Les Institutions locales en France

Les Institutions locales en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 863-893).
LES
INSTITUTIONS LOCALES
EN FRANCE

Depuis quelque temps, la vieille machine administrative subit de terribles assauts. Nos députés ont donné le branle, en renversant un ministère qui aimait trop les sous-préfets. Ils ont, il est vrai, changé d’idée fixe, et porté ailleurs leur zèle de réformes. Mais l’opinion, à la fois plus lente et plus tenace, s’est emparée de la question. Elle se demande s’il ne serait pas temps de simplifier des rouages coûteux et surannés. Il lui déplaît qu’en cet âge de chemins de fer et de télégraphe, l’administration française reste semblable à une antique diligence, lourde, bruyante, gémissant sur ses essieux, livrée à des conducteurs aussi nombreux que voraces ; qu’elle se traîne péniblement dans les ornières, au milieu d’un bourdonnement de mouches du coche. Des observateurs compétens donnent de la précision à ces critiques et les traduisent en chiffres. Ils osent porter la main sur l’arche sainte. Ici même, un écrivain peu suspect de complaisance pour les réformes radicales a fait récemment le compte de ce que les fonctionnaires coûtaient au budget, et démontré qu’on pouvait biffer d’assez jolis traitemens, sans nuire sensiblement à la sécurité et au bonheur de nos concitoyens[1].

Mais le problème a une autre face : que deviendra la France, lorsqu’on aura diminué le nombre des fonctionnaires? Est-elle apte à gouverner toute seule ses intérêts de clocher ? L’esprit d’initiative n’est-il pas définitivement étouffé par l’excès de centralisation? Ne verra-t-on pas renaître l’anarchie administrative qui a signalé les premières années de la révolution ? Sommes-nous même capables, en qualité de Gaulois insoucians et légers, de saisir les beautés du self-govermnent le seul produit anglais qui, de l’avis de ses inventeurs, n’est pas fait pour l’exportation ?

Je connais peu de questions aussi controversées. Il y a cinquante ans qu’on bataille sur ce terrain à coups de gros volumes ou de pamphlets. Les amans de l’Amérique, Tocqueville et Laboulaye, l’un avec sa gravité mélancolique, l’autre avec sa bonhomie railleuse, nous ont tour à tour accablé du contraste des peuples libres, et témoignent peu de confiance dans notre aptitude à pratiquer les libertés locales. De nos jours, les docteurs hésitent et hochent la tète. M. Taine n’est pas éloigné de croire que nous sommes un peuple de moutons destiné à être éternellement conduit ou égaré par des Panurges jacobins. M. Boutmy lui-même, ce maître en art constitutionnel, déclare que la révolution a fait table rase, qu’il n’y a plus trace en France d’institutions locales, et que rien de vivant ne s’interpose entre l’individu et l’état.

Certes, il est audacieux de s’insurger contre d’aussi fortes autorités. Je ne comprendrais pas cependant qu’étant de cet avis, on osât toucher un cheveu d’un seul fonctionnaire. Car enfin ce personnage devient quelque chose de sacré, du moment qu’il est l’unique gardien des traditions administratives, le tuteur indispensable et tout-puissant. Mieux vaut cent fois payer quelques bergers de plus que d’abandonner tout le troupeau au désordre et à l’incurie.

Il faut donc, avant de parler réformes, être exactement renseigné sur le plus ou le moins de vitalité que le ciel nous a départi. Il faut savoir si réellement l’antique sève provinciale est tarie chez nous, si nos extrémités se refroidissent à vue d’œil, ou si, par un heureux hasard, des organes nouveaux nous seraient poussés à notre insu, pendant ce terrible siècle, de croissance suivant les uns, de décadence selon les autres, dont l’année 1889 va marquer le terme.

I.

D’abord, avant l’œuvre des hommes, celle de la nature.

Dans les disputes d’école, on oublie trop souvent ce personnage muet, cet antique Destin qui poursuit son œuvre silencieuse à travers nos décrets d’un jour. Tâchons de lui restituer sa part. L’assiette même de la vie locale est indépendante de tous les faiseurs de constitutions. Les « villes, bourgs et villages, » pour employer notre vieille langue administrative, ont poussé un peu partout, comme il a plu à Dieu. Tantôt le village primitif, épanoui sur le bord d’un fleuve, s’est élevé, comme une plante grasse et vigoureuse, jusqu’à la dignité de grande ville. Tantôt c’est une fleur chétive de marécage ou de lande, dont un clocher malingre forme le point culminant. Il y a de petites villes renfrognées qui se tiennent à l’écart des grandes routes, toutes ramassées sur elles-mêmes. D’autres, d’un contour indécis, ouvertes à tout venant, comme une longue auberge, se sont étalées à l’aise sur le chemin du Roy. On dirait un être vivant qui se contracte ou se développe, suivant que le milieu lui est favorable ou hostile : ici, c’est un village serré, rasé contre terre, sur les grands plateaux battus des vents, comme un troupeau de bêtes faisant tête à l’orage ; là, c’est une petite ville suspendue au flanc d’un coteau, nonchalante et dispersée, qui descend d’étage en étage pour tremper le bout du pied dans la rivière. Souvent l’habitation humaine se dégage à peine de la vie obscure et inconsciente des choses : baignée de verdure, fleurie et moussue jusque sur les toits, elle participe encore du règne végétal. Quel contraste avec la cité voisine, où les arbres des squares prolongent tristement leur existence artificielle !

Villages historiques, reconnaissables aux ruines de leurs châteaux; bourgs de gros rapport, peu soucieux d’élégance et larges comme des greniers à grains ; places énormes et béantes, qui attendent le marché aux bœufs ; rues tortueuses et discrètes, où s’abritent de vieilles vies fanées : tel est le cadre infiniment divers auquel doit se plier, bon gré mal gré, la symétrie des institutions administratives. C’est une magnifique et inégale végétation de toits, de pignons et de clochers, répartie d’après des lois si anciennes et si variées qu’elle paraît capricieuse, plongeant ses racines dans le sol national et s’épanouissant à la surface comme la fleur de la civilisation. En tout pays, il y a peu de jouissance aussi délicate que de contempler ces rencontres fortuites et durables de la nature et de l’homme. C’est la source principale du pittoresque. Qu’une soudaine perspective nous découvre une série de hameaux semés dans une vallée et répercutant la même silhouette jusque dans les lointains bleuâtres; qu’un village se dresse au-dessus de nos têtes, accroché aux aspérités d’un roc: nous nous arrêtons ravis, et notre poitrine se dilate de plaisir. On a de la peine à croire que quelques barbouilleurs de lois, perdus dans ces fourmilières, puissent, avec un peu d’encre, modifier l’imposant travail des siècles.

Mais s’il en est ainsi de tous les pays, que dire de la France? Chez nous, la nature a poussé jusqu’aux extrêmes limites la fantaisie et la diversité. Avec une capitale de 2 millions d’âmes, nous avons six cent cinquante-trois communes qui ont moins de cent habitans et deux qui en ont vingt-quatre. Qu’on se représente tous les degrés intermédiaires d’une échelle qui ne compte pas moins de 37,000 échelons!

Sur chaque terroir, la forme de l’agglomération diffère. Dans la Provence, le Roussillon et le Languedoc, les villages sont généralement compacts, assez éloignés les uns des autres. Ils couronnent souvent les hauteurs, à la manière des petites villes d’Italie. De loin, ils offrent un aspect imposant, hérissé ; de près, la forteresse devient quelquefois masure. Mais telle ville, comme Carcassonne, présente encore un modèle achevé de ce municipe cuirassé que Rome a légué au moyen âge. Dans le nord et l’ouest, tantôt l’isolement féodal, tantôt la dispersion celtique ont laissé leur trace. Au centre, en Berry, la trame des villages est tellement lâchée, que les enfans ont 2 lieues à faire pour gagner l’école. Le long des fleuves et des rivières navigables, par exemple dans le bassin de la Loire, les formations sont plus régulières. Les villages, les bourgs se succèdent à des intervalles rapprochés. C’est pain bénit de voyager à pied dans ce pays-là. Rabelais y trouvait les lieues très courtes ; car on n’y marche pas une heure sans rencontrer bonne table, bon gîte et le reste. Les grandes villes se sont cantonnées sur le grand fleuve, les petites se tiennent modestement sur les affluens. Quand on s’enfonce en Bretagne et en Vendée, l’éparpillement devient extrême dans l’intérieur des terres. Mais au bord de la mer, les villages se ramassent autour de leur clocher, qui sert de balise et de point de repère aux pêcheurs, le long des côtes. Il faut bien que toutes ces maisons de veuves s’entr’aident et se sentent les coudes. La dispersion est grande en Normandie, parmi ces grasses fermes cauchoises, isolées les unes des autres par de profondes tranchées d’arbres et de gazon. On les reconnaît de loin à leur masse de verdure solitaire ; elles dominent la plaine large et vide. Là, l’unité sociale, ce n’est pas la communs, c’est la ferme, avec sa hiérarchie primitive qui descend par des transitions insensibles de l’homme jusqu’au dindon. Évidemment, l’autre société, celle que les lois ont établie entre les bipèdes sans plumes, ne vient qu’en seconde ligne. Aux environs des grandes villes, et surtout près de Paris, les villages forment une espèce de faubourg continu. Leur territoire, de plus en plus restreint, prend une valeur énorme. Il est sans cesse engraissé, saturé des détritus que produit la vie surabondante. Là, il ne s’agit pas de rassembler les brebis d’un troupeau dispersé, mais, au contraire, de voir clair dans cet enchevêtrement. Et partout quelle disproportion entre la grande ville, fière de ses vieilles traditions, toute pleine de sa personnalité, et le pauvre hameau qui atteint à peine l’âge de la conscience !

Que de nuances aussi dans la destinée des villes : chacune a eu son moment de gloire. Chinon, Blois, Fontainebleau, n’oublieront jamais qu’elles ont été résidences royales. Vendôme, Loches, Amboise, Parthenay, des centaines d’autres, ont été de petites capitales, des places fortes importantes qui soutenaient de terribles sièges. Au XIIe siècle, la possession de Gisors, sur la frontière du duché de Normandie, était une question de vie ou de mort pour le roi de France. Rien de plus changeant que cette apparente immobilité des murailles. Dans chacune des petites sociétés qu’elles enferment, selon les âges, la sève afflue ou se retire. On ne peut faire son tour de France sans rencontrer à chaque pas le témoignage de ces vicissitudes locales. Tel bourg n’a pas quitté sans regret le bord d’une petite rivière où campaient autrefois les légions romaines. On voit encore les fondations d’un amphithéâtre, juste en face la colline où l’herbe et les ronces recouvrent les circonvallations du camp. Quelques siècles plus tard, le nouveau village s’est cristallisé à l’ombre du château féodal, dont les remparts, rasés à fleur de terre, servent aujourd’hui de promenade publique. Plus tard, il fallut voyager de nouveau et se rapprocher de la route royale. Le vieux bourg se croyait arrivé au terme de sa carrière : vain espoir. Deux siècles se passent, c’est-à-dire deux jours pour un être de pierre ; et voilà un chemin de fer qui vient tout déranger, avec ses lignes géométriques. L’ancienne station gallo-romaine reprend sa course dans la direction de la voie ferrée. Combien de fois la vieille ville, à moitié endormie auprès de son église, contemple d’un œil jaloux l’enfant sorti de ses flancs, l’autre ville jeune, bruyante, animée, dont les maisons blanches font paraître ses murailles plus grises.

Partout la vie compense la mort. À côté des cités qui se sont doucement assoupies, après avoir vaillamment combattu sous la Ligue ou sous la Fronde, nous en verrons bien d’autres qui ont grandi trop vite, et dont les membres démesurés, pareils à ceux d’un adolescent, dépassent gauchement le vêtement administratif. A l’époque industrielle, Roubaix sort d’une toute petite graine et grandit démesurément. Saint-Nazaire creuse son port et donne des inquiétudes à Nantes. Même dans les campagnes, par exemple au milieu des grands défrichemens de l’ouest, il se forme à chaque instant des bourgs mieux agglomérés, qui montrent, dès leur naissance, une âpreté à vivre, une soif d’agrandissement, un esprit d’intrigue des plus juvéniles. Il y a même des cantons où l’on démolit les anciennes borderies éparses dans les champs et notoirement insuffisantes, pour reconstruire autour du noyau communal. Depuis le premier chemin de fer, c’est-à-dire depuis cinquante ans tout au plus, ces naissances et ces transformations ont été si rapides qu’on a grand’peine à tenir à jour l’état civil des communes, et qu’à chaque instant un chef-lieu est détrôné par quelque ambitieux parvenu.

Je n’y vois, pour ma part, aucune raison de croire que tout va de mal en pis. En 1388, les chanoines de Normandie se plaignent déjà de la rareté des bras dans les campagnes. Au XVIe siècle, Bernard Palissy écrit : le laboureur veut faire de son fils un monsieur. On trouverait, dans les Mémoires de Saint-Simon, des lamentations analogues. Cependant, à travers tant de vicissitudes, les campagnes se sont assez gaillardement tirées d’affaire. Les hommes chercheront toujours le point fixe d’Archimède. Ils n’admettront jamais que la terre tourne et que les courans se déplacent.

C’est qu’en effet, dans les pays doués de quelque vitalité, l’existence des cités ne ressemble pas seulement à celle des plantes, qui naissent, fleurissent et se dessèchent sur place. Elles agissent à distance les unes sur les autres ; elles sont entraînées dans une espèce de gravitation qui quelquefois échappe à toutes les prévisions. Il y a ainsi des morceaux de département qui tournent le dos à leur chef-lieu et subissent l’attraction d’une ville plus favorisée. Ouvrez un instant la carte de France : le réseau compliqué des chemins, des rivières, des canaux et des voies ferrées, que vous suivez du doigt, et qui se coupent dans tous les sens, forme, autour de chaque petit centre, comme les rayons d’une étoile. Le nombre et l’importance de ces rayons déterminent assez exactement la position relative, la chaleur et la puissance de ces foyers de vie locale répandus sur tout le territoire. Les grandes villes se détachent, aux points de rencontre des lignes noires, comme les carrefours de la circulation nationale, tandis que les sous-préfectures s’enveloppent d’un plus modeste réseau. L’attraction de Paris est si forte qu’elle se fait sentir jusqu’aux extrémités du territoire. Lorsqu’on se rapproche de la capitale, cette attraction tient du vertige. Un département tout entier, celui de Seine-et-Oise, est une espèce d’anneau de Saturne que le voisinage d’une grosse planète empêche de se constituer solidement. Versailles n’est pas le centre d’un système séparé : c’est un globe refroidi qui gravite dans l’orbite d’un astre plus puissant.

Nos grandes villes, à leur tour, sont les reines d’autant de systèmes secondaires, fondés principalement sur les nécessités industrielles et commerciales. Leur sphère d’influence dépasse de beaucoup les limites d’un département. Or, la grande loi qui préside à la formation de ces groupes, ce n’est pas l’arbitraire du législateur, c’est l’intérêt privé ; ce sont les relations libres et spontanées des hommes entre eux. Voilà la règle suprême qui arrête l’essor d’une cité au profit de sa rivale. On rencontre souvent en province de petites villes assez heureusement situées, qui ne peuvent se consoler de rester médiocres. En vain elles appellent sur leur clocher les faveurs du gouvernement. En vain, elles se sont enrichies des votes de leur député. Dix ou quinze lieues plus loin, une grande ville fait contre-poids et tire à elle sans effort le commerce et l’industrie de la contrée.

La réforme la plus libérale n’y changera rien. Il ne dépend pas de nous de modifier le cours des choses. En perfectionnant les moyens de transport, on a rapproché le paysan de la grande ville, et il est tout naturel que cette attraction supérieure contre-balance celle du clocher. Ces réflexions prennent un tour saisissant, lorsqu’on visite une de nos innombrables ruines féodales, et que, debout sur les glacis du château, on aperçoit en bas l’ancien bourg à tournure presque noble, avec ses toits pointus, ses pignons, ses poivrières, parfois un beffroi, une église flamboyante encore de rosaces, dont les verrières ouvragées s’illuminent au soleil couchant. Plus loin, très loin dans la plaine, on distingue les habitations neuves dispersées, comme des moutons lâchés dans la verdure. Pourquoi le troupeau ne s’est-il pas ramassé autour du vieux bercail, si intime, si chaud en hiver, si frais en été, et toujours rempli de souvenirs ? La réponse, demandez-la aux longs rubans de routes bien damés, séduisans à l’œil, qui s’éloignent du bourg dans toutes les directions, disparaissent un instant sous les arbres, puis filent comme une flèche et promènent une courbe légère, vaporeuse, sur les dernières collines de l’horizon. Ces routes portent des noms divers : Tours, Orléans, Bordeaux, etc. ; mais il y en a toujours une plus belle et plus engageante que les autres, qui s’appelle Paris. Voilà ce qui fait rêver le journalier que vous voyez là-bas, appuyé sur sa pioche, le dos tourné au vieux château. Pourquoi irait-il s’enfermer dans des murailles, lorsque la sécurité est complète et que les débouchés sont certains? Ce qu’on serait tenté de mettre sur le compte de l’apathie n’est qu’un calcul fort juste. Les deux causes d’attraction, le bourg tout proche, la grande ville éloignée, se combattent et se neutralisent.

En somme, parmi toutes ces communautés urbaines ou rurales, du haut en bas, du cèdre jusqu’à l’hysope, il règne une obstination à vivre, une puissance de sève, un mouvement continuel d’échange, de transformation et de renouvellement, qui ne sentent nullement leur pourriture. Ce n’est pas ainsi qu’on se figure un pays où la vie locale serait en décadence. Les jalousies mêmes, les querelles sont des symptômes de vitalité. Les territoires de toutes ces petites républiques sont invariables, parce que la puissance publique les ferait au besoin rentrer dans leurs limites. Mais sans le gendarme qui veille, elles recommenceraient la guerre et foraient des conquêtes, tout comme au moyen âge. C’est ainsi que jadis « messieurs » de Berne opprimaient les cantons pauvres de la Suisse, Florence écrasait Pise, et Strasbourg était la suzeraine très exigeante d’une foule de petites communautés vassales. De même on verrait Rouen mettre des chaînes au port du Havre, et Nantes combler le bassin de Saint-Nazaire, Les mœurs de notre temps les empêchent de tirer l’épée : elles se contentent de la lutte pacifique. Elles se disputent les faveurs ministérielles, et, ce qui vaut mieux, s’évertuent à renouveler leur outillage pour se mettre au courant des progrès modernes. On sait à quelle orgie de chemins de fer et de canaux se livrent maintenant ces communes de France dont on gourmande le sommeil. L’enceinte législative retentit de leurs aigres récriminations. On les soupçonne de fausser les ressorts de la politique. Mais il est au moins singulier d’entendre les mêmes publicistes, qui se lamentent sur l’envahissement des intérêts locaux, déclarer qu’il n’y a plus de vie locale en France. Il faut avouer que le témoignage de nos yeux et de nos oreilles contredit furieusement leurs assertions, et que, comme dans la comédie, les gens qu’ils tuent se portent assez bien. A moins que l’esprit de système n’ait précisément les effets que Stendhal attribuait irrévérencieusement à l’éducation des jésuites : «Donner l’habitude de ne pas faire attention à des choses plus claires que le jour. »


II.

Oui, dit-on, nous savons tous que les communes les plus faiblement constituées subissent le flux et le reflux de la vie matérielle; mais c’est la vigueur politique, et par suite la personnalité morale qui leur manquent. Il fut un temps où l’on enseignait comme parole d’Évangile que notre fameuse concentration était sortie tout armée de la tête du premier consul. Tocqueville n’a pas eu de peine à reconstituer t a généalogie, et à prouver qu’elle était fille de l’ancien régime. Mais à la place de cette légende, il s’en est formé une autre, d’après laquelle la France monarchique et celle de la révolution, complices involontaires, auraient conspiré à l’envi contre les libertés locales, pour étouffer tout germe d’autonomie dans la province ou dans la ville. Cette opinion me semble au moins exagérée. D’abord, il ne faut pas confondre le particularisme avec la liberté. Lorsque l’école libérale réclame pour les communautés secondaires le droit de se gouverner elles-mêmes, elle n’entend pas apparemment créer, pour telle province, un privilège au détriment des autres. Elle n’admettrait pas qu’il y eût, pour la Bretagne ou pour le Languedoc, une liberté spéciale dont ne jouirait pas l’Ile-de-France. Même en Angleterre, tous les comtés se gouvernent de la même manière, et ce n’est qu’avec la plus grande répugnance que nos voisins se voient forcés d’appliquer des lois spéciales à l’Irlande. Ce que l’ancienne monarchie combattait en Bretagne, et plus tard la Convention dans les départemens de l’ouest, c’était le même ennemi sous des noms différens : tantôt le privilège, tantôt le fédéralisme. Si solide que fût déjà l’unité française au siècle dernier, elle n’avait point acquis ce caractère indiscutable qu’elle a aujourd’hui. La royauté, qui l’avait fondée, avait le devoir de la maintenir.

Dans tout pays qui n’est pas fédératif, le point fixe, le palladium des libertés locales, c’est la cité. Or, si la monarchie s’est beaucoup ingérée dans les affaires des villes, il n’est pas vrai qu’elle ait détruit leur personnalité. Nos historiens, tout pleins de l’histoire agitée des communes jurées du moyen âge, ont admis trop facilement que l’esprit municipal s’est éteint avec elles. C’est confondre la vie politique avec la vie administrative. Lorsque, en 1563 et en 1579, on enlevait aux communes la juridiction criminelle et consulaire, l’état reprenait ses prérogatives légitimes. Depuis lors, le pouvoir central s’est montré fort envahissant. Les offices municipaux ont été vendus aux enchères. Mais n’est-ce pas une preuve de vitalité persistante, que l’empressement même qu’on mettait à les acquérir? Nos rois auraient-ils trouvé tant d’amateurs pour des titres sans valeur? Ils trafiquaient des dignités municipales : donc ces dignités avaient conservé quelque prestige. C’était, du reste, un expédient de trésorerie plutôt qu’un calcul tyrannique : en 1764, le droit d’élection est rétabli, et si, en 1771, on revient à la vénalité des offices municipaux, ce n’est point par haine des libertés locales, c’est par nécessité financière. Encore nombre de villes tenaient tant à leur droit d’élection qu’elles le rachetèrent elles-mêmes au gouvernement.

Tâchons de nous dégager des préjugés contemporains et de mieux comprendre cette époque. En réalité, les villes du XVIIe et du XVIIIe siècle ressemblaient à leur bourgeoisie : sans perdre conscience d’elles-mêmes, elles s’étaient données à la monarchie. Elles voyaient dans la majesté imposante du pouvoir central le symbole de l’unité française. Qu’on parcoure la plupart de nos grandes villes : Lyon, Bordeaux, Nantes et tant d’autres, on sera frappé du nombre d’édifices publics ou privés qui datent de ces deux siècles, et qui portent la marque d’une prospérité difficile à concevoir sans une forte dose d’indépendance et d’initiative. Le goût de l’uniformité, l’imitation de Versailles, et, pour tout dire, le dévoûment au roi, s’y marient singulièrement aux traditions locales. Arrêtez-vous à Reims, sur la place Louis XV, construite tout entière dans le goût du dernier siècle. La statue de « Louis le Bien-aimé » s’y dresse dans une attitude héroïque, qui déconcerte un peu vos notions d’histoire. Cette statue est-elle donc une simple platitude, comme celle que La Feuillade éleva à Louis XIV? Nullement. L’histoire de la ville montre que l’enthousiasme des bons Rémois fut sincère. C’était l’hommage spontané du vin de Champagne et du drap qui avaient largement profité des années prospères de la première moitié de ce règne. Ce loyalisme subsistait en province alors même que l’humeur frondeuse prédominait à Paris, et le gaspillage des finances n’y fit pas immédiatement oublier l’influence bienfaisante du cardinal Fleury. Mais le sentiment monarchique n’étouffait pas nécessairement l’originalité : à cette même époque, Nantes et Bordeaux, qui jouaient dans le monde un fort grand rôle, avaient chacune leur goût, leurs traditions et leur parure. Le pinceau de Vernet reproduisait avec complaisance cette variété somptueuse de nos ports. Est-ce que la ville de Paris, dont on ne conteste pas la puissante individualité, ne se portait pas au-devant de ses souverains avec un empressement que nous trouverions servile? Nos conseillers municipaux ferment volontiers les yeux sur ces égaremens passagers ; ils voudraient arrêter l’histoire à Etienne Marcel. Leurs devanciers, non moins remuans, étaient plus souples. On peut s’en assurer en feuilletant, au musée Carnavalet, le gros volume qui contient la description des fêtes données par la capitale à l’occasion des entrées de rois ou de princes du sang. Que de feux d’artifice l’orgueil municipal n’a-t-il pas tirés en l’honneur de la royauté avant de la décapiter! Que de festins, que de bals, que de lampions! Et il n’était pas nécessaire de réchauffer le zèle public : la joie de la population tenait du délire, comme aussi plus tard sa fureur. Les archives de toutes nos villes sont pleines de ces vieilles gravures où le faste local se marie avec complaisance aux pompes de la monarchie. Les cités, comme les individus, subissaient la fascination du pouvoir et faisaient acte de courtisan. Comme les personnes aussi, elles gardaient leur liberté de jugement. On le vit bien lorsque toutes les communes de France rédigèrent leurs cahiers. Cet exposé des griefs de la nation n’était point une pancarte incolore, composée par quelques philosophes de cabinet. C’était une série d’œuvres collectives, indépendantes, variées, et en quelque sorte municipales. Les villes étaient si vivantes qu’elles se chargèrent déporter jusqu’au pied du trône les vœux de la nation, et qu’elles rédigèrent le programme de la révolution. Il y aurait un curieux chapitre d’histoire à écrire sur leur rôle pendant la période révolutionnaire. On y verrait que les Français, loin d’avoir perdu l’habitude de se grouper autour des intérêts locaux, loin de sacrifier uniquement à une idole abstraite, subirent à l’excès les influences régionales et l’impulsion trop exclusive des grandes villes. Les constitutionnels ne les trouvaient que trop actives, et Malouet en parlait « comme de maux nécessaires. » On put voir, dans tous les cas, qu’elles n’étaient ni mortes ni languissantes.

Et les campagnes? étaient-elles, sous l’ancienne monarchie, complètement dépourvues de vie locale? De récentes recherches ont prouvé le contraire. Les rustres s’assemblaient à son de cloche sur la place, devant l’église, et souvent, lorsqu’il pleuvait, dans l’église même : ce qui devait faire un beau vacarme. Il ne s’agissait pas d’un paisible conseil mené par son maire : tous les habitans étaient de droit membres de l’assemblée; procédé sauvage, mais conforme à la doctrine la plus pure du gouvernement du peuple par lui-même. On sera peut-être étonné d’apprendre que ces étranges réunions, si éloignées de la correction du grand siècle, ne disparurent que deux ans avant la révolution française. Turgot, à qui elles avaient sans doute rompu la tête dans son intendance du Limousin, déclarait qu’elles étaient « trop nombreuses, tumultueuses et déraisonnables. » Un édit de juin 1787 leur substitua des conseils élus. Il admettait cependant la possibilité de convoquer la grande assemblée dans certains cas extraordinaires. On ne s’attendait guère à trouver, derrière la centralisation si redoutable de notre ancienne monarchie, un régime analogue à celui de la commune américaine. Quant aux réunions en plein air, je ne sais trop s’il faut les regretter. Mais certainement il y a chez nos paysans un instinct obscur, une sorte d’atavisme qui les ramène à l’endroit où délibéraient leurs ancêtres. N’avez-vous pas remarqué dans nos campagnes, le dimanche, ces cultivateurs vêtus de leurs plus beaux habits, qui accompagnent leurs femmes jusqu’à la porte de l’église et qui, au lieu d’entrer, restent sur la place à causer de leurs affaires? Ils n’obéissent pas au désir de faire une manifestation laïque, car cette sorte de congrès dominical se tient de préférence dans nos plus pieuses provinces, et le clergé ne s’en montre nullement scandalisé. Mais ces hommes font comme leurs pères, qui délibéraient des affaires communes au dehors, tandis que les femmes priaient au dedans. Ils ne sont guère plus qu’une vingtaine aujourd’hui. On dirait les âmes en peine des paysans du XVIe siècle, cherchant la trace de leurs anciennes libertés.

Il vint un temps où les communautés rurales durent compter avec le représentant du roi, de plus en plus puissant. Elles passèrent de l’âge d’or à l’âge de fer. Mais ce fut aussi pour elles l’occasion d’un utile apprentissage. Sous la tutelle bénévole du clergé, leur vie devait être passablement rudimentaire. De vastes territoires couverts de métairies n’étaient pas même organisés. Ceux dont le royaume n’est point de ce monde n’ont aucune raison de pousser les autres à la conquête des biens terrestres. Ils pensent qu’on doit être content de son lot, s’effacer, vivre entre son bœuf et son âne ; que toute réunion nombreuse est une occasion de pécher en paroles ou en actions, et que l’ambition de mener ses semblables est un piège du malin. Aussi reconnaît-on encore les villages qui ont grandi dans le voisinage de quelque abbaye, sur bonne terre ecclésiastique : les chaumières y ressemblent à des ermitages. Comme le principal but des peuples n’est pas de se préparer à la mort, il est fort heureux que les gens du roi très chrétien aient secoué cet engourdissement béat. Ils venaient d’ailleurs avec les intentions les moins édifiantes. Ce serait leur faire trop d’honneur que de leur prêter le désir de contribuer à l’éducation des campagnes. Mais ils avaient besoin d’argent; et au seul bruit de leur pas, l’argent disparaissait dans toutes les cachettes de ces habitations dispersées. Les rats se faisaient tout petits et rentraient dans leurs trous. Faute de responsabilité collective, on ne savait où frapper. C’est alors qu’on inventa les syndics ruraux, et que, pour les mieux tenir, on les déclara perpétuels. Les paysans votèrent d’abord sans enthousiasme, et les syndics acceptèrent de mauvaise grâce, sachant de quoi il retournait. Mais on ne leur demandait pas leur avis. De fait, la position n’était pas séduisante : il fallait répondre pour toute la commune, contenter le seigneur du lieu, obéir aux ordres du subdélégué, surtout faire rentrer la taille; et, au bout du compte, on n’était pas sûr de ne point attraper des amendes ou la prison. Il y avait de grosses peines contre les syndics récalcitrans. On avait des devoirs et point de droits. Aussi la recommandation faite aux syndics de ne pas vendre leur charge paraît quelque peu dérisoire, car les amateurs étaient peu nombreux et le recrutement très difficile. Il fallait, pour susciter un candidat, des argumens du genre de ceux qui font de Sganarelle un médecin. Beaucoup de syndics auraient pu dire comme lui, montrant un bâton : « Je n’ai jamais eu d’autre licence. » On choisissait souvent un régisseur de bas étage, un garde-chasse, un ancien valet du château, comme cela se pratique encore dans quelques coins reculés de nos provinces. Le seigneur faisait venir un de ses laquais et lui tenait à peu près ce langage : « Eh bien ! La Fleur, ces drôles veulent donc avoir un syndic? — Au contraire, monseigneur, ils en meurent de peur. — Tu te trompes, mon ami; ils doivent le désirer, puisque le roi le veut. Fais-toi nommer, mon garçon, et mène-les rondement, ou tu auras de mes nouvelles. »

Tel est le timide grand-père de nos maires de campagne. Il faut croire cependant qu’on prit goût à l’institution, car le nombre des syndics ne cessa d’augmenter jusqu’à la révolution. On voit aussi que ces communautés, mieux régies, savaient mieux se défendre. Leur voix arrivait plus souvent jusqu’aux oreilles de l’intendant. Pour elles, une justice administrative sommaire remplace les lenteurs des parlemens. Elles ne refusent pas la corvée, mais elles en contrôlent l’emploi, et elles crient lorsqu’on envoie les corvéables travailler trop loin de chez eux. Elles se plaignent de ce que leurs chemins sont dégradés, tandis que le roi a de belles routes quatre fois trop larges. Peu à peu, l’administration, gênée dans son arbitraire, est forcée de régulariser ce vieil impôt du travail, et l’ordonnance du contrôleur-général Orry, en 1737, repose surdos principes , peu différens de ceux que nous appliquons aux prestations. Les « chausséeurs » convoquent les habitans pour examiner avec eux l’état des chemins. Les corvéables peuvent se racheter en argent. Quand il s’agit de gros travaux, il y a, comme aujourd’hui, une enquête, un devis, une adjudication. Enfin, l’on confond moins souvent l’impôt du roi et celui de la commune : ce dernier est discuté et consenti par les habitans.

Ainsi l’ancien régime, qui n’a jamais songé à détruire la personnalité morale des grandes villes, a créé quelquefois et partout développé celle des communautés de campagne.


III.

En 1780, les constituans portèrent une main hardie sur les franchises provinciales; mais ils furent moins novateurs qu’on n’est disposé à le croire et peut-être qu’ils ne le croyaient eux-mêmes. Tel qui pense inventer ne fait que se souvenir. Leur œuvre est un singulier mélange de sagesse et d’illusion : le chimérique s’est évaporé, le solide est demeuré.

Leur plus grand tort fut de s’imaginer qu’ils allaient inaugurer par décret le règne de la vertu. Ils avaient trop fréquenté Jean-Jacques et pas assez Montesquieu. La rédaction même des actes législatifs s’en ressentait. A les lire aujourd’hui dans l’aride Bulletin des lois, on entend passer le souffle de leurs grandes espérances si promptement déçues. Ce sont des appels à la concorde, à la bonne volonté des citoyens; des complimens que s’adresse le législateur pour avoir assuré l’exercice le plus étendu du droit de cité, la sûreté et la liberté des choix, etc. Avec de pareilles dispositions, on devait supprimer d’un trait de plume toutes les anciennes entraves. On abolit toute distinction de ville, bourg, paroisse ou communauté de campagne, ainsi que les dénominations d’hôtels de ville, d’échevinats et consulats. Plus de droits de présentation ou de présidence, attachés à un titre, à une terre, à une fonction. Tous les anciens agens du pouvoir exécutif, commissaires départis, intendans, subdélégués, sont congédiés et supprimés. L’administration est confiée à une hiérarchie de conseils dont le mécanisme est fort compliqué, car il faut distinguer le bureau, le conseil restreint et le conseil-général de la commune ou du département ; autant de corps emboîtés les uns dans les autres et dont les prétentions se contrecarrent. Ce n’est pas tout : on ne se contente pas de confier aux assemblées la gestion des intérêts locaux, on les investit de pouvoirs qui, partout ailleurs, sont réservés au gouvernement. Les assemblées de département répartissent les contributions directes, dressent les rôles, surveillent les versemens, ordonnancent les dépenses publiques. Leur compétence embrasse l’assistance, les prisons, l’enseignement « politique et moral, » les rivières, les routes, les églises, la salubrité, l’emploi des milices et gardes nationales, c’est-à-dire la totalité du pouvoir exécutif. De trésoriers-généraux, il n’en est pas question. Ils sont remplacés par une multitude de caisses indépendantes, placées sous la surveillance suspecte des officiers de district, sans aucune des règles tutélaires qui distinguent entre la perception et l’encaissement. Les municipalités ont aussi des attributions financières. Elles dirigent les travaux publics. Elles sont érigées en tribunaux de police. On leur confie la régie des établissemens de l’état, des hôpitaux et même des forêts : c’est-à-dire qu’on introduit le loup dans la bergerie. C’est à elles, un peu plus tard, que l’on donne l’administration des biens nationaux. Dans maint endroit, elles ne les lâchèrent plus et les convertirent en vaines pâtures. L’anarchie ne se fit pas attendre. Dès l’année 1790, on supplie les communes de ne pas aller si vite, et de ne toucher qu’avec prudence au régime des hôpitaux. Elles firent de tels dégâts dans les forêts et se livrèrent à de telles violences contre les gardes « des maîtrises » que le rapport officiel qualifie ce désordre d’effrayant. Quelques-unes d’entre elles engagent de folles dépenses, surtout à l’époque de la fête de la fédération : elles imitent ces seigneurs de la cour de François Ier qui portèrent au camp du drap d’or le prix de leurs moulins et de leurs fermes sur leurs épaules, avec cette différence que leurs prodigalités appauvrissent surtout les caisses publiques dont la surveillance leur est confiée : une loi intervint, en décembre 1790, pour les forcer à restituer les deniers de l’état. En 1792, il faut un décret contre les empiètemens des municipalités pour leur défendre « de donner des ordres et d’envoyer des commissaires hors de leur territoire. » Puis c’est la procession interminable des délégations qui se rendent à Paris : la même année, nouveau décret pour renvoyer chez elles les députations plus ou moins extraordinaires et permanentes des municipalités « auprès du roi et du corps législatif. » L’assemblée nationale ne sait plus par quelle formule faire rentrer sous terre les esprits qu’elle a évoqués. L’erreur capitale était d’avoir voulu créer, entre des corps élus nombreux, peu contrôlés et très envahissans, une hiérarchie uniforme qui n’est possible qu’entre des fonctionnaires. On voulait faire de la centralisation spontanée : une grande somme de liberté locale n’est praticable qu’à la condition de distinguer nettement entre les attributions de l’état et celles des communes. On voit, par le décret du 15-27 mars 1791, les conséquences de cette anarchie : insubordination des corps les uns envers les autres, ingérence illégale dans les affaires de l’armée, refus des municipalités de fournir les renseignemens qui leur sont demandés, et maint autre abus qu’on entrevoit derrière la réserve du langage officiel, voilà le mal. Envoi de commissaires pour réprimer les troubles dans les assemblées des communes; suspension individuelle ou collective des corps du département; révocation du procureur-syndic et des administrateurs de district par le conseil départemental, voilà les palliatifs incohérens qu’on essaie d’employer. Mais le désordre augmente, les événemens se précipitent, la Convention tranche dans le vif, et le 26 octobre 1793 paraît un décret qui sursoit à l’élection des municipalités.

Telle est la partie caduque de l’œuvre de la constituante. Voici maintenant celle qui a duré : nous pouvons discerner plus nettement, à cent ans de distance, les solides assises qu’elle a posées au-dessous de la surface agitée de l’histoire. Ce sont d’abord tous les emprunts faits à l’ancien régime sur l’organisation des conseils et les pouvoirs des maires; puis une décision très importante, malgré son caractère négatif, et qui n’a été adoptée qu’après de mûres délibérations : le 12 novembre 1789, il fut décrété que des municipalités seraient établies « dans chaque ville, bourg et municipalité de campagne. » Donc, au moment même où l’on supprimait le mot, on admettait la chose, puisqu’on laissait à la commune son ancienne circonscription. Ce ne fut pas sans résistance : Thouret voulait créer des communes uniformes de six lieues sur six. « Vous augmenterez, disait-il, les forces de chaque municipalité en rassemblant à un seul point toutes celles d’un même territoire que leur dispersion aurait réduites à l’inertie. Au lieu d’atténuer la vigueur nationale en divisant le peuple par petites corporations, dans lesquelles tout sentiment généreux est étouffé par celui de l’impuissance, créez plutôt de grandes agrégations de citoyens, unis par des rapports habituels, confians et forts par cette union... » Il ajoutait, ce qui devait ébranler ses collègues : « Combien de municipalités, dans les campagnes, ne sont pas à la merci des seigneurs, des curés ou de quelques notables! » Malgré ces raisons, les constituans refusèrent de bouleverser la première division territoriale de la France. Ils se contentèrent, dans l’instruction du 30 mars 1790, d’inviter les communautés à se réunir en une seule municipalité, toutes les fois qu’elles le jugeraient possible. Ils écartèrent également la motion d’un député qui proposait d’établir dans les villes des municipalités principales, auxquelles ressortiraient celles des bourgs et villages, considérées comme secondaires.

Pour ma part, je leur sais autant de gré de cette sage réserve que de leurs plus belles créations. Sans doute, notre commune est souvent bien chétive ; mais au moins elle est historique, naturelle, et, partant, vivace. Elle conserve son nom celtique ou gallo-romain, son antique territoire. Elle est chère au paysan, qui ne comprendrait pas qu’on dérangeât un horizon tracé par les siècles; et puisque ce grand endormi s’y intéresse, si petite qu’elle soit, elle nous devient chère aussi. Il faut tâcher de remédier à sa faiblesse et à son isolement, mais non pas en la supprimant. L’expérience semble du reste justifier la constituante, car aucune des tentatives qui ont été faites plus tard pour élargir le territoire communal n’a réussi. Il n’y a pas lieu de s’arrêter à la proposition de Condorcet en 1793 : le moment était mal choisi. On ne discutait plus alors : on déclamait. Hérault de Séchelles répondit, une main sur son cœur, que c’était insulter les municipalités, à qui la révolution devait tant. Mais on sait quel fut le sort de la municipalité de canton, cette création éphémère du directoire : elle est généralement citée comme un modèle de mauvaise administration. Cinquante ans plus tard, dans la constitution de 1848, Odilon Barrot fit introduire le principe d’un conseil cantonal, qui n’est, ce semble, jamais sorti des limbes. De nos jours, l’idée a été reprise sous différentes formes, et une enquête ouverte au ministère de l’intérieur sur le degré de consistance qu’on pourrait donner à des assemblées de ce genre : on a été arrêté dès les premiers pas par la difficulté de leur trouver un budget. Même les commissions cantonales pour les écoles et pour les chemins, qui sont destinées à éclairer et stimuler les conseils municipaux, ne paraissent pas douées d’une grande vitalité. Tous ces rouages artificiels ne l’ont qu’embarrasser la marche des affaires. Il faut toujours revenir à la règle posée par la constituante et formulée par Malouet : « Dans chaque lieu, l’administration des affaires locales appartient à ce lieu. » Aujourd’hui, comme en 1790, lorsqu’une contestation s’élève sur la limite de deux communes, on s’en tire en consultant les vieilles chartes. Avant de déplacer une borne, on va chercher, dans les archives de la préfecture, l’ancien registre terrier des paroisses. Ce parchemin jauni, antédiluvien, sur lequel la main d’un moine ou d’un curé a tracé gauchement l’ancienne limite de son petit royaume, fait encore foi de nos jours, et atteste ainsi l’origine vénérable, le caractère irréductible de la commune française.

On reproche plus souvent à la révolution d’avoir aboli la division capricieuse mais naturelle des anciennes provinces, et de l’avoir remplacée par un département géométrique qui ne pouvait servir de cadre qu’à des institutions inertes. Il s’est formé toute une légende sur les bienfaits de cette vie provinciale, tarie, semble-t-il, en 1789. Comme s’il suffisait de ressusciter la Normandie, le Poitou, la Guyenne, pour faire sortir de terre autant de petites capitales brillantes et originales, qui tiendraient tête à l’invasion parisienne! C’est confondre, à mon avis, l’indépendance politique avec la vie administrative. Oui, sans doute, si la France était composée d’une série de petits états confédérés, on pourrait voir renaître, sur tel ou tel point de notre sol, quelque variété intéressante de notre vieille civilisation. Encore l’exemple des cités d’Amérique prouve-t-il que l’autonomie, poussée à ses dernières conséquences, ne comporte pas toujours une forte dose d’originalité. Mais qui voudrait sacrifier notre unité politique, fût-ce pour rendre à Toulouse l’éclat de ses jeux floraux, l’usage courant du dialecte provençal aux félibres, ou bien pour restaurer ces fameux états de Bretagne, qui avaient fait de la péninsule celtique un conservatoire d’ignorance et de stérile entêtement? Lorsqu’on gémit sur la disparition de l’ancienne province, on oublie qu’elle n’aurait pas survécu longtemps, comme organe administratif, aux causes multiples qui l’avaient fait naître, et que ces découpures bizarres et inégales se seraient effacées avec les dernières traces du régime féodal, pour donner place à des divisions plus commodes. Elles n’avaient même pas toujours le mérite d’associer entre elles des populations de même origine. On voit, par les délibérations de la constituante, que le Forez répugnait beaucoup à s’unir avec le Lyonnais et le Beaujolais : cependant ces trois pays formaient depuis longtemps une seule généralité. Si l’on poussait jusqu’au bout le raisonnement, ce n’est pas chaque province, c’est chaque terroir qu’il faudrait ériger en un gouvernement séparé : on aurait alors quatre ou cinq cents départemens, qui s’appelleraient le Vexin, la Brie, le Morvan, le Gâtinais, etc. Voilà des dénominations qui correspondent à la configuration du sol et à des relations intimes entre les habitans. Elles subsistent encore aujourd’hui dans les habitudes locales : on n’a pas cessé de distinguer le pays de Caux de la Basse-Normandie, le pays Basque de la Gascogne, le Bocage du Marais vendéen. Oserait-on cependant proposer un aussi absurde fractionnement du sol? L’administration est-elle faite pour l’administré, ou bien le fétichisme historique ira-t-il la convertir en un musée des curiosités nationales? Le législateur ressemblerait alors à ces admirateurs fanatiques de l’antiquité romaine, qui poussent des cris lorsqu’on arrache un brin d’herbe sur une ruine, et laisseraient périr un monument sous les ronces plutôt que de le restaurer. De même des provinces : respectons le souvenir très tenace qu’elles ont laissé dans la mémoire du peuple ; mais admettons qu’il a fallu les déblayer, les accommoder aux nécessités modernes, percer ici une porte, là une fenêtre, et convertir en demeures confortables, en appartemens bien proportionnés à notre taille, les grands palais princiers d’autrefois, dont les murs moisis étaient devenus inhabitables.

C’est ce travail d’assainissement que la constituante a entrepris ; et elle s’en est acquittée avec un talent, une modération, une justesse de coup d’œil auxquels on n’a pas suffisamment rendu justice. Aucune résolution n’a été mieux mûrie ni plus éloignée d’un rationalisme abstrait. Thouret disait, le 3 novembre 1789 : « Ces affections d’unités provinciales ne seront même pas attaquées, puisque les provinces ne cesseront pas d’exister comme telles. » Il avait raison : on a découpé la province, on ne l’a pas détruite. Elle se reforme, pour ainsi dire, sur chacun des grands intérêts régionaux qui groupent les départemens. Dans notre unité, la Normandie, la Provence, la Picardie, n’ont pas cessé d’avoir une physionomie distincte. Mirabeau était plus explicite encore : « Je voudrais, disait-il, une division matérielle et de fait, propre aux localités, aux circonstances : une division qui permît de composer avec les préjugés, et même avec les erreurs. « Il demandait, non pas une égalité territoriale et mathématique, mais une égalité « de poids dans la balance. » Il fallait «que l’étendue du département permît aux députés des villes et des villages de se rendre facilement au chef-lieu. » Que se propose-t-on en effet? Rapprocher le tuteur du pupille et l’administrateur de l’administré. On tiendra compte de la population, de la fertilité du sol, des productions, de l’industrie. « Les départemens ne seront formés que par des citoyens de la même province. » Et Mirabeau, prenant pour exemple la sienne, montre qu’elle pourra être aisément partagée « en régularisant la vie des municipalités actuelles et en faisant disparaître les inégalités des anciennes vigueries. » Aucune délimitation n’est arrêtée sans que les députés de la région soient préalablement consultés. Le 9 janvier 1790, Treilhard les invite « à produire le tableau énonciatif de leurs limites respectives. » Ils doivent arriver à la séance avec des cartes bien faites. La Guyenne est divisée après un long débat « auquel, dit naïvement le Moniteur, les députés de la région semblent seuls prendre intérêt. » Lorsqu’on discute la division du Dauphiné, lorsqu’on pèse les réclamations des Basques, on voit que l’assemblée est disposée à faire toutes les concessions compatibles avec son but. Si le comité de constitution refuse à l’Aunis de former un département séparé, c’est uniquement pour éviter l’inconvénient des administrations trop petites. Il en exprime tous ses regrets, et propose, à titre de compensation, quelques avantages particuliers pour La Rochelle : ce qui marque un respect presque exagéré des souvenirs historiques. Quelquefois ce sont les provinces qui demandent une division plus complète. Ainsi la Bretagne proteste d’abord en termes assez nobles contre son démembrement; puis elle veut former six départemens au lieu de cinq, et l’on est obligé de contenir ce besoin de morcellement, en lui représentant qu’elle s’affaiblit. L’assemblée ménage autant qu’elle peut l’unité de terroir. Par exemple, elle maintient les limites anciennes entre le Velay et le Vivarais, et elle examine les points litigieux avec le plus grand soin. De même pour la division des marches communes entre le Poitou et la Bretagne.

Ce n’est pas tout : une fois les principales divisions décidées, l’enquête reste ouverte pendant plusieurs mois sur la valeur de l’œuvre accomplie. On voit alors de quels égards est entourée la situation et la personnalité des villes : c’est réellement l’antique municipe qui détermine l’architecture du département. Le comité est sans cesse retardé « par l’embarras que donnent, sur la disposition des chefs-lieux, les prétentions des différentes villes. » On écoute les réclamations de Lisieux, de Saumur. Les prétentions de Montluçon sont rejetées, « parce les pays de Combrailles et du bas Bourbonnais présentent une surface insuffisante. » Châlons sera provisoirement le chef-lieu du département de la Marne; mais les électeurs décideront, dans la première assemblée, « si cette ville doit alterner avec Reims. » De même, on abandonne aux assemblées locales le choix du chef-lieu entre Soissons et Laon. La situation si bizarre de Redon, à l’extrémité d’Ille-et-Vilaine, est proposée par les députés de Bretagne, et motivée sur les relations commerciales. Pendant quelque temps, les départemens ont porté le nom de la ville la plus considérable. On disait : le département d’Amiens, celui de Douai ! et si le décret du 26 février 1790 donne la préférence au nom tiré des circonstances géographiques, c’est « pour éviter d’attribuer la suprématie à une ville sur les autres. »

Ainsi l’œuvre de la constituante est une transaction longuement méditée entre les traditions historiques et les besoins nouveaux. Loin d’imposer à la France une division abstraite et rigide, elle s’est bornée à poser le principe d’une division commode, et elle en a confié l’exécution aux intéressés eux-mêmes. L’œuvre de ces comités a subi une enquête, dans laquelle toutes les parties ont été entendues : patience d’autant plus remarquable que cette question primait toutes les autres, et particulièrement la question électorale. En prenant pour base et pour mesure de la nouvelle répartition du sol l’importance des cités, en tenant compte de leurs réclamations raisonnables, on faisait un acte à la fois conservateur et libéral. Respecter la cité, c’était assurer à la vie locale l’asile antique derrière lequel elle avait déjà bravé une monarchie envahissante, et qui devait la sauver encore, soit des tempêtes révolutionnaires, soit des prétentions despotiques de l’état contemporain.

Cette organisation méritait de vivre, et elle a vécu. Depuis cent ans, le département est entré dans nos mœurs. Il a précisément le degré de vie que comporte sa situation intermédiaire entre les intérêts généraux et les intérêts locaux. Il suffit, pour s’en rendre compte, de le comparer aux autres circonscriptions administratives. L’arrondissement, trop petit, dominé par les querelles de clocher, est presque un organe atrophié dans notre système. Les grands commandemens militaires, qui embrassent plusieurs départemens, les préfectures maritimes, les régies forestières, les ressorts des cours d’appels, ne sont que des circonscriptions taillées pour des besoins spéciaux. Elles ne correspondent à aucun groupe naturel des habitans. L’église elle-même, si tenace dans ses traditions, après avoir défendu longtemps les dix-sept provinces ecclésiastiques qui partageaient l’ancienne Gaule, a dû se plier à la vie départementale. Les diocèses, remaniés en 1801, à l’époque du concordat, coïncident à peu près partout avec les limites des départemens, bien qu’ils aient quelquefois un chef-lieu différent. Avec le temps, ce diocèse est devenu la véritable unité ecclésiastique, et l’archevêque ne conserve aujourd’hui sur ses suffragans qu’une autorité purement honorifique. L’église n’est pas suspecte de complaisance pour les nouveautés. Puisqu’elle a adopté le département, c’est qu’elle a reconnu que cette œuvre révolutionnaire avait du bon. Si l’on établit une proportion entre la circonférence d’un pays, sa population et l’étendue des circonscriptions administratives, on trouvera que le département est à peu près chez nous ce que le comté est en Angleterre. La révolution a procédé comme Guillaume le Conquérant, mais avec des moyens moins radicaux. Une division plus petite eût rendu l’administration coûteuse, tatillonne et mesquine ; une plus grande eût fait des intérêts régionaux de véritables intérêts politiques. Il est singulier que l’école historique accorde aux conquérans le droit de remanier la carte et le refuse aux législateurs.

La population n’a pas été moins prompte à contracter des habitudes nouvelles ; ou plutôt elle n’a eu qu’à reprendre les anciennes, car la plupart des départemens ayant été fabriqués d’après l’importance de leur chef-lieu, le paysan n’avait qu’à suivre, comme autrefois, le chemin de la grande ville la plus prochaine. Sans doute, on s’est parfois trompé dans le choix de cette grande ville. Les chemins de fer, les courans commerciaux ont souvent déjoué les prévisions : il y a des départemens mal bâtis. Mais ces transformations mêmes prouvent la vitalité de l’organe. Si le département avait été une simple circonscription administrative, sans afflux de sang nouveau, et, comme on dit, pareille à l’extrémité d’un corps refroidi, il n’aurait subi ni accroissement ni perte : il aurait reçu docilement, de la main d’un gouvernement tutélaire, la capitale qu’on lui donnait. Tout au contraire, les mœurs ont fait leur travail à côté des lois, tué l’arrondissement, déplacé les courans. Reims supplante Châlons, Moulins pâlit devant Montluçon, et Saint-Quentin devance d’un pas rapide la vieille forteresse de Laon. Chaque département se forme ainsi sa petite capitale, qui n’est pas toujours celle du préfet. Lorsqu’une des deux villes rivales ne peut éclipser l’autre, et que le département est tiré entre deux influences contraires, alors une fente menace de se produire ; c’est le cas entre le Havre et Rouen.

C’est ainsi que procède la vie : elle travaille incessamment à modifier les cadres dans lesquels on prétend l’emprisonner ; mais, en même temps, elle leur communique une élasticité et une résistance bien supérieures à l’immobilité de la matière inerte. Plût à Dieu qu’une de nos trop nombreuses constitutions eût vécu autant que notre département ! Elle aurait aujourd’hui l’âge des États-Unis d’Amérique.


IV.

L’n coup d’œil jeté sur nos mœurs administratives confirme absolument ces impressions. Malgré l’excès de tutelle, en dépit d’une ingérence minutieuse et souvent tyrannique, la commune et le département n’ont pas cessé d’être des foyers d’activité, sinon de lumière. Nous ne parlerons pas aujourd’hui des agens d’exécution, pas même de ces excellens maires qui perpétuent dans nos campagnes les traditions patriarcales : on pourrait objecter que leur autorité vient d’en haut, et qu’elle ne prouve rien en faveur de la liberté. C’est dans les conseils qu’il faut chercher l’image exacte du pays. Ce sont leurs obscurs débats qui décideront peut-être de notre aptitude à nous gouverner nous-mêmes.

Qu’on réfléchisse d’abord aux conditions ingrates dans lesquelles nos conseils communaux ont dû végéter avant de s’épanouir au soleil. Jusqu’à ces derniers temps, ils ont été traités en suspects. La constitution de l’an VIII les réduit à l’état de fantômes. La restauration redoute encore ces ombres d’assemblées : en 1818, elle leur adjoint les plus imposés, et comme à cette époque il n’y a point d’élections municipales, les campagnes sont livrées à la haute police des grands propriétaires. La monarchie de juillet rétablit le principe électoral, mais avec quelle timidité ! Le cens est si élevé qu’en fait les plus imposés seuls, absens pour la plupart, ou, comme on disait dans l’ancienne langue, les forains, disposent des conseils. M. de Tracy s’écrie : « Vous enlevez à la société communale son caractère de famille collective. Oubliez-vous donc qu’elle doit statuer, non-seulement sur des dépenses, mais sur des intérêts moraux? » l’élévation du cens ne paraît point encore suffisante : les meilleurs esprits sont hantés par le spectre de l’anarchie. « Il y aurait, dit M. Thiers, 37,000 petits états, qui auraient tous les caractères d’un état indépendant[2] ! » Le grand orateur précise encore mieux sa doctrine en proscrivant, au nom de l’état, les formes les plus spontanées de l’association[3]. Ce sont les idées du temps. Consultez les hommes de cette génération : toute force collective en dehors de l’état leur parait factieuse. Aussi quel luxe de précautions contre les conseils ! En dépit de leur morcellement, qui devrait rassurer, on poursuit en eux les membres épars de l’hydre révolutionnaire, et on interdit aux tronçons de se rejoindre. Tout conseil convaincu d’avoir correspondu avec les autres est frappé de suspension (loi de 1831, art. 30), et les conseillers condamnés judiciairement. En dehors des quatre sessions annuelles, toute délibération est nulle, si elle n’est expressément permise par l’autorité supérieure (art. 28 et 29). Défense est faite aux conseils de créer dans leur sein des commissions permanentes pour l’expédition des affaires. Les discussions auront lieu à huis-clos, comme les débats d’une affaire scabreuse en cour d’assises : ne faut-il pas éviter de satisfaire la curiosité maladive du public? Et nous ne parlons point de la filière administrative, des restrictions sévères et compliquées qui atteignent les délibérations elles-mêmes. Réellement, c’est le régime cellulaire appliqué aux communes de France. On ne serait pas plus rigoureux pour les ramifications d’une société de carbonari. L’usage le plus légitime du droit d’association, son application séculaire aux intérêts primordiaux de la société, ce der- nier asile de la liberté locale, que tolère le sultan et que favorise le tsar, voilà ce que la France parlementaire a supporté difficilement. Il est vrai que cette même nation, la plus sociable du monde, s’est vu interdire, pendant de longues années, les associations de plus de vingt personnes. Et l’on s’étonne que les Français ne sachent pas se concerter !

Aujourd’hui, voici le point où nous en sommes : la plupart des conseils savent vouloir, s’ils ne savent pas délibérer. Tous, même les plus petits, ont chacun leur caractère : il y en a de hargneux et de dociles, de turbulens et de paisibles, d’entreprenans et d’inertes. Par exemple, il y a des villages où le conseil est, pour ainsi dire, tombé en quenouille : les hommes, bûcherons, matelots, calfats ou compagnons nomades, sont presque tous absens. Il ne reste que les vieux ou les infirmes, qui subissent entièrement la loi des femmes. Celles-ci ont une manière à elles de comprendre l’administration et de protéger le foyer domestique; il leur est arrivé d’accueillir l’agent du fisc comme le seigneur Basché, dans Rabelais, recevait les huissiers : à coups de balai. Il y a des conseils loquaces, qui envoient à la préfecture des kilogrammes de papier administratif. D’autres, muets comme des carpes, enfantent péniblement un griffonnage informe. En général, dans les quatre ou cinq cents villages qui forment la plèbe des départemens, les délibérations sont pitoyables dans la forme, assez raisonnables au fond. Le paysan évite la discussion, car il n’y brille pas. Mais les résolutions à prendre, quelquefois le plébiscite qui doit renverser le maire, ont été préparés par de longues et savantes négociations. Le jour du vote, chacun arrive avec son parti-pris d’avance. A les voir immobiles sur leur banc, la lèvre pendante, l’œil vague, on dirait une assemblée d’idiots. En réalité, il se trame dans cette grange des intrigues plus déliées que celles des diplomates. Malheur à l’administrateur qui remue ces fourmilières sans en connaître les galeries souterraines! Il se présente, il parle. On l’approuve du bonnet; puis, quand on passe au vote, il est tout étonné de n’avoir pas déplacé une voix.

Les petites communes n’ont pas toujours le talent d’agir ; mais elles ont une force d’inertie invincible. Les moyens coercitifs s’épuisent à la longue. Presque toujours le dernier mot reste à ces paysans têtus. C’est le grain de sable qui peut arrêter la machine. J’ai vu toute l’administration d’un grand département tenue en échec par une mince municipalité. Il s’agissait d’une commune entourée de marais, avec des maisons plus semblables à des huttes de castors qu’à des toits de chrétiens, et une population qui barbotait dans l’eau toute l’année, moitié hommes, moitié canards. Le conseil municipal qu’on avait extrait de ce mélange s’avisa un jour d’envoyer sa démission en masse. Ces gens s’étaient mis dans la tête qu’une certaine route passerait à droite de l’église et non pas à gauche. Pendant plusieurs mois ni délibération, ni budget, dans cette singulière paroisse. Le préfet s’y rendit et fit un beau discours, qui fut écouté avec un pieux recueillement. Cependant, de nouveau les semaines, les mois s’écoulèrent, et rien ne venait de ce coin bourbeux. Le premier magistrat du département dut affronter encore ces tristes déserts, ces grands horizons mélancoliques, où règne un vent aussi âpre que la volonté des habitans. Il trouva ceux-ci précisément au même point. Que faire? Il céda pour ne plus s’exposer à pareille bise.

Dans les petites villes, l’incohérence est encore grande, mais la vitalité bien plus forte. Souvent, lorsque la ville est dans sa période de croissance, le conseil présente un singulier mélange de ruraux et de civils. La blouse y coudoie la redingote. Les gens de campagne n’ont aucun goût pour la cité naissante, jusqu’au jour où ils comprennent qu’elle a bon appétit et la bourse bien garnie : dès lors, c’est un client qu’on ménage. Comme le conseil est composé d’élémens disparates, les résolutions sont souvent contradictoires. Tantôt la ville conçoit des projets grandioses, contracte des emprunts, pose fies premières pierres, escompte l’avenir à la façon des villes américaines; tantôt la timidité l’emporte, l’escarcelle du paysan se referme, et, pour une question de quelques sous, on se noie dans une chicane qui compromet les sacrifices de la veille. Le palais de justice inachevé se dégrade et ouvre ses murs béans à l’eau du ciel; il y a des trottoirs et point d’égout ; des fontaines et point d’eau. Je ne dis rien des luttes d’influence qui se passent en dehors du conseil ; des profonds conspirateurs qui se glissent à la nuit tombante le long des murs et vont prêter des sermens terribles dans l’arrière-boutique d’un droguiste. Ces mystères, qui ne trompent personne, relèvent la saveur de la vie municipale.

Quant aux délibérations, voici le plus souvent comment elles se passent : maire, adjoints, conseillers arrivent sans aucune préparation. Il ne leur vient point à l’esprit que cette salle soit un lieu d’étude : c’est un cercle de conversation ou un champ clos pour le combat. On prend place autour du tapis vert. Les boutiquiers s’étalent largement dans leur fauteuil ; les paysans sont assis modestement sur le bord de leur chaise. Deux ou trois avocats, qui ne se gênent pas pour si peu, affectent une tenue débraillée. Quelques hommes de sens, mais timorés, se dissimulent au bout de la table et fuient les regards du président, qui pourrait les prendre à témoin : tels, dans une vente publique, les amateurs irrésolus redoutent l’œil du commissaire-priseur. Le maire tousse et commence. Au milieu d’un silence glacial, il lit d’une voix mal affermie une note rédigée par le secrétaire de la mairie. Il promène un regard inquiet autour de lui, car ce fidèle scribe, le seul qui sache les affaires, n’est plus là : la loi lui interdit l’accès de la salle des délibérations. Avec lui s’évanouit toute la science municipale. Le malheureux maire ressemble à un nageur novice qui aurait lâché la corde. Il annonce que la discussion est ouverte : tout le monde se tait. Enfin, un avocat se risque. Il n’est pas beaucoup plus solide que les autres ; mais il est sûr au moins de flotter, soutenu par l’outre gonflée de sa faconde. Au lieu de traiter la question, il se jette à côté ; il récrimine contre l’autorité supérieure, contre le département, contre l’état. La ville est toujours sacrifiée, parce qu’elle est un foyer d’idées libérales, etc. L’auditoire est visiblement soulagé. Il craignait une séance ennuyeuse ; mais, du moment que la politique s’en mêle, tout va bien. Soudain, comme un premier coup de fusil déchaîne une émeute, une sottise lancée au hasard soulève la tempête. Les injures les moins parlementaires remplacent les formules administratives. La voix du président ne peut plus couvrir le tumulte. Cela dure deux ou trois heures. Après quoi, on se lève sans avoir dit un mot d’affaires, mais avec la conscience d’avoir fait son devoir. Le raisonnement ne pénètre qu’avec peine dans ces cervelles mal préparées. En revanche, les passions se sont entre-choquées : ce qui les met en branle, c’est une rivalité, une rancune, rarement une idée.

Ce sont les défauts ordinaires des hommes lorsqu’ils ont été retenus dans une longue enfance et qu’ils cherchent à s’émanciper. Ils prennent les paroles pour des actes et les violences pour des raisons. Il est incontestable, d’ailleurs, que, dans les grandes villes, l’éducation des conseils est plus avancée ; non pas que les discours y soient toujours plus sensés : il se débite là autant d’énormités qu’ailleurs ; — non pas que le personnel en soit beaucoup plus relevé: on retrouve dans ces conseils, avec un peu plus de variété, les mêmes figures démocratiques : brasseurs à tête flamande, solidement ancrés dans les formules révolutionnaires comme dans un dogme; détaillans inquiets et phraseurs; philosophes de laboratoire ou d’arrière-boutique ; avocats retors et ambitieux ; avoués en retraite, exacts et méticuleux ; médecins portant gaîment leur matérialisme professionnel ; industriels parvenus et avides de popularité. Tous ces gens-là revotent volontiers la carmagnole, invoquent Robespierre à propos d’une question d’abattoir, et donnent hautement la préférence à 1793, qu’ils connaissent fort mal, sur 1789, qu’ils ne connaissent pas du tout. Mais déjà ils ont appris à distinguer entre la politique et les affaires : dans le domaine de l’idéal, intransigeans jusqu’à la férocité; dans la pratique, administrateurs avisés et prudens. Leurs fameux principes sont rangés à part, dans une armoire spéciale : on les sort pour les grandes occasions. Telles ces reliques de la révolution, étiquetées, époussetées avec soin, orgueil de l’hôtel de ville : un gigantesque bonnet phrygien en métal qui surmontait jadis la hampe du drapeau municipal ; un almanach républicain avec l’indication des « sans-culottides: » une pierre de la Bastille, dans laquelle un ancien prisonnier (?) a taillé l’image de la forteresse; un buste de Marat, « l’ami du peuple » et quelques-unes de ses précieuses productions littéraires. Des générations de petits bourgeois se sont transmis ce dépôt sacré, auquel ils paient le tribut d’une naïve admiration. Leur esprit d’indépendance, qui, jadis, se serait appuyé sur de vieilles chartes, s’accroche aujourd’hui à la légende révolutionnaire. Quelquefois même, dans ce culte bizarre, ils mêlent étrangement les anciens dieux avec les nouveaux ; les armes de la ville, semées de trois fleurs de lis, avec les emblèmes les plus sanguinaires ; le portrait de Danton avec celui de Jacques Cœur ou de l’abbé Suger. C’est qu’ils ont avant tout la dévotion de leur ville. Leur panthéon est ouvert à toutes les gloires locales. Mais les mêmes hommes, dans la gestion des intérêts municipaux, apprennent tous les jours la patience et la lutte réglée. Dès 1837, on craignait que les préfets ne fussent pas de force à leur tenir tête. La ville, qui sait mieux que personne ses propres affaires, a des bureaux aussi bien stylés que ceux de la préfecture. Avec un peu d’entêtement, elle finit presque toujours par obtenir ce qu’elle veut. Quant à la composition des conseils, si l’indifférence et l’abstention des classes supérieures les ont fait déchoir, à qui la faute? Des gens plus instruits, plus ferrés en histoire, seraient-ils de force à traiter une question de voirie? C’est très contestable. Enfin, si l’exemple du voisin peut nous consoler, voici ce qu’un publiciste bien informé dit des municipalités anglaises : l’oligarchie des boutiquiers est là-bas plus tyrannique que chez nous. « l’administration communale échappe aux plus capables, pour aller aux gens de petit commerce et de petite industrie. » On se plaint « de leur domination égoïste et mesquine[4]. » Après tout, les nôtres, avec leurs prétentions philosophiques et leur jargon valent peut-être encore mieux : je ne sais si un faux idéal n’est pas encore préférable à un égoïsme bien plat.

Comme on le voit, ces parlemens au petit pied ont beaucoup d’imperfections. Mais, loin d’en faire la satire, je n’hésite pas à signaler dans leur agitation parfois stérile des symptômes de progrès ou de résurrection. Socrate faisait trois parts de l’homme : la plus basse pour l’instinct et pour les appétits brutaux ; la plus haute pour l’intelligence pure ou la raison. Dans la région intermédiaire, il plaçait les passions. Ce sont les trois degrés par lesquels on s’élève dans la hiérarchie des êtres. Nos assemblées ont dépassé la période de l’indifférence brutale ; elles n’ont point encore atteint les hautes sphères de la raison sereine ; elles cherchent leur voie parmi le tumulte des velléités bonnes et mauvaises. Mais elles ont déjà le mouvement qui fait vivre. « j’avoue, disait Tocqueville dans un passage célèbre, qu’il est difficile d’indiquer d’une manière certaine le moyen de réveiller un peuple qui sommeille, pour lui donner les passions et les lumières qu’il n’a pas... » Les lumières nous manquent souvent, mais les passions fourmillent. Nulle part, même dans la plus petite commune, je n’ai rencontré en France « cette espèce de colon » dont parle encore Tocqueville, « indifférent à la destinée du lieu qu’il habite, et que la fortune de son village, la police de sa rue, le sort de son église, ne touchent point; qui pense que toutes ces choses ne le regardent en aucune façon, et qu’elles appartiennent à un étranger puissant qu’on appelle le gouvernement[5]. » j’ai vu, au contraire, des hommes qui défendaient âprement leurs intérêts locaux, d’autres qui mêlaient des idées mal digérées au désir de bien faire, presque tous aussi tenaces dans leurs résolutions qu’inhabiles à les formuler.

Une loi récente, celle du 5 avril 1884, a débarrassé les conseils d’une partie de leurs anciennes entraves et leur a concédé, sur certains points, plus qu’ils ne demandaient. Ils peuvent maintenant se réunir à peu près quand ils veulent. Ils ont la publicité des séances, dont les assemblées rurales ne font point encore grand usage. Ils ont la faculté de se partager en comités d’études : faveur modeste, qu’on s’étonne de leur avoir refusée si longtemps, lis peuvent, pour certains intérêts communs, correspondre entre eux sans être frappés de mort civile. On ira plus loin encore: on encouragera les municipalités à se concerter entre elles, non pour abolir leur personnalité, mais pour diminuer les inconvéniens de leur isolement. On ne cherchera pas à créer de nouvelles et coûteuses divisions administratives ; mais en laissant vivre les villages, on leur permettra de combiner leurs efforts et leurs ressources toutes les fois qu’ils le jugeront à propos. Voilà le vrai moyen de tirer les campagnes de leur ornière. Dans une démocratie comme la nôtre, l’association est le salut des faibles, qu’il s’agisse des individus ou des personnes morales. Il faut prendre un parti : si la commune est trop morcelée, laissez les morceaux se rapprocher à l’occasion. La puissance publique est assez forte pour empêcher que le rapprochement ne tourne au fédéralisme.


V.

Les progrès de l’assemblée départementale sont plus sensibles encore, parce qu’ils sont de date récente et qu’ils intéressent le grand public. Ce conseil était cependant bien humble à l’origine : jusqu’en 1838, il n’a d’autre fonction que d’approuver la répartition de l’impôt direct entre les communes; c’était une espèce de grand conseil d’arrondissement. La loi de 1837 elle-même, assez libérale en matière municipale, ne lui confère qu’un droit d’avis sur des objets restreints : par exemple sur les changemens du territoire des communes. A partir du jour où le roi Louis-Philippe, fidèle aux promesses de la charte, organisa la représentation départementale, cette institution ne cessa pas de pousser en tous sens ses jeunes rameaux, et de se frayer un chemin à travers les constructions rectilignes de l’administration proprement dite. De même, un arbuste, frêle d’abord, écarte les obstacles qui l’entourent, et, devenu grand arbre, fait fléchir les plus fortes maçonneries par l’effort continu de la sève. Peu à peu la plante départementale a grandi jusqu’à devenir envahissante : du droit d’avis, le conseil-général est passé au droit de décision ; des affaires du département, il a étendu son contrôle à celles des communes, et, dans des cas nombreux, supplanté le préfet. Tout l’a servi, même les grandes crises politiques. C’est sur lui que l’assemblée de Bordeaux jeta les yeux en 1871 pour servir de contre-poids à la terrible influence de Paris. C’est au conseil-général seul qu’on appliqua les théories libérales qui avaient cours dans les dernières années de l’empire. Il a, dans une certaine mesure, justifié cette confiance. De l’organisation des conseils-généraux datera peut-être, dans notre pays, la fin des révolutions d’hôtel de ville qu’une minorité parisienne imposait au reste de la France. La province a pris conscience d’elle-même ; elle s’est reconnue dans cette assemblée du second degré, qui lui offrait une enceinte plus calme et plus restreinte que le Palais-Bourbon, des délibérations moins inégales et plus éclairées que celles des conseils municipaux. C’est avec raison que la constitution de 1875, consacrant cette résurrection, a confié aux conseils-généraux la haute mission d’organiser la représentation nationale dans le cas où la capitale tomberait encore une fois aux mains de l’ennemi ou des incendiaires. Au prix d’un tel service, les inconvéniens de détail me touchent peu. Il était inévitable que l’organe ainsi constitué fût envahi par la politique. On devait prévoir que chaque élection pour le conseil-général, déviant de son but, serait considérée comme un verdict de l’opinion, et permettrait aux partis de se compter ; que l’assemblée elle-même sortirait quelquefois de ses attributions propres pour voter des résolutions incorrectes. Cependant, même envisagée sous cet aspect, l’institution a donné mieux qu’on n’attendait. Les sorties virulentes deviennent plus rares, les têtes se calment, les conseillers se préoccupent davantage des affaires du département. Il me suffit de constater ici deux notables résultats : le premier, c’est que le conseil-général, dans sa courte histoire, a suivi une marche analogue à celle de tous les parlemens, petits ou grands, de toutes les institutions vivantes qui ont germé parmi les peuples : humbles débuts, avec des attributions d’abord uniquement financières, dont les assemblées se servent pour adresser des remontrances ou des vœux; croissance rapide aux dépens des organes voisins, empiètemens sur le pouvoir exécutif : ce qui est encore un trait de ressemblance avec le vrai parlement. Le second point, c’est que les conseils ont travaillé, qu’ils font tous les jours des progrès, et qu’ils participent largement au développement de la vie administrative. Il suffirait pour s’en convaincre d’ouvrir quelques-uns des volumes, — minces brochures à l’origine, grosses compilations maintenant, — qui contiennent, depuis 1840, le résumé de leurs travaux ; ou, mieux encore, d’entrer dans la salle des délibérations.

On les trouvera sans doute assez ternes, et il faut s’en féliciter. Les affaires locales, quand elles sont traitées sérieusement, n’exigent pas un grand déploiement d’éloquence. Toute la besogne utile se fait dans les commissions. On expédie vivement les votes en séance publique. Si une difficulté se présente, la discussion se renferme entre deux ou trois spécialistes et ne passionne guère le débat. Le temps se passe à lire des rapports fort utiles et fort ennuyeux. Les bons jours sont ceux où quelque enfant terrible lance un pétard qui réveille l’assemblée. Ce sont presque toujours des escarmouches entre l’opposition et le préfet. Il s’agit de faire enrager ce fonctionnaire, que le devoir retient sur son siège, à côté du fauteuil présidentiel. Chaque orateur lui adresse en passant une ruade, qu’il s’efforce de supporter sans broncher. On lui rogne ses dépenses, et l’on épluche curieusement ses comptes. D’autres fois, au contraire, ce sont des politesses dangereuses à son adresse. Mais cette guerre à coups d’épingle ne prête pas aux grands effets. Les séances à sensation sont rares. Aussi l’espace réservé au public est-il généralement vide. Il est amusant d’observer la déconvenue de quelques badauds accourus dans l’espoir d’entendre ou de faire du tapage, et complètement déroutés par la lecture d’un pesant rapport sur les chemins vicinaux. Moins ces assemblées feront parler d’elles, plus elles nous feront de bonne besogne.

On ne s’est pas borné à étendre les attributions du conseil-général. La loi de 1871 a tiré de son sein un enfant, une sorte de conseil restreint et permanent qui le représente en son absence, assiste le préfet et prend des décisions importantes : c’est la commission départementale, calquée sur une institution semblable qui fonctionne depuis longtemps en Belgique et en Italie. Cet organe a, chez nous, quinze années d’existence; je ne sais s’il a beaucoup activé l’expédition des affaires. Bon nombre de préfets donneraient volontiers au diable la commission et son président, lequel a parfois le talent de se rendre insupportable. On plaint avec raison le malheureux chef de division forcé de servir deux maîtres, tiraillé entre son supérieur hiérarchique et le mandataire élu, courant après ses dossiers, voyageant sans cesse d’un bureau à l’autre. On ajoute que ces contrôles multiples se gênent réciproquement et ne produisent pas toujours la lumière. Ce qui est incontestable, c’est que les travaux de la commission instruisent au moins ses membres, et que l’avantage profite indirectement à la communauté, car le conseil-général tout entier y passe par fournées successives, et se trouve ainsi initié aux affaires bien plus complètement que pendant les sessions trop courtes. Il est bon que les mandataires du peuple, à tous les degrés, aient le temps d’apprendre ce que c’est qu’un dossier. Rien ne vaut une telle poignée de documens précis pour couper court aux divagations. La commission départementale est, en somme, une bonne école d’enseignement mutuel. On y bégaie assez péniblement la langue administrative, mais on en sort avec un petit bagage de connaissances exactes. J’imagine même que quelques radicaux à longs poils rapportent de cette expérience un certain respect pour les bureaux et sont un peu moins disposés à envisager l’hôtel de la préfecture comme le palais de la Belle-au-Bois-dormant.

Il serait facile d’améliorer l’institution et de corriger la loi de 1871. Celle-ci, trop défiante à l’égard des préfets, aurait dû leur donner la présidence de la commission départementale comme cela se passe en Belgique. Du même coup, on aurait supprimé les causes d’antagonisme. Elle aurait dû aussi mieux définir les attributions. Autant il est naturel de laisser l’examen des questions financières au conseil-général ou à ses délégués, autant il paraît absurde de leur conférer un pouvoir de décision dans des affaires qui relèvent essentiellement de l’exécutif. Avec ces légères retouches, la commission départementale garderait sa principale utilité, qui est de rapprocher autour du même tapis vert, dans le calme d’un labeur sans éclat et sans publicité, le délégué du pouvoir central et les mandataires élus du département.


Ainsi, du haut en bas, depuis l’assemblée du village jusqu’au conseil-général, la vie abonde et circule avec force. Les lumières, moins répandues, augmentent à mesure qu’on gravit les degrés de cette échelle de Jacob. Les uns secouent leur indifférence, les autres se dégagent du brouillard des théories, et commencent à saisir, de leurs mains encore inhabiles, non plus des phrases, mais des faits. Ceux qui jugent notre pays d’après les agitations de la surface ne le connaissent pas : profilant des libertés qu’on lui accorde pour conquérir celles qu’on lui refuse, il est en train de se transformer profondément. Il s’est mis résolument à l’école des affaires, qui est celle du sens commun. La France départementale a travaillé, malgré les crises ministérielles, comme la France militaire, malgré le changement de ses chefs; et ce travail souterrain décidera peut-être de notre avenir.

Après cela, qu’on supprime les sous-préfets ou qu’on les maintienne, qu’on favorise ou qu’on réprime l’envahissement des bureaux, qu’on allège ou qu’on surcharge la masse confuse de nos règlemens, la question, en vérité, paraîtra presque secondaire. Une législation maladroite pourra ralentir le mouvement au lieu de l’accélérer : elle ne l’étouffera certainement pas. Si le cadre officie! est trop étroit, cette vitalité provinciale qu’on nous refuse, et qui se manifeste cependant par tant de signes certains, le fera éclater tôt ou tard. La sagesse des hommes politiques doit consister à écarter les obstacles inutiles, à diriger cette montée de sève et à la faire jaillir au bon endroit.


  1. Voyez la Revue du 15 août, les Fonctionnaires et le Budget, par M. Cucheval-Clarigny.
  2. Discours du 6 mai 1833.
  3. Discours du 17 mai 1834.
  4. Bulletin de la Société de législation, 1881. — Communication de M. Dehaye.
  5. Tocqueville, Démocratie en Amérique, t. Ier, ch. V.