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XI


L’ombre d’un beau soir commençait à tomber, quand le lendemain frère Loys retrouva Conrad à l’Hostellerie des Trois rois mages, rendez-vous qu’il lui avait assigné, parlant à sa tourterelle.

On n’eut point reconnu en ce jouvenceau élégant à l’apparence de bachelier aisé, vêtu d’un pourpoint de teinte sombre, le bateleur qui, la veille, amusait les badauds de ses tours de jonglerie. Seuls les yeux noirs au regard décidé le pouvaient trahir. Sa voix elle-même ne nasillait plus comiquement, musicale de notes pleines et chaudes, pétrissant l’âme de ceux qui l’entendaient.

Tout en se faisant servir un souper de chère simple mais délicate, en cette salle que traversaient voyageurs, marchands et servantes, sans que nul s’offusquât d’un étudiant fortuné semblant offrir le couvert à un moine affamé, les deux compères devisaient.

— Notre sire est revenu, disait frère Loys.

— Je connaissais ce retour.

— Pour payer rançon de sa vaillance au combat, nous avons dû donner jusqu’à notre dernier sol.

— Je le sais également. Qui voyage beaucoup apprend bien des choses. J’ai beaucoup voyagé ces temps derniers, frère Loys.

— Je n’en suis guère surpris. Serait-il malséant de s’inquiéter si vous avez fait des rencontres en cheminant ?

— Non point. J’eus l’occasion d’entretenir Jean Hullot d’Estaneguy, homme de grande bravoure et bonne compagnie ; le capitaine de Fremoy ; Jean Néringot, curé de Gélincourt. J’ai rencontré la noble dame de Béthencourt, fille charitable du seigneur de Saint-Martin de Guillart.

— N’auriez-vous fréquenté que nobles dames et prélats ?

— Nenni. J’ai visité d’humbles laboureurs.

— Voici qui me plaît mieux encore. Accordent-ils au moins obéissance à la loi du seigneur, même si le poing du maître s’abat rudement sur le vassal, même si la protection du cher sire est un fardeau qui leur fait plier l’échine ?

D’un ton semblable d’ironie, Conrad répondit :

— Certes, ils ne sont qu’amour et contrition. Certains pourtant se montrent ingrats, écoutent chanter l’alouette.

— C’est beaucoup d’étourderie de leur part.

— Ils ont audace grande, envoyant message à ceux d’ici pour connaître s’ils prêtent attention, comme eux, au chant de l’oiseau matinal.

— En quel mois ce chant s’élève-t-il le plus haut ?

— Quand la saison en est propice. Il se pourrait que mai ne s’écoulât pas sans qu’on l’entendît de partout.

Frère Loys demeura songeur un instant, puis murmura :

— Que Dieu sépare le bon grain de l’ivraie, qu’il le prenne en miséricorde.

Conrad eut un geste d’indifférence.

— Savez-vous comment est né Conrad, frère Loys ? demanda-t-il.

Le moine répondit non, d’un mouvement de tête.

— Ma mère Maïa était une fille de race gitane. Comme elle eut le malheur de ne point choisir époux dans sa tribu, elle se vit répudiée par le peuple de Bohême. Elle disait la bonne aventure, mon père faisait danser un ours sur les places ou dans la cour des châteaux. Un jour, marqué d’une pierre noire, ils vinrent non loin d’ici divertir les hôtes d’une seigneuriale demeure. Tandis que ma mère prédisait l’avenir à la vieille châtelaine, mon père prodiguait son savoir devant le jeune châtelain et sa sœur. La noble demoiselle et le beau damoiseau ne trouvèrent pas le spectacle assez fol. Sous prétexte de le rafraîchir, on fit emmener mon père à l’office. Quand il revint, il trouva l’animal démuselé et harcelé par les dogues lâchés. Il voulut le reprendre, mais l’ours se tourna contre lui. Ce fut un combat entre l’homme et la bête aux éclats de rire des jeunes nobliaux qui s’amusaient enfin. Imaginez ma mère survenant, frère Loys, et frappée d’épouvante, assistant au combat qui ne se termina que grâce au couteau dont mon père éventra l’ours, sa seule richesse. Je naquis le soir et n’ai jamais connu ma mère. Elle expira comme je poussais mon premier cri.

La jeune demoiselle qui s’était fort divertie mourut peu de temps après, d’une maladie dont on ne connut jamais la cause. Il est de bizarres maladies, frère Loys. Pour le frère, il s’est sanctifié depuis. On l’appelle à présent l’abbé Geffroy, prieur de l’abbaye de Prémontré.

Frère Loys eut un geste de surprise.

— Le prieur ?

Conrad inclina la tête. Frère Loys répliqua :

— Ils auront semé trop de haine pour récolter la pitié… À propos, Jean Deshuchettes est de retour. Il a rencontré notre Étienne. De graves décisions auront pouvoir, peut-être, d’avancer les événements.

— Je sais.

— En ce cas, reprit frère Loys à voix plus haute. si nous vantions les mérites vraiment recommandables de cette anguille qui s’avère savoureuse. Un Franciscain ne fait point toujours si plantureux repas.

« Vraiment on rencontre trop de moines dans cette bonne ville de Laon.

Un moine, en effet, qui se croyait bien ignoré parmi la foule allant et venant, était passé plusieurs fois, avec une négligence suffisamment maladroite, près de la table où soupaient frère Loys et Conrad. Lorsque les deux amis se quittèrent, le même moine vint justement se trouver sur leur chemin, si près d’eux qu’il faillit se cogner dans frère Loys.

— Que de mal se donne pour moi ce pauvre abbé Jérôme, dit le Franciscain, persuadé désormais d’une surveillance obstinée.

Mais sans s’inquiéter d’être épié, il ajouta :

— Je me rends à notre couvent où je n’ai guère paru ces jours-ci. À bientôt sans doute.

— À bientôt, dit Conrad, j’en ai l’espoir.

Quelques instants plus tard, frère Loys eût pu se rendre compte quel intérêt l’abbé Jérôme portait à ses actions.

L’ombre tombait davantage sur la ville. Dans un étroit parloir de l’église de Saint-Martin, propriété des Prémontrais, se tenaient deux prêtres. Devant un abbé fleuri d’embonpoint et dont la face vermeille arrivait mal à paraître consternée, la forme noire qui, au dossier du fauteuil, sembla diriger l’entretien entre le prieur et frère Loys, ce même religieux que le moine avait croisé en arrivant à Laon sa démenait furieusement.

— C’est un nid d’hérétiques, je vous le dis, abbé Denis. S’il était en ma puissance, j’enverrais quelque archer se saisir de la personne de maître Nicole Flamand et de tous ceux qui fréquentent le logis, dont ce Franciscain damné.

— Nous serions en situation bien périlleuse, s’écria d’un ton d’effroi l’abbé Denis. N’est-il point déjà suffisamment de querelles avec les laïcs, où nous prenons parti, malgré le caractère pacifique que notre robe devrait garder.

L’abbé Jérôme considérait avec un mépris visible la frayeur de l’abbé Denis.

— Avez-vous soupçon, dit-il sarcastique, qu’ils ne nous épargneront guère, vous et moi, si quelque heurt vient à se produire entre manants et seigneurs ?

Croisant ses mains sur son ventre, l’abbé Denis se mit à rire :

— Là, là, vous voyez tout en noir, abbé Jérôme. Comment pouvez-vous supposer que des êtres si insignifiants puissent seulement rêver à se heurter avec leurs nobles sires. Frère Jérôme, la paix du Seigneur ne vous hante point. Il vous faudrait veiller à l’humeur chagrine qui vous anime, par un remède d’herbes rafraîchissantes. Songez-y.

L’abbé Jérôme frappa du pied.

— Vous êtes aveugles, tous, tous !

L’abbé Denis eut un geste qui voulait dire :

— Ne le contrarions pas !

— Vous ne voyez rien, reprit furieusement l’abbé Jérôme. Ces nobles sires ont exaspéré leurs sujets. Le régent qui trouverait, en une insurrection, matière à régner plus aisément, laissera passer l’orage, ayant profit à ce que tombent quelques têtes altières.

— Abbé Jérôme, soutiendriez-vous les rebelles ?

— Certes non. Que la foudre de Dieu les anéantisse et ce sera purification sainte. Mais une noblesse ignorante et brutale n’est point le guide avisé qu’il faut à des ouailles poussées à la révolte par des meneurs habiles qui sauront pêcher en eau trouble.

— Qui nommez-vous ainsi, abbé Jérôme ?

— Qui je nomme ? Quelques bourgeois dont ce prévôt des marchands, cet Étienne Marcel qui, d’un appui secret soutient les émissaires d’un Guillaume Karlot devenu un souverain de dérision, mais qui agite les campagnes en tous sens. Le feu peut couver longtemps, une étincelle fera tout flamber.

L’abbé Denis ne riait plus.

— Qui vous donna de tels renseignements ?

— J’ai, moi aussi, mes émissaires.

— Que pense notre vénéré prieur de tout ceci ?

— Il demeure incrédule, se butant dans la croyance du droit de la noblesse à tailler dans le vilain.

— Vous voyez bien, abbé Jérôme, s’écria l’abbé Denis reprenant quelque vaillance.

— Et moi, je vous affirme que j’ai raison. Je vous préviens que nous assisterons à de terribles spectacles, et qu’il sera trop tard !

L’accent était d’une telle véhémence que perdant tout à coup son optimisme souriant, l’abbé Denis fut étreint d’une véritable terreur.

— Vous êtes effrayant, balbutia-t-il. Mais en admettant qu’il se passe de telles abominations entre les seigneurs et leurs vassaux, qu’aurions-nous à voir là-dedans ?

Droit, les bras croisés, les yeux terribles dans sa face blême, précurseur des moines fanatiques qui devaient allumer les bûchers des guerres religieuses, l’abbé Jérôme considéra froidement le gros abbé bouleversé.

— Ce que nous aurions à voir là-dedans ? répondit-il d’une voix sifflante, mais rien bien certainement !

— Je ne vois pas.

— Vous ne voyez pas ! Vous ne savez pas la haine qui couve contre nous ?

— De la haine ! s’écria l’abbé Denis s’agitant sur sa chaise, mais pourquoi ? Nos couvents ne furent-ils pas lieux d’asile ? N’avons-nous point protégé les serfs contre les bandes pillardes ? Ils travaillent pour nous, ils ne peuvent avoir de la haine.

— Ils en ont, et vous y avez contribué.

— Moi ! s’exclama l’abbé Denis qui hésitait à se demander s’il fallait avoir peur, ou si l’abbé Jérôme ne perdait pas l’esprit.

— Vous et les autres, dit l’abbé Jérôme d’une voix sombre. Votre mollesse, votre gourmandise, votre paresse qu’ils ont loisir de contempler, comment vous les pardonneraient-ils ?

— Abbé Jérôme, ne croyez-vous pas que l’orgueil dicte vos paroles, pour vous permettre ainsi de juger vos pareils.

— Ils seront jugés un jour par un juge plus impitoyable. Et ce juge leur demandera compte d’une vie qui aura tout renié de l’humilité chrétienne. Ce Franciscain que le diable étouffe n’a, par grand malheur, que trop raison.

Effondré sur sa chaise, muet à présent, l’abbé Denis contemplait l’abbé Jérôme dont la haute silhouette noire, se répétant sur le mur, semblait grandir, démesurément, l’aspect terrifiant d’un démon exterminateur.

L’ombre de cette nuit s’éclairait d’une pâle lueur laiteuse lorsque Conrad parvint à l’entrée de la carrière où se tenait l’assemblée et près de laquelle il avait, sans mot dire, écouté les paroles de Rouge Le Bâtard répondant au laboureur de Saint-Paul-aux-Bois. Quand il jugea le moment propice, ce fut alors qu’il intervint.

Tous s’étaient tournés vers lui.

— Frères, dit-il d’une voix contenue mais vibrante, le temps est venu de regarder en face, ceux vers qui vous n’avez jamais osé lever les yeux. Je viens à vous envoyé par notre roi Karle, par notre aimé Guillaume Lalouette, qu’assiste Le Grand Ferré, tous prêts à souffrir mille morts plutôt que de vous abandonner. Mais êtes-vous prêts ? Vous sentez-vous des âmes d’hommes ou de bêtes de somme ? Est-ce avec courage ou vile trahison que vous avez prêté le serment ? Répondez, frères. La nuit fut longue et l’aube vient. Trouvera-t-elle prêt à se courber docilement sous le fouet celui qu’avec amère raillerie ils ont baptisé Jacques Bonhomme ?

« Ils sont revenus vos maîtres, plus arrogants, plus féroces que jamais, ivres de jouissance et de cruauté. Ils ont, bravant les lois de justice que nous donne notre régent, ressuscité la taille aux quatre cas. Ils ne veulent ouïr la parole que par ma bouche notre prévôt Étienne Marcel vous fait parvenir. Écoutez-la, elle vous donne toutes armes pour désobéissance à vos seigneurs fourbes et cruels.

« Chacun pourra résister à ceux qui voudront faire des prises et reprendre sans crainte de peine et d’amende tout ce qui lui aura été enlevé, et si ceux contre qui ces violences seront exercées n’étaient pas assez forts pour y résister, ils pourront appeler à leur secours leurs voisins qui pourront s’assembler par cri public ; et ils ne pourront être assignés sur tout ce qui aura rapport à ces prises par devant les juges ordinaires.

« Les souldoyers, soit français, soit étrangers, ne pilleront point dans le royaume sous peine d’être pendus et il sera permis de leur résister par voie de fait. »

« Ô mes frères qui avez reçu violences et enduré rançons, qui supportez les mercenaires anglais autant que les pillards de ces grandes compagnies dévorant le royaume de France, voici ce qu’au nom de notre grand Étienne Marcel, prévôt des marchands de la bonne ville de Paris, je viens vous mander… Vous sentez-vous le cœur assez ferme pour résister, par voies de fait, à vos bourreaux ?

L’assemblée était debout. Les faces brillaient d’énergie. Des acclamations saluèrent le nom d’Étienne Marcel et beaucoup pleuraient.

— Frères, reprit Conrad, en ce moment, au gibet de Coucy, qui n’avait plus de pendus, trois des vôtres sont la proie des corbeaux qui n’ont fait que déplaire à Enguerrand VI. Et le jeune faucon qui se nommera Enguerrand VII promet d’égaler, de surpasser peut-être, la dureté paternelle.

« Nos campagnes se voient dévastées comme rasées par le feu et messire de Boisjoly, ce valet gonflé d’insolences, siège au tribunal du bailli où l’on condamne et dépouille sans répit. Un vent de terreur souffle. Frères, vous sentez-vous prêts, en foi sincère en vaillance, à répéter le serment de notre roi Karle ?

« Honni soit celui par qui il y aura retard que tous les gentilshommes ne soient détruits. »

Telle une flamme embrasant les taillis, l’émotion soulevait la salle. À la voix de Conrad, les doutes s’envolaient, l’humiliante résignation se voyait balayer au vent des révoltes farouches.

Pour la première fois, sentant qu’ils étaient hommes ainsi qu’eux, les Jacques allaient répondre, d’une clameur de colère, au long gémissement de leur crucifiement.

L’aube pointait quand ils s’égrenèrent dans la campagne, à pas furtifs. Longtemps après qu’ils furent dispersés, Conrad s’attardait à rêver. Il allait partir, retournant vers Laon, quand un froissement de branches le fit arrêter, méfiant. À l’abri d’un buisson, il se courba, pouvant apercevoir la route. Le bruit cessa, puis reprit. Conrad vit une chienne qui d’un bond sauta sur le chemin, puis auprès d’elle vint une forme décharnée qu’il reconnut aussitôt.

Dressée près de la chienne, pieds nus, à peine couverte de loques, ses cheveux en mèches raides, Alyse, la vieille serve contemplait la vallée. Puis Conrad la vit lever les bras et tracer un grand geste, comme si elle lançait quelque malédiction à ce qui l’entourait.

Malgré sa bravoure, Conrad frissonna d’entendre s’élever cet éclat de rire funèbre qui déjà, dans la forge, avait glacé le cœur des compagnons.