvèrent debout.

— Au travail, les enfants, dit Frappe-Fort, nous conterons des histoires à la veillée.

Était-ce une femme ou une enfant qui venait de franchir le seuil de la forge ? Si mince, si frêle, elle présentait l’aspect d’une fillette fanée de misère et de maladie. Une robe d’un bleu passé l’habillait. Sa tête était enveloppée d’une capuche tombant sur des épaules qu’elle serrait frileusement sous l’étoffe élimée. Des sortes de guêtres de grosse laine protégeaient ses jambes. Elle avait aux pieds des sabots.

— Bonjour, Guillemette, dit Frappe-Fort.

— Bonjour tous, fit Guillemette d’une douce voix chantante, frère Loys est là, m’a-t-on dit, ne pourrait-il venir ?

— Qu’y a-t-il, Guillemette ? demanda le Franciscain en s’avançant.

— Mon frère Georget souffre male mort, répondit la jeune femme, il ne cesse de vous réclamer.

— Allons vite, partons.

Frère Loys dit rapidement à Frappe-Fort :

— Si je ne puis te revoir avant de courir sur Laon, où je dois trouver maître Nicole Flamand, adieu, et à bientôt.

Ayant détaché Douce au Pas qui essayait de découvrir quelque herbe maigre, le moine sauta hardiment en selle et tendit la main à Guillemette.

Habituée à cet exercice, la jeune femme s’enleva d’un bond preste, s’assit derrière le moine, et la mule trotta.

— Le mal l’a pris hier matin, disait Guillemette, il s’est mis à parler seul, à dire des mots de fièvre.

— Que lui as-tu donné ?

— De la tisane de plantes, de la rue et de la bourrache. Au soir, il se calmait, mais aujourd’hui il est plus dolent encore. Et c’est vous qu’il appelle.

Par un raidillon qu’elle montait d’un sabot sûr, Douce au Pas cheminait vers la cabane à la lisière du bourg, où Guillemette, fille d’un laboureur, habitait avec Guillaume, son époux, et son frère Georget.

Ce qu’était la misère d’un village à cette époque, certains hameaux des Ardennes peuvent en donner une idée à peu près exacte : cabanes de torchis ou de bois couvertes de chaume, de roseaux, de tourbe, parfois simplement de terre battue, habitations dans lesquelles s’entassaient pêle-mêle les gens du sillon. Dans la plupart, une seule pièce obscure, se surmontant d’un grenier au toit très élevé où couchaient les hôtes du logis. À l’entour, des champs à peine cultivés, des bêtes maigres, efflanquées. Deux ou trois métairies plus prospères, louées par le monastère des Prémontrais à des laïcs.

La maison de Guillemette se distinguait de ses voisines par un peu moins de saleté environnante. Le fumier n’est pas sain, dit un proverbe d’alors, mais où il tombe, il fait miracle, et le miracle se répétait avec quelque prodigalité. Il n’y avait pas, à la porte de Guillemette, le tas de fumier qui croupissait devant les autres, et où se vautraient des porcs. Un grand auvent de chaume la protégeait du vent et de la pluie. À son côté, un appentis servait d’atelier à Guillaume le menuisier qui dégrossissait le bois, taillait bancs et bahuts. L’étroite et unique fenêtre accordait un peu de jour à l’intérieur, mettait une lumière avare sur une table massive, un banc, quelques écuelles et pots rangés et propres. Une mèche de coton trempant dans une bouteille de terre emplie d’huile tenait lieu de lampe. Contre la cheminée haute et large, où brûlait un feu de bourrées, remplissant de fumée le logis, sur un lit de feuilles séchées, gisait un adolescent. Des cheveux d’un châtain doré et qui bouclaient, entouraient un haut front pâle. Ses yeux caves brillaient d’un gris profond, dans l’ovale amaigri, pourtant très pur du visage. De ses lèvres bellement dessinées s’échappaient des paroles sans suite, nées du tourment de la fièvre. Le jeune malade possédait la beauté de ces figures pensives, que peignirent les Primitifs. Mais quelque mal rongeait le corps affaibli de la pitoyable nourriture dont souffrit le moyen âge roturier.

Tandis que Guillemette courait quérir le moine, trois femmes qu’elle avait priées de veiller sur Georget parlaient à voix basse, assises et se penchant l’une vers l’autre.

— C’est le chaud-mal, disait l’une, je lui mettrais aux poignets un bourrelet de suie prise dans la cheminée.

— Deux germes d’œufs frais valent bien mieux, reprenait l’autre,

La troisième conseilla :

— Un cœur de grenouille appliqué tout palpitant est ce que j’ai mis à ma petite Nanette qui allait trépasser et cela l’a sauvée.

— Ne serait-ce point le flux de ventre ?

— En ce cas, il n’y a qu’un remède de la fiente de chien qui, depuis trois jours, n’a point rongé d’os.

— Et si c’était la Grand’Mort, suggéra tout à coup la première, parlant encore plus bas.

Les deux autres se signèrent, jetant vers la porte un regard inquiet, comme si elles allaient voir entrer le spectre de la peste noire dont la terreur, depuis dix ans qu’elle était passée, frappait encore les esprits d’épouvante.

— Alors, fit la troisième, il lui faudrait sur le cou un poulet ouvert par le milieu.

— Ou un pain brûlant.

— Nenni, fit la première. Faites-lui manger deux noix de l’an dernier, et aussi une figue, avec cinq feuilles de roses, sans oublier un grain de sel, cela couvé sous la cendre chaude et arrosé d’un gobelet de vin.

Frère Loys entrant interrompit les propos.

De son pas vif, il vint à Georget, déboucha la fiole d’étain qui ne le quittait pas, frotta de quelques gouttes dont le parfum d’aromates emplit la pièce les tempes battant la fièvre, et fit glisser un peu d’élixir à travers les lèvres desséchées.

— Bois, Georget, dit-il avec une douce fermeté.

Ce fut quasi magique. Le rose monta aux joues du malade, ses yeux se fixèrent encore égarés sur le visage du moine, puis un faible sourire détendit l’expression douloureuse de la figure convulsée.

— Bois.

D’un long trait goulu, Georget avala une gorgée qui le fit tousser.

Une fois calmé :

— Vous voici, frère Loys, comme je vous ai attendu !

Il posait sa main brûlante sur celle du moine.

— Je crois, dit frère Loys, que malgré mes remontrances, tu as beaucoup étudié.

— Un peu, rien qu’un peu.

Épuisé, Georget laissa retomber sa tête.

Frère Loys regardait avec tendresse le jeune visage où perlait à présent une sueur bienfaisante. Parmi les élèves rustiques auxquels, en ce temps d’ignorance, le moine distribuait quelques rudiments scholastiques, Georget s’était montré d’une intelligence éveillée et curieuse. Frère Loys lui apportait les légendes enluminées de la Vie des Saints, lui enseignait à tracer l’écriture, s’émouvait de cet esprit qui s’ouvrait, accueillant une leçon avec l’avidité d’une plante privée d’eau absorbant la rosée. Sensible et fier, Georget ne serait-il point appelé à souffrir mille soucis, au milieu de ces êtres courbés sous un inexorable destin. Qui le pourrait arracher à la vie misérable qui l’attendait ? Mélancolique, le moine y songeait, se promettant d’y aviser.

Georget rouvrait ses beaux yeux.

— Je la sais, la chanson de Conrad, murmura-t-il. Je l’aurais voulu tracer sur la feuille où il y a sainte Cécile qui est si belle, si belle !

— Calme-toi, Georget, si tu veux que je revienne demain.

— Je vous suis docile, frère Loys, mais elle arrache l’âme à la redire, plus encore que la chanson de l’Alouette, et c’est la pareille pourtant. N’est-ce pas, frère Loys, que c’est la même ?

— Oui, seulement je te vois tant agité, alors qu’il te faudrait reposer.

— Je repose, frère Loys.

Georget ferma les paupières. Ses lèvres remuaient. Légers, tel, un souffle, des mots parvenaient à l’oreille du moine. Frère Loys entendit : « … hommes comme ils sont… grand cœur… autant souffrir… »

Puis, dans un sourire, Georget s’endormit et frère Loys prit congé de Guillemette qui, silencieuse, se tenait assise au rebord de la cheminée.

En son atelier, travaillait Guillaume. Le moine entra le saluer. Tête ronde embroussaillée de cheveux roux, le menuisier fit accueil à frère Loys d’un bonjour souriant.

— Le chaud-mal l’a-t-il quitté ? s’inquiéta-t-il aussitôt.

— Demain, il sera moins dolent. J’ai grande crainte qu’il ne veuille trop étudier.

Guillaume hocha la tête.

— Ne croyez-vous pas, frère Loys que ce soit navrance qu’une bonne terre demeure inculte ? Cela m’est grave souci. Que deviendra Georget ? Moine ? Chacun n’y a point attirance.

— J’y pourvoirai selon qu’il me sera donné de faire, répondit frère Loys.

Le moine allait partir quand ses yeux furent attirés par une figurine de bois naïvement taillée.

— Qu’est-ce ceci ? demanda-t-il.

Guillaume devint pourpre.

— Ce n’est rien, ou si peu. Georget me conte les belles légendes qu’il tient de votre savoir et nous les imaginons, lui et moi, mais il faudrait plus de science qu’il n’en échoit à un pauvre artisan.

Sous un rinceau de feuillage, Ève tendait à Adam la pomme de tentation et l’art du tailleur de bois, pour naïf qu’il fût, se montrait tout ému de tendresse.

— Laissez cela, frère Loys, dit Guillaume qui prenait le silence du moine pour témoignage de mépris.

— Savez-vous, Guillaume, que vous auriez pu devenir un grand tailleur d’images.

— Vous riez, frère Loys, balbutia Guillaume.

— Je ne ris point, dit le moine, et c’est grand dommage que soit enterrée si belle richesse de goût.

— Vous avez trop d’indulgence, frère Loys, il y a bien des rêves à qui l’on voudrait donner figure, mais nous devons encore lourde redevance à ceux de là-haut, et mon travail est à eux.

Frère Loys comprit que Guillaume parlait du château.

— Adieu, Guillaume, dit-il, je pars vers Laon demain, au retour, je vous verrai.

— Vous serez à Laon, répéta pensivement Guillaume, c’est un bonheur que d’y aller.

— Pourquoi ?

— De si belles pierres fleurissent, dit-on, la cathédrale. Au revoir, frère Loys, que votre voyage soit sans danger ni mauvaises rencontres.

Frère Loys quitta Guilluame. Non loin, il fut arrêté par une femme qui lui demanda conseil, puis d’autres quémandèrent un remède. Il fut en des logis si nus que c’en était pitié. Partout il rencontra souffrances, misère et crainte et son cœur saigna de tristesse impuissante.

Quand il eut visité ceux qui l’imploraient, frère Loys franchit l’enceinte de murs qui ceignait le bourg. Songeur, il laissait Douce au Pas cheminer à sa guise lorsque, à l’horizon, surgit un cavalier. À la façon dont il galopait, il se trouva bientôt près du moine. L’apercevant, il s’arrêta. Ce cavalier, jeune, d’allure fière, portait un riche costume, mi-partie militaire, mi-partie bourgeois. Un manteau aux festons brodés d’argent recouvrait la souple cotte de mailles. À son bonnet d’acier doublé de peau, une plume blanche flottait.

Campé sur ses étriers, il interrogea :

— Serais-je devant Coucy ?

— En effet, répondit le moine.

— Me voici donc au terme de ma course. Où se trouve le château ?

— Faites volte-face, vous l’apercevrez sur l’autre rive de l’Ailette.

— Est-il un gué pour traverser ?

— À quelques deux cents mètres de là.

Le cavalier fit volte-face, puis revint.

— La demeure de messire de Boisfleury, où la trouverai-je ?

— Elle gîte au pied du château.

— Merci.

— Vous avez fait longue traite, demanda frère Loys, ce beau cheval paraît harassé.

— Certes, répondit le cavalier, nous venons de la côte de Bretagne, et je n’osais espérer parvenir avant la chute du jour.

Insoucieux de connaître le motif de ce voyage, frère Loys pressait Douce au Pas, quand, à demi tourné vers lui, le cavalier s’écria :

— C’est aujourd’hui’grande (liesse pour tous les gens d’ici.

— Vraiment ? interrogea le moine, arrêtant sa mule.

— Grande liesse ! Enguerrand de Coucy chemine vers son domaine.

— N’est-il plus captif ? demanda frère Loys fort surpris.

— Sous caution d’une rançon, notre sire put quitter l’Angleterer.

— Et le roi de France ?

— Notre roi demeure prisonnier, son fils Charles refusant les dures conditions du souverain Édouard.

— Donc, Enguerrand de Coucy sera bientôt de retour. La rançon est lourde sans doute.

— Il n’est pas un vassal qui ne s’honore de vendre son bien pour la payer. Elle doit être portée en Angleterre dans la quinzaine qui suivra le retour d’Enguerrand de Coucy. Il y aura de grandes réjouissances pour fêter l’heureuse délivrance.

Le cavalier enleva son cheval d’une main hardie et disparut dans la poussière soulevée. Plus tristement songeur encore le moine reprit son chemin, murmurant :

— Grande liesse et réjouissances, qui le pourrait croire ?

Et voici que dans son esprit anxieux, renaissait la triste mélopée qu’en grand tourment de fièvre répétait Georget, la plainte des tristes ahaniers si cruellement traités :

Pourquoi nous laissons-nous dommager ?
Mettons-nous hors de leur danger.
Nous sommes hommes, comme ils sont ;
Des membres avons comme ils ont ;
Un aussi grand cœur nous avons,
Et autant souffrir nous pouvons.


VI


Assis sur des escabeaux dont le bois était adouci d’un coussin, en une pièce aux murailles revêtues de boiseries de chêne, et qu’éclairaient d’étroites fenêtres en ogives, achevaient de déjeuner tout en devisant autour d’une table massive, messire de Boisjoly, dame Jacqueline et le chapelain du château, leur hôte ce matin.

La serve emportait, figeant dans une sauce grasse relevée d’ail, de fenouil, de poivre, d’hysope, de gingembre, les restes d’un oison flanqué de pigeonneaux farcis, et qu’entouraient des assiettes de raifort et de radis.

Dame Jacqueline offrit au gourmand chapelain des pâtisseries à la cannelle, des fruits cuits au miel, dont elle le savait friand.

Jolie sous ses cheveux bruns relevés en lourdes nattes, les yeux noirs brillants, la lèvre dédaigneuse, Jacqueline de Boisjoly portait un surcot de fine laine pourpre retissée de fils de soie brillante. Des manches larges, ourlées de fourrure, glissaient sur ses bras qu’encerclaient des bracelets d’argent ciselé.

Les mains croisées sur son ventre, quand il ne buvait ni ne mangeait, messire de Boisjoly avait revêtu sa ronde personne d’une houppelande chamarrée qu’une haute ceinture de cuir serrait à la taille et dont le bas se découpait en languettes. Ses fortes jambes s’emprisonnaient de chausses collantes. De moelleux escarpins chaussaient ses pieds.

Le chapelain avait robe de bure. Sa grosse tête rase dodelinait tandis qu’il parlait.

Si, au foyer de Guillemette, un feu de bourrées brûlait chichement, d’énormes bûches répandaient en la salle à manger de messire de Boisfleury une béate douceur. Ce n’était d’eau ni de cervoise aigre que l’intendant refraîchissait le gosier altéré de son convive, mais de vin de Laon aromatisé. Et le petit pain de pur froment que rompait dame Jacqueline n’avait aucune ressemblance avec la miche noirâtre que se partageaient Frappe-Fort et ses compagnons.

-Notre sire, dit le chapelain, dut promettre douze mille livres tournois pour la délivrance de sa captivité.

— Que de bel argent ! soupira Jacqueline de Boisfleury.

— Il faudra le trouver, hé, hé, rit le chapelain.

— Peuh ! ceci ne souffre point chicane, riposta dame Jacqueline haussant les épaules, n’en a-t-on point découvert lorsqu’Enguerrand de Coucy partit pour les combats.

— Où, dit-on, il brilla fort peu, hé, hé, dit le chapelain que le vin de Laon rendait bavard.

— Nobles sont-ils faits pour se battre ? N’est-ce point là occupation de vilains !

— C’est avis que je partage, fit messire de Boisjoly. À tailler dans le vilain, on trouve toujours à recoudre, l’étoffe n’y manque point. Vilain foisonne, comme vermine au soleil.

— Dieu les créa de grande croissance, car il jugea que vingt manants ne valaient pas le petit doigt d’un seigneur.

— Hola, sire chapelain, vous me voyez marri d’ouïr comparer le petit doigt d’un seigneur à la matière grossière dont est bâti un vilain. Nous-mêmes sommes certainement d’autre essence.

De bonne foi, l’intendant le croyait. Il n’eut certes point fallu gratter l’enveloppe pour retrouver en lui le rustre qu’était resté son grand-père, métayer besogneux, dont le fils, par bassesse et servilité, avait su devenir l’indispensable pourvoyeur des œuvres criminelles de Bertrand de Coucy et l’exécuteur de ses cruautés.

Le petit-fils se montrait tout autant âme vile et cupide, s’emparant insolemment du nom de Boisjoly dont, par dérision, Bertrand de Coucy avait affublé le père. Auprès d’Enguerrand, l’intendant remplissait toutes les fonctions serviles reçues en héritage, et c’était des mains de son seigneur qu’il avait accepté en mariage Jacqueline, fille du métayer d’une des fermes que louaient les Prémontrais à quelques laïcs.

— Il est grand temps, reprit messire de Boisjoly, que la domination d’un maître se fasse sentir céans. Dame de Coucy sait prier plus que gouverner, notre sire Harold ne s’en soucie aucunement. L’insolence en grandit d’autant. N’ai-je point hier failli me voir désarçonné par l’un de ces rustres, alors que je me rendais au château.

Dame Jacqueline, qui paraissait témoigner un mince respect à cet époux si gonflé d’importance, eut un rire de moquerie.

— Vous ne m’avez point narré cette aventure.

— J’avais à gré, ma mie, de ne point vous inquiéter en vain.

Le sourire qui voltigeait aux lèvres de Jacqueline de Boisjoly annonçait pourtant peu de tendre inquiétude.

— Vraiment, soupira le chapelain, les voies de Dieu sont insondables. Comment put-il permettre que tant de nobles sires soient tombés en captivité alors que tant de ces manants n’étaient point taillés en pièces. On ne pouvait donc les faire combattre sans merci.

— Oh ! fit Jacqueline en riant, je les aperçois guerroyant ! Je vois Pascal le laboureur tapant dessus les Anglais avec son fléau, et ce forgeron insolent les abattant à grand effort de marteau, et tous armés de fourches et de houes. La belle armée en vérité ce serait là !

Ainsi disant, d’un ton de mépris, la dame de Boisjoly se leva.

— Venez-vous-en au château, sire chapelain, tandis que je m’y rends ?

— Nenni, répondit l’intendant, nous devons, auparavant, juger des mérites de ce vin cuit.

— Donc, à vous revoir, je vous quitte.

Sur un geste léger d’adieu, Jacqueline de Boisjoly les laissa, puis s’étant enveloppée d’une chape et coiffée d’une huque de drap fin, contourna le domaine et prit le chemin qui montait au manoir des Coucy.

Deux enceintes le défendaient des agressions d’un ennemi toujours possible. On traversait la première, que précédait la barbacane formant sentinelle sur la campagne, quand on avait franchi le pont-levis jeté sur un large fossé empli d’eau. Elle donnait accès à la cour nommée bayle où se tenaient des hommes d’armes. Là aussi se trouvait, d’abord en avancée, la demeure du premier officier de la maison de Coucy appelé le châtelain et qui, ayant suivi son maître à la guerre, n’en était point revenu, puis les dépendances, le logis des serviteurs, la citerne et une chapelle plus ancienne que le château. Encerclée de quatre énormes tours, reliées par des courtines avec leur chemin de ronde, la deuxième enceinte laissait pénétrer dans une seconde cour plus vaste. Trois immenses salles voûtées y étaient installées, surmontées de l’énorme donjon de forme ronde, portant à son sommet, la tour du guet. Au-dessus de la porte du donjon, une sculpture évoquait le sire Enguerrand II terrassant un lion, exploit qu’en Palestine avait accompli l’ancêtre de la famille actuelle. Et dominant la roche, les piliers du pilori où se balançaient les victimes de la justice seigneuriale, exposées aux yeux de tous, afin de frapper de terreur l’imagination des manants, gibier de potence auquel le jugement de Dieu n’accordait point forcément réparation selon le droit et l’équité.

Dans une des salles, dite salle des preux, des neuf statues de granit qui s’y dressaient, communiquant avec l’extérieur par un étroit escalier creusé dans la roche, se tenait habituellement les hôtes du château. La muraille représentait, à fresques, d’un côté une chasse au sanglier, de l’autre le départ du sire Enguerrand II pour la croisade. Au fronton de la monumentale cheminée, placée entre les deux fenêtres arrondies, le blason des Coucy. De lourdes tapisseries couvraient un panneau et cachaient les portes d’entrée. Un coffre sculpté faisait face à la cheminée, des sièges recouverts de housses brodées étaient disposés autour d’un haut fauteuil portant les armes de Coucy. Sur un de ces sièges se tenait Margaine de Coucy.

C’était l’époque où la noblesse ayant rapporté de l’Orient le goût des ajustements voluptueux, abandonnait la ligne sévère et pure des modes barbaresques.

Margaine de Coucy portait une cotte hardie de damas bleuté garnie d’hermine. Retenues à ses épaules par un mince bourrelet, des manches longues et flottantes laissaient à découvert d’autres manches étroitement collantes. Un collier d’or orfévré fermait à son cou une fine gorgerette. Ses cheveux fauves étaient prisonniers d’une crépine de fils d’argent qu’un bandeau de pierreries ajustait à son front. Des mules pointues annonçaient la prochaine chaussure à la poulaine qui allait nécessiter l’usage de la chaînette la tenant recourbée.

Quand entra Jacqueline de Boisjoly, Margaine de Coucy jouait avec un petit chien blanc.

— Bonjour, mignonne, répondit-elle au salut de la visiteuse, serait-il deux heures ?

— Point encore, assura Jacqueline laissant glisser sa chape et retirant sa huque.

— Viens ça, jolie, notre homme sans doute ne tardera point à paraître. Crois-tu qu’il songe à ce qui l’amène ?

— Je ne saurais l’imaginer, mais cela m’étonnerait fort. Ces êtres grossiers ne sont point capables de réflexion.

Jacqueline vint s’asseoir sur un coussin aux pieds de Margaine de Coucy dont elle baisa la main. Son enjouement, un orgueil sachant plier en flatterie, sa grâce, avaient fait d’elle une confidente intime.

— C’est merveille, reprit la noble damoiselle caressant les beaux cheveux bruns de Jacqueline, que tu m’aies trouvé qu’elle était sa sœur. Il possèdera certainement grande joie de la revoir.

— Surtout de si près, fit Jacqueline avec une moue moqueuse.

Elles eurent toutes deux un rire cruel.

— Ma tante ne saurait nous déranger, dit Margaine, elle ne songe, ainsi qu’Éliane, à s’occuper en la librairie à des besognes de scribe, copiant des enluminures. Il est séant que revienne mon oncle pour animer cette demeure.

— C’est vérité, notre sire revient.

— Un courrier nous l’apprit, en la soirée d’hier, tu as dû le voir de même.

— Certes. Il n’est point reparti, je gage ?

— Point encore.

— Sire Enguerrand aura-t-il changé en captivité ?

— Ah ! ah ! joli minois, ceci t’inquiète de savoir si quelque Anglaise blonde n’aura point fait oublier des nattes sombres.

— Oh !

Dame Jacqueline feignit de cacher une rougeur qui n’animait point ses joues.

Mais un pas pesant retentit. Toute gaieté s’effaça des traits de Margaine de Coucy que remplaça une dureté impitoyable. Soulevant la tapisserie, un homme d’armes s’inclinait sur le seuil.

— Le forgeron Frappe-Fort prétend qu’il est attendu. Dois-je le laisser pénétrer ?

— Qu’il entre, et qu’on aille me quérir Eloi.

Margaine de Coucy s’était dressée pour prendre place dans le haut fauteuil.

— Sieds-toi près de moi, dit-elle à Jacqueline qui prit un siège à son côté, voici notre homme.

Frappe-Fort entra. Sans un geste, la demoiselle de Coucy le regarda s’avancer. Très calme d’apparence, le forgeron traversa la salle et se détournant de Jacqueline à laquelle il avait jeté un coup d’œil qu’avec rage elle sentit méprisant, il salua Margaine de Coucy, et attendit.

— C’est toi qui t’appelles Frappe-Fort ?

— C’est moi.

— Tu ne reçus point d’autre nom ?

— Depuis longtemps j’ai oublié que j’en portais un autre.

Le ton respectueux ne marquait point de crainte. Par sa haute taille, le forgeron se tenait face à face avec Margaine de Coucy. Malgré sa haine contre cet homme dont l’audace avait bravé son courroux, la noble demoiselle pressentait en lui une force qu’elle voulait, à tout prix, humilier.

— Je t’ai fait mander. Ton habileté est grande, dit-on ?

Frappe-Fort demeurait immobile.

— Tu es un homme libre ? reprit Margaine de Coucy.

— Je me suis racheté.

— Sans doute as-tu racheté ta famille en même temps que toi.

Le doute horrible qui déjà avait étreint le forgeron lui serra le cœur à la façon d’un étau. D’une voix pourtant tranquille, il dit :

— Non, je ne l’ai pu.

— Qui donc alors des tiens est demeuré en servage ?

Il fallut à Frappe-Fort un effort de volonté pour répondre, paisible :

— Ma sœur.

— Ta sœur, et comment la nommes-tu ?

— Loyse.

— Loyse ! ne serait-ce point une serve qui besogne ici, à de grossiers travaux d’étable et d’office ?

— C’est elle.

— La reconnais-tu ?

Du doigt elle désignait le fond de la salle vers lequel Frappe-Fort se tourna.

Une femme jeune, mais déchue par toutes les flétrissures du servage, se tenait debout, pieds nus, les mains liées, les cheveux rasés, à peine couverte d’une souquenille en lambeaux. Et derrière elle, une présence terrible que Frappe-Fort reconnut avec épouvante.

— Le bourreau ! songea-t-il.

La terreur le bouleversa. Pourtant, ne sachant encore où voulait en venir Margaine de Coucy, il se retourna vers elle d’un mouvement très lent. Leurs yeux se bravèrent, et Margaine, dont la rancune grandissait à ne point le voir souffrir encore, demanda :

« Est-ce bien là ta sœur ?

— C’est elle, répondit Frappe-Fort d’une voix plus sourde mais qui ne tremblait pas.

— J’en suis aise, répondit Margaine de Coucy, ainsi pourras-tu apprendre pourquoi tu ne la verras plus.

— Pourquoi ne la verrais-je plus ? interrogea le forgeron dont une sueur glacée mouillait les tempes.

— Cette serve est une coupable qu’il faut châtier.

Frappe-Fort se contraignit à interroger :

— Qu’a-t-elle fait ?

— Éloi, fais-la avancer, dit Margaine de Coucy sans daigner répondre, que son frère la reconnaisse mieux.

Frappé d’horreur, le forgeron vit l’être hideux, face camarde, où nul sentiment humain ne se pouvait lire, corps trapu et noueux dont le vêtement de cuir demeurait taché d’une pourpre qui tournait au noir, il vit cet être pousser rudement Loyse.

Elle chancela, mais ne tomba pas. Frappe-Fort avait voulu s’élancer, la soutenir. La voix de Margaine de Coucy ordonnait éclatante :

— Ne la touche pas, ou elle périt à l’instant.

— Laisse, dit Loyse d’une voix faible.

Et elle eut le courage de sourire à son frère. Frappe-Fort leva les bras comme pour en appeler à la divinité impitoyable qui laissait accabler le peuple des serfs, puis il les laissa retomber, vaincu en la douce chair sœur de sa chair. Il tourna vers Margaine de Coucy, dont les yeux étincelaient de plaisir, une face enfin bouleversée.

— Grâce pour elle, dit-il, c’est une femme.

— Une femme ! s’écria Margaine, ce n’est qu’une serve qui mérite châtiment.

— Quelle fut sa faute ? répéta le forgeron.

Margaine de Coucy eut un rire insultant.

— Ne le sais-tu pas vraiment, qu’à la veillée on put souvent la voir quitter le sous-sol où elle devait demeurer, pour aller vers le village, ceci grâce à certain homme d’armes complice qui, lui a déjà expié.

— Est-ce donc un si grand crime, demanda Frappe-Fort, de venir trouver un frère ?

— Quand un de mes chiens s’échappe, je l’enchaîne. Puisque tu es si habile forgeron, je t’offre l’occasion d’exercer ton métier.

— Que me demandez-vous ? interrogea Frappe-Fort d’une voix altérée.

— Rien que de naturel. Écarte-toi, Éloi.

Frappe-Fort aperçut une enclume et des chaînes que reliaient ensemble des cercles de fer.

— Il y a là un joli collier et de mignons bracelets. Scelle-les au cou et aux chevilles de cette serve rebelle. Ainsi parée, elle courra moins vite.

— Ô Loyse ! s’exclama le forgeron d’un ton déchirant, pourquoi n’as-tu point voulu que je reste serf pour te racheter ? Je pâtirais moins que toi.

— Ne regrette rien, dit Loyse ayant pour son frère un regard de profonde tendresse, il fallait que ce fut ainsi.

— Cette scène eut le don d’exaspérer Margaine de Coucy.

— Plus un mot, ou je la livre à Éloi sur-le-champ. Acceptes-tu ce que je te commande ?

— Jamais.

— Soit, je ne puis te forcer, tu es homme libre. Or donc, sors d’ici aussitôt.

— Qu’allez-vous ordonner ?

— Tu m’interroges, il me semble. Aurais-je à te rendre compte de mes actes de justice ?

— Pitié ! gémit le forgeron.

— Qu’attends-tu pour partir, interrompit glaciale Margaine de Coucy ? Que je te fasse chasser par mes varlets.

— Promettez-moi…

— Tu rêves, manant, quitte cette pièce à l’instant.

Margaine de Coucy fit un geste. Éloi s’avança d’un pas, allait poser sa large main sur l’épaule de la serve. Frappe-Fort regarda égaré autour de lui.

— Et si j’obéis, s’écria-t-il, sera-ce son seul châtiment ?

La noble demoiselle parut hésiter, savourant l’humiliation de Frappe-Fort, la souhaitant plus complète encore.

— Je ne devrais te répondre, mais je suis bonne, et si tu demandes pardon pour elle, puisqu’aussi bien tu partageas sa faute…

Penchée vers le forgeron, une joie féroce animant son visage, Margaine de Coucy éprouvait l’âpre plaisir de la chasse, quand la bête forcée tombe à merci.

Tête basse, Frappe-Fort se taisait, déchiré du combat qui se livrait en lui.

— Frère, supplia Loyse palpitante de cette lutte atroce dont la douleur lui faisait oublier son tourment, frère, je saurai souffrir vaillamment.

— Eh bien ? interrogea, impatiente, Margaine de Coucy, demandes-tu grâce ?

— Moi ?…

Les poings serrés, terrible de colère contenue, Frappe-Fort semblait frappé de folie.

— Frère, ne dis pas cela, dit Loyse.

— Éloi ! dit Margaine de Coucy, finissons ce jeu.

Tremblant à présent comme un enfant, d’une voix presque basse, le forgeron prévint le geste du bourreau.

— Pardon pour elle !

— Plie les genoux, ordonna Margaine.

— Frère, frère, s’écria Loyse éperdue, laisse-moi plutôt périr.

Mais déjà se courbant, tel un arbre terrassé, Frappe-Fort obéissait.

Loyse tordit ses bras liés. Des larmes qui n’avaient point coulé sur sa propre misère jaillissaient de ses yeux à contempler celui qui, pour elle, sacrifiait sa fierté d’homme libre, plus que sa vie.

Margaine de Coucy jouit un moment de son triomphe avant de répondre :

— J’accepte de te pardonner, agis donc promptement.

Sans un mot, à la façon d’un somnambule, Frappe-Fort commença l’horrible tâche. Il souleva le carcan qui pesa à ses mains. Une seconde, l’idée lui vint du meurtre, puis la vision de son inutilité fut en lui.

Se ressaisissant peu à peu, le plus doucement qu’il lui était possible, la rage au cœur, il riva autour du cou de sa sœur agenouillée, les lourdes chaînes qui, du collier de fer, aboutissaient aux chevilles qu’une autre chaîne très courte unissait.

Et quand ce fut fini, au ricanement de Margaine de Coucy, Frappe-Fort posa ses lèvres sur les lourdes entraves.

C’était un serment qu’il scellait.


VII


Sombre, taciturne, Frappe-Fort travaillait, aidé de Grégoire, tandis que La Grelotte, en proie à l’un de ses accès de fièvre, claquait des dents au feu de la forge, et que, sifflotant, Rouge Le Bâtard qui tirait encore la jambe se rendait utile comme il pouvait.

Brusquement, le forgeron jeta son outil et s’assit, la tête dans ses mains.

— Je ne peux plus, fit-il, le souvenir me ronge de sa peine et de ma lâcheté. Ma pauvre Loyse !

Cessant de siffloter, Rouge Le Bâtard, qui sans en avoir l’air le surveillait, s’approcha et lui mit sa main sur l’épaule.

— Frère, ne t’abandonne pas ainsi. Demeure celui que si justement ses compagnons dénommèrent Frappe-Fort.

— Las ! c’est à ce moment que j’aurais dû frapper au lieu d’implorer merci.

— Oui dà, bel ouvrage que tu faisais là. Ton cadavre se balancerait gentiment aujourd’hui au-dessus de nos têtes, et nous aurions le spectacle des corbeaux se régalant de ta cervelle !

— Pourquoi Loyse refusa-t-elle le rachat que je lui offrais, puisque leur redevance maudite était trop lourde pour nous deux ?

— Loyse fit bien.

— Elle fit bien, dis-tu, le sais-je ? Elle me prétendait plus utile qu’elle à nos frères. Utile, miséricorde ! Quelle dérision, à nous voir tous accablés de misère et d’affronts !

— Et ce n’est point fini, sans doute.

— Tu vois, frère, que Loyse eut tort.

— Loyse eut raison.

Frappe-Fort secoua la tête dans un geste de dénégation.

— Loyse eut raison frère, reprit Rouge Le Bâtard. Quand faiblirait un bras de femme, un bras d’homme ne faiblira pas. Loyse attend de toi ce qu’en attendent tes compagnons.

— Hélas !

— Regarde-les, Frappe-Fort. Ils sont plus craintifs que lièvre en plaine, l’ombre de là-haut leur est terreur, mais ils suivront celui qui leur dira : Venez ! et marchera devant eux, sans faillir.

— Ce ne sera pas moi qui deviendrai celui-là. Je doute de ma vaillance comme ferait un enfantelet.

— Tu trembles sous l’outrage, à la façon d’une bête frappée. Ne sais-tu pas que le plus timide devient un loup, au jour de la vengeance. De l’affront, bientôt, ne restera plus que la soif de l’effacer. Réveille-toi, frère, les temps sont plus proches peut-être qu’il ne semble.

— Le crois-tu vraiment ?

— Je le crois, répondit gravement le soldat.

Un bruit qu’ils ne surent définir les arrêta, frissonnants. On eût dit un éclat de rire, mais qui pouvait rire de cette façon atroce, semblable à une plainte rauque ? Grégoire attisait le brasier de la forge, La Grelotte était sorti, cherchant de l’eau. La montée d’un jet de flamme fit qu’ils aperçurent Louvette droite sur ses pattes, et les bras à son cou, à demi dressée, le visage ardemment tendu vers eux, la vieille Alyse. Était-ce elle, la serve qui avait vu la chasse infernale, était-ce elle qui riait ainsi ? Ils n’osèrent se le demander, et comme le bruit s’apaisait, Frappe-Fort répondit à l’assurance que lui donnait le soldat :

— Puisses-tu dire vrai ? Mais qu’est-ce cela ?

Une sonnerie de cor retentissait non loin.

— Va t’enquérir, Grégoire, dit Frappe-Fort, de quel mal nous échoit à nouveau.

Grégoire ne demandait pas mieux. Lâchant son tablier de cuir, il partit en courant.

Traversant les chemins d’herbe, il contourna le gros des habitations du bourg et parvint, à grandes enjambées, sur une petite place où se dressait une très pauvre église fort délabrée. La foudre en avait fait choir à demi le clocher, et les bestiaux qui entraient par la porte brisée souillaient l’intérieur où tout pourrissait, en fort piteux état.

Tandis que moines et abbés vivaient grassement, non seulement des revenus de leurs couvents et des dîmes qu’ils prélevaient, mais aussi des tenures qu’ils louaient à des laïcs, les prêtres des villages subsistaient chétivement de leur maigre casuel, et, tout comme la masse des vilains dont ils sortaient, devaient arracher à la terre une précaire récolte. Aussi le bas clergé se recrutait-il assez mal. Le curé de Coucy étant défunt depuis six années, presque aussi misérable que ses paroissiens, l’évêque de Laon n’avait point songé à pourvoir la cure d’un nouvel officiant.

Quand Grégoire parvint devant l’église en ruines, contre laquelle s’accotait une grange, faite d’un toit et de six piliers où parfois s’installait un marchand venu de Laon, à moins que ce ne fut quelque baladin, l’apprenti forgeron aperçut qu’il n’était pas seul à s’être venu renseigner. Guillaume était là, avec Guillemette, et Pascal le métayer, et Gauthier le gardeur de porcs, et Adam le berger, et L’Agnelet qui se louait à la journée pour les travaux des métairies, et Jehan qui surveillait les bigres récoltant le miel destiné au dessert des sires de Coucy, et Pascaline la lavandière, et Pierre l’égorgeur, toujours empourpré du sang des bêtes qu’il saignait, et Benoist qui tournait la meule au moulin banal.

D’autres encore, serrés tel un troupeau craintif.

Et tous béaient à attendre ce qu’allait leur bailler le beau chevalier qui, sonnant de l’olifant, les avait rassemblés. C’était là le messager que frère Loys avait rencontré à la porte de Laon, le jour de son départ. À son côté, soufflant sur son cheval, gonflé de son autorité et risible tout autant, messire de Boisjoly jetait sur les manants un regard rogue.

Ceux-ci ne montraient point humeur de rire.

Quand il y eut suffisamment d’assistants à son gré, le chevalier commença d’une voix forte :

— Loyaux féaux des sires de Coucy, j’ai mission de vous donner connaissance que notre très cher et noble seigneur, Enguerrand III de Coucy, par la grâce de Dieu, de la Vierge et de ses Saints-Anges, revient en ses domaines, échappant aux griffes de l’Anglais perfide, sous caution d’une rançon que tous ses vassaux auront à cœur et à honneur de payer.

« Notre gracieux roy de France, Jean le Bon, demeure prisonnier d’Édouard d’Angleterre, son fils Charles ayant rejeté les dures conditions qui auraient saigné le doux royaume.

« Priez Dieu qu’il adoucisse la rigueur d’un monarque sans pitié et remerciez-le de la grâce qu’il vous octroie d’accorder à votre amour le retour d’un maître vaillant et généreux dont vous avez pleuré la captivité.

« Ainsi soit-il. »

Un chuchotement de voix timides s’était élevé, dès que le messager eut terminé. S’avançant, d’un geste de son bras court, messire de Boisjoly imposa silence.

— Manants, fit-il, le ciel a béni nos prières, notre très cher sire revient. Que chacun réfléchisse à son devoir qui est de ne rien céler des richesses de son grenier ou de son étable, car il faudra que tous fassent serment d’honorer la promesse qu’en leur nom notre seigneur vénéré fit à l’Anglais, dont nous devons subir le joug.

« D’ores et déjà, devant son messager, nous l’assurons de notre loyauté et bonne foi. Qu’en ce jour de joyeuse délivrance, soit remerciée la Providence qui nous permet, en sa mansuétude, de saluer bientôt la venue en ses tours d’Enguerrand III, notre maître à tous. »

Un silence de mort suivit cette harangue que l’intendant avait prononcée à fréquentes reprises de souffle. Les ahaniers se regardaient du coin de l’œil, n’osant rien laisser paraître sur leur visage de la consternation qui leur désolait l’âme.

Remettant droit son bonnet, de la forme d’un large turban, que la chaleur de l’improvisation avait fait glisser d’une oreille à l’autre, messire de Boisjoly voulut terminer de façon noble. La dextre levée comme tenant une épée imaginaire, il cria de sa voix aigrelette :

— Acclamez tous : Vive Enguerrand III, sire de Coucy et aultres lieux !

L’enthousiasme faillit lui être fatal, le coursier du chevalier, qui s’ébrouait d’impatience, donna de la croupe contre la paisible monture de l’intendant qui faillit rouler à terre. Mais d’une main ferme le chevalier le remit en selle et ceci compromit gravement la majesté de l’acclamation.

Malgré leur tristesse on entendit rire parmi les manants. Pourpre, suffoqué, messire de Boisjoly les foudroya d’un regard de colère. Quelques vivats épouvantés étouffèrent les rires, élevés par les timides qu’étreignait la terreur d’un châtiment.

Ayant vu et entendu, Grégoire revint toujours courant vers la forge.

— Notre sire Enguerrand sera bientôt de retour ! cria-t-il dès qu’arrivé.

Puis il conta la harangue du messager et celle de l’intendant.

— Notre fardeau va s’augmenter d’autant, dit Frappe-Fort.

— Nous paierons tout ensemble, riposta le soldat, sans expliquer de quel paiement il s’agissait.

Ce fut le deuxième jour qui suivit le message qu’Enguerrand III de Coucy se montra parmi ses vassaux. Sur le chemin du Nord, étaient partis à sa rencontre son frère Harold, surgi d’on ne savait quel repaire, Dame Agathe de Coucy, de languissant aspect, vêtue de gris sombre et coiffée d’une aumusse doublée d’hermine. Près d’elle, sa fille Liliane, plus blonde et pâle que sa mère, et son fils Enguerrand VII, chétif aussi et de mine sournoise.

Insolente de beauté, fière vêtue d’une robe ajustée de velours violet à grands dessins d’oiseaux, Margaine de Coucy portait sur ses tresses fauves un long voile enroulé, précieusement semé de perles. Jacqueline de Boisjoly se tenait à son côté, habillée de drap d’écarlate, ses cheveux bruns couverts d’un bonnet d’étoffe semblable que serrait, aux tempes, un serpent d’argent. Quelques hommes d’armes porteurs de lance et deux hérauts soufflant dans leurs longues trompettes les escortaient.

Pour le chapelain qui goûtait peu les prouesses équestres, il avait déclaré devoir attendre son noble maître au seuil du château afin de bénir son entrée. Et messire de Boisjoly ne se souciant guère de caracoler trop près d’habiles cavaliers, prit le parti de s’arrêter à la porte du Nord, pour veiller à ce que sire Enguerrand fut convenablement accueilli de ses vassaux.

De si rares spectacles venaient éveiller les campagnes de leur léthargie, que la chevauchée fut contemplée comme agréable passe-temps de la plupart des paysans et que le village en entier se porta au-devant d’Enguerrand de Coucy.

À une lieue de l’enceinte du bourg, les deux cortèges se croisèrent. Les hérauts sonnèrent la bienvenue tandis qu’Agathe et Enguerrand de Coucy se saluaient de paroles courtoises. Le noble seigneur reçut ensuite le bonjour de ses enfants. Les deux frères se donnèrent l’accolade, très différents de stature et de traits, Harold noir et de brusques manières, Enguerrand hautain et froid sous un masque d’homme blond. Ce masque s’anima légèrement à la vue du joli visage de Jacqueline de Boisjoly qui jouait à merveille l’émotion confuse. Aussi Margaine de Coucy eut-elle maintes plaisanteries pour sa compagne, en s’en retournant.

Près d’Enguerrand, couvert d’une armure brillante, se tenait roide et impassible, sa cotte de mailles recouverte d’un souple vêtement de soie molle, l’envoyé anglais qui devait remporter la rançon du prisonnier.

Lorsque l’orgueilleux cortège parvint devant les murailles du bourg, des détonations retentirent se mêlant à des cris :

— Vive Enguerrand III de Coucy !

C’était une innovation de messire de Boisjoly qui s’était posté de façon à ne point avoir à manier trop vivement sa monture, de crainte que son prestige à cheval ne fût une fois encore endommagé.

— À genoux, manants, criait-il du plus fort qu’il pouvait.

Et se tournant prudemment vers les arrivants, il haussa la voix, voulant se faire entendre parmi le bruit :

— Sire Enguerrand, notre seigneur, nous voici tous prêts à prouver notre loyauté et notre dévouement.

Sans prendre garde à ce discours à peu près enseveli sous l’appel des trompettes, Enguerrand de Coucy, d’un regard froid de ses yeux d’un bleu très pâle, embrassa la foule noire de ses vassaux dont quelques-uns qui voulaient se faire voir s’étaient agenouillés au premier rang. Dédaigneux de répondre, il passa au milieu d’eux, qui durent s’écarter vivement, les sabots des chevaux menaçant de les piétiner.

— N’aurait-on point voulu croire, raillait Rouge le Bâtard quelques instants plus tard revenu dans la forge, que le noble seigneur était de retour de victoire plutôt que de captivité.

— Race sans pitié, répondit Frappe-Fort, nul revers n’abattra leur orgueil.

— Vis-tu ce chien d’Anglais empli d’insolence. Avec joie l’eussé-je défié en combat singulier. Il n’y faudra que Jacques Bonhomme peut-être pour bouter ces pirates hors de France.

Le lendemain, tandis qu’ils rompaient leur pain noir dans une écuelle de maïs, parut L’Agnelet bouleversé.

— Qu’arrive-t-il ? interrogea Frappe-Fort.

— Malheur sur nous ! répondit L’Agnelet, messire de Boisjoly passe en nos demeures, relevant ce qu’il nous faudra vendre, afin de remettre à l’Anglais la rançon qui doit lui être comptée.

— Que pourra-t-il te prendre, mon pauvre L’Agnelet ?

— Las ! las ! il me l’a dit, sera vendu mon champ et ma chèvre, mon seul bien ici-bas.

— Iniquité si grande est-elle permise ?

— Hélas ! tout est permis à qui prend tout. Orphelin, prétend-il, je suis sous tutelle de notre maître. Peut-être devrai-je partir combattre les Turcs. Pauvre de moi !

— Nos plus mauvais jours vont venir, dit Frappe-Fort.

C’était vérité. Messire de Boisjoly s’épanouissait d’aise à terrifier les manants, dressant inventaire de ce qu’ils possédaient, menaçant de les faire rouer, pendre ou griller s’ils cachaient quelque dû. En même temps, il soufflait et suait à traquer d’amendes ceux qu’il surprenait au bord du bois, sous prétexte qu’ils y devaient chasser, à relever les journées de corvées qu’ils devaient au château depuis que, le seigneur se trouvant prisonnier, l’indolence de dame Agathe avait laissé tomber en quenouille les droits des Coucy à exiger les impôts de mille sortes que, sous le moindre prétexte, ils avaient pouvoir de revendiquer.

Durant que s’activait ainsi messire de Boisjoly, le château de Coucy semblait s’éveiller de sommeil. Des appels de cor y retentissaient à tout instant, annonçant que sortait ou rentrait Enguerrand de Coucy escorté de ses enfants, de l’envoyé anglais et fort souvent de dame Jacqueline, rieuse et coquette à loisir. Au retour des promenades, des divertissements, des jeux de hasard ou d’adresse, quilles et palets, occupaient les heures précédant les très longs soupers.

Repris d’une rage de chasse, aux abois de sa meute, à travers plaines et vallons, bondissait Harold de Coucy. Le laboureur arrêtait son sillon pour les écouter s’approcher, songeant qu’ils ravageaient le blé qui levait au champ du voisin et que ce soir ou demain le sien y passerait. Et point n’y manquait.

Ceci jusqu’au matin de grand deuil où, rassemblés comme bétail, les paysans virent mettre à l’encan tout ce que messire de Boisjoly avait pu rafler de grains, de meubles, d’outils, de bêtes, de semences dans les masures fouillées, retournées, presque éventrées. L’Agnelet vit partir, bêlante, sa chèvre noire qui lui fendait le cœur à se tourner vers lui. Georget qui venait de se relever, encore frissonnant de malaise, assista les larmes aux yeux au rapt des images de bois taillé qu’avec des sarcasmes fit emporter l’intendant, devant Guillaume abattu et Guillemette éplorée. Pour lui, sous son sayon, contre sa peau, il voulut sauver Sainte-Cécile que lui avait donnée frère Loys, mais il s’y prit trop tard et, livide, empli de désespoir et de colère, il se vit arracher l’image que messire de Boisjoly lacéra en ricanant.

De logis en logis, s’étendaient les gémissements et les supplications, et de village en village. Car il n’y eut point que Coucy à pâtir. De tous les hameaux environnants, dépendant du fief, de Saint-Paul-aux-Bois et de Quincy-Basse, de Guny, de Pont-Saint-Mard, de Jumencourt, de Leuilly et de Lendricourt vinrent à bât d’âne ou à pied les ahaniers requis, tous apportant dîme d’argent ou de nature, pour que pût être parfaite la somme que, dans quelques jours, devait emporter l’envoyé de Londres.

La nuit n’endormit pas la douleur des Jacques dépouillés.

Ce soir-là, afin de fêter le départ proche de l’Anglais, fut donné au château de Coucy un dîner d’une somptuosité inouïe. Tandis que le long des tapisseries, des valets portant des torches éclairaient les convives, vêtus de brocart, de velours, de damas et couverts de bijoux, l’écuyer tranchant fit défiler les mets sur l’immense table où brillait la lourde vaisselle d’or.

On servit un paon paré de ses plumes et flanqué de pigeons et de cailles, des lapins rôtis dans l’attitude de bêtes poursuivies, deux cochons de lait farcis, des pâtés de canards, de perdrix couronnés de chapelets d’alouettes, un saumon nageant dans une sauce d’épices et d’herbes, des lamproies au vinaigre aromatisé, de la salade au safran, des pâtisseries aux amandes et au miel, des vins du Poitou, de la Bourgogne et du Bordelais, voisinant avec ceux de Laon.

Et chose encore rare, trois flacons d’eau-de-vie anisée au sucre de canne.


VIII


Deux brandons résineux mettaient des lueurs fumeuses sur les visages de ceux qui se glissaient dans la vieille carrière proche du Trou aux Loups.

Cachée dans un repli de terrain les genèvriers croissaient en abondance, l’ouverture n’était perceptible qu’aux initiés. Même au-dessus, il fallait connaître l’endroit exact de l’excavation pour découvrir l’entrée que des broussailles adroitement replacées par chaque arrivant masquaient suffisamment.

Quoique sans étoiles, cette nuit de mai s’éclairait d’une transparence laiteuse. Elle eût permis d’apercevoir nettement les silhouettes sombres qui se hâtaient vers la carrière. Mais le lieu, désert dans le jour, offrait la nuit une sécurité absolue aux gens qui ne tenaient nullement à se voir observés.

Si vaste fût la carrière, elle semblait ne pouvoir contenir toutes ces ombres, et pourtant il en venait toujours.

Enguerrand de Coucy aurait pu désigner les figures farouches qui s’y pressaient, s’il avait jamais daigné se soucier du nom des manants sur qui s’appesantissait son joug. Il aurait reconnu ces artisans qu’il méprisait et dont lui appartenait le travail, pour son plaisir ou son confort, ces paysans dont les récoltes germaient pour lui avant de germer pour eux, ces bigres qui n’osaient dérober un rayon de miel aux abeilles qu’ils soignaient, les meuniers qui réservaient à sa table la fine fleur du blé, les bergers qui menaient en pâture sur les champs de tous ses vassaux les troupeaux qui n’étaient qu’à lui, le tisserand qui tissait laine et soie pour son seigneur quand il ne possédait même pas de linceul. Et tous tremblant au souvenir de châtiments impitoyables pour la plus légère offense au droit absolu, quasi divin d’une noblesse rude et cruelle.

Frappe-Fort était arrivé un des premiers avec Grégoire et Rouge Le Bâtard. Près de Guillemette, le visage pâli de Georget se penchait au-dessus de la bonne figure triste de Guillaume. Sec, long, tanné de soleil et de bise, Adam le berger coudoyait Gauthier qui sentait la porcherie. L’Agnelet voisinait avec Benoist le meunier et Pierre aux vêtements gluants du sang des bêtes. Pascal le métayer se trouvait là, et d’autres, les faibles, les résignés doutant qu’une aube pût venir où Jacques Bonhomme las de gémir, gronderait et mordrait.

Tous les bourgs, tous les hameaux étaient représentés, mais chaque nouveau venu se voyait arrêté par Rouge Le Bâtard campé près de l’entrée. Et chacun prononçait les mêmes mots :

— Par Karle notre roi, qu’elle chante haut et clair, et bientôt !

Quand furent là tous ceux qu’on attendait, Frappe-Fort se dressa. Sa haute taille balançait sur l’assemblée une ombre fantastique. L’atmosphère devenait suffocante, mais nul n’y prenait garde.

— Guillaume, chuchota Georget, frère Loys ne viendra-t-il pas ?

— Je ne sais. Il se trouve peut-être retenu à Laon.

— Oh ! Guillaume, que mon cœur bat.

— Chut ! fit doucement Guillaume, écoute.

Frappe-Fort parlait. D’abord hésitante, sourde, sa voix s’élevait peu à peu, résonnant net comme de l’acier clair.

— Frères, disait-il, nous ne sommes point des clercs, habitués à manier les paroles. Nos bras durs ne savent que soulever un marteau ou le mancheron de la charrue. Et de cela nos maîtres nous méprisent, quand ils devraient nous révérer.

— Oh ! nous révérer, c’est beaucoup dire, protesta un laboureur de Saint-Paul-aux-Bois.

— Nous révérer, reprit Frappe-Fort. N’est-ce point nos corps qui sont à la peine, au gel et quand le soleil harde, tandis qu’ils courent le cerf ou folâtrent avec leur mie d’amour ? N’est-ce point notre sang qui scella les pierres de leurs forteresses ? N’est-ce point notre chair que s’arrachent les corbeaux voletant autour de leurs gibets ?

« Te souvient-il, Pascal, de ton aïeul expirant, écrasé aux pieds de Bertrand de Coucy alors qu’il entaillait le roc, et que pour son trépas, le noble seigneur n’eut que ces mots de colère : « Ce manant a failli blesser mon lévrier ! »

— J’ai souvenance aussi, répondit Pascal, que ma mère fut surprise à lier un fagot, alors que mon père agonisait de la Grand’Mort qui le devait emporter. On la fouetta de si cruelle façon que, revenue au logis dolente et meurtrie, elle vit trépasser son mari sous ses yeux sans lui pouvoir porter secours.

— Et toi, L’Agnelet, qui te fit orphelin ?

— Las ! on trouva mort, de faim qui sait, mon père le berger au caveau où il expiait le crime d’avoir laissé manger du loup deux brebis pleines. Quant à ma mère, elle était très belle, m’a-t-on dit…

L’Agnelet n’acheva pas. Le silence oppressa les poitrines.

— Mon histoire est aussi triste, reprit Frappe-Fort, autant que la tienne, Rouge Le Bâtard. Et, continua-t-il d’une voix sourde, j’ai dû river moi-même, au col de Loyse ma sœur, à ses chevilles, un carcan de fer et de si lourdes chaînes qu’elle doit être écrasée de leur fardeau, telle une bête de somme.

— Ils nous traitent comme elles, gronda un paysan de Pont-Saint-Mard. Ne nous ont-ils point déjà confondu avec les arbres et les bœufs, nous nommant, en même temps qu’eux, vêtement du fond de terre.

— Ils nous ont appelé monnaie vivante.

— Hommes de fatigue et de possession.

— La terre que nous cultivons, nous n’avons même point assurance d’en posséder la longueur de notre corps, puisque notre cadavre sert maintes fois de pâture aux charognards.

— S’ils ne nous vendent plus, ils prennent notre travail six jours sur sept.

— Et voici qu’à présent ils nous ont dérobé jusqu’au dernier liard, jusqu’à la dernière mesure de grains, gémit un laboureur de Quincy.

— Tandis qu’ils offraient fête sur fête à l’envoyé anglais, et que, par humeur joyeuse, sire Harold traînait derrière lui jusqu’au château le vieux Pierre qui, étant sourd, n’avait pas entendu les sabots de son cheval.

— Celui-là qui avant-hier mangea mon avoine en herbage.

— Ses chiens ont brisé l’échine de ma chèvre.

— La mienne, ils me la prirent, fit L’Agnelet.

— Nous avons dû apporter toute la semence de notre village, dit un laboureur de Leuilly.

— Les hommes d’armes ont fouillé notre maison, brisant la huche et le saloir, nous accusant de cacher des quartiers de porcs.

— Des fauves ne feraient pas pis.

— Mais que voulez-vous ? dit le laboureur de Saint-Paul-aux-Bois, qui déjà avait interrompu Frappe-Fort, ce fut de tout temps, ce sera de toujours.

— Frère, es-tu homme libre ou serf de la glèbe ? demanda Rouge Le Bâtard.

— Je me suis racheté.

— Ton père n’était-il point un serf ?

— Il le fut.

— Tu ne te sens donc point la force de forcer les liens qui te ligotent encore ? N’as-tu pas assez souffert pour cela ? D’ailleurs, quand sera de retour notre roy de France qu’ils abandonnèrent lâchement au champ de bataille de Poitiers, alors que la racaille se faisait tailler en pièces, notre souverain aidera ses sujets contre une noblesse qui ne sait combattre que dans les tournois.

— Ouais ! Peut-être, mais d’ici là, nous en arriverons à nous manger l’un l’autre, comme ont fait, dit-on, ceux de la grande famine.

— Frère, as-tu prêté le serment ? interrompit Frappe-Fort.

— Je l’ai prêté, mais il faudra que chacun le tienne.

— C’est vérité, opina un autre qui n’avait encore ouvert la bouche.

— Oh ! Guillaume, dit Georget, comme ils ont crainte et lâcheté. Parle-leur, Guillaume.

— Las mon Georget, que leur dirais-je de mieux ?

— Si j’avais plus de hardiesse, je saurais, moi, leur jeter les mots qui leur causeraient honte et remords.

— Écoute, Georget, Rouge Le Bâtard.

— Vous tous, disait le soldat, traités plus mal que leurs chiens, ne vous sentez-vous pas être vils à toujours lécher la main qui vous frappe ? Êtes-vous hommes au cœur brave ou femmes bonnes à filer la laine ? Est-ce du bout des lèvres que vous avez juré : honni soit celui par qui il y aura retard que tous les gentilshommes ne soient détruits ? Répondez en loyauté et vaillance.

De l’assemblée frémissante sous les paroles qui la fouaillaient, montèrent des voix qui affirmaient :

— Il dit vrai, honni celui qui recule !

Mais le doute, la crainte pesaient encore sur bien des cœurs trop habitués à trembler pour croire la révolte possible.

— Guillaume, Guillaume, dit Georget, Rouge Le Bâtard sait les mots qu’il faut leur dire. Comment peuvent-ils être aussi peureux ?

— C’est que Georget, depuis tant d’années qu’ils sont courbés, ils ont, à grand’peine, la force de se redresser.

Il n’avait pas achevé que le laboureur de Saint-Paul-aux-Bois demandait :

— Pourquoi notre Karlot ne nous envoie-t-il plus de messages ? Que ferons-nous tout seuls ?

Rouge Le Bâtard répondit :

— Quand notre roi Karle jugera l’heure venue, il n’abandonnera pas les siens. Nous le jurons à tous, ayant visité avant mon retour ici le fidèle Guillaume Lalouette qui me donna assurance que ni Karlot ni notre grand prévôt des marchands ne tenaient en mépris leurs promesses. Il n’y aura point de repos pour eux tant que ne seront pas payés les forfaits qui accablent Jacques Bonhomme de navrance et de deuils.

« Qui doute de Guillaume Karlot ne mérite que mauvais sort et de demeurer en servage jusqu’à la mort.

À ce moment, une voix vibrante prononça ces mots qui frappèrent de stupeur une grande partie de l’assemblée :

— Tel ne sait que soupirer n’a point gagné qu’on vienne à son secours. Qui veut devenir libre ne doit point porter en lui une âme de chien couchant !

Tous regardaient vers l’entrée, contemplant avec surprise, pour la plupart, un homme jeune, dont les longs cheveux bruns bouclaient autour d’un beau visage aux yeux noirs, au teint mat, que coiffait un toquet de velours noir. Un manteau sombre laissait apercevoir une veste, de velours aussi, dont le bas, en dents carrées, se doublait de soie pourpre.

— Quel est cet étranger ? Comment se trouve-t-il parmi nous ? se demandaient, tandis que l’inconnu parlait, les ahaniers qui ne le connaissaient pas.

Mais dressé d’un bond, ému et radieux, Georget s’écriait, la face animée d’un bonheur extasié :

— Conrad le Jongleur ! Conrad le Musicien !


IX


Lorsqu’en 71, les Communards abattaient l’Empire au cri de : Vive la Commune ! leur cri dut faire tressaillir des ombres endormies qui jadis s’étaient dressées à ce premier appel de la Cité acclamant sa liberté.

Jacques Bonhomme somnolait encore, que depuis deux siècles, à la clameur de : Commune ! Commune ! surgissaient du pavé les chartes de bourgeoisie accordant juridiction et régence sur les biens communaux.

Ce ne furent point les manants des villes qui, pour se trouver moins durement traités que ceux des champs, n’en menaient pas moins grise vie, qui profitèrent le mieux de ces soulèvements. Si, en quelques endroits l’insurrection populaire devint une irrésistible force, en maints lieux, le Droit communal fut payé à poids d’argent par des bourgeois qui l’achetèrent aux seigneurs partant à la Croisade.

Mais tandis que les Jacques paysans portaient plus lourde croix de redevances dont ils se rachetaient, les Jacques des cités n’obtenaient le titre de bourgeois qu’à posséder mobilier, acquitter certaines taxes et se trouver agréés du corps des bourgeois. Ceux-ci, devenant bourgeois du roy par impôt payé au monarque, se soustrayaient au pouvoir des seigneurs.

Ayant tiré les marrons du feu, le Bonhomme Jacques demeuré du « commun » en gardait les coques et voyait la bourgeoisie de robe ou de négoce en savourer le fruit.

Il n’en aida pas moins, chaque fois qu’il y fut appelé, cette bourgeoisie à se battre contre la noblesse quand elle boudait aux prérogatives communales ou contre le haut clergé, hostile opiniâtrement à la Commune.

Après Le Mans en 1067, Cambrai neuf ans plus tard, la ville de Laon avait élu Commune en même temps que Soissons, Noyon, Saint-Quentin et Beauvais. À Laon, le cadavre de l’évêque, traîné par les rues, éclaboussait la révolte communale d’une tache pourpre.

C’est que Laon avait obtenu sa Commune de haute lutte. Placée au xie siècle sous la souveraineté des évêques, la ville demeurait un foyer de chrétienté agissante, par ses églises, ses monastères, ses abbayes prospères, ses chapelles vouées à tous les saints. C’était la cathédrale, admirable joyau de sculpture, l’église de Vaux-sous-Laon, celle d’Ardon, de Leuilly, la chapelle des Templiers, l’abbaye Saint-Jean, l’abbaye Saint-Martin.

Cette dernière se trouvait appartenir à l’abbaye de Prémontré. Montant vers Laon, frère Loys devait passer devant elle et en longer le haut mur gris.

Laon fut bâtie sur une colline escarpée et isolée qu’enlace une route sinueuse dominant l’Ardon. Au sommet, le vaste entonnoir cultivé de la Cuve de Saint Vincent. La cathédrale, bâtie sur l’emplacement d’une modeste église dévorée par le feu en l’an 1111, avec le cloître accoté à son flanc, dressait au-dessus de la ville ses sept tours. dont il reste seulement deux aujourd’hui. À l’est, la citadelle, non loin le palais épiscopal et la chapelle particulière de l’évêque. Se serrant l’une contre l’autre, les maisons de la ville basse, avec au sud le quartier des Creuttes, habitations souterraines qui servirent plus d’une fois de refuges. Puis la ville haute vivant à l’ombre de la cathédrale et des logis princiers des hauts dignitaires ecclésiastiques. Nombre de maisons citadines qu’habitaient professeurs, magistrats, échevins. Dans les rues tortueuses et sombres, aux toits surplombant le pavé, les artisans et marchands.

Quand frère Loys fut arrivé devant l’abbaye Saint-Martin, il aperçut une forme noire qui, tête basse, venait vers lui et filait le long de la muraille. Il eut un sursaut en croyant la reconnaître. Comme elle le croisait, il fit faire volte-face à Douce au Pas et suivit la forme noire, mais celle-ci, pressant sa marche, ne se laissa point distancer. Parvenue à certaine porte basse que cachait à demi une retombée de lierre, elle disparut prestement.

— Je suis bien sûr de ne m’être pas trompé, pensa frère Loys. Ce cher abbé se soucierait-il de moi au point de m’épier ? Peut-être est-ce rencontre fortuite. La coïncidence m’étonnerait pourtant. D’ailleurs, à Dieu va !

Frère Loys rebroussa chemin, vers le logis de maître Nicole Flamand. Il passait rue de l’Échaudé quand il entendit un marchand de pâtisserie qui s’en allait criant la marchandise qu’il portait devant lui sur une claie d’osier : Bon flan ! bonnes oublies ! Galette toute chaude ! Gastel à fèves !

Le marchand s’approcha du moine :

— Galette brûlante ?

Comme frère Loys refusait, le marchand dit, clignant de l’œil.

— Place de la Cathédrale, il y a gentil spectacle à contempler, frère moine.

Était-ce hasard ou signal ? Frère Loys ne le sut pas. Néanmoins il suivit le conseil et changea de route. Arrivé à la hauteur de la cathédrale, il vit qu’autour d’un tréteau bayaient d’aise une foule de gens. Sous un habit rouge aux grelots de folie, un bonnet d’étoffe semblable emprisonnant étroitement sa chevelure, il reconnut Conrad le Jongleur qu’on appelait aussi Conrad le Musicien et à l’occasion Conrad le Baladin.

Se tenaient là deux ou trois bourgeois confortablement vêtus de pelisses bordées de peaux de chats, l’escarcelle à la ceinture et la tête couverte du capuchon terminé en bourrelet auquel pendait une longue et étroite pointe entortillant le col, une dame et sa servante sous cornette toutes deux, un marchand d’eau reconnaissable à ses seaux, des gens du commun et des écoliers toujours prêts à s’ébaudir aux spectacles de la rue.

Sur une table surmontée de bâtons étoffés formant une tente légère, Conrad avait posé deux gobelets. À l’un des montants, une chaîne maintenait, à distance convenable des badauds, une jeune guenon s’épuçant avec des mines qui excitaient les rires de la foule. De ses yeux vifs, Conrad eut tôt fait de découvrir frère Loys. Il ne montra point qu’il l’avait aperçu, mais frère Loys n’en douta à l’entendre discourir.

— Nobles dames et estimables sires, oyez ces deux gobelets. Ils sont vides et peu vastes. Un gras moine n’y entrerait, pas plus que riche au Paradis. Je mets en celui-ci une once de patience, un grain de malice, deux sols parisis de bonne humeur, je mêle, je mélange. Passez muscade !

Ayant fait le simulacre de jeter ce qu’il disait dans un des gobelets, Conrad étendit les mains pour une incantation bouffonne. Puis il souleva l’autre gobelet. Au cri d’émerveillement de la foule, un oiselet s’en échappa qui, après avoir voleté autour de la tête du bateleur, s’en vint se poser sur son épaule. Conrad tira ensuite un bouquet, des rubans, et soulevant le second gobelet, n’y trouva rien.

— Le diable est céans, dit-il, puisqu’il n’y a que vide en ceci tout comme en notre bourse, quand le tenancier d’impôts vient de passer. Ah ! qu’entends-je ?

Il porta le gobelet à son oreille.

— Hé, là ! voici le diable qui se met à chanter. J’ouïs distinctement ce qu’il dit :

Jacques Bonhomme !
Cessez, cessez, gens d’armes et piétons,
De piller et manger le Bonhomme,
Qui de longtemps, Jacques Bonhomme
Se nomme !

Malgré le ton demeuré badin, la foule sentit passer sur elle un frisson. Les bourgeois froncèrent le sourcil, mais on applaudit pour le restant.

Conrad, d’ailleurs, ressaisissait habilement son auditoire, reprenant le gobelet et disant :

— La place de droite est mauvaise sans doute. Il ne s’y trouve pas davantage de butin qu’en une contrée où passèrent les gens de guerre. Voyons à gauche. Mes gobelets sont vides, je les change simplement. Passez muscade !

Le gobelet cette fois contenait de petits œufs. En cassant un, il en sortit une tourterelle qui se mit à pavaner en roucoulant, tandis que la foule s’exclamait d’aise.

Conrad se pencha vers l’oiseau.

— Hé, ma mie, reviendriez-vous aussi d’Angleterre ? Je n’entends plus votre langage. Dites-moi si vous arrivez de Londres, car vous en prendriez valeur plus grande. Regardez nos nobles seigneurs, ce qu’il faut payer de livres tournois et vider notre escarcelle pour qu’on nous les rende !

Cette fois, l’éclat de rire fut général. Bourgeois autant que manants ne pardonnaient pas le désastre de Poitiers. Frère Loys comprit par là que Conrad lui apprenait qu’il connaissait le retour d’Enguerrand de Coucy.

S’emparant de la tourterelle, Conrad la mettait en cage, en lui disant :

— Ma belle, rentrez céans, nous irons ensemble nous promener, demain soir où vous savez.

Ces mots, négligemment prononcés, passèrent inaperçus dans la suite du boniment mais renseignèrent frère Loys. D’un signe de tête, imperceptible pour quiconque n’y prêtait attention, il montra qu’il avait compris. Laissant là les badauds, il revenait vers la rue de l’Échaudé, quand des cris, des rires retentirent. Une bande d’étudiants, sortant de l’Université, s’en allaient dansant et escortant deux des leurs qui, l’un de sa perruque, l’autre d’énormes bésicles, singeaient deux célèbres docteurs, depuis des mois se disputaillant en chaire sur un cas de prononciation latine. La bande folle passa, tandis que le moine se rangeait le long d’une échoppe.

Une voix avait crié :

— Frère Loys, salut !

Sans pouvoir distinguer qui le saluait ainsi, mais point étonné, car il était fort connu aux Universités, frère Loys inclinait la tête quand il rencontra le regard de deux yeux furtifs qui se baissèrent aussitôt. Sans paraître le connaître, un ecclésiastique à qui ces yeux appartenaient traversa la rue, allant dans le même sens que le moine. Un peu plus loin, frère Loys s’étant retourné aperçut que le prêtre suivait, hasard ou surveillance, le même chemin que lui.


X


Souventes fois, maître Nicole Flamand, professeur ès belles-lettres et philosophie, dont ses élèves tenaient l’enseignement en grand honneur, réunissait le soir quelques amis, tous habitants comme lui de la bonne ville de Laon.

Si l’estime et l’affection entouraient maître Nicole Flamand, dans un âge dont la verte maturité promettait encore une belle carrière, ce n’était point qu’on ne le soupçonnât de quelque teinte d’hérésie. Certains de ses cours avaient été hautement discutés et l’évêque n’était point sans s’inquiéter de propos qui lui étaient revenus aux oreilles. L’époque d’ailleurs bouillonnait de controverses théologiques qui allaient préparer la Réforme d’où devaient jaillir, sous l’influence d’un fanatisme combatif, les horreurs des guerres entre huguenots et papistes.

Nul ne contredisait à saluer en maître Nicole une fière et noble nature. Son grand-père s’était affirmé un des artisans les plus sincères et désintéressés de la révolte communale. Le petit-fils renouvelait la vie de l’aïeul par une existence qu’embellissaient l’étude et la générosité. Beaucoup plus qu’il ne se savait, maître Nicole se tenait au courant des sévices qu’enduraient les Jacques. Alors que trop de fois ses collègues se détournaient du « commun » avec indifférence et dédain, il suivait, d’un œil attentif, la poussée de colère qui, depuis les désastres de la guerre de Cent ans, celui de Poitiers surtout, fermentait et menaçait d’explosion. Il tenait en dignité d’être de cette association, qui, des bourgeois instruits aux manants affligés d’ignorance, jetait dans ces mondes divers mille ramifications. Ceux-là écoutaient avec fièvre la chanson de L’Alouette. Surgie on ne savait d’où, peut-être en fantaisie autour du nom de Guillaume Lalouette le Laboureur, elle ralliait les conjurés et aussi le serment que du Beauvoisis au Gâtinais, Guillaume Karlot exigeait pour engagement à ses envoyés.

En son logis, austère, mais de confort précieux, et qu’il habitait avec Barbe, sa vieille domestique, maître Flamand attendait ses familiers. Philippe de Haume, son plus intime ami, se trouvait déjà là. Nicole Flamand portait grande houppelande de bure, haute ceinture de cuir et bonnet de velours. Une longue barbe grisonnante, un front haut, des sourcils épais couvrant à demi les yeux gris bleu, il avait l’abord un peu sévère qu’adoucissait l’immense bonté du sourire. Familière et bourrue, Barbe introduisait les visiteurs qu’elle allait quérir au bout du corridor dallé, munie d’une lanterne et d’un bâton. Le bâton était à l’usage des malandrins, écoliers souvent, s’amusant à souffler la lanterne quand elle la levait pour reconnaître le visage de la personne qui avait heurté le marteau de la porte.

Maître Nicole accueillait ses amis, au coin de l’âtre où brûlaient de respectables bûches couvertes de mousse, dont l’embrasement composait de jolies dentelles de flamme.

— Quel chant mystérieux et profond de la forêt gît encore en cette sève qui bouillonne, dit Philippe de Haume accoudé à la haute cheminée.

Philippe de Haume était un homme de large carrure, aux cheveux fauves frisant dru, à la barbe en copeaux dorés, se mouvant avec un orgueil ingénu de sa force et de sa robuste beauté. Un veste de cuir souple moulait un torse qui semblait contenir la santé d’un chêne. Sa culotte de drap fin se rétrécissait en des guêtres lacées de bandelettes du même cuir que sa veste.

— Oui, répondit maître Nicole, le feu traîne nos rêves dans les bois agrestes, mais notre Sainte Mère l’Église a tué l’âme des dryades et le bois n’a plus de mystères.

— Taisez-vous, mécréant, qui mériteriez que je vous dénonce au Saint-Office, interrompit la voix plaisamment grossie de frère Loys dont la silhouette s’encadrait dans la porte.

Philippe de Haume et maître Nicole se tournèrent vers l’arrivant, l’accueillant d’une exclamation joyeuse.

— Peuh ! riposta maître Nicole, je sens déjà quelque peu le fagot. Néanmoins en fait de purification par le bûcher, selon la doctrine d’Inquisition, ce brasier me suffit dont je vous offre une part.

— Je ne saurais en dédaigner la chaleur, car il vente ce soir à bise forcenée. On ne dirait point que nous sommes aux premiers jours de mai. Je ne vois point le sourire d’Alyse, qu’avez-vous fait de votre fille, Philippe ?

À cette demande, Philippe de Haume répondit :

— Alyse doit venir avec dame et messire de Blérancourt chez qui elle dîna.

— J’ai fait la rencontre de Conrad, dit frère Loys.

Du regard, maître Nicole et Philippe de Haume l’interrogèrent. Le moine secoua la tête.

— C’est en place publique que je le trouvai, mais je dois demain avoir sa visite à l’Hostellerie des Trois rois mages.

— Où le cœur empli de navrance de ne pouvoir l’amener céans, vous avez dû laisser Douce au Pas ? plaisanta Philippe de Haume.

— Riez tant que vous en aurez plaisir, païen, riposta frère Loys. Et votre ange, que devient-il ?

— Il va, il va, bientôt il étendra ses ailes au-dessus de la cathédrale et sa trompette clamera vers tous que Philippe de Haume le mit ainsi, pour qu’il fût le premier à rassembler les âmes appelées au jugement dernier.

— Orgueilleux ! gronda frère Loys.

Philippe de Haume allait répondre lorsqu’entra, bedonnant et de paisible allure, messire de Blérancourt, Adeline de Blérancourt son épouse, au doux visage encadré de bandeaux argentés, et les accompagnant, une jeune fille qui semblait, rose de froid, une branche de printemps égarée en l’hiver.

Alyse courut embrasser son père.

— Et nous, mignonne, protesta maître Nicole, n’aurons-nous point notre part de ce rayon d’avril qu’est un baiser de jouvencelle.

Riante et confuse, Alyse se tourna vers le professeur qui lui prit la main pour y poser ses lèvres.

— C’est tout ce que l’automne peut se permettre vis-à-vis d’un bouton de rose, dit-il. Mais au moins, découvrez-vous, que nos yeux se réchauffent à vous voir.

Alyse fit glisser sa mante, dénoua sa capuche et apparut en une charmante tunique bleue découpée sur une collerette blanche. Elle ressemblait à son père, avait ses yeux, des cheveux de la couleur des siens, et la robustesse de Philippe de Haume s’amenuisait chez elle en douce et aimable féminité.

— Ça, dit messire de Blérancourt, nous avons croisé le diable.

— Le diable ? interrogea maître Nicole, et sous quelle forme, car il en a maintes à son service ?

— Pour ce soir, quand nous levâmes notre lumière, nous le vîmes qui portait bonnet rouge et rouge pourpoint sous un manteau noir qui s’entrouvrait laissant apercevoir le museau d’un singe qu’il portait.

— C’était Conrad le Jongleur, dit frère Loys.

— Conrad ?… Celui qui…

— Celui-là même, répondit vivement frère Loys.

— Au fait, demanda Philippe de Haume, Jean Deshuchettes est-il de retour ?

— Il l’est et nous pouvons l’espérer ce soir. Si je ne m’abuse d’ailleurs, voici le compère et son inséparable Daniel Le Bourguignon. Il n’est que lui pour dérider ainsi notre Barbe souvent morose.

Entraient à ce moment les deux compagnons qu’en effet on voyait rarement l’un sans l’autre, Jean Deshuchettes étudiant la chirurgie et Daniel Le Bourguignon piochant les belles-lettres. Jean Deshuchettes revenait de Paris et c’était son retour prévu qui assemblait ce soir-là les amis de maître Flamand.

Sans préambule, après un salut à la ronde, Jean Deshuchettes annonça :

— J’ai vu notre prévôt des marchands. Il s’apprête à convoquer de nouveau les États Généraux pour le mois prochain.

— Signe que souffle un mauvais vent, dit messire de Blérancourt.

— Voici une année déjà que le dauphin Charles à bout de ressources les avait réunis.

— On eût pu faire de grandes choses alors, songea tout haut maître Nicole.

— Oui, riposta fougueusement Philippe Le Haume, à ce moment flottèrent les bannières des métiers, les corporations résistant aux exigences des conseillers du dauphin. Mais les jurandes ne surent pas prendre le pas sur vous autres, messieurs les bourgeois. Et pourtant, pressé d’argent, le régent Charles cédait. Les corporations reculèrent, ignorantes de leur force.

— Étienne Marcel la connaissait-il mieux ? dit maître Nicole. Lorsqu’en mars de l’an dernier, fut promulguée la grande ordonnance, le prévôt pouvait tout. Il hésita et fut perdu. À présent, le voici qui revient à son idée première, mais qu’obtiendra-t-il du dauphin ?

— Rien, répondit nettement Jean Deshuchettes. Aussi se tournera-t-il, on peut le prédire sans tromperie, vers le roi de Navarre.

— Hé là ! s’effara messire de Blérancourt, de nature timorée, qu’en arrivera-t-il de bon ?

— Il joue bien gros jeu à rechercher l’appui de Charles de Navarre, émit maître Nicole. Qu’il prenne garde à la trahison, le dauphin a ses créatures.

— D’ailleurs, il va trop loin, fit messire de Blérancourt. Ne veut-il pas partager le pouvoir entre le roi et les manants. C’est donner à un enfant une puissance bien dangereuse.

— Que leur voulez-vous donc accorder ? demanda Philippe de Haume.

— Mon Dieu, quelque justice, certains droits mérités, mais vous ne voyez pourtant les Jacques des campagnes appelés auprès de nous à juger, condamner, émettre des édits.

— Avant que le coq n’ait chanté trois fois, s’écria Philippe, vous les aurez reniés !

— Non point, mais je ne crois pas qu’il faille mettre une massue dans les mains de celui qui ne saura que taper à tort et à travers.

— Vous les renierez ! répéta Philippe de Haume.

— Ceci ne nous dit point, fit maître Nicole à Jean Deshuchettes, qui vous avez vu à Paris.

— J’ai vu Lambert de Haute-Fontaine, le frère de Pierre de Demeuille, celui-là même qui est président au Parlement et conseiller du dauphin Charles. Il m’assura que seraient soutenus dans la résistance ceux qui se réclameraient des ordonnances apportant secours aux vassaux des seigneurs sans justice ni loyauté.

— Ils ne les connaissent sans doute pas, ces ordonnances qui prennent leur défense, reprit vivement messire de Blérancourt s’adressant à Philippe de Haume.

— Je n’en aurais point étonnement, fit tranquillement Philippe de Haume, et j’y trouve là matière de plus, à ne point les abandonner.

— Qu’adviendra-t-il de tout ceci ? soupira messire de Blérancourt, deuil et misère bien davantage.

— Il n’en peut y avoir pour eux plus qu’ils ne leur en est échu déjà.

— Mignonne, dit maître Nicole Flamand à Alyse qui, pensive, écoutait les propos, tandis que dame Adeline brodait, si vous nous égayiez de quelque air doucelet ainsi que vous.

Alyse se leva et prenant une citare qui reposait sur un meuble commença de chanter un de ces airs d’une tendresse naïve où elle excellait. Tous se taisaient et Philippe de Haume, prenant un crayon, esquissa sur une feuille de vélin le gracieux profil d’Alyse penchée sur l’instrument.

— Ne dirait-on point sainte Cécile ? dit Philippe de Haume à frère Loys.

Ces mots rappelèrent soudain au moine le souvenir de Georget. À voix basse, il commença d’en parler à l’artiste, mais peu à peu haussa le ton sans s’en apercevoir. Alyse ne jouait plus qu’il ne s’en doutait pas. Tous écoutaient, la jeune fille plus ardemment encore, le teint animé, les yeux brillants.

— Une flamme, terminait le moine, et qui s’éteindra comme cendre grise, s’il ne se trouve point quelqu’un pour veiller sur elle.

— Le sauver certes, c’est tâche qui me tente, répondit Philippe de Haume, amenez-moi votre Georget, nous en ferons quelqu’un.

Alyse tourna vers son père un visage brillant de bonheur. Et quand vint l’heure de se séparer, se saisissant de la feuille que négligeait Philippe, elle la tendit à frère Loys.

— Vous la donnerez à Georget afin qu’il ne pleure plus la sainte Cécile que le méchant intendant lui a pris.


XI


L’ombre d’un beau soir commençait à tomber, quand le lendemain frère Loys retrouva Conrad à l’Hostellerie des Trois rois mages, rendez-vous qu’il lui avait assigné, parlant à sa tourterelle.

On n’eut point reconnu en ce jouvenceau élégant à l’apparence de bachelier aisé, vêtu d’un pourpoint de teinte sombre, le bateleur qui, la veille, amusait les badauds de ses tours de jonglerie. Seuls les yeux noirs au regard décidé le pouvaient trahir. Sa voix elle-même ne nasillait plus comiquement, musicale de notes pleines et chaudes, pétrissant l’âme de ceux qui l’entendaient.

Tout en se faisant servir un souper de chère simple mais délicate, en cette salle que traversaient voyageurs, marchands et servantes, sans que nul s’offusquât d’un étudiant fortuné semblant offrir le couvert à un moine affamé, les deux compères devisaient.

— Notre sire est revenu, disait frère Loys.

— Je connaissais ce retour.

— Pour payer rançon de sa vaillance au combat, nous avons dû donner jusqu’à notre dernier sol.

— Je le sais également. Qui voyage beaucoup apprend bien des choses. J’ai beaucoup voyagé ces temps derniers, frère Loys.

— Je n’en suis guère surpris. Serait-il malséant de s’inquiéter si vous avez fait des rencontres en cheminant ?

— Non point. J’eus l’occasion d’entretenir Jean Hullot d’Estaneguy, homme de grande bravoure et bonne compagnie ; le capitaine de Fremoy ; Jean Néringot, curé de Gélincourt. J’ai rencontré la noble dame de Béthencourt, fille charitable du seigneur de Saint-Martin de Guillart.

— N’auriez-vous fréquenté que nobles dames et prélats ?

— Nenni. J’ai visité d’humbles laboureurs.

— Voici qui me plaît mieux encore. Accordent-ils au moins obéissance à la loi du seigneur, même si le poing du maître s’abat rudement sur le vassal, même si la protection du cher sire est un fardeau qui leur fait plier l’échine ?

D’un ton semblable d’ironie, Conrad répondit :

— Certes, ils ne sont qu’amour et contrition. Certains pourtant se montrent ingrats, écoutent chanter l’alouette.

— C’est beaucoup d’étourderie de leur part.

— Ils ont audace grande, envoyant message à ceux d’ici pour connaître s’ils prêtent attention, comme eux, au chant de l’oiseau matinal.

— En quel mois ce chant s’élève-t-il le plus haut ?

— Quand la saison en est propice. Il se pourrait que mai ne s’écoulât pas sans qu’on l’entendît de partout.

Frère Loys demeura songeur un instant, puis murmura :

— Que Dieu sépare le bon grain de l’ivraie, qu’il le prenne en miséricorde.

Conrad eut un geste d’indifférence.

— Savez-vous comment est né Conrad, frère Loys ? demanda-t-il.

Le moine répondit non, d’un mouvement de tête.

— Ma mère Maïa était une fille de race gitane. Comme elle eut le malheur de ne point choisir époux dans sa tribu, elle se vit répudiée par le peuple de Bohême. Elle disait la bonne aventure, mon père faisait danser un ours sur les places ou dans la cour des châteaux. Un jour, marqué d’une pierre noire, ils vinrent non loin d’ici divertir les hôtes d’une seigneuriale demeure. Tandis que ma mère prédisait l’avenir à la vieille châtelaine, mon père prodiguait son savoir devant le jeune châtelain et sa sœur. La noble demoiselle et le beau damoiseau ne trouvèrent pas le spectacle assez fol. Sous prétexte de le rafraîchir, on fit emmener mon père à l’office. Quand il revint, il trouva l’animal démuselé et harcelé par les dogues lâchés. Il voulut le reprendre, mais l’ours se tourna contre lui. Ce fut un combat entre l’homme et la bête aux éclats de rire des jeunes nobliaux qui s’amusaient enfin. Imaginez ma mère survenant, frère Loys, et frappée d’épouvante, assistant au combat qui ne se termina que grâce au couteau dont mon père éventra l’ours, sa seule richesse. Je naquis le soir et n’ai jamais connu ma mère. Elle expira comme je poussais mon premier cri.

La jeune demoiselle qui s’était fort divertie mourut peu de temps après, d’une maladie dont on ne connut jamais la cause. Il est de bizarres maladies, frère Loys. Pour le frère, il s’est sanctifié depuis. On l’appelle à présent l’abbé Geffroy, prieur de l’abbaye de Prémontré.

Frère Loys eut un geste de surprise.

— Le prieur ?

Conrad inclina la tête. Frère Loys répliqua :

— Ils auront semé trop de haine pour récolter la pitié… À propos, Jean Deshuchettes est de retour. Il a rencontré notre Étienne. De graves décisions auront pouvoir, peut-être, d’avancer les événements.

— Je sais.

— En ce cas, reprit frère Loys à voix plus haute. si nous vantions les mérites vraiment recommandables de cette anguille qui s’avère savoureuse. Un Franciscain ne fait point toujours si plantureux repas.

« Vraiment on rencontre trop de moines dans cette bonne ville de Laon.

Un moine, en effet, qui se croyait bien ignoré parmi la foule allant et venant, était passé plusieurs fois, avec une négligence suffisamment maladroite, près de la table où soupaient frère Loys et Conrad. Lorsque les deux amis se quittèrent, le même moine vint justement se trouver sur leur chemin, si près d’eux qu’il faillit se cogner dans frère Loys.

— Que de mal se donne pour moi ce pauvre abbé Jérôme, dit le Franciscain, persuadé désormais d’une surveillance obstinée.

Mais sans s’inquiéter d’être épié, il ajouta :

— Je me rends à notre couvent où je n’ai guère paru ces jours-ci. À bientôt sans doute.

— À bientôt, dit Conrad, j’en ai l’espoir.

Quelques instants plus tard, frère Loys eût pu se rendre compte quel intérêt l’abbé Jérôme portait à ses actions.

L’ombre tombait davantage sur la ville. Dans un étroit parloir de l’église de Saint-Martin, propriété des Prémontrais, se tenaient deux prêtres. Devant un abbé fleuri d’embonpoint et dont la face vermeille arrivait mal à paraître consternée, la forme noire qui, au dossier du fauteuil, sembla diriger l’entretien entre le prieur et frère Loys, ce même religieux que le moine avait croisé en arrivant à Laon sa démenait furieusement.

— C’est un nid d’hérétiques, je vous le dis, abbé Denis. S’il était en ma puissance, j’enverrais quelque archer se saisir de la personne de maître Nicole Flamand et de tous ceux qui fréquentent le logis, dont ce Franciscain damné.

— Nous serions en situation bien périlleuse, s’écria d’un ton d’effroi l’abbé Denis. N’est-il point déjà suffisamment de querelles avec les laïcs, où nous prenons parti, malgré le caractère pacifique que notre robe devrait garder.

L’abbé Jérôme considérait avec un mépris visible la frayeur de l’abbé Denis.

— Avez-vous soupçon, dit-il sarcastique, qu’ils ne nous épargneront guère, vous et moi, si quelque heurt vient à se produire entre manants et seigneurs ?

Croisant ses mains sur son ventre, l’abbé Denis se mit à rire :

— Là, là, vous voyez tout en noir, abbé Jérôme. Comment pouvez-vous supposer que des êtres si insignifiants puissent seulement rêver à se heurter avec leurs nobles sires. Frère Jérôme, la paix du Seigneur ne vous hante point. Il vous faudrait veiller à l’humeur chagrine qui vous anime, par un remède d’herbes rafraîchissantes. Songez-y.

L’abbé Jérôme frappa du pied.

— Vous êtes aveugles, tous, tous !

L’abbé Denis eut un geste qui voulait dire :

— Ne le contrarions pas !

— Vous ne voyez rien, reprit furieusement l’abbé Jérôme. Ces nobles sires ont exaspéré leurs sujets. Le régent qui trouverait, en une insurrection, matière à régner plus aisément, laissera passer l’orage, ayant profit à ce que tombent quelques têtes altières.

— Abbé Jérôme, soutiendriez-vous les rebelles ?

— Certes non. Que la foudre de Dieu les anéantisse et ce sera purification sainte. Mais une noblesse ignorante et brutale n’est point le guide avisé qu’il faut à des ouailles poussées à la révolte par des meneurs habiles qui sauront pêcher en eau trouble.

— Qui nommez-vous ainsi, abbé Jérôme ?

— Qui je nomme ? Quelques bourgeois dont ce prévôt des marchands, cet Étienne Marcel qui, d’un appui secret soutient les émissaires d’un Guillaume Karlot devenu un souverain de dérision, mais qui agite les campagnes en tous sens. Le feu peut couver longtemps, une étincelle fera tout flamber.

L’abbé Denis ne riait plus.

— Qui vous donna de tels renseignements ?

— J’ai, moi aussi, mes émissaires.

— Que pense notre vénéré prieur de tout ceci ?

— Il demeure incrédule, se butant dans la croyance du droit de la noblesse à tailler dans le vilain.

— Vous voyez bien, abbé Jérôme, s’écria l’abbé Denis reprenant quelque vaillance.

— Et moi, je vous affirme que j’ai raison. Je vous préviens que nous assisterons à de terribles spectacles, et qu’il sera trop tard !

L’accent était d’une telle véhémence que perdant tout à coup son optimisme souriant, l’abbé Denis fut étreint d’une véritable terreur.

— Vous êtes effrayant, balbutia-t-il. Mais en admettant qu’il se passe de telles abominations entre les seigneurs et leurs vassaux, qu’aurions-nous à voir là-dedans ?

Droit, les bras croisés, les yeux terribles dans sa face blême, précurseur des moines fanatiques qui devaient allumer les bûchers des guerres religieuses, l’abbé Jérôme considéra froidement le gros abbé bouleversé.

— Ce que nous aurions à voir là-dedans ? répondit-il d’une voix sifflante, mais rien bien certainement !

— Je ne vois pas.

— Vous ne voyez pas ! Vous ne savez pas la haine qui couve contre nous ?

— De la haine ! s’écria l’abbé Denis s’agitant sur sa chaise, mais pourquoi ? Nos couvents ne furent-ils pas lieux d’asile ? N’avons-nous point protégé les serfs contre les bandes pillardes ? Ils travaillent pour nous, ils ne peuvent avoir de la haine.

— Ils en ont, et vous y avez contribué.

— Moi ! s’exclama l’abbé Denis qui hésitait à se demander s’il fallait avoir peur, ou si l’abbé Jérôme ne perdait pas l’esprit.

— Vous et les autres, dit l’abbé Jérôme d’une voix sombre. Votre mollesse, votre gourmandise, votre paresse qu’ils ont loisir de contempler, comment vous les pardonneraient-ils ?

— Abbé Jérôme, ne croyez-vous pas que l’orgueil dicte vos paroles, pour vous permettre ainsi de juger vos pareils.

— Ils seront jugés un jour par un juge plus impitoyable. Et ce juge leur demandera compte d’une vie qui aura tout renié de l’humilité chrétienne. Ce Franciscain que le diable étouffe n’a, par grand malheur, que trop raison.

Effondré sur sa chaise, muet à présent, l’abbé Denis contemplait l’abbé Jérôme dont la haute silhouette noire, se répétant sur le mur, semblait grandir, démesurément, l’aspect terrifiant d’un démon exterminateur.

L’ombre de cette nuit s’éclairait d’une pâle lueur laiteuse lorsque Conrad parvint à l’entrée de la carrière où se tenait l’assemblée et près de laquelle il avait, sans mot dire, écouté les paroles de Rouge Le Bâtard répondant au laboureur de Saint-Paul-aux-Bois. Quand il jugea le moment propice, ce fut alors qu’il intervint.

Tous s’étaient tournés vers lui.

— Frères, dit-il d’une voix contenue mais vibrante, le temps est venu de regarder en face, ceux vers qui vous n’avez jamais osé lever les yeux. Je viens à vous envoyé par notre roi Karle, par notre aimé Guillaume Lalouette, qu’assiste Le Grand Ferré, tous prêts à souffrir mille morts plutôt que de vous abandonner. Mais êtes-vous prêts ? Vous sentez-vous des âmes d’hommes ou de bêtes de somme ? Est-ce avec courage ou vile trahison que vous avez prêté le serment ? Répondez, frères. La nuit fut longue et l’aube vient. Trouvera-t-elle prêt à se courber docilement sous le fouet celui qu’avec amère raillerie ils ont baptisé Jacques Bonhomme ?

« Ils sont revenus vos maîtres, plus arrogants, plus féroces que jamais, ivres de jouissance et de cruauté. Ils ont, bravant les lois de justice que nous donne notre régent, ressuscité la taille aux quatre cas. Ils ne veulent ouïr la parole que par ma bouche notre prévôt Étienne Marcel vous fait parvenir. Écoutez-la, elle vous donne toutes armes pour désobéissance à vos seigneurs fourbes et cruels.

« Chacun pourra résister à ceux qui voudront faire des prises et reprendre sans crainte de peine et d’amende tout ce qui lui aura été enlevé, et si ceux contre qui ces violences seront exercées n’étaient pas assez forts pour y résister, ils pourront appeler à leur secours leurs voisins qui pourront s’assembler par cri public ; et ils ne pourront être assignés sur tout ce qui aura rapport à ces prises par devant les juges ordinaires.

« Les souldoyers, soit français, soit étrangers, ne pilleront point dans le royaume sous peine d’être pendus et il sera permis de leur résister par voie de fait. »

« Ô mes frères qui avez reçu violences et enduré rançons, qui supportez les mercenaires anglais autant que les pillards de ces grandes compagnies dévorant le royaume de France, voici ce qu’au nom de notre grand Étienne Marcel, prévôt des marchands de la bonne ville de Paris, je viens vous mander… Vous sentez-vous le cœur assez ferme pour résister, par voies de fait, à vos bourreaux ?

L’assemblée était debout. Les faces brillaient d’énergie. Des acclamations saluèrent le nom d’Étienne Marcel et beaucoup pleuraient.

— Frères, reprit Conrad, en ce moment, au gibet de Coucy, qui n’avait plus de pendus, trois des vôtres sont la proie des corbeaux qui n’ont fait que déplaire à Enguerrand VI. Et le jeune faucon qui se nommera Enguerrand VII promet d’égaler, de surpasser peut-être, la dureté paternelle.

« Nos campagnes se voient dévastées comme rasées par le feu et messire de Boisjoly, ce valet gonflé d’insolences, siège au tribunal du bailli où l’on condamne et dépouille sans répit. Un vent de terreur souffle. Frères, vous sentez-vous prêts, en foi sincère en vaillance, à répéter le serment de notre roi Karle ?

« Honni soit celui par qui il y aura retard que tous les gentilshommes ne soient détruits. »

Telle une flamme embrasant les taillis, l’émotion soulevait la salle. À la voix de Conrad, les doutes s’envolaient, l’humiliante résignation se voyait balayer au vent des révoltes farouches.

Pour la première fois, sentant qu’ils étaient hommes ainsi qu’eux, les Jacques allaient répondre, d’une clameur de colère, au long gémissement de leur crucifiement.

L’aube pointait quand ils s’égrenèrent dans la campagne, à pas furtifs. Longtemps après qu’ils furent dispersés, Conrad s’attardait à rêver. Il allait partir, retournant vers Laon, quand un froissement de branches le fit arrêter, méfiant. À l’abri d’un buisson, il se courba, pouvant apercevoir la route. Le bruit cessa, puis reprit. Conrad vit une chienne qui d’un bond sauta sur le chemin, puis auprès d’elle vint une forme décharnée qu’il reconnut aussitôt.

Dressée près de la chienne, pieds nus, à peine couverte de loques, ses cheveux en mèches raides, Alyse, la vieille serve contemplait la vallée. Puis Conrad la vit lever les bras et tracer un grand geste, comme si elle lançait quelque malédiction à ce qui l’entourait.

Malgré sa bravoure, Conrad frissonna d’entendre s’élever cet éclat de rire funèbre qui déjà, dans la forge, avait glacé le cœur des compagnons.


XII


— Maître, nous vous aiderons, vous n’y parviendrez point à vous seul. Il y aurait péril.

Philippe de Haume eut un rire de défi.

— J’y parviendrai et placerai moi-même l’ange qui surmontera les sept tours, appelant les âmes à la Résurrection.

En l’atelier de Philippe de Haume, parmi les vierges de marbre abritant dans leurs chastes draperies l’enfantelet Jésus, des esquisses de terre, des statuettes de saints, des œuvres d’un art robuste et pur, ainsi discutaient le maître tailleur de pierres et ses trois élèves.

Gérard, Wilfrid et Gaën travaillaient avec Philippe. En accord, ils avaient amoureusement creusé les clochetons à jour de la cathédrale, d’où surgissent les bœufs, symboles des labeurs féconds. Ils avaient terminé la flèche surmontant la tour achevée par leurs mains. Ils avaient façonné les verrières, les dentelles de pierre, les façades des croisillons. Allègrement, ils achevaient l’œuvre de leurs aïeux qui, en 1155, posaient le premier moellon de la basilique.

Mais Philippe de Haume s’entêta à travailler seul à l’ange dont il voulait couronner la plus haute des tours. Nul que lui ne tailla les plis raides de la robe de l’ange, ses ailes étendues, ses cheveux bouclant autour de la figure ronde dont les joues se gonflaient à souffler dans une longue trompette. Et le tailleur de pierres prétendait sceller sans nulle aide la statue au faîte de la cathédrale.

Le soleil couchant enveloppait la ville d’un somptueux linceul quand Philippe de Haume, fermant l’atelier, sortit avec ses trois élèves. Les marchands envoyaient dans la rue leurs apprentis solliciter un chaland attardé qui cédait à leur invite. Des écoles, sortaient des bandes bruissantes d’étudiants dont les plus aisés se régalaient de galettes achetées au vendeur d’oublies. Les peu fortunés détournaient les yeux, sentant leurs entrailles crier famine, et ne sachant, non seulement comment imposer silence à la fringale, mais fréquemment en quel lieu coucher. L’un citait à l’autre un auvent sous lequel on dormait à l’abri. Plus loin une rixe éclatait entre deux laïcs et un ecclésiastique et ce dernier rendait avec usure les coups qu’il recevait, sans que ni les uns ni l’autre aient songé à faire intervenir la maréchaussée. À la porte d’une hostellerie, un homme arrêtait ceux qu’il supposait des voyageurs, pour leur vanter l’honnêteté des prix et le confortable du manger et du boire. Plus loin, des apprentis s’égayaient à lancer un chat noir dans un brasier de bûchettes qu’ils avaient allumé, pour voir si l’animal terrifié et miaulant n’incarnait point Belzébuth. Des bourgeois flânaient un instant dans le beau crépuscule avant de rentrer prudemment en leur logis à la voix du couvre-feu qui conviait à se barricader chez eux, les honnêtes gens et les malandrins à sortir. Au son de la clochette, qu’agitait un enfant de chœur, un prêtre passait, portant les saintes huiles au chevet de quelque moribond.

Philippe de Haume et ses élèves cheminaient lentement vers la cathédrale, s’égayant souvent d’un passant rencontré.

Terminée de la veille, la haute statue de l’ange, avait été hissée quelques mètres au-dessous de l’étroit piédestal d’où elle devait dominer la cité. Quand il fut parvenu auprès, Philippe de Haume se dégagea de sa veste, et grimpa lestement les échelons qui menaient au socle qu’occuperait l’ange. De cette assise, il contempla un instant à ses pieds l’agglomération des maisons cossues et des pauvres cabanes, les chapelles élancées, éparses autour de lui, puis la campagne sur laquelle traînait le manteau pourpre du ciel.

Une fierté joyeuse gonflait sa poitrine. La dernière flambée du soleil l’enveloppait de tant de gloire et de beauté que ses élèves le considéraient, émus.

En un geste d’orgueil, Philippe de Haume enleva son bonnet qu’une plume de bécasse parait.

— Ici, s’écria-t-il, sera consacrée la renommée de Philippe de Haume, le tailleur de pierres. Ici, il mettra le sceau de sa maîtrise à l’envolée des pierres, montant droit et haut vers le ciel, dans le triomphe de leur splendeur.

Une sonnerie de cloches sembla lui répondre en cet instant, et jeter aux quatre vents le nom de Philippe de Haume.

Il se pencha vers ses élèves. Ceux-ci souriaient, l’estimant hautement, malgré son orgueil ingénu, pour son grand talent et sa belle loyauté.

— Compagnons, leur cria Philippe, que saint Chrysostôme nous prenne en sa bonne garde !

Les trois élèves se signèrent, et l’ascension de l’ange commença.

Ce n’était point besogne aisée. Enroulée étroitement de cordages graissés, étendue sur des poutres inclinées, la statue attendait. Gérard lança les cordes à Philippe de Haume et à contre-cœur, avec Gaën et Wilfrid qui partageaient son inquiétude, il obéit à l’ordre du maître de n’avoir point à l’aider pour hisser l’ange. Lentement, par à-coups réguliers, il montait. La sueur perlait au front de Philippe de Haume, ses veines se gonflaient à ses tempes et les muscles durcissaient aux bras raidis par l’effort.

Un même cri jaillit des trois poitrines oppressées à contempler le tailleur de pierres qui, tout à coup, chancelait, s’appuyait à la frêle barrière de bois pouvant seule retenir sa chute, si quelque vertige lui troublait la tête.

Ils crurent que l’ange retombait, glissant vers eux. Déjà Wilfrid s’élançait, quand se ressaisissant Philippe leur cria, d’une voix dont ils ne retrouvaient plus le son habituel :

— Ce n’est rien, garçons, un malaise tôt dissipé.

L’ascension reprit, angoissant davantage, à chaque effort du maître, les jeunes tailleurs de pierres. Visiblement, Philippe de Haume s’épuisait. C’était folie de ne point vouloir de secours. Mais connaissant le caractère vif de l’artiste, ils n’osaient bouger.

Une fois encore, ils crurent que tout se devrait recommencer. L’ange était parvenu sur la pierre, mais à le dresser, Philippe eut la sensation qu’il allait tournoyer et s’abattre dans le vide. Il ne voulut pas s’avouer vaincu, reprit haleine et, d’une volonté têtue, soutint sa force défaillante. Tout étant prêt pour sa commodité, il parvint avec grande fatigue à maintenir debout l’œuvre qui était sa fierté.

Quand le dangereux ouvrage fut enfin terminé que l’ange aux ailes étendues emboucha sa trompette au-dessus de la cité, Philippe de Haume s’écria : « Alleluia ! » en agitant son bonnet.

Du même cri, ses élèves répondirent. Mais le maître revenu près d’eux, ils remarquèrent, sans oser se le dire, que ses yeux paraissaient hagards, dans un visage soudainement pâli. Tous quatre redescendirent. Le mutisme de Philippe de Haume leur serrait le cœur d’une inquiétude mal définie. À un tournant de l’escalier de la tour qui formait un palier triangulaire où se voyait gravée la marque franc-maçonnique, maints sculpteurs du temps étant ouvriers du temple. Philippe de Haume qui allait le premier s’arrêta net, portant les mains à son front.

— Qu’avez-vous, maître ? demanda anxieusement Gérard.

— Je viens de me cogner stupidement, répondit Philippe affectant une gaîté sonnant faux, je ne sais ce qui m’advint, il m’a semblé tout à coup que je n’y voyais plus ; quelque fatigue, cela passera.

Ils continuèrent à descendre, Philippe de Haume comme un homme un peu ivre, tâtant les murs, ses élèves silencieux, étreints d’une angoisse dont ils craignaient de préciser la profondeur.

Ce même après-midi, frère Loys fut de retour au bourg de Coucy. Il ne semblait point que rien y fût changé. Les cabanes des paysans gardaient leur allure désolée, les champs à grand mal cultivés ne promettaient qu’une récolte chiche, de rares troupeaux vaguaient que gardaient des chiens semblables à des loups. Et l’ombre épaisse du château de Coucy couvrait toujours les bois et les hameaux.

Frère Loys attacha Douce au Pas à la porte de la forge et entra chez Frappe-Fort. Il y reçut l’accueil coutumier. Néanmoins, une gravité nouvelle donnait aux traits du forgeron la noblesse de la pensée en éveil. Il serait faux de croire que la douleur morale des Jacques se soit haussée, pour tous, à la taille de leurs souffrances de misère et de contrainte. Aux corps martyrisés, l’âme sommeillait. Quelques-uns seulement prirent en mains les torches pour illuminer la route sombre. Les autres se jetèrent à leur suite. Le forgeron était de ces pionniers dont le nom ne demeure point inscrit, ainsi qu’il se devrait, au livre d’or des révoltes populaires.

Quand entra frère Loys, Frappe-Fort travaillait comme de coutume, le rythme de son marteau scandant l’envol de sa songerie. Il aiguisait une fourche, pour quelque labour sans doute. Rouge Le Bâtard fourbissait une sorte de couperet à long manche dont il caressait le tranchant de la main.

— Beau joujou, dit-il au moine, avec lui on ne craint point les mauvaises rencontres. Il y a tant de bêtes féroces à détruire.

Grégoire éclata d’un rire aigu, et sautant, brandit une lame qu’il tenait.

— Et ça, et ça, criait-il. Voici de quoi faire entendre le plus sourd, et voir le plus aveugle. Ah ! ah !

Dans la cabriole qu’il exécuta, il fit un bond de côté, démasquant ainsi un beau visage qui semblait vouloir se cacher.

— Georget ! s’écria le moine, à quelle besogne t’occupes-tu ?

L’adolescent, un peu confus, sourit au moine.

— Vous le voyez, frère Loys, j’étudie moi aussi.

— Ce n’est point là tâche possible à tes mains frêles, dit vivement le moine.

Georget s’approcha. Il portait un tablier de cuir semblable à celui de Grégoire et ses bras minces tout noircis soutenaient une vieille et lourde hallebarde.

— Guillaume te laisse agir ainsi ? questionna le moine.

— Frère Loys, répondit Georget, ma tâche est avec eux tous. Je me sentirais lâche à ne point les aider.

— Mais tu ne saurais accomplir trop rude travail, dit frère Loys qui ne précisa point le genre de travail dont il voulait parler.

— Croyez-vous ? frère Loys, dit fièrement l’adolescent.

— Trop faible, tu succomberas.

— S’il arrive ainsi, répondit Georget avec un air exalté, vous direz que pourtant j’ai fait ce que je devais…

— Enfant, de quel secours leur seras-tu ?

— Enfant, non point ! s’écria Georget.

Il dressait à deux mains l’arme grossière. Frère Loys le considéra, si beau sous ses boucles blondes, et soupira :

— Jeune saint Georges, que la Providence veille sur ton destin et te sauve d’un mal trop grave !

— Qu’elle veille sur nous tous, frère Loys, grogna Rouge Le Bâtard, elle y aura peut-être besogne active et nous grand besoin.

Frère Loys prit un escabeau et s’assit. Il avait à sauver Georget, il allait tout tenter.

— Viens çà, lui dit-il, j’ai un présent à te remettre.

— Un présent ? à moi ? questionna Georget fort surpris.

— Pose cette hallebarde, et vois, ceci t’appartient.

Georget s’était approché de frère Loys qui dépliait un rouleau. Sans oser le toucher de ses mains souillées, l’adolescent contempla avidement le doux profil d’Alyse penchée sur sa cythare et dont une auréole entourait le visage.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

— Sainte Cécile ne te plaît-elle point.

— Ne point me plaire, si belle !

— Or, dit le moine, c’est sainte Cécile qui me pria de t’apporter ceci, chagrine à la pensée qu’on t’avait frustré de celle que tu possédais.

— Quelle est cette légende, frère Loys ?

— Ce n’est point une légende. Écoute-moi attentivement. Cette figure qui est avenante, car elle est avenante, n’est-ce pas, Georget ?

— Oh !

— Eh bien, tu pourras la voir, chaque jour, si tu le veux ?

— La voir, chaque jour, où donc ?

— Chez mon grand ami Philippe de Haume, tailleur d’images de pierres, qui est son père.

— Un tailleur d’images ! dit Geroget extasié.

— Et qui te prendra en compagnonnage comme élève.

— Moi ?

— Il me l’offrit il y a deux jours passés.

Les yeux brillants, la figure rose d’émotion, Georget oubliait tout, à sentir se lever en lui les rêves qui dormaient. Il étendit les mains d’un geste de prière.

— Ce n’est point moquerie, frère Loys ?

— Naturellement, dit le moine voyant Georget céder à la tentation.

— J’apprendrais, moi aussi, à tailler des images comme celles de Guillaume ?

— De plus magnifiques encore, Georget, de celles qui mettent au porche de la cathédrale les saints de pierre et leurs mitres, les saintes auréolées et Dieu le Père pesant les âmes, et saint Pierre et le Diable jetant aux enfers les mauvais riches et les seigneurs cruels.

— Tout cela, frère Loys, pour moi ?

— Pour toi, Georget.

— Et… je la verrais ? ajouta-t-il devenant pourpre.

— Tu la verras, et elle t’aimera comme une sœur chérit un frère. Philippe de Haume t’attend, et Alyse aussi.

— Elle s’appelle Alyse ?

— Oui, c’est son nom gracieux, dit frère Loys, comprenant mal l’émoi de Georget remplaçant son sourire de bonheur.

— Alyse, comme elle !

Georget s’était reculé et désignait la vieille à sa place auprès de Louvette.

— Qu’y a-t-il là qui puisse te troubler ?

— Non, frère Loys, dit Georget reculant encore, comme pour fuir le tentateur, non je ne peux pas.

— Mais que t’arrive-t-il ? À quoi songes-tu, tout à coup ?

— Frère Loys, elle aussi s’appelait Alyse, et les chiens ont dévoré vivant celui qu’elle aimait.

— Quel rapport peux-tu trouver envers cette pauvre femme et la douce fille de Philippe de Haume ?

— Frère Loys, s’écria Georget d’un ton déchirant, je ne les quitterai pas. C’est près d’eux que je suis né, c’est leur pain noir qu’ils ont partagé avec moi, j’ai dormi sous un de leurs toits. Et j’ai prêté le serment avec eux, devant Conrad. Quelle honte aurais-je à manger du pain de froment, à dormir douillettement, à vivre heureux, alors qu’ils tomberont peut-être ensanglantés.

— Georget, essaya d’interrompre le moine.

Mais une puissance surhumaine semblait inspirer l’adolescent, le transfigurer. Dans la forge, plus un bruit ne s’entendait. Tous se sentaient étreints d’un sentiment quasi sacré, de respect et de tendresse.

— Non, frère Loys, ce serait vile trahison de les abandonner. Depuis si longtemps, ils sont courbés ! Vous les aimez aussi, frère Loys, et vous savez bien qu’on ne déserte pas un serment. Vous-même me honniriez de délaisser ceux que j’entendrais m’appeler, quand ils sentiront leur chair déchiquetée, leurs membres rompus. Vous le lui direz, frère Loys, termina Georget dont l’exaltation se brisait en un sanglot. Elle vous répondra, j’en suis sûr, que j’ai agi comme il se devait.

Frère Loys regarda longuement Georget. Puis maîtrisant son émotion, simplement il répondit :

— Tu as raison, Georget. Adieu tous.

— Frère Loys ! appela Georget.

Le moine s’arrêta comme il partait. Georget avait-il quelque regret ?

— Vous ne me laissez pas son portrait ?

— C’est vrai, dit frère Loys en souriant, le voici. Qu’il te protège, Georget, au moment qu’il le faudra !


XIII


Ce furent les errants de toujours. Le moyen âge connut leurs caravanes aux oripeaux éclatants. Bohémiens, gitanos, romanichels, selon qu’on les nomma, l’Occident autant que l’Orient a vu passer les faces basanées. Tressant les souples vanneries, dressant les singes, faisant sauter les ours, la race qui chemine a traversé l’univers, gardant le mystère de ses coutumes et de ses mœurs.

Au pied de la colline où la ville de Laon est bâtie, venant de la foire de Provins et remontant vers le nord, une caravane de Bohémiens passait.

Appuyé contre un arbre, Conrad attendait leur venue. Sous les pieds des chevaux s’éleva la poussière. Fiers, hiératiques, ils arrivaient et l’âme du fils de Maïa allait vers eux dont il possédait le teint mat, les prunelles sombres, les cheveux ondés et la nature vagabonde. Il les connaissait presque tous, habillés d’écarlate pour la plupart, des anneaux d’or aux oreilles, vendant, au cours de la route, les objets qu’ils fabriquaient, ou distrayant la foule de leurs tours de jonglerie et de leurs prédictions.

La caravane était nombreuse. Les hommes reconnurent Conrad, mais la face impassible ne le laissèrent voir que d’un signe. Un d’eux pourtant sauta d’une voiture et s’approcha. Conrad lui dit vivement quelques mots auxquels le gitane répondit d’une acceptation brève pour repartir aussi prestement qu’il était venu. Les femmes sourirent au jeune homme. Drapée en un châle à ramages, les bandeaux noirs encadrant un visage d’idole, une d’elles se tenait fièrement assise, sur le devant d’une charrette que recouvrait un voile pourpre. Conrad, qui la guettait de loin, marcha au-devant d’elle. La charrette se rangea, laissant les autres continuer leur chemin.

— Quel jour de joie, celui où je te revois, Grégoria, dit-il.

— C’est jour de joie que te revoir, Conrad, répondit la bohémienne. Ne songes-tu pas à revenir bientôt reprendre ta place parmi nous ?

— Oui bientôt, je te le jure. À moins que…

Grégoria enveloppa Conrad d’un regard lourd de tendresse, et grave :

— Que la crainte n’habite point ton cœur, Conrad. Il y aura du sang répandu, beaucoup de sang, mais le tien ne coulera pas. Tu ne dois pas mourir ainsi, les tarots m’ont prédit que nous vivrons très vieux, l’un près de l’autre.

Conrad prit la main de Grégoria et la baisa. Elle traça sur le front du jeune homme un signe mystérieux, puis ils se quittèrent. Grégoria reprit sa place parmi les siens, Conrad regarda s’éloigner les voitures. Quand la dernière eut disparu, il monta vers Laon, fut à l’Hostellerie des Trois rois mages, quérir son cheval, sa guenon, son léger attirail de bateleur, et quitta la ville.

C’était le 19 mai. Il se passa, près de Beauvais, un événement qui eut dans l’histoire une répercussion violente.

Les habitants de Saint-Leu de Cherunt, du diocèse de Beauvais, partageaient le triste destin des paysans. Qu’ils fussent de l’Île-de-France ou du Beauvaisis, du Laonnais ou du Gâtinais, partout, ils souffraient oppression et pillages, harcelés des hordes batailleuses éparpillées qui, autant que les graves défaites, furent pour le royaume de France, durant la guerre de Cent ans, une plaie sans cesse envenimée. Les pillards dont elles étaient composées se déclaraient chez eux, en leur chambre, disaient-ils, et nul ne défendait Jacques Bonhomme contre leurs excès. Jean le Bon demeurait prisonnier, la régence se disputait entre le dauphin Charles et Charles le Mauvais. Devançant son époque, ardent d’idées généreuses, mais soucieux d’un appui et pour cela hésitant entre les deux Charles, Étienne Marcel manquait d’audace. Sans armes, par défense d’être armé, le Bonhomme Jacques murmurait contre le seigneur qui n’osait le délivrer des grandes compagnies. Enhardies de cette faiblesse, elles redoublaient de violence, leurs chefs devenus de vrais monarques de puissance et somptuosité. Tel Robert Knowes ayant maison princière. Tel l’Archiprêtre qui dévastant la Provence, fut attiré en Avignon au su des fortunes scandaleuses des prélats. Reçu par les grands dignitaires de l’Église avec autant de faste que s’il eût été roi de France, dînant à la table du pape et des cardinaux, il obtint absolution plénière de tous ses péchés et quand il partit il emportait, en dons reçus, cinq cent vingt-deux mille quatre cents livres. De très haultes et gentes dames se laissèrent séduire. La nièce d’Édouard III d’Angleterre, la noble demoiselle Isabelle de Juliers s’amourache d’Eustache d’Aubrericourt, capitaine de ces brigands, dont les hauts faits et baschellerie d’armes l’ont charmée. Eustache d’Aubrericourt chevauche la blanche haquenée offerte par sa belle, et le roi d’Angleterre, non seulement lui octroie l’ordre du Bleu Jartier qu’il venait de créer en l’honneur de la comtesse de Salisbury, tant belle et gracieuse, mais il appelle d’amitié le capitaine d’Aubrericourt son neveu.

Comment Jacques Bonhomme eût-il résisté à des pillards si bien traités et honorés de l’Église, de la noblesse, du roi lui-même, qui avant sa captivité offrait à l’un d’eux vingt mille écus pour l’attacher à sa personne en qualité d’huissier d’armes et le faisait vivre en grand honneur à son côté.

Autant que les autres seigneurs, le sire de Beauvaisis n’avait su défendre ses vassaux des sévices des grandes compagnies. Elles ravagèrent la région, branchant les ahaniers, arrachant les arbres fruitiers et les vignes, incendiant les forêts, mettant à mal femmes et filles, et quand ils ne pouvaient emporter, allumant l’incendie aux fourrages et brûlant les denrées de toutes sortes sur lesquelles ils avaient fait main basse. S’ils croyaient à quelque cachette, ils grillaient les pieds pour obtenir un aveu. Quand ils partaient enfin, ils laissaient le pays rasé, anéanti, dans l’épouvante de leur retour.

Ce fut à ce point dans le Beauvaisis que les habitants abandonnés de leur seigneur creusèrent la terre, se réfugiant en de longues allées voûtées percées à même la roche. Ils les séparèrent en une enfilade de chambres, prenant air et jour, à grand’peine, par l’ouverture du puits placé au milieu. Durant d’interminables semaines, ils demeurèrent entassés, n’osant sortir. Des femmes y moururent, sans secours d’aucune sorte, et aussi des enfants. De temps à autres timidement, un homme se risquait au dehors pour aller jusqu’au clocher, afin de reconnaître si les ravageurs s’étaient retirés. Parfois l’homme ne revenait pas, attaqué sur la route, supplicié pour n’avoir point trahi leur repaire. Aux champs sans culture, la ronce et les herbes folles envahissaient les sillons. Affamées par cette désolation des campagnes dans l’impossibilité de semer et de récolter, certaines villes se tournèrent aussi contre une noblesse terrée en ses châteaux, incapable de contraindre à la paix la vermine batailleuse qui dévorait le pays plat.

Cet après-midi de mai, sur la place de Saint-Leu-de-Cherunt, une douzaine d’archers de la garnison du sire de Beauvaisis s’égayaient à tirer de l’arc. Avec une étourderie qui sentait de près une méprisante arrogance, ils lançaient leurs flèches bien moins souvent sur l’oiseau de bois servant de but que sur les manants à leur portée. Des murmures s’étaient fait entendre. Avec les quilles et le palet, le jeu de l’arbalète était la passion des paysans. Par ordonnance seigneuriale, ce jeu venait d’être interdit, tellement on craignait toute arme aux mains des Jacques. L’insolence des archers de Beauvaisis paraissait évidente provocation.

Sur la gauche de la petite place, une auberge ouvrait sa porte et sa fenêtre, baie longue et peu haute, au-dessus de laquelle se balançait, grossièrement enluminée : Au Soulcy d’argent, dont le jeu de mots annonçait, symbolisé par une fleur d’un gris qui se voulait argenté, les préoccupations monétaires de l’hostelier.

Après s’être massés contre l’auberge pour contempler avec envie et colère ce jeu d’arbalète qui leur était défendu, les paysans voyant maintes flèches s’égarer prirent le parti de pénétrer un à un dans l’auberge.

Plusieurs fois déjà, les archers étaient entrés humer le pot au Soulcy d’argent, salle sombre, mais très propre, garnie de bancs, de tables et de pichets d’étain. L’aubergiste César les servait, tout en les surveillant d’un air sombre. Brun de poil, rouge de peau, les bras nus, taillé en hercule, César sortait de temps en temps contempler le jeu.

Une flèche lui sifflant à l’oreille, comme il allait atteindre le seuil du Soulcy d’argent, il se tourna avec calme vers les archers et les vit ricaner. Ce fut tout pour l’instant.

Mais quelques minutes après, un cri se faisait entendre dans l’auberge. Francine, jolie brune de seize ans, la fille de César, ayant imprudemment ouvert la porte de la cage, voyait sa colombe s’enfuir et voleter sur la place. Avant que son père ait songé à la retenir, Francine sortait, courant après l’oiseau.

Déjà un archer visait la colombe.

— Ne la tuez pas, messires archers ! suppliait la jeune fille se jetant au milieu des hommes d’armes.

— Si tu nous donnes à tous un baiser, gentille jouvencelle, répondait l’un d’eux lui enserrant la taille d’un mouvement si brusque que Francine ne put se défendre du baiser qu’il lui mettait aux lèvres.

— Père ! père ! cria-t-elle se débattant aux mains qui la tenaient et voyant se pencher vers elle des faces lubriques qui riaient.

César avait bondi :

— Lâche ma fille ! criait-il les poings levés.

— Lâcher si doux gibier, la plaisante affaire !

Les poings retombèrent sur le visage de l’archer qui s’affaissa pâmé. César souleva sa fille défaillante et l’emporta. Tandis que les flèches commençaient à l’entourer, il bondit vers l’auberge, mit Francine aux bras de sa mère accourue pleine d’effroi :

— Mettez-vous en cachette, les femmes, ordonna-t-il, cette histoire n’est pas finie.

Les archers se ruaient vers la porte de l’auberge, où la colombe qui voletait autour tomba, rougissant le seuil. César ressortit, tenant en son énorme main un nerf de bœuf qu’il maniait en terrible moulinet. Les coups tombaient dru parmi les cris de colère. L’archer qui avait tué l’oiseau gisait sur le sol, le sang coulait au front de César. Il recula d’un pas vers l’auberge, et d’une voix tonnante, appela :

— À moi les Jacques ! Par Karlot notre roi, extermination et justice !

Il avait ainsi accordé aux paysans le temps nécessaire pour s’armer. De l’auberge, de la place, ils surgissaient farouches, enfin décidés à se défendre. Comme fléau sur l’aire, ils tapaient. Mieux protégés qu’eux, les gens d’armes luttaient avec avantage, mais deux d’entre eux étant tombés, l’un le crâne ouvert d’un coup de hache, l’autre les jambes fauchées d’une jetée de faux, ils commencèrent à reculer. Du côté des paysans, un laboureur expirait. Le visage de César n’était plus qu’un masque pourpre, Grégoire le meunier s’en allait un bras brisé, mais sentant les archers plier, les gens de Saint-Leu-de-Cherunt les forcèrent et les quatre qui résistaient encore s’enfuirent à la fin, à demi morts.

Quand l’ombre commença de couvrir la terre, les paysans dans l’auberge pansèrent leurs blessures, songeant aux conséquences de leur victoire et ce qu’elle allait leur coûter de malheurs nouveaux.

On put croire, la rixe terminée, que tout allait rentrer dans l’ordre, et la vie reprendre comme de toujours pour les Jacques, humiliée de silence et de résignation.


XIV


De ses trois portails aux sculptures animées de vie intense, dont le plus grand, qui est double, supporte une rosace, de ses tours aux galeries ajourées, avec l’ange de Philippe de Haume sonnant le réveil des âmes au sommet de la pierre dentelée des flèches, monument de foi et d’espoir, la cathédrale dressait sa silhouette grise sur la colline qui dominait Laon.

21 mai 1358, jour de Fête-Dieu. Accompagné d’une jeune fille blonde et de grande tristesse, un homme aux pas hésitants se laissait conduire par une douce main. L’homme aveugle paraissait ployer sous l’accablement de son infirmité. Les gens qui le contemplaient avec apitoiement ne pouvaient associer sa marche cassée et débile à la superbe prestance de Philippe de Haume, le beau tailleur de pierres. C’était lui, pourtant, cet homme qu’Alyse soutenait, lui que la cécité avait envahi brusquement le lendemain du soir qu’il descendait de la tour, frappé d’éblouissement. Médecin ni chirurgien ne se déclara capable de dissiper les ténèbres où s’enfonçait Philippe de Haume, révolté d’abord comme un géant vaincu, anéanti ensuite, puis sortant de sa prostration et reprenant quelque vaillance, après les visites que lui fit Conrad.

Les amis l’entouraient d’une tendresse que ne rebutèrent ni ses colères furieuses, ni son mutisme obstiné. Alyse le soigna d’un inlassable dévouement, cachant sa peine pour n’apporter au chevet de l’aveugle que sereine humeur et réconfort.

Conrad étant venu le matin, Philippe de Haume, qui avait déjà fait plusieurs courtes promenades, voulut aller, sitôt pris le déjeuner, vers la cathédrale où devait se dérouler la procession de la Fête-Dieu.

— Nous y voici, père, dit la jeune fille.

— Alyse, souffle-t-il, toujours là-haut, au faîte des tours ?

— Oui, père, répondit Alyse réprimant un sanglot, car elle comprenait qu’il voulait parler de l’ange et que son souvenir ravivait en lui des tourments cruels.

— Il ne proclame plus maintenant que Philippe de Haume est le plus grand des tailleurs de pierre.

Parce qu’il ne pouvait la surprendre, Alyse tourna vers son père un visage baigné de larmes et marqué de douloureuse pitié. Mais comme s’il eût acquis un sens nouveau de devination, Philippe reprit :

— J’y rêve, depuis ces dernières heures. Souviens-toi, mon Alyse. Un jour, quelque bambin naîtra de toi. Il reprendra la gouge et la mailloche échappées à ma main, désormais incapable. Celui-là continuera l’œuvre de Philippe de Haume. Apprends-lui alors que tel s’élève seul, laissant en bas ses frères, ne doit point faire requête qu’on pleure sur lui s’il périt en tombant.

Une joyeuse volée de cloches fit taire le tailleur de pierres. Dès que leur tintement s’affaiblit, il dit doucement :

— On leur doit grosse rançon de tendresse, Alyse, car ils furent humiliés de tant de sortes. Mais apprends-moi quel est ce bruissement ? Donne-moi le secours de tes yeux pour que je voie, moi aussi.

Ils se tenaient à l’angle du parvis. De là, Alyse s’aperçut que la place où, des fenêtres, pendaient des draps garnis de branchages, des tapisseries, des voiles bleus, prenait tout à coup une animation inusitée. Les cloches repartirent de plus belle. De la cathédrale des chants s’élevèrent, soutenus par la voix grave des orgues.

— Ne se passe-t-il rien encore, Alyse ?

— Du monde vient, par la rue de l’Évêché.

— C’est que va s’acheminer la procession. Conduis-moi vers le portail. Je veux entendre les chants.

Le père et la fille gravirent les marches.

— Alyse, le porche en voûte est-il grand ouvert, afin qu’en la maison de Dieu tous puissent être admis ?

— Nenni, il n’est qu’entre-bâillé.

— Vois-tu dans la pierre, le pain et le vin, la vigne et le blé qu’Il voulut faire participer aux agapes fraternelles ?

— Le portail est ainsi que d’habitude, père.

— Entrons, Alyse, je veux faire le tour de la cathédrale. Y a-t-il beaucoup de fidèles ?

— Point encore.

— À ma droite, n’est-ce pas, se trouve la chaire de bois si bellement taillée, d’où doivent tomber les mots qui réconcilieront les hommes ?

— La chaire est là.

— Mais les paroles d’amour, qui les prononcera ? Il faut grande tendresse et miséricorde au temple de Dieu. J’ai vive crainte qu’en leur orgueil, ils viennent à oublier la loi que leur dicta Jésus. Alyse, le saint Christophe soutient-il toujours l’enfantelet Jésus ?

— Toujours père.

— Croiront-ils assez pour marcher sur les flots, pour que leur bras ne tremble pas ? Mais n’entends-je point la procession. Sortons Alyse. Oh ! dis-moi tout ce que tu verras !

— Père, voici la croix que porte le diacre. Elle étincelle comme un soleil. De chaque côté, portant le livre des psaumes, un abbé en surplis de dentelle.

— Et après ?

— L’évêque sous un dais aveuglant. Sa tête est coiffée d’une mitre qui paraît d’or et son camail est de velours violet. Il bénit la foule du bout des doigts.

— Après ?

— Après, des prêtres et encore des prêtres, des moines en robe blanche, puis des enfants de chœur qui chantent.

— Et eux ?

— Qui donc, père ? Ah ! voici de très belles dames aux surtouts soyeux, brillant dans la clarté. Sur leurs cheveux des voiles que l’on dirait d’argent. Elles montent des mules blanches superbement harnachées. Puis il y a des pages. Ah ! père, les jolis pages !

— Et eux, ne viendront-ils pas ?

— À présent, ce sont les seigneurs avec leurs chevaux caparaçonnés. Que tout cela est beau, père !

— Il n’y a plus rien ?

— Si, les magistrats suivent en sévère toge, puis les professeurs, les bourgeoises et les bourgeois en atours de fête. Et tous entrent dans l’église, tandis qu’on emmène leurs chevaux.

— Ce n’est pas tout Alyse, ce ne peut être tout.

— Mais je ne vois plus rien qui vaille la peine.

De sa base à son sommet, la cathédrale vibrait des chants liturgiques dans l’odeur de l’encens. Philippe de Haume tendait sa face aveugle vers la place et Alyse n’osait bouger, devant la rêverie qui semblait étreindre son père.

Tout à coup, Philippe de Haume se dressa.

— Entends-tu ? dit-il à sa fille en lui serrant le bras.

— Je n’entends que les chants.

— Ils viennent, Alyse, je les vois s’avancer.

— Père, que veux-tu dire ? fit Alyse effrayée, le croyant le jouet d’une hallucination.

— Les voici Alyse, avec des fourches, avec des houes, avec de pauvres piques, avec leurs instruments de labeur, avec de misérables armes qui se briseront au premier choc.

Il haletait.

— Il faut que leur soit ouverte toute grande la cathédrale. Dieu les voit et sait qu’ils ne sont point ses fils rebelles, qu’ils sont hommes comme leurs bourreaux et que depuis trop longtemps ils ont souffert.

— Père, père ! balbutiait Alyse commençant à comprendre, que va-t-il survenir ?

— Qu’ils viennent ! L’église que nous avons bâtie est leur asile. Qu’ils y entrent à leur tour, et que Dieu les prenne enfin en pitié.

Les bras étendus, Philippe de Haume se dirigeait vers le bord des marches.

— Père, prenez garde !

Mais à ce moment, une rumeur venue d’une rue voisine fit sursauter la jeune fille. Que se préparait-il ? De l’abside, les chants montaient toujours, sombrant dans les remous des orgues pour réapparaître suaves et clairs.

— Père, entrons dans la cathédrale, j’ai grand peur !

— Tu ne dois pas avoir peur d’eux, Alyse. Ils seront sans doute terribles à contempler, mais c’est ainsi qu’ils devaient venir, qu’ils viennent, les justiciers impitoyables de qui personne n’eut pitié.

Le galop d’un cheval s’entendit, tandis que la place se trouvait envahie d’un flot de gens courant en tous sens. Sa monture trempée d’écume, Conrad passa au galop, sans voir Philippe de Haume et sa fille. Sur son passage semblait naître la clameur qui emplit l’espace peu à peu :

— Mort aux nobles ! Mort aux nobles !

Maître Nicole Flamand apparut. On l’acclama, mais c’était Alyse et son père qu’il cherchait. Le plus rapidement qu’il put, il vint à eux.

— Philippe, dit-il, je veux vous savoir sauf avec Alyse en ma maison.

— Les temps des justes représailles sont-ils arrivés ? interrogea le tailleur de pierres.

— Oui, répondit vivement le professeur, avant-hier à Saint-Leu, une rixe où les paysans eurent le dessus fut le signal. Guillaume Karlot et ses lieutenants Jean Rose, Jean des Hayes et Germain de Réveillon sont sur les routes. À leur appel, tous se lèvent. Le sang a déjà coulé, Le château de Presles est en flammes, l’abbaye Saint-Vincent a été pillée, les Prémontrais ont abandonné Saint-Martin. Les nobles fuient désemparés, la terreur se répand comme une flamme léchant des feuilles sèches.

Tout en parlant, maître Nicole Flamand guidait Philippe de Haume. Alyse les suivait. Des témoignages de sympathie les saluaient à chaque pas, mais ils n’avançaient pas vite. Aussi se trouvèrent-ils retenus dans un groupe compact quand ceci arriva.

Dans la cathédrale, la clameur ayant fini par pénétrer au chœur du sanctuaire, les chants s’étaient tus. Sur le parvis sortaient en désordre des gens affolés. Conrad réapparut, à pied, suivi de quelques faces basanées. Il grimpa lestement les degrés. Avec des cris d’épouvante, se piétinant, les parures se déchirant, la foule brillante reflua vers l’intérieur de la cathédrale. Ses grandes portes furent poussées si brusquement que quelques nobles et prélats demeurèrent sur le parvis. Avisant parmi eux, paralysé de peur, le sire Noé d’Etouvelles, petit tyranneau couard et d’âme basse, Conrad s’en saisit et le poussant devant lui le fit descendre rudement, après avoir jeté ces mots à la foule qui applaudit :

— Il faut à notre tête un vaillant capitaine. Messire Noé d’Etouvelles, aussi bon qu’il est brave, qui n’extorqua que le bien de ses vassaux et jamais ne les pendit sans faire dire des prières pour le repos de leur âme, va nous servir de chef. Un cheval pour ce noble sire, que nous suivrons avec loyauté et vaillance !

Le cheval fut amené sur lequel, blême et tremblant, le sire Noé d’Etouvelles se trouva hissé. Le cortège s’ébranla, le torrent allait rouler plus loin.


XV


Messire de Boisjoly s’en revenait paisiblement vers sa demeure, lorsque d’un buisson surgit un homme qu’il reconnut pour un paysan de Coucy. L’intendant fronçait les sourcils, mais l’homme prenant la bride de son cheval, dit, la figure bouleversée :

— Retournez-vous-en, messire, ils viennent ?

— Qui ? demanda de son ton rogue messire de Boisjoly.

— Eux… tous !… ils tuent… ils incendient !

Messire de Boisjoly allait se fâcher tout rouge, quand d’un saut l’homme se sauva, hurlant :

— Les voilà !

L’intendant n’apercevait nulle cause d’effroi, aussi, quoique troublé, il continua d’avancer, et vit alors une haute lueur du côté de sa maison.

— Mais… mais… fit-il interloqué.

Il demeurait là, hésitant. Quel événement était survenu ? Un retour des grandes compagnies ? Certainement non, il aurait rencontré ces brigands. Le feu mis par accident peut-être. Probablement.

Il se décidait à aller se rendre compte au moment qu’il se vit cerné d’une bande de paysans. À leur vue, il resta béant. Rouge Le Bâtard les conduisait, portant son couperet et revêtu de son vieil habit militaire. Derrière lui, il y avait Adam le Berger, Guillaume le Menuisier, et Grégoire et d’autres et d’autres encore, tous armés de faux, de fourches, de bâtons. Avant qu’il eût fait un mouvement, des mains rudes l’avaient désarçonné, et Rouge Le Bâtard, grimpé à sa place sur sa monture, ordonnait :

— Frères, voici celui qui s’est tant diverti à piller vos demeures, à obéir, ce chien, aux plus viles besognes. Lâchez-le, on va lui donner quelques pas d’avance et nous allons le conduire. Tu allais chez toi, nous t’y escorterons, passe devant, on te suit, valet !

Livide, suant de terreur, entré d’un coup brutal dans le cauchemar, se repentant amèrement de ne point avoir écouté tout à l’heure le paysan, messire de Boisjoly se jeta à genoux sans crainte de salir son bel habit et malgré sa corpulence.

— Relevez-le, cria Rouge Le Bâtard, qu’on lui apprenne à courir.

— Grâce, pleura l’intendant, je n’ai fait qu’appliquer les sentences, mon père était ainsi que vous un vilain.

— Lâche, tu crois nous attendrir d’une vilenie de plus. Relevez-le promptement, nous avons d’autre besogne.

Grégoire se mit à sauter autour de l’intendant agenouillé. Il le piqua aux bons endroits, malgré ses cris, ses supplications, ses menaces, si bien qu’à la fin, messire de Boisjoly se traîna quelques pas, se releva et se mit à fuir.

— Monseigneur va devenir svelte à ce régime, raillait Rouge Le Bâtard, hardi, sus ! sus !

Les vêtements souillés et déchirés, saignant, éperdu, l’intendant dévalait le plus qu’il pouvait, fouaillé, harcelé. Il tomba pleurant, tragique et grotesque.

— Relève-toi, cria Rouge Le Bâtard, ou je te cloue comme chauve-souris à la porte d’une grange !

— Pitié, hoqueta l’intendant.

— Tu oses implorer notre pitié, toi qui n’en eus pour quiconque. Jetez-moi cette ordure au fossé, ça ne mérite pas de périr sous nos coups.

Le gros homme hurlant, gémissant, se tordant, fut happé sous les aisselles, et balancé plusieurs fois pour, enfin, à l’état de loque sanguinolente, être lancé dans le ravin. Un cri retentit, il y eut des bris de branchages, puis plus rien.

— Bonne besogne de faite, cria Rouge Le Bâtard, sus ! sus ! à Coucy à présent !

La troupe déguenillée repartit, pieds nus pour la plupart, la face hâve ou terreuse, les cous maigres, les poitrines que ne couvrait plus le sayon, farouches, la faim au ventre, et dans les poings serrés de pitoyables armes, ils allaient. Des corbeaux tournoyant s’élevèrent au-dessus d’un trou. Ils croassaient puis s’abattaient.

— Quelque charogne les attire, dit Rouge Le Bâtard.

Grégoire voulut aller voir. Agile il descendit, et l’exclamation qu’il poussa les fit arrêter. L’apprenti de Frappe-Fort remontait, on l’entoura.

— Qu’as-tu vu ?

— Ce que j’ai vu, répondit-il un peu pâle, mais les yeux brillants, un cadavre à demi dévoré. Et savez-vous lequel ?

— Comment veux-tu que nous sachions.

— Le cadavre de sire Harold de Coucy.

— Brin de Dieu ! s’écria Rouge Le Bâtard, pour celui-ci de mes parents, qui dut rentrer un soir plus ivre encore que de coutume, la Providence s’en est chargée. Aux autres, à présent. Hardi les garçons, à Coucy !

À Coucy, Frappe-Fort avait déjà besogné. Chose inouïe et qui marqua dans maints endroits la révolte des Jacques, ce château menaçant, cette forteresse imprenable, le forgeron et ses compagnons y entrèrent presque sans lutte. La peur fut une traînée de poudre irrésistible qui paralysa les assaillis. Devant une troupe de paysans, d’artisans résolus à se faire justice et payant d’audace, si peu guerriers pourtant d’équipement, la garnison de Coucy prit la fuite. Plus courageux, un valet voulut défendre le second pont-levis que nul ne songeait à relever. Il s’écroula, assommé.

La vieille Alyse et la chienne Louvette cheminaient à leur tête.

Dans la salle des preux s’égayait une rieuse assemblée. Galamment étendu en une souple robe de repos, le sire de Coucy écoutait Jacqueline de Boisjoly jouer de la cythare, tandis que Margaine de Coucy contemplait en riant le jeune Enguerrand enseigner un pas de danse à sa sœur Liliane.

En son oratoire, s’était retirée Agathe de Coucy.

Accorte sous un accoutrement ponceau, allant à merveille à sa beauté brune, Jacqueline de Boisjoly quêtait mignardement un compliment de son suzerain. La tapisserie vivement soulevée brisa net son sourire. Un domestique qui servait aux cuisines entrait presque courant et, hagard, tombait à genoux au milieu de la pièce.

— Noble sire, gémissait-il, ils sont entrés dans le château, une bande de démons, nous allons tous périr !

De courroux, Enguerrand de Coucy s’était levé, disant :

— Qu’est-ce cela ?

Et appelant le valet qui se tenait toujours à la porte :

— Gilles, jetez-moi ce serf en une basse-fosse, il y reprendra ses esprits.

— Noble sire, je vous fais serment…

Déjà on l’entraînait vers le donjon.

— Qu’a voulu dire cet homme ? balbutia Jacqueline, toute pâlie.

— Vous n’allez pas, ma mie, prendre effroi du discours d’un fou. Qui pourrait pénétrer sans notre vouloir en notre citadelle, railla le sire de Coucy.

Jacqueline se mit à rire, quoique point entièrement rassurée.

— Certes, dit-elle, mais ne sentez-vous point certaine odeur de roussi ?

Pour lui répondre, la cloche d’alarme se mit à sonner, et comme elle tenait les yeux attachés à la tapisserie, Jacqueline de Boisjoly reculait, folle de terreur, criant d’une voix qui s’étranglait :

− Là !… là !…

Une forme hideuse causait son épouvante. Ce devait être une vieille femme, ce corps décharné sous des loques pendantes, ces cheveux blancs salis et en désordre, ces prunelles féroces, cette main desséchée qui tenait par son collier une chienne semblable à une louve.

— Là… là… répétait Jacqueline.

Plus surpris encore qu’inquiet, le sire de Coucy appela :

— Gilles !

Nul ne vint, cette fois. Liliane se jetait dans les bras de son frère, Margaine s’était à peine détournée, dédaigneuse.

Riant d’un rire horrible, l’apparition se mit à parler d’une voix rauque :

— Taïaut… taïaut !… la chasse… va, Louvette… va, ma belle !… Taïaut… ah ! ah !… c’est la chasse qui recommence… ah ! Luc… Luc… dans le fossé l’autre et les corbeaux qui le déchirent… ah !… taïaut… la chasse !… la chasse !

La vieille et la chienne avaient bondi. Derrière elles, comme si ces mots étaient un appel, des cris, des piétinements retentirent, on se battait au dehors, pendant qu’une fumée âcre montait de la cour.

Jacqueline s’appuyait à la fenêtre.

— Les écuries qui flambent ! s’écria-t-elle… Au secours !…

Le sire de Coucy saisissait l’épée d’une panoplie, geste que suivit le jeune Enguerrand. Pour fuir, Jacqueline s’élançait, mais la chienne d’un élan la renversait, et déjà les mains de la vieille se nouaient à son cou. Louvette mordait, esquivant les coups d’épée. À ce moment, Frappe-Fort avec Georget, Guillaume, L’Agnelet et une poignée de combattants, faisaient irruption. Le jeune Enguerrand se précipitait sur Georget. De son marteau, Frappe-Fort fit sauter l’arme. Le fils des Coucy eut un bond en arrière et, blême de rage, soutint Liliane se pâmant et l’appelant à l’aide. Enguerrand de Coucy se jetait devant ses enfants, les protégeant de son épée fort peu tranchante. Blessé au bras, Georget s’agrippa à la tapisserie qui devint rouge. Benoist le Meunier gisait le front fendu, et les Jacques reculaient, quand Rouge Le Bâtard accourut à la rescousse, criant :

— Roy ne suis, prince ne daigne, suis bâtard des sires de Coucy !

Le rire insultant de Margaine lui répondit. Rapide, il fut vers elle. Une arme à la main, droite et toujours hautaine, elle attendit l’attaque.

— Salut, belle cousine, dit le soldat, c’est du noble sang de Coucy qui coule en mes veines. Querelle de famille que nous vidons là !

— Tu n’en reste pas moins vil manant, répliqua Margaine, toi qui massacres les femmes.

— Des femmes ça, des bêtes fauves, cria Frappe-Fort. J’ai retrouvé Loyse mourante, tu périras avant elle !

Le marteau allait écraser le joli visage qui le bravait. De son épée, Enguerrand fit dévier le bras du forgeron, mais Grégoire s’était courbé et tête basse, buta contre Margaine. Avec un cri, elle tomba sur les genoux. Avant qu’Enguerrand pût la dégager, Frappe-Fort la maintenant désarmée, Rouge Le Bâtard disait :

— Qu’on la marque comme les troupeaux avec lesquels ils nous ont confondus.

Un hurlement d’agonie retentit. Quand Enguerrand releva sa nièce, deux balafres en croix dont une traversait l’œil gauche, barraient de sillons sanglants le beau visage, et l’altière Margaine n’était plus qu’une femme évanouie d’atroce douleur endurée.

Enguerrand de Coucy se fatiguait à frapper. Voyant son fils près de lui, il murmura :

— La porte vers l’oratoire.

Le jeune sire comprit. Couvert du moulinet de l’épée, il fit jouer un ressort dissimulé par une statue. Une porte basse s’ouvrit où il traîna Liliane, puis la maintenant le temps que son père repoussait un furieux assaut de Rouge Le Bâtard, il parvint à la fermer sur eux quatre. Abandonnée, Jacqueline de Boisjoly agonisait.

Maîtres du terrain, mais en somme plutôt désemparés, les Jacques eurent un moment d’hésitation, ne sachant que résoudre, lorsque la voix de Conrad les appela pour un nouvel assaut.

— À l’abbaye de Prémontré, frères !

Ils partirent en désordre, laissant, allumée au grenier à fourrages, la flamme qui lécha, pour seulement, les noircir, les murailles épaisses du château de Coucy.


XVI


Frère Loys s’activait auprès des blessés, les relevant ou les pansant. Comme il traversait Laon quand Conrad avait requis le sire d’Etouvelles pour se mettre à la tête de la révolte, il rencontra l’abbé Jérôme. L’abbé lui jeta haineusement au passage :

— Vous êtes fier de votre œuvre, sans doute.

Il s’en allait très vite. Frère Loys haussa les épaules, et se rendit au logis de maître Nicole Flamand où il put voir en sûreté Philippe de Haume et sa fille. Puis comme il connaissait l’intention de Conrad de forcer l’abbaye de Prémontré, il se dirigea de ce côté.

Quand il fut devant la porte de l’abbaye, il eut la surprise de la trouver seulement poussée.

Il entra. Tout annonçait une fuite précipitée.

— L’abbé Jérôme les a prévenus, se dit-il.

Il parcourut le cloître, la maison du prieur aux coffres vidés en grande hâte, et se retirait lorsqu’il eut l’étonnement d’apercevoir une robe blanche glisser paisiblement à travers le jardin. Sans hâte, comme si nul événement ne s’était passé, l’abbé Mathias soignait ses abeilles. À la vue de frère Loys, il dit simplement :

— Ah ça, frère Loys, pourrez-vous m’apprendre ce que signifient ces histoires que l’abbé Jérôme nous est venu conter ?

— Il ne vous a dit que la vérité.

— Bon, vous aussi, rit le petit abbé Mathias au teint rose, aux gestes discrets.

— Si vous tenez à la vie, frère Mathias, je vous engage à ne point rester ici.

— Bah ! que feront-ils à un pauvre moine qui cultive ses fleurs. Je ne comprends pas quelle crainte les fit sauver. Nous vivons dans la paix du Seigneur, parmi les dons qu’il nous délivre. Et ces gens, soi-disant féroces, nous apportent pour la dîme, très docilement, les produits qu’ils récoltent. Eux se fâcher, allons donc. D’ailleurs, nous ne faisons de mal à quiconque. Il faudrait être fou pour nous tenir rigueur de quoi que ce soit.

Devant cet égoïsme presque ingénu, frère Loys eut un geste d’indifférence et tourna bride. Le père Mathias lui criait :

— Dites-leur bien, frère Franciscain, que les moines sont des créatures de Dieu, qu’ils n’y touchent pas, il leur en coûterait leur part de paradis !

Sur la route, la troupe s’avançait guidée par Rouge Le Bâtard flanqué de Frappe-Fort et de Conrad. Le soldat essayait de mettre son expérience des batailles au profit d’une impossible discipline. Il n’y réussissait guère. La vieille Alyse galopait sur le côté avec Louvette. Depuis si longues années qu’elles vivaient l’une près de l’autre, la femme et la bête savaient ce qu’elles attendaient. Quand ils avaient entendu parler celle qui n’avait plus rien dit depuis la chasse horrible, tous s’étaient senti étreindre d’une terrible émotion. Ils la regardaient, comme si elle eut symbolisé pour eux tout le fardeau de leur servage et ils la protégeaient, toujours autour d’elle, mais elle bravait le danger. Peut-être ne voulait-elle plus vivre, après.

— Où est Georget ? s’écria frère Loys venant à leur rencontre et ne voyant plus l’adolescent auprès de Guillaume.

— Fatigué par sa blessure, nous l’avons laissé avec Adam le berger, qui veille sur lui.

— Où ça ?

— À la forge.

Frère Loys les quitta, et se tournant leur cria :

— Le nid est vide, les frelons sont envolés.

— Tant pis, on mettra le feu au nid.

Une heure plus tard, l’abbaye des Prémontrés flambait et le père Mathias, réfugié en un cellier y périssait étouffé.

Frère Loys revint à la forge, ayant rencontré sur son chemin des éclopés, mais il allait droit à Georget. Les yeux clos, ses cheveux tachés de sang, le bras très enflé, il était étendu, Guillemette et le vieil Adam le veillant. Frère Loys examina la plaie et poussa un soupir de soulagement.

— Ce ne sera pas grave, mais comment le bien soigner.

Il réfléchissait.

— Voulez-vous venir aussi, Guillemette, je vais emmener Georget à Laon en un asile sûr.

— Emmenez-le, frère Loys, moi je ne quitte Guillaume.

Frère Loys n’insista pas. Le soir, il cognait à la porte de maître Nicole Flamand. Barbe vint ouvrir. On coucha Georget secoué de fièvre et Alyse commença de le soigner comme elle eut soigné un frère très cher.

Et le jour que Georget comprit ce qui se passait autour de lui, la tête reposant encore très faible, il sourit à Alyse, lui disant naïvement.

— Oh ! sainte Cécile, comme je vous aime !


XVII


Ils se sont battus deux semaines, avant d’être écrasés. Ils se sont battus avec les outils de leur labeur, le fléau du batteur de blé, la houe du laboureur, le mancheron de la charrue, des crocs, le marteau du forgeron et des vieilles armes hors d’usage. Ils ont frappé comme sur l’enclume. Ils ont présenté leur poitrine à peine couverte du sayon de laine à la pique des chevaliers couverts d’armure. Ils ont lutté sept mille contre l’armée des seigneurs réveillés de leur torpeur, contre cette noblesse qui retrouvait sa vaillance à tailler dans le vilain. Deux semaines ils ont semé les effrois et seule la tache du sang qu’ils ont répandu demeure au livre de l’Histoire, alors que les meurtres de la Contre-Jacquerie furent si horribles, qu’en moins de dix jours vingt mille cadavres de Jacques jonchèrent le pays plat.

Furieux de leurs craintes, ivres de sang, avides de pillage, les nobles se vengèrent, impitoyables, torturant quiconque tombait sous leur main. Les Jacques avaient tué des femmes et des enfants, leurs maîtres laissèrent des villages entiers où ne resta plus une âme. Meaux, devant qui tomba le dernier espoir des Jacques, se vit brûlée entièrement, ses églises souillées.

Et tandis que le 11 juillet 1358, Étienne Marcel, dans une lettre aux bonnes villes de France et de Flandre, désavouait ce peuple abattu qu’il avait soulevé, il flétrissait néanmoins la réaction sauvage, et le dauphin accordait des lettres de rémission à presque toutes les villes rebelles.

Ce fut contre les Jacques que le jeune sire de Coucy Enguerrand VII fit ses premières armes. Avec le comte Phébus, beau-frère de Charles le Mauvais, le sire de Grailly, le captal de Buch, il se lança en bête fauve déchaînée à travers le pays plat. Et l’on dirait, à lire les pages de l’Histoire, qu’un peu plus tard, prise d’un vague remords de justice, la Providence avait voulu venger les Jacques outragés et crucifiés. Le comte Phébus meurt subitement, le captal de Buch devient insensé. Enguerrand VII de Coucy périt chez les Turcs, Charles le Mauvais est brûlé vif après quinze jours de souffrances horribles. Quant à Étienne Marcel, le dauphin, qui se sut trahi par lui, le faisait assassiner aux portes de Paris.

Le 13 juin de cette année 1358, dans la maison de maître Nicole Flamand finissaient de déjeuner le maître du logis, Philippe de Haume, Alyse et Georget encore un peu pâle, mais guéri. Barbe allait et venait, mangeant à leur table tout en servant et surtout contemplant avec attendrissement les deux jeunes gens qui se souriaient.

On heurta le marteau de la porte, Barbe s’en fut ouvrir. C’était Conrad, un Conrad maigri, abattu. Sans un mot de bonjour, il dit :

— C’est fini !

Il vint tomber sur un siège et resta un instant, la tête dans ses mains. Un silence désespéré régnait dans la pièce. Au bout d’un moment, Conrad releva la tête, il avait pleuré.

— Notre Karlot, dit-il, est tombé entre leurs mains. Ils l’ont fait périr en lui enfonçant au front, par dérision de sa royauté, une couronne de fer rougie au feu. Mais ils n’ont obtenu de lui ni un gémissement, ni un cri de grâce. Notre roi Karlot est mort en martyr.

— Las ! fit Barbe épouvantée.

Très pâle, maître Nicole Flamand inclina la tête. Des larmes lourdes tombaient des yeux de l’aveugle. Alyse et Georget s’étaient levés, et instinctivement se serraient l’un contre l’autre, leurs mains unies.

— Et nos amis ? demanda maître Nicole, depuis le trépas de Frappe-Fort, je ne sais rien.

Au sortir d’un combat, Frappe-Fort avait bu un verre d’eau glacée. Une congestion l’emportait quelques heures plus tard.

— Après, répondit Conrad, ce fut la débandade. Rouge Le Bâtard ne put les rallier. Désespéré, il est reparti combattre l’Anglais, m’a-t-il dit.

— Et Guillaume ? interrogea Georget, est-il sauvé, ami Conrad, et Guillemette, comme vous me l’aviez promis ?

— Nul n’ira les chercher où ils sont, ne crains rien pour eux, Georget.

— Oh ! merci, Conrad, mais les autres ? L’Agnelet ?

— Tué.

— Grégoire ?

— Il s’en est allé avec Rouge Le Bâtard. Quant à la vieille Alyse, elle est morte au combat, comme nous revenions de brûler le nid de quelques moines un peu trop gras. Étendue sur le chemin, Louvette se coucha sur elle, mordant ceux qui voulaient l’arracher de ce corps qu’elle essayait peut-être de réchauffer. Le lendemain je suis revenu, il y avait deux cadavres, celui de la bête couvrant celui de la vieille serve. J’ai creusé une grande fosse pour les y coucher toutes les deux.

Alyse sanglotait à ce récit. Georget l’enlaçant tendrement, la fit asseoir.

— Alyse, ma douce sœur, ils seront vengés un jour, je le jure.

— Mais je ne veux pas que tu meures ! s’écria la jeune fille.

Et tous eurent un sourire à travers leur émoi.

— J’étais venu, maître Nicole, dit Conrad en se levant, pour vous prévenir. Vous êtes accusé d’avoir excité à crime et pillage les manants du fief de Coucy. Je vous offre, à tous, l’asile inviolable des gens de ma tribu à laquelle je retourne. Laissez passer l’orage, dans peu de temps, vous pourrez revenir en votre logis. Acceptez-vous ?

— Pour eux, oui, dit maître Nicole Flamand désignant ses hôtes, pour moi non. Je ne veux point fuir devant mes actes, ils porteront leur poids.

— À la bonne heure ! fit une voix qui sonna clair.

— Frère Loys ! s’écrièrent-ils.

— Lui-même, mais on entre ici comme au moulin. Tenez votre seuil clos, au moins.

— Sainte Vierge, s’écria Barbe, n’aurais-je point fermé la porte ?

— Il me paraît, ma chère Barbe, je l’ai fermée derrière moi, demeurez là.

— D’où venez-vous, frère Loys ?

— D’ici et de là, pour retourner ailleurs. Je viens de voir sur les ruines de Prémontré les maçons rebâtir l’édifice. Tout est à refaire, Conrad.

— Hélas.

— Mais vous, maître Nicole, avez prononcé les mots qu’il fallait dire. Assez les abandonnent lâchement. Étienne Marcel, prévôt des marchands, vient de les désavouer publiquement, ils ne peuvent plus lui être d’aucun secours.

Philippe de Haume dit alors :

— Ne l’avais-je point prédit ? Que le sang versé retombe sur leurs mains !

Ils restèrent silencieux un moment.

— Je dois partir, dit Conrad, quiconque veut me suivre se prépare au départ. Demain matin ; au jour levant, je serai là.

À l’aube le lendemain, maître Nicole qui d’ailleurs, malgré qu’il se vit fort suspecté, ne fut point emprisonné, et Barbe entêtée à ne le point quitter, dirent adieu aux voyageurs. Dans la charrette de Grégoria, on fit monter l’aveugle, puis Alyse et Georget, en qui la jeunesse chantait la chanson ardente de la vie, le fils du laboureur, la fille du tailleur d’images.

L’avenir…

FIN






Fontenay-aux-Roses. — Imp. L. Bellenand. — 31.947.