Les Institutions militaires de la république romaine et leurs rapports avec les Institutions politiques

Les Institutions militaires de la république romaine et leurs rapports avec les Institutions politiques
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 296-314).
◄  01
LES
INSTITUTIONS MILITAIRES
DE LA REPUBLIQUE ROMAINE

Tout a été dit sur l’organisation des armées romaines, sur leur équipement et leur manière de combattre, sur leur discipline et leurs vertus militaires ; mais on n’en a peut-être pas assez observé ce que j’appellerai l’histoire politique, c’est-à-dire le rapport qu’il y a eu entre ces armées et les institutions de la cité. Ce sujet est pourtant digne d’étude, car on y trouve l’explication de la plupart des révolutions romaines : c’est presque toujours par un changement dans la nature de l’armée que les changemens politiques ont été préparés.

Si l’on prend dans son ensemble l’histoire de l’ancienne Rome, on y peut distinguer quatre grandes divisions. Il y a eu un premier âge dans lequel, sous le nom de royauté ou sous le nom de république, c’était le patriciat qui dominait. Vint ensuite un second âge où la classe riche, sans distinction de patriciens ou de plébéiens, prit le dessus et gouverna la société. Dans un troisième âge, les classes pauvres se soulevèrent, firent la loi, et aboutirent à la destruction du régime républicain et à la fondation du césarisme. Le quatrième âge est la période impériale. Or à ces quatre âges de la constitution politique correspondent avec une concordance exacte quatre constitutions militaires, quatre natures d’armées fort différentes. Il se trouve ainsi qu’une histoire des armées romaines serait une histoire presque complète du gouvernement romain.

I

L’idée d’une armée formant un corps distinct de la société civile, ayant sa vie propre, son organisation à part, ses règles et ses lois spéciales, sa destination particulière, est une idée que les anciens n’ont pas facilement conçue. Elle n’apparaît dans leur histoire qu’à une époque relativement tardive, et coïncide avec leur décadence. Dans toute la belle partie de l’existence de ces peuples, l’armée fut la cité même. Le soldat et le citoyen étaient le même homme ; nul ne pensait à faire du service militaire une profession. La distinction même entre les fonctions civiles et les fonctions militaires, entre les devoirs du citoyen et les devoirs du soldat, entre le commandement en temps de paix et le commandement en temps de guerre, était à peine marquée. On combattait exactement comme on votait, et l’on était ordinairement rangé dans la bataille comme on était rangé dans les comices. Les mêmes hommes qui avaient l’autorité dans l’état l’avaient aussi dans l’armée. Magistrature et commandement militaire ne faisaient qu’un. Les rois et les consuls étaient chefs de guerre, comme ils étaient administrateurs et juges. Les archontes d’Athènes furent longtemps des chefs de guerre ; les stratèges étaient des administrateurs en même temps que des généraux.

Prenez la société romaine à son premier âge : l’armée était constituée exactement comme elle, et le même organisme fonctionnait pour la vie civile et pour la vie militaire. C’était le temps où le patriciat dominait ; cette caste imposait en toute chose ses règles, sa religion, son esprit. La cité patricienne était un ensemble formé de quelques centaines de grandes familles patriarcales ou gentes, groupées préalablement en curies et en tribus. Chacun de ces groupes, au sein même de la cité, restait un corps constitué et séparé ; chacun avait son chef, qu’on appelait pater ou qu’on appelait curio ; chacun avait ses petites assemblées, ses fêtes religieuses, son autel, son tribunal. Tous ces corps, associés en une sorte de confédération, formaient la cité. La réunion des chefs ou patres était le sénat ; la réunion des familles tout entières formait les comices curiates ; le roi était le chef suprême de cette confédération.

À cette organisation, politique et religieuse à la fois, correspondait une organisation militaire toute semblable. Comme la cité se partageait en trois tribus et en trente curies, l’armée se partageait en trois corps et en trente compagnies que l’on appelait des mêmes noms. Les historiens nous disent que chaque curie fournissait cent hommes, et que la tribu comptait mille soldats. Que ces chiffres donnés par la légende ne soient pas exacts, peu importe ; ce qui est certain, c’est le rapport entre le nombre des tribus et des curies d’une part, des soldats de l’autre. La structure de l’armés était la même que celle de la cité. L’armée n’était pas encore distribuée, comme elle le fut plus tard, en manipules et en cohortes. Chaque homme avait le même rang au combat que dans la cité ; sa place était marquée dans sa tribu, dans sa curie, dans sa gens. De même que dans les comices de cette époque on votait par familles et par curies, c’était aussi par familles et par curies qu’on se groupait pour combattre. Chacun de ces corps conservait son unité à la guerre comme dans la vie civile et politique. L’armée était un assemblage, non d’individus distribués au hasard ou d’après des règles purement militaires, mais de petits corps constitués à l’avance d’après les règles qui régissaient la cité.

Lorsqu’il y avait une guerre, voici vraisemblablement comment les choses se passaient. Sur la convocation du roi, chaque gens accourait en armes du petit canton qu’elle occupait sur le territoire. Les diverses gentes qui appartenaient à la même curie se groupaient entre elles, les curies d’une même tribu faisaient de même, enfin les trois tribus formaient la légion, l’unique légion de ce temps-là. La cavalerie s’organisait de la même façon. Chaque gens fournissait un cavalier ; les dix cavaliers d’une même curie formaient l’escouade qu’on appelait décurie, et dix décuries composaient entre elles une centurie. Les trois centuries de cavaliers correspondaient aux trois tribus, et portaient les mêmes noms qu’elles.

On voit bien que cette division de l’armée n’était pas arbitraire et n’avait pas dépendu de la volonté des rois. Elle était liée à tout l’ordre social et religieux de cette époque. Lorsque Tarquin essaya de la modifier, les patriciens lui opposèrent une insurmontable résistance, et leurs dieux firent même un miracle pour prouver que quiconque touchait à l’organisation militaire portait atteinte en même temps à l’ordre civil et à la religion même.

Le commandement était dans l’armée ce qu’il était dans la cité. Au sein de chaque groupe, le chef militaire était le même homme que le chef civil et le chef religieux. La gens marchait sous les ordres de son pater, la curie sous les ordres de son curion, la tribu sous les ordres de son tribun. Le roi, chef suprême de la cité, était aussi le chef suprême de l’armée. Ainsi cette armée de la cité primitive ressemblait quelque peu à nos armées féodales du moyen âge, qui étaient des réunions de petites troupes marchant chacune sous la bannière de son chef naturel et réunies toutes sous les ordres du chef souverain.

Cette armée des premiers temps était l’image parfaite de l’état. Tout citoyen était soldat, et il n’y avait de soldats que les citoyens. Il y a toute apparence que les plébéiens, qui ne faisaient pas encore partie de la cité et ne jouissaient d’aucun droit civil ni politique, ne faisaient pas non plus partie de l’armée, du moins dans les corps réguliers ; mais les cliens, qui étaient à cette époque bien distincts des plébéiens et qui avaient des droits civils et politiques, figuraient dans l’armée comme dans les comices. D’ailleurs les rangs étaient fixés dans l’ordre militaire exactement comme ils l’étaient dans l’ordre des choses civiles et religieuses ; le client devait toujours obéir, le patricien seul pouvait commander.

Les mêmes idées et les mêmes habitudes qui régnaient dans la cité régnaient aussi dans l’armée. C’était le temps où une religion étroite et rigoureuse enveloppait l’homme, l’enchaînait, réglait tous les actes de sa vie. Cette religion ne le quittait pas à l’armée. Comme il y avait un foyer public dans la ville, il y avait un foyer dans le camp. L’armée portait avec soi son feu sacré, son autel, ses dieux. Elle emmenait des prêtres de toute sorte, et faisait chaque jour des sacrifices et des cérémonies. De même qu’une assemblée du sénat ou du peuple ne pouvait se tenir sans l’autorisation des auspices, il fallait aussi à l’armée pour chaque combat, pour chaque manœuvre, à chaque marche ou à chaque campement, que les auspices attestassent que les dieux étaient présens et qu’ils étaient favorables. Une telle armée combattait réellement pro aris et focis, pour ses foyers sacrés et ses autels. Elle combattait pour ses dieux, et ses dieux à leur tour, les dieux nationaux combattaient pour elle. Les drapeaux étaient en ce temps-là des emblèmes religieux. Les chants de guerre étaient des hymnes sacrés. Les revues étaient des fêtes de la religion. Il y avait une cérémonie pour la fabrication des boucliers, et une autre pour la purification des trompettes. Le triomphe n’était pas autre chose que le sacrifice d’actions de grâces que le général vainqueur devait aux dieux de la patrie.

Ainsi la religion, dans cette première époque, régnait aussi souverainement dans l’armée que dans la cité, et imposait à l’une autant qu’à l’autre son esprit et ses règles. Or cette religion était celle des patriciens. En même temps qu’elle garantissait leur toute-puissance dans la société, elle assurait aussi leur autorité à l’armée. L’armée romaine était donc constituée en ce temps-là suivant les idées et les intérêts du patriciat, et l’on peut dire qu’elle était, sous le commandement nominal du roi, une armée essentiellement patricienne. C’est pour cela que les rois, ennemis naturels de la caste aristocratique, firent effort pour renverser cette constitution militaire. Tarquin l’Ancien y échoua ; mais son successeur y réussit, et cette réforme, comme nous allons le voir, fut le plus rude coup que l’on pût porter au patriciat.


II

Les vraies révolutions s’opèrent lentement. Celle qui fit tomber le patriciat romain commença sous les derniers rois, et ne fut achevée qu’au bout de deux siècles. Le premier acte de cette révolution fut une réforme militaire.

On sait que le roi Servius Tullius institua les classes et les centuries ; mais c’est une erreur de croire qu’il s’agit ici d’une nouvelle organisation politique et sociale que ce roi aurait imaginée et créée d’un seul coup. Le mot classe (classis) nous fait illusion : on suppose volontiers qu’il désignait, comme chez nous, une catégorie de citoyens, tandis que dans l’ancienne langue latine il signifiait simplement un corps de troupes. Le mot centurie désignait de même une compagnie de soldats ; l’un et l’autre étaient des termes de la langue militaire. Les classes, telles que le roi Servius les établit, n’étaient pas autre chose que des corps d’infanterie. C’était surtout par leur armement qu’elles se distinguaient. Elles étaient au nombre de cinq ; au-dessus d’elles était la cavalerie, et au-dessous quelques corps d’infanterie légère faiblement armés. Chaque classe avait sa place de bataille, chaque centurie avait son étendard. On ne figurait d’ailleurs dans les classes qu’autant qu’on avait l’âge du service militaire ; on y entrait à dix-sept ans, et l’on cessait d’en faire partie à soixante. Chaque classe se partageait en deux divisions suivant l’âge : les plus jeunes formaient l’armée active, les plus âgés formaient une réserve pour la défense de la ville.

Le roi Servius n’avait donc fait que briser les anciens cadres de l’armée et les remplacer par des cadres nouveaux. Au lieu d’être répartis en tribus, curies, gentes, les soldats furent distribués en corps et en compagnies. Il semblait qu’il n’y eût là qu’un changement dans l’ordre militaire ; mais les conséquences apparurent bientôt dans l’ordre politique.

En effet, à partir de ce moment, le patricien ne commanda plus dans l’armée au même titre qu’il commandait dans sa gens et dans sa curie. Il ne groupa plus ses cliens autour de lui pour les mener au combat, comme il les menait au vote dans les comices curiates. Il est manifeste que les chefs des classes et des centuries n’étaient pas désignés par la naissance. Les patriciens perdirent donc leur autorité militaire. Il résulta de là que l’armée changea de nature, de constitution, d’esprit, d’habitudes. Il s’y fit une révolution analogue à celle que l’on voit dans l’histoire de France lorsque les armées perdirent le caractère féodal, et que chaque soldat, au lieu de marcher sous la bannière de son seigneur, marcha sous les ordres d’un capitaine choisi par le roi.

Dans cette nouvelle armée romaine, les rangs ne furent plus marqués par la naissance ; ils le furent par la richesse. Tout homme qui était possesseur foncier fit partie de l’armée. Un certain chiffre de fortune plaçait un homme dans la cavalerie ; d’autres chiffres le mettaient dans telle ou telle classe de l’infanterie. Celui qui ne possédait que quelques milliers d’as était rangé hors des classes, parmi les vélites. Enfin celui qui n’avait absolument rien, que l’on appelait prolétaire, était absolument exclu de l’armée.

Cette relation entre la fortune et le service militaire nous étonne aujourd’hui. Elle est assurément fort opposée à nos idées et à nos habitudes modernes ; mais il faut qu’elle ait été bien conforme aux idées des anciens, car nous la trouvons dans toutes les cités de la Grèce et de l’Italie. Toutes ont eu une période de leur histoire dans laquelle la classe riche ou du moins la classe des possesseurs fonciers a seule porté le fardeau du service militaire. Cela tenait peut-être à ce que, la patrie n’étant pas chez les anciens un être abstrait ni une sorte d’idéal, mais étant la collection très réelle et très vivante de tous les intérêts privés, il semblait naturel que la part de service militaire fût proportionnelle pour chaque homme à la part d’intérêts qu’il avait dans l’association. Aux plus riches, aux plus intéressés, il appartenait de combattre aux premiers rangs ; qui ne possédait rien et n’avait rien à défendre n’était pas tenu de prendre les armes. A cela s’ajouta sans doute un calcul : les plus riches se réservèrent les meilleures armes, comme ils se réservèrent la plus forte part des droits politiques et la meilleure place dans la cité. Ainsi fit plus tard la classe féodale : une aristocratie ne peut se soutenir qu’à la condition d’être maîtresse dans l’armée comme dans l’état ; or elle ne peut être maîtresse dans l’armée qu’en prenant pour elle la plus grande part des travaux et des dangers.

Les corps et les compagnies de l’armée romaine furent donc, à partir du roi Servius, distingués par la richesse. Dès lors aussi la société romaine se transforma. On vit en effet surgir un principe nouveau, en vertu duquel le rang et la valeur de chaque homme ne dépendaient plus de sa naissance, mais de sa fortune. Ce principe, introduit d’abord dans l’armée, ne tarda guère à se faire jour dans la cité ; il changea peu à peu les idées et les habitudes des hommes, il modifia insensiblement les mœurs, la manière de penser, et par suite tout l’état social. A la longue, il mina et finit par briser la caste patricienne. Cette réforme militaire était l’œuvre d’un roi ennemi du patriciat. îl est vrai qu’un demi-siècle plus tard, en 510, le patriciat, reprenant le dessus, chassa Tarquin le Superbe et supprima la royauté. Il semble qu’à ce moment-là il pouvait détruire une organisation militaire qui lui était si défavorable et rétablir l’ancienne armée patricienne. Apparemment il éprouva des difficultés à retirer les armes à ceux qui les avaient en main, ou bien il n’osa pas désorganiser l’armée en présence des ennemis qui entouraient Rome. Ce qui est certain, c’est qu’il laissa debout toute l’organisation des classes et des centuries. Ainsi, au moment où, vainqueur des rois, il introduisait une constitution patricienne dans l’ordre politique, il ne put pas rétablir l’ancienne constitution patricienne dans l’armée.

Il y eut dès lors une contradiction entre la nature de l’état et celle de l’armée. L’état, tel que les patriciens le comprenaient, n’était que la réunion des gentes patriciennes, avec un sénat exclusivement patricien, avec des consuls et des augures patriciens, enfin avec des comices dont les patriciens avaient la direction absolue. L’armée au contraire était un ensemble de corps de troupes et de compagnies où les hommes étaient distribués d’après la fortune, sans distinction de caste et sans acception de naissance ; là, le plébéien riche était d’un rang plus élevé que le patricien pauvre, et il pouvait arriver qu’un patricien dût obéir à un plébéien. Ce désaccord entre les institutions militaires et les institutions politiques n’a pas été assez remarqué ; il explique mieux que toute autre chose pourquoi la domination du patriciat fut d’assez courte durée.

L’armée, qui sentait sa force, eut tout de suite ses exigences, et il fallut dès le premier jour lui faire des concessions. On commença dès lors à la convoquer, non plus pour la conduire à la guerre, mais pour la consulter. On la réunit au Champ de Mars, et ce fut l’origine des comices centuriates. Cette assemblée n’était pas autre chose que l’armée elle-même. Cela est si vrai qu’elle était convoquée par la trompette militaire ; elle se rassemblait au lieu ordinaire des exercices, hors de la ville, parce qu’aucune troupe armée ne pouvait se réunir dans l’enceinte de Rome. Chacun s’y rendait en armes, comme s’il se fût agi d’une expédition ; on s’y tenait, non pas pêle-mêle et au hasard, mais rangé par corps de troupes et par compagnies, comme pour le combat ; chaque centurie avait à sa tête son centurion et son drapeau. Enfin les sexagénaires ne figuraient pas plus dans ces comices qu’ils ne figuraient dans l’armée. Il est donc bien certain que ces comices étaient l’armée elle-même, l’armée qui n’avait pas précisément de droits politiques dans la constitution républicaine, mais qui était si forte que l’on se croyait tenu de la consulter, de lui demander son avis, de la faire voter. L’armée devenait ainsi à certains jours une assemblée politique. Elle élisait ses chefs, qui étaient en même temps les magistrats de la cité, et elle votait les lois.

Comment la domination patricienne aurait-elle pu se soutenir ? La cité et l’armée étaient édifiées d’après deux plans absolument différens. Les institutions de l’une étaient en opposition avec celles de l’autre. En vain le patriciat avait-il pris quelques mesures pour tenir toujours l’armée sous sa dépendance ; en vain avait-il établi que les décisions de l’assemblée centuriate n’auraient aucune valeur légale tant qu’elles n’auraient pas été confirmées par les patriciens et les curies. Comment ne pas tenir grand compte d’une volonté régulièrement exprimée par un peuple en armes ? Si les patriciens refusaient de ratifier le vote des centuries, cela seul faisait éclater à tous les yeux le désaccord des institutions ; ces institutions ne pouvaient plus fonctionner, et l’anarchie prenait possession de la cité. Au bout de peu de temps, le patriciat était contraint de céder ; de concession en concession, il finit par perdre tous ses privilèges et toute son autorité.

Mais le régime qui remplaça le patriciat ne fut pas la démocratie. A l’aristocratie de naissance succéda l’aristocratie de richesse. Ici encore le lien entre les faits de l’ordre militaire et les faits de l’ordre politique apparaît manifestement. L’armée, comme nous l’avons dit, était constituée d’après la fortune ; la classe pauvre en était exclue, la classe moyenne n’y formait qu’un nombre de compagnies assez restreint, la classe riche composait à elle seule toute la cavalerie et la première moitié des compagnies de fantassins. Quand cette armée se changeait en comices, c’était encore par compagnies que l’on était distribué et que l’on votait, et chaque compagnie n’émettait qu’un suffrage. Il résultait de là que la richesse disposait de la majorité des voix ; les classes moyennes n’avaient à voter que si les riches n’étaient pas d’accord entre eux, et les pauvres ne votaient pas du tout. Ces procédés eurent à la longue pour effet de faire prédominer la richesse dans l’ordre politique, comme elle prévalait déjà dans l’ordre militaire.

Il faut écarter plusieurs idées fausses que l’on se fait ordinairement sur la république romaine, sur la plèbe, sur les tribuns du peuple. On juge la plèbe des premiers siècles de la république d’après ce qu’elle était dans les derniers, et on se la représente comme une classe de prolétaires. Il n’en est rien. La plèbe des premiers siècles, celle du moins que nous voyons agir et jouer un rôle dans l’état, celle qui dirigea la retraite au Mont-Sacré, qui créa le tribunat, qui demanda la confection d’un code, qui réclama le droit de mariage avec les familles patriciennes, qui ensuite conquit peu à peu les magistratures et les sacerdoces, était une classe riche. Elle se composait surtout de commerçans, d’industriels, de banquiers et de spéculateurs. La plèbe dont parle l’histoire de ce temps-là était à peu près ce qu’on appela plus tard l’ordre équestre. Dans l’armée, elle remplissait douze compagnies de cavalerie sur dix-huit, et composait presque à elle seule toutes les centuries d’infanterie de première classe. Toutes les fois que l’armée votait dans ses comices centuriates, c’était cette plèbe riche qui disposait de la majorité des suffrages. Il ne faut donc pas s’étonner qu’elle ait acquis une autorité prépondérante, et qu’elle ait insensiblement façonné la constitution politique de la manière la plus favorable à ses intérêts.

Vers l’an 300 avant Jésus-Christ, la victoire de cette classe riche fut complète, et elle remplaça décidément le patriciat dans le gouvernement de la cité. En apparence, la constitution était démocratique, puisque la loi proclamait l’égalité, et qu’il était dit que chacun pouvait voter dans les comices, être sénateur, être consul. En réalité, le gouvernement était aristocratique, puisque dans les comices centuriates la classe riche était absolument maîtresse du vote, et que, même dans les comices par tribus qui paraissaient plus populaires, la classe des possesseurs fonciers avait trente et une voix, tandis que celle des prolétaires n’en avait que quatre. La classe riche avait d’ailleurs introduit dans Rome de telles habitudes et de telles mœurs électorales que, pour être élu magistrat, il fallait nécessairement acheter les suffrages du peuple romain. On n’était donc magistrat qu’à la condition d’être riche, et l’on n’était guère sénateur qu’à la condition d’avoir été magistrat. Toutes les fonctions étaient gratuites, elles coûtaient fort cher à obtenir, elles coûtaient ensuite fort char à exercer, et ce n’était qu’après avoir pu sacrifier une grande fortune comme candidat et comme consul que l’on pouvait ensuite refaire cette fortune comme proconsul dans l’administration lucrative d’une province. Tous les membres du gouvernement, à tous les degrés, étaient donc nécessairement des hommes riches. Les tribuns du peuple eux-mêmes, dans cette période qui s’étend de l’an 300 à l’an 150, appartenaient aux riches familles, et la plupart du temps le tribunat n’était pour eux qu’un marchepied pour s’élever aux charges curules. Aussi n’étaient-ils plus des chefs d’opposition. Ils formaient au contraire l’un des étais du gouvernement aristocratique. On voit maintes fois dans les historiens que le sénat recourait à eux dans les circonstances difficiles, et se servait d’eux pour faire passer ses propositions devant le peuple.

Si pendant la même époque nous jetons les yeux sur l’armée, nous remarquons qu’elle conserve un caractère aristocratique. Il est vrai que des changemens s’y sont introduits ; l’armée romaine, en temps de guerre et dans le combat, n’est plus partagée en classes et en centuries. Les grandes guerres du Samnium ont sans doute montré les inconvéniens de cette division, plus convenable pour une société que pour une armée, et les progrès de l’art militaire ont fait établir des cadres nouveaux. A partir de ce moment, la légion se partage en trois catégories de soldats, qui se distinguent entre elles par l’âge, par le temps de service, par la valeur militaire : ce sont les hastats, les princes et, comme corps d’élite, les triaires. Chacun de ces corps se partage en manipules. Sur les ailes sont la cavalerie et les vélites. Rien de plus démocratique en apparence que cette armée ; en réalité, elle est encore une aristocratie. Les prolétaires continuent à en être exclus. Ceux qui possèdent peu de chose peuvent tout au plus prendre rang parmi les vélites, corps peu estimé et de peu de valeur dans les guerres de ce temps-là. L’infanterie légionnaire n’admet que les hommes ayant un certain chiffre de fortune. Quant à la cavalerie, il faut pour y figurer justifier d’une fortune de 1 million d’as (à l’époque où l’as valait 2 onces de cuivre). Il y a enfin dans la cavalerie six compagnies d’élite qui sont réservées aux patriciens, aux nobles, aux fils des sénateurs.

Comparez cette organisation de l’armée avec l’organisation de l’état. Dans l’état, on trouve en tête une noblesse sénatoriale où se mêlent les patriciens et les plébéiens que l’exercice des charges curules a rendus nobles ; à l’armée, ces mêmes hommes forment les six premières compagnies de cavalerie. Dans l’état, nous voyons en seconde ligne une classe qui est composée de négocians, de banquiers, de spéculateurs, de fermiers de l’impôt, de créanciers de l’état ; à l’armée, ces mêmes hommes forment la cavalerie, et c’est à partir de ce moment que la classe riche prend le nom d’ordre équestre ; ces riches s’appelaient à Rome les chevaliers, ou plus exactement les cavaliers. Dans l’état apparaît en troisième ligne une classe moyenne qui est surtout composée de propriétaires fonciers ; elle ne peut aspirer ni au sénat ni aux magistratures, mais elle a la majorité des voix dans les comices par centuries et par tribus ; à l’armée, cette classe forme l’infanterie légionnaire, qui a les meilleures armes et la meilleure discipline. Enfin dans l’état vient en dernière ligne une classe pauvre ou prolétariat, qui a de nom l’égalité politique, mais qui ne figure que pour la forme dans les comices, et que l’on peut en dire absente ; cette même classe est absente de l’armée, ou n’y est représentée que par le faible corps des vélites. Ainsi la même aristocratie qui gouverne l’état remplit aussi l’armée ; l’armée et la cité sont composées des mêmes hommes et sont régies par les mêmes règles. Cet accord parfait entre les institutions militaires et les institutions politiques dura de l’an 800 à l’an 150 environ. Il explique pourquoi la cité fut alors infiniment moins troublée qu’elle ne l’avait été dans l’époque précédente. C’est ici le temps où Rome jouit du plus grand calme intérieur, et c’est aussi le temps où ses armées eurent le plus de force, de discipline et de succès.


III

L’aristocratie de la richesse, qui avait remplacé le vieux patriciat, gouverna Rome sans contestation jusque vers l’an 150 avant Jésus-Christ. Il lui fallut déployer une merveilleuse habileté pour conserver si longtemps le pouvoir en dépit d’une constitution qui proclamait l’égalité et paraissait démocratique. Cette oligarchie eut le mérite de tenir la cité en repos, et c’est à elle aussi que Rome dut la plus grande part de ses conquêtes ; mais à force de diriger la politique intérieure et extérieure en vue de ses intérêts particuliers et de ses spéculations, à force d’accaparer dans ses mains les domaines de l’état, les terres conquises, tous les profits de l’empire, elle atteignit ce résultat, qu’en s’enrichissant outre mesure, elle avait créé au-dessous d’elle une immense populace inoccupée, misérable, paresseuse, vénale et corrompue. Les graves inconvéniens de cette situation apparurent vers l’an 150. Cette classe populaire surgit tout à coup, mécontente et souffrante, en face de l’oligarchie, et alors se manifestèrent les symptômes d’une chute prochaine de ce gouvernement des riches.

S’il y a une vérité qui ressort de toute l’histoire romaine, c’est bien celle-ci : Rome ne sut jamais établir la démocratie. On ne saurait dire si cela tient au caractère de son peuple ou à sa situation de grande dominatrice ; ce qui est certain, c’est qu’à aucune époque de son histoire la vraie démocratie, telle que nous la trouvons par exemple à Athènes, ne put se constituer. Elle ne sut jamais trouver les conditions dans lesquelles ce. gouvernement peut vivre, et, à vrai dire, elle ne paraît même pas les avoir sérieusement cherchées. Les Gracques seuls et quelques hommes de leur entourage songèrent à la faire entrer dans une voie démocratique. Ils essayèrent, en donnant du travail et des terres aux pauvres, de corriger les vices économiques, politiques, moraux de la société romaine ; mais on peut douter que les Gracques aient été compris de leurs contemporains, et leur tentative ne répondît certainement ni aux pensées ni aux passions de leur époque. Ils rencontrèrent une double opposition ; celle des riches, contre lesquels ils agissaient, et celle des pauvres, pour lesquels ils travaillaient. Ni les riches ne voulurent céder leurs terres, ni les pauvres ne tinrent à en acquérir. On est confondu de la facilité avec laquelle l’aristocratie vainquit les Gracques : leur double défaite prouva l’impuissance et l’inertie de la plèbe romaine.

Aussi la société romaine, pour sortir enfin de ce régime oligarchique, prit-elle une voie détournée. Ce ne fut pas la classe populaire qui renversa l’aristocratie, ce fut l’armée, et il résulta de là que Rome aboutit à cette sorte de fausse démocratie qu’on appelle l’empire. Cette révolution, achevée par César, avait été commencée par Marius.

L’histoire de la fondation de l’empire débute par une réforme militaire, et c’est Marius qui en fut l’auteur. Ce personnage n’était pas un homme politique ; s’il prêta quelquefois son nom aux différens partis, il ne fut le chef d’aucun d’eux. Il vécut toujours dans les camps et ne fut qu’un soldat. C’est justement cela qui est caractéristique, et qui marque la nouveauté étrange de la situation où Rome se trouvait. Pour la première fois, on vit un soldat maître de la cité sans avoir rien du citoyen, un soldat appelé au consulat pour ses seules qualités militaires, un soldat élu sept fois consul sans avoir été ni un administrateur ni un homme d’état, un soldat enfin disposant de la république. Le premier acte qu’il fit comme consul fut de changer l’organisation et la nature de l’armée ; mais rien ne prouve qu’il eût en cela des vues politiques, et il est probable qu’il ne fut déterminé que par des raisons toutes militaires. La classe moyenne, épuisée par l’œuvre de la conquête, rongée d’ailleurs par la misère, ne fournissait plus assez d’hommes pour remplir les légions. Marius y appela les pauvres, et les ouvrit aux prolétaires. Les anciennes conditions de fortune furent supprimées. Plus de cens pour être cavalier, plus de cens pour être légionnaire. Tout homme put être, suivant son aptitude, vélite, légionnaire ou cavalier. Toutes les distinctions fondées sur la richesse ou la pauvreté disparurent. L’armée devint un corps absolument démocratique.

Dès ce moment, l’accord cessa entre la constitution politique et la constitution militaire. Dans l’état, l’oligarchie des sénateurs et des chevaliers continuait à régner, et gardait dans ses mains les magistratures et les proconsulats ; dans l’armée, c’était la classe pauvre qui dominait. L’armée n’était plus l’image de la cité ; elle était plutôt, par sa composition, par ses habitudes, par son esprit, l’opposé de la cité. Dans l’état, c’était le régime républicain et aristocratique ; dans l’armée, c’était l’égalité avec l’obéissance aux ordres d’un chef, c’est-à-dire le régime monarchique.

Il n’est pas jusqu’aux insignes militaires qui ne furent changés à ce moment-là. C’est Marius qui le premier donna les aigles aux légions. Or cette innovation est significative. Auparavant chaque corps d’armée avait eu, en guise d’étendard ou de drapeau, un emblème sacré qui représentait l’ancienne religion de la cité, et qui avait un caractère national. Au contraire l’aigle, qui n’avait rien de commun avec l’ancienne religion latine, qui ne se rattachait à rien de national, était un symbole purement militaire, et ce symbole marquait mieux que toute autre chose la séparation profonde qui s’établissait entre l’armée et la cité. L’aigle, adoptée par Marius, le fut ensuite par César, et devint l’emblème des armées de l’empire. Ce ne sont pas les aigles romaines qui ont conduit les légions à la conquête du monde ; elles les ont conduites au renversement de la république.

Marius fit une autre innovation : il engagea des volontaires. Cette sorte d’enrôlement, dont on n’avait vu d’exemples que dans quelques momens de crise, était contraire aux habitudes et aux principes de la république romaine. Avant Marius, on n’était pas soldat parce qu’on voulait l’être, mais parce qu’on était forcé de l’être ; tout homme qui faisait partie des classes était nécessairement soldat, et à l’appel du consul il devait donner son nom : en un mot on était soldat en vertu de la loi et parce qu’on était citoyen. A partir de Marius, ces appels légaux disparurent peu à peu ; fut soldat quiconque voulut l’être : on ne fut plus soldat parce qu’on était citoyen, mais parce qu’on avait du goût à être soldat.

Dès lors le service militaire cessa d’être un devoir à remplir envers la patrie, et devint un métier, un moyen de vivre, un moyen de s’enrichir par la solde et surtout par le butin. Les prolétaires y entrèrent en foule. Ils avaient la haine du travail, et non pas la haine de la guerre. Si la guerre était rude, elle l’était moins que l’agriculture et l’industrie ; elle satisfaisait les passions et les convoitises.

Ces prolétaires, devenus soldats, prirent en horreur la vie civile. Ils eurent des goûts, des intérêts, des besoins, qui n’étaient pas ceux des citoyens. Ils se séparèrent si complètement des citoyens que bientôt ce fut leur faire injure que de les appeler quirites. Ils aimèrent le drapeau plus que la patrie.

Ces soldats, pour qui la guerre était un moyen de s’enrichir, attendaient tout de leur chef, car le chef seul distribuait les dons, les grades, les récompenses, l’argent, les terres, que l’on pouvait convertir en argent. Naturellement ils détestèrent celui qui donnait peu, et ils aimèrent celui qui était prodigue. Ils se dévouèrent à leur général, exactement comme les citoyens d’autrefois avaient été dévoués à leur patrie ; leur fortune fut liée à celle de ce général. C’était leur intérêt qu’il fût tout-puissant dans Rome, afin qu’il eût beaucoup d’or et de terres à donner ; c’était leur intérêt qu’il se rendît maître de l’état, et qu’il s’emparât de la république pour la distribuer à ses soldats.

Le premier qui fut le chef de pareils hommes fut Marius. Avec eux, il vainquit Jugurtha et extermina Cimbres et Teutons ; mais il fallut pour cela qu’on le laissât quatre années de suite à la tête de ses troupes. Habitué à vivre au milieu d’elles, loin de Rome, il oublia et leur fit oublier la cité et les lois. Un jour qu’on lui faisait observer qu’il avait commis un acte illégal, il se contenta de répondre que le bruit des armes l’empêchait d’entendre la voix des lois. C’était la première fois qu’on voyait pareille chose chez les Romains. On vit ensuite à Rome une autre nouveauté : ce fut l’enthousiasme pour la gloire militaire. Cette sorte d’engouement, que les anciennes générations de Rome n’avaient pas connu, éclata pour la première fois en faveur de Marius ; c’était l’indice d’un changement dans les idées et dans les mœurs, le symptôme d’un nouvel état psychologique de Rome, l’annonce d’une révolution qui semblait dès lors prochaine. Marius, à la faveur de cet enthousiasme, fut quelque temps le maître de Rome. S’il ne se fit pas monarque et empereur, c’est parce qu’il licencia son armée, et qu’il voulut devenir chef de parti. A la tête d’une armée, il était tout-puissant ; à la tête d’un parti, il fut sans force.

L’histoire de Sylla montre bien ce qu’étaient alors les armées romaines. Mithridate menaçait l’empire de Rome en Orient ; de là une guerre, une armée à lever, un riche butin à distribuer, des soldats à satisfaire et à gagner, un moyen enfin d’être le maître. Marius et Sylla se disputèrent la direction de cette guerre lucrative. Sylla se fit donner le commandement par le sénat, Marius se le fit donner par le peuple dans une émeute produite par ses anciens soldats. Ce fut le signal d’une première guerre civile. Sylla, vainqueur, ne profita de cette première victoire que pour prendre possession de son commandement, de sa guerre. Avoir une guerre allait être désormais le but premier de tous les ambitieux. Il se porta en Grèce, détruisit sans peine les armées du roi de Pont, et distribua à ses soldats le pillage d’Athènes et de Thèbes et les immenses richesses de Delphes ; mais en ce moment une nouvelle révolution éclata dans Rome. Quelques hommes qui se disaient chefs du parti populaire, comme Sylla se disait chef du parti oligarchique, s’emparèrent du pouvoir, et ne s’en servirent que pour prendre possession à leur tour de la guerre contre Mithridate ; l’un d’eux conduisit une armée contre le roi de Pont. Avant d’arriver en Asie, il fut assassiné par son lieutenant, Fimbria, qui fut proclamé général, non par la république, mais par les soldats. Deux armées romaines, celle de Sylla et celle de Fimbria, se trouvaient en présence en Asie-Mineure. Allaient-elles, à 600 lieues de leur patrie, en venir aux mains pour se disputer à qui aurait les profits de la guerre d’Asie ? Sylla fit mieux. Sûr de ses soldats, qu’il avait gorgés de butin, il gagna ceux de ’son ennemi en leur en promettant autant. Les troupes de Fimbria calculèrent qu’elles avaient plus à gagner avec Sylla, et se donnèrent à lui. Sylla, vainqueur de Mithridate et de Fimbria, pouvait revenir tout de suite a Rome ; mais il fallait payer ses troupes. Pour cela, il resta plusieurs mois en Asie, levant d’énormes contributions de guerre, logeant ses soldats dans les villes, leur permettant le pillage. Plusieurs villes furent complètement détruites par ces légionnaires.

Il revint enfin en Italie avec une armée enrichie, mais non satisfaite, et par conséquent toute disposée à faire pour lui la guerre civile. Ses adversaires, lui opposèrent huit armées. Ces armées savaient qu’avec Sylla il y avait beaucoup de butin à acquérir et que toute licence était permise ; une seule exceptée, qui était composée de Samnites, elles se donnèrent successivement à lui. L’une, celle de Cinna, égorgea son général ; une autre, celle de Norbanus, se fit vaincre exprès ; celle de Scipion abandonna tout entière son chef, qui se trouva presque seul dans son camp, et Marius le Jeune fut vaincu par la trahison des siens. Sylla devint ainsi maître de Rome. Il proscrivit non pas seulement ses ennemis, mais tous ceux qui étaient riches ; il était bien forcé de satisfaire l’avidité de ses troupes. Il confisqua, sans distinction de parti, les meilleures terres de l’Italie, et les distribua à ses 120,000 soldats. Par eux, il fut tout-puissant dans Rome. Il n’y a guère d’exagération à dire qu’il y fut le premier empereur ; mais il ne. voulut l’être que trois ans, et il abdiqua, remettant debout la république, après avoir prouvé que la république était à la merci des soldats.

Sylla mort, le rôle de chef militaire fut disputé par plusieurs concurrens. Lépidus essaya de se faire une armée en Italie, Sertorius s’en fit une en Espagne, tous les deux agissant au nom d’un parti populaire qui en réalité n’existait pas. Deux autres, du vivant même de Sylla et sous ses ordres, s’étaient fait connaître comme chefs de soldats : c’était Pompée et Crassus. Pompée, tout jeune, sans exercer aucune magistrature, avait levé une armée de sa seule volonté et à ses frais ; il avait fait la guerre, non pas aux ordres de la cité ni au profit de la patrie, mais pour son propre compte. Il avait dû se faire lieutenant de Sylla ; mais il n’avait été qu’un lieutenant fort indépendant et fort indocile : un jour qu’il avait reçu l’ordre de licencier sa troupe, il n’avait pas obéi. Véritable chef de bande, étranger à tout système politique, comme sa vie entière le montra bien, il ne voulait se lier à aucun parti, et ne poursuivait qu’un but d’ambition personnelle. Crassus différait peu de lui ; dans la guerre civile entre Sylla et les successeurs de Marins, il avait enrôlé une troupe à ses frais, il avait parcouru l’Italie en rançonnant les villes, il avait ensuite essayé une aventure en Afrique, et avait fini par se mettre sous le patronage et sous les ordres de Sylla. Pompée et Crassus étaient donc deux chefs de guerre sans mandat régulier, sans autorité légale, exactement comme Lépidus et Sertorius. Des quatre, le sénat en choisit deux pour combattre les deux autres, et c’est uniquement pour ce motif que Pompée et Crassus nous apparaissent à ce moment de l’histoire comme les chefs du parti sénatorial contre un soi-disant parti populaire. Lépidus et Sertorius furent détruits ; mais, lorsque Pompée revint d’Espagne avec son armée, il rencontra Crassus, qui avec la sienne avait vaincu Spartacus ; les deux généraux et les deux armées furent en présence, comme autrefois Sylla et Fimbria, ou comme Sylla et Ma-rius. Cette fois les deux chefs, au lieu de se combattre, aimèrent mieux s’associer provisoirement. Ils s’établirent tous les deux côte à côte aux portes de Rome avec leurs deux armées, et, maîtres de l’état conjointement, ils se partagèrent le consulat. La république ce jour-là fut encore une fois à la disposition des armées, et, si elle ne périt pas tout de suite, c’est qu’au lieu d’un seul chef de guerre il y en avait deux qui se faisaient échec l’un à l’autre. Un jour pourtant ces deux hommes, dont les armées continuaient à camper sous les murs de la ville, se brouillèrent et furent tout près d’en venir aux mains. Par bonheur, on les réconcilia, on les détermina même à licencier leurs deux armées, et la république fut sauvée.

Pour Pompée, ainsi désarmé, le problème à résoudre était celui-ci : trouver un moyen de ressaisir le pouvoir militaire et d’avoir de nouveau une armée dans sa main. Le moyen se trouva sans trop de peine. Les pirates couraient la mer, rançonnaient le commerce, et par leurs pillages faisaient hausser le prix du blé ; un Gabinius proposa de déclarer la guerre aux pirates et de constituer à cet effet un grand pouvoir militaire sans contrôle au profit de Pompée. Une pareille position, cent années plus tôt, n’aurait pas même été examinée ; elle fut acceptée et votée avec une facilité qui confond : c’est qu’elle répondait merveilleusement au nouvel esprit militaire, aux intérêts de ceux qui voulaient être soldats, à l’ambition de celui qui voulait devenir le maître. Cette guerre des pirates ayant été trop courte, la loi Manilia maintint à Pompée son pouvoir militaire pour achever la guerre de Mithridate. Pompée resta quatre années en Orient, c’est-à-dire que durant quatre années il fut un véritable monarque hors de Rome. Puis il revint en Italie en 62, comptant bien être monarque dans Rome même ; mais ici se place un fait inexplicable, et qui paraît avoir été la faute capitale de la vie de Pompée. Avant d’arriver à Rome, il licencia son armée. Dès lors toute sa force s’évanouit. Les partis au nom desquels il avait affecté d’agir n’étaient rien et ne le soutinrent pas ; ses soldats eux-mêmes lui en voulurent de les avoir licenciés et d’avoir paru préférer la république à eux ; il fut enfin le jouet du sénat. C’est alors que César entrevit la possibilité d’arriver lui-même au pouvoir. Il reprit pour son compte le plan que Pompée n’avait pas su suivre jusqu’au bout.

Mais comment faire pour avoir une armée ? Nous ne devons pas oublier que Rome n’avait pas d’armée régulière, et que l’oligarchie n’en voulait pas avoir ; il n’était donc pas possible de s’élever au commandement, comme on le ferait chez nous, en traversant régulièrement la série des grades. Pour lever des armées à ses frais, comme avaient fait autrefois Pompée et Crassus, il fallait être plus riche que ne l’était César. Il prit le seul moyen qui s’offrait à lui : aidé de Pompée, il se fit donner d’abord le consulat, que devait suivre le proconsulat avec une province à administrer pendant cinq ans. Il avait choisi d’avance une province où il y avait toujours une armée, la Gaule cisalpine. Une fois arrivé là, une occasion de guerre se présenta à propos, comme s’il l’avait fait naître. Il eut une armée à conduire dans la Gaule transalpine et une guerre à diriger. Voilà donc César à son tour chef militaire comme l’avaient été Marius, Sylla, Sertorius et Pompée. Dans cette situation, il déploya des qualités que nul ne lui avait connues, et il s’y joignit un bonheur, un concours de chances favorables tel qu’aucun homme n’avait le droit d’en espérer un pareil. Il avait tout pour lui : une grande guerre dont la légitimité n’était contestée par personne, une guerre contre un peuple assez redouté pour qu’elle frappât les imaginations et contre un peuple assez divisé pour qu’elle présentât de grandes chances de succès, une guerre assez longue pour accoutumer ses troupes à lui obéir et leur faire complètement oublier Rome, une guerre enfin dans un pays qui était bien assez riche pour satisfaire ses soldats, mais qui ne l’était pas assez pour les amollir ; avec cela, toutes les qualités de général, le coup d’œil à la fois le plus large et le plus net, la conception du plus vaste ensemble et celle des moindres détails, une tactique aussi savante et aussi sûre d’elle-même pour la défensive que pour l’offensive et pour la retraite que pour l’attaque, un talent incomparable d’administrateur et un talent incomparable de diplomate, par-dessus tout, l’art de se faire obéir, de s’attacher ses soldats sans les gâter et de les avoir à soi sans être à eux. Ajoutez-y enfin l’absence de tout scrupule, et vous aurez dans César l’homme qui sut le mieux au monde remplir le rôle de chef militaire, et qui éleva ce rôle à la perfection.

Pendant qu’il était en Gaule, Pompée était resté à Rome, se flattant d’y être le maître ; mais il n’avait pas d’armée : sa faiblesse apparut aux yeux de tous, et l’on vit, dans la foule et même dans la haute classe, ceux qui avaient plus ou moins le culte de la force se détourner peu à peu de lui. Au bout de cinq années de stériles efforts pour gouverner Rome, il songea enfin à ressaisir ce qui pouvait seul donner l’autorité, c’est-à-dire un commandement militaire. Il se fit allouer la province d’Espagne avec le droit d’avoir une armée pendant cinq ans. Il est vrai qu’il avait dû compter avec César et Crassus ; le premier s’était fait proroger, pour cinq ans le droit de garder son armée, et le second avait obtenu aussi une province avec des légions et une guerre à entreprendre. De cette façon, il se trouvait à la fois en face de la république trois chefs d’armée. Tant qu’ils furent trois, la république put se tenir debout ; dès qu’il n’y en eut qu’un, la monarchie fut fondée.

Les événemens qui suivirent sont bien connus ; mais on les montre ordinairement sous un faux jour. Avant que César ne s’emparât de Rome avec son armée, Pompée en était le maître avec la sienne, car il n’avait envoyé en Espagne que la moitié de ses légions, et il avait gardé le reste sous les murs de Rome, où il était demeuré lui-même ; pendant quelque temps il eut même une garnison au Capitole et remplit le Forum de ses soldats. Toutefois César, même de loin, le tenait en échec. Il fallait que l’un des deux s’effaçât pour que l’autre fût vraiment maître. Le débat entre eux porta sur ce seul point : lequel des deux serait le premier privé de son armée ? Il était clair que celui des deux qui conserverait la sienne le plus longtemps, ne fût-ce qu’un jour de plus, aurait l’état dans sa main. Pompée, qui disposait du sénat et des comices, se fit prolonger son commandement jusqu’à l’année 45 ; c’était une grande victoire sur César. Celui-ci aussitôt demanda le consulat, non qu’il tînt au consulat lui-même, mais parce que c’était le moyen le meilleur de conserver son pouvoir militaire cinq années au-delà de sa sortie de charge, c’est-à-dire plus longtemps que Pompée. C’est ici que la lutte s’engagea. Durant quelques mois, les deux compétiteurs se disputèrent les suffrages du sénat. A la fin, le sénat, votant en présence de Pompée et sous sa pression, se prononça contre César et lui enjoignit de renoncer à son commandement. César alors se trouva dans la situation de ces ambitieux qui, n’ayant plus rien à espérer de la légalité, ne sont pas non plus retenus par elle, et n’ont plus à compter que sur la force. A la tête de ses troupes, il franchit le Rubicon. Alors commença une guerre civile qui, vue de loin, nous semble une lutte entre la république et la monarchie, mais qui ne parut à la majorité des hommes de ce temps-là qu’une lutte entre deux chefs d’armée. Il ne fut question ni de lois ni de principes. On ne voit pas que personne ait songé à discuter les mérites et les défauts de la constitution républicaine ou ceux du gouvernement d’un seul. On serait même bien embarrassé s’il fallait dire nettement où étaient les partis ; la présence d’un tribun gagé dans le camp de César ne prouve nullement qu’il représentât le parti populaire, et la présence de la moitié des sénateurs dans l’armée de Pompée ne prouve pas davantage que l’aristocratie fût pour lui. Fort peu de sénateurs assurément poussaient l’illusion jusqu’à croire que Pompée combattît en faveur de la liberté. La question était engagée non pas entre deux régimes, mais entre deux hommes. Le vainqueur fut celui des deux qui avait les meilleurs soldats et le plus de talens militaires, et ce vainqueur, devenu seul chef d’armée, fut le maître absolu dans Rome.

Ainsi tomba le gouvernement oligarchique ; il fut renversé, non par un parti populaire, mais par des soldats. Aussi ce qui le remplaça ne fut-il pas le régime démocratique, ce fut un régime semblable à celui qui prévalait dans l’armée. Le mot empire, qui désigna le nouveau pouvoir, était le terme qui désignait auparavant le commandement militaire, et le titre d’empereur ne signifiait pas autre chose que chef d’armée. — La révolution consista surtout en ceci, qu’après soixante années de désaccord entre les institutions militaires et les institutions civiles, ce furent celles-là qui l’emportèrent. Dans ce duel de soixante ans entre l’armée et l’état, l’armée vainquit, elle s’empara de l’état, et son chef devint le souverain.

Il nous resterait à étudier ce que fut l’armée durant la période impériale, dans quelles relations elle vécut avec l’empire, et comment, avec la suite des temps, les transformations de l’une coïncidèrent avec celles de l’autre ; mais de cette première histoire dont nous venons de tracer l’esquisse, on peut déjà tirer une grande vérité, c’est qu’il y a un lien nécessaire entre les institutions militaires et les institutions politiques. L’accord entre elles, quel que soit d’ailleurs le gouvernement, assure la stabilité ; le désaccord amène infailliblement une révolution. Si l’armée n’est pas façonnée à l’image de l’état, c’est elle au bout de peu de temps qui façonne l’état à la sienne.


FUSTEL DE COULANGES.