Les Institutions de Crédit en France/01

LES INSTITUTIONS
DE
CRÉDIT EN FRANCE

I.
LA BANQUE DE FRANCE.
I. Compte-rendu au nom du conseil général de la Banque, par M. le comte d’Argout, gouverneur, 31 janvier 1856. — II. Crise Monétaire, par M. L. Muret de Bort, ancien député de l’Indre.



I.

Nous voudrions essayer d’embrasser et d’apprécier dans un tableau d’ensemble le vaste mouvement financier et industriel qui s’est produit en France depuis 1852.

Quoique la discussion franche et directe des grands intérêts publics soit aujourd’hui peu encouragée, nous espérons que la nature du sujet nous fera pour cette fois trouver grâce auprès des lecteurs. Nous allons parler de ce qui est la préoccupation universelle. La France s’est lancée dans les affaires avec son impétuosité ordinaire. D’autres pourront se plaindre du courant qui semble avoir entraîné de ce côté toute notre société agissante et vivante. Il y a toujours chez nous quelqu’un de ces despotismes de mode et d’engouement qui teignent de leur couleur les esprits et les choses. Nous reconnaissons à plus d’un point de vue ce qu’a d’excessif, de grossier et de déplaisant celui du moment. Cette épidémie de cupidité qui envahit toutes les relations sociales, les étranges et soudaines importances que la spéculation a suscitées, les vices et les ridicules qu’elle a fait épanouir, ont de quoi blesser les délicats, et fourniront un fonds trop riche au peintre railleur ou attristé des mœurs contemporaines ; mais ce serait un autre travers que de se choquer outre mesure des inconvéniens qui accompagnent la manie actuelle, et de la confondre dans le même mépris avec les grands intérêts qui en sont le prétexte et la féconde activité dont elle est l’ivresse.

Dans l’ordre des intérêts matériels, les combinaisons qui doivent tourner à l’avantage général sont presque toujours unies au profit particulier de quelques-uns; de là la répugnance que certains esprits éprouvent pour ces intérêts et la subordination à laquelle ils seraient enclins à les condamner. C’est une étroite et injuste prévention. Les intérêts économiques sont bien le champ où se démènent les appétits les plus rapaces de l’égoïsme; mais les progrès économiques servent non-seulement les intérêts matériels, mais les intérêts moraux les plus élevés de l’humanité. Le but éminent de la civilisation chrétienne et moderne, c’est la réalisation progressive de l’idéal humain chez tous les hommes. Dans cette œuvre, la tâche de l’industrie est d’affranchir graduellement le plus grand nombre d’une des servitudes les plus cruelles qui pèsent sur l’homme, celle de la misère. Du jour où les lois qui président à la production et à la distribution des richesses ont été étudiées et où l’économie politique est devenue une science, le problème de la diffusion progressive du bien-être chez le plus grand nombre a été posé et enfermé dans ses exactes données. Trois élémens concourent à la production des richesses, le travail, les agens naturels, le capital : le travail, c’est-cà-dire les hommes consacrant à la production les efforts de leur intelligence et de leurs bras; les agens naturels, c’est-à-dire la terre avec les produits que le travail humain tire d’elle, avec les richesses minérales qu’il extrait de son sein et avec les forces que les lois de sa constitution physique fournissent au travail humain comme auxiliaires; le capital, c’est-à-dire la portion des produits du travail antérieur que les hommes ont conservée. De ces trois élémens, celui dont le développement exprime notre lutte incessante contre la misère, c’est le travail; mais le développement du travail est limité par les deux autres élémens, les agens naturels et le capital. D’un côté, la somme des richesses que le travail peut produire et que les travailleurs peuvent se partager dépend de la source qui les fournit, la terre et les agens naturels : elle est bornée par les facultés productives de la terre et des agens naturels qu’il est possible à l’homme de s’approprier; de l’autre, la somme de travail qui peut être appliquée à la production dépend de la quantité des produits antérieurs accumulés, nécessaires à l’existence des travailleurs pendant le temps qu’exige l’œuvre de la production nouvelle : elle est bornée par le capital existant. Si la fécondité de la terre était infinie, elle pourrait subvenir aux besoins indéfiniment accrus de la population, et les progrès du bien-être n’auraient pas de terme; mais si la population et ses besoins augmentaient dans une proportion plus rapide que les ressources que le travail peut obtenir des agens naturels, la misère du plus grand nombre serait éternelle et invincible. De même le capital représentant les avances que peut obtenir le travailleur et qui lui sont nécessaires pour arriver à l’achèvement de la production, le développement du travail, l’augmentation ou la diminution du bien-être dépendent de l’augmentation ou de la diminution de ces réserves de produits conservés et accumulés par l’épargne qui forment les capitaux. Telle est la double limite à laquelle est assujettie la condition du travail humain, quel que soit le régime social et politique qui règle la répartition des produits. Or tout ce qui recule cette limite, tout ce qui accroît la productivité des agens naturels et augmente l’accumulation des capitaux est une victoire remportée contre la misère, et doit devenir une conquête de bien-être pour le plus grand nombre. C’est justement dans cette voie que notre siècle semble appelé à servir le progrès de l’humanité avec une puissance et une rapidité inespérées. Tandis que les découvertes de la physique, de la chimie et de la mécanique étendent indéfiniment la productivité de la terre et des agens naturels, l’industrie, en s’appropriant ces découvertes, imprime à l’accumulation des capitaux, à la réserve où le travail puise les avances dont il a besoin pour multiplier ses produits, un accroissement prodigieux. Quels que soient les désordres et les abus qui s’y mêlent, un pareil mouvement doit avoir des influences bienfaisantes qu’il ne faut point méconnaître. Il hâte l’émancipation du travail, il élève vers le bien-être la condition des travailleurs, il permet d’aborder avec espoir les douloureux problèmes qui s’agitent autour de la misère. De pareils effets suffisent pour lui donner une incontestable grandeur aux yeux du philosophe, de l’homme d’état, nous dirions volontiers du socialiste, s’il était possible de dérouiller ce nom du discrédit que les faux systèmes et les passions politiques y ont attaché, et de n’en plus laisser subsister que la signification élevée et généreuse.

Cette appropriation des grandes découvertes scientifiques par l’industrie, qui a donné depuis cinquante ans au monde matériel une physionomie si nouvelle, a également amené dans les intérêts économiques des combinaisons qui ne s’étaient jamais présentées avec un tel caractère d’universalité. La création de ces puissans instrumens de circulation et de production enfantés par les découvertes modernes, les chemins de fer par exemple, dépassait, par la masse de capitaux qu’elle exigeait, les risques qui y étaient attachés et les intérêts généraux qu’elle affectait, les ressources bornées des fortunes individuelles. De simples particuliers n’eussent pas osé ou n’eussent pas pu engager tous leurs capitaux dans de si vastes entreprises. L’association a suppléé à ce défaut de puissance ou d’audace des fortunes particulières. Ce qu’un seul ou quelques-uns n’eussent pas pu ou osé tenter a été entrepris et exécuté par des compagnies, c’est-à-dire par des associations de capitaux qui faisaient appel à tout le monde et acceptaient l’apport de chacun. L’application des grandes découvertes et les grandes entreprises industrielles de notre temps ont donc trouvé dans l’association, dans les compagnies, le moteur financier dont elles avaient besoin. En multipliant les compagnies, elles ont en même temps créé (on peut se servir de ce mot, car si la combinaison des compagnies date de deux siècles, elle n’avait jamais été appliquée dans de pareilles proportions), elles ont, disons-nous, créé une forme de propriété toute nouvelle : une propriété collective, divisée et mobilisée de façon à être à la portée des plus petites fortunes. Des compagnies formées pour l’exécution et l’exploitation des grandes entreprises ont en effet divisé leur capital, c’est-à-dire la propriété collective qu’elles créaient, en parts minimes, et ont représenté ces parts de propriété par un titre au porteur, l’action, titre anonyme qui peut se transmettre par la simple tradition manuelle, comme le billet de banque ou la monnaie. Ainsi, en même temps que nos sociétés modernes étaient dotées par l’application des sciences physiques à l’industrie d’une richesse si féconde et dont elles sont si avides, cette richesse, trouvant sa forme, se mettait à la portée de tout le monde, et associait et intéressait tout le monde à ses chances.

Les institutions de crédit et les entreprises de chemins de fer qui se sont établies dans le système des sociétés par actions peuvent donc, au premier aspect, être considérées à deux points de vue : au point de vue de leur utilité propre, des services qu’elles sont par leur nature appelées à rendre au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, aux intérêts politiques des pays dans lesquels elles s’exécutent, et au point de vue de leur constitution financière, des avantages qu’elles offrent aux capitaux par l’association desquels elles se fondent, et des curieux caractères de cette nouvelle forme de propriété mobilisée qu’elles vulgarisent et mettent en circulation. Ces deux ordres d’intérêts, l’utilité générale des entreprises et la perspective de bénéfices particuliers qu’elles offrent, se stimulant pour ainsi dire l’un l’autre et agissant à l’envi sur le public, concourent à la multiplication et à la popularité des grandes affaires. On réclame au nom de l’industrie des institutions de crédit qui attirent et centralisent les capitaux inertes et les transmettent à la production, et en même temps, séduit par la fortune de ces établissemens, on se dispute leurs actions, les crédits mobiliers deviennent une mode européenne. On veut avoir des chemins de fer pour abréger les distances, rapprocher la production de la consommation, accélérer tous les services matériels de la vie, et l’on veut aussi faire des chemins de fer pour avoir des actions au pair et profiter de la plus-value, de la prime que gagneront ces actions. C’est une grande et belle chose, par exemple, d’avoir mis la Méditerranée à vingt heures de Paris, et c’est une bonne fortune d’avoir eu au pair des actions de la Méditerranée et de les voir sur le bulletin de la Bourse cotées à 1,500 francs, c’est-à-dire à 1,100 francs de prime. En un mot ces grandes affaires, organisées en sociétés par actions, ont au premier abord ce double caractère de répondre à la fois à des intérêts généraux et d’associer la spéculation à leurs chances.

En 1852, au moment où l’impulsion a été donnée au mouvement que nous nous proposons de décrire, ces deux conditions se réunissaient au milieu de circonstances qui devaient ajouter une énergie extraordinaire à leur influence sur le public. L’élan que la construction des chemins de fer et l’organisation des grandes compagnies avaient pris à la suite de la loi de 1842, qui avait fixé les principes du réseau français, avait été violemment interrompu par la révolution de 1848. Quelques grandes lignes, celles d’Orléans, du Nord, de Rouen, de Strasbourg à Bâle, d’Avignon à Marseille, étaient déjà construites et exploitées; d’autres, celles de Bordeaux, de Strasbourg, de Nantes et du Centre, étaient en construction. La révolution ébranla l’industrie des chemins de fer comme les autres. On se borna pendant la république à achever les dernières sections des grandes lignes concédées depuis 1842. L’état entreprit l’achèvement et l’exploitation de la ligne de Lyon; mais on ne commença aucune ligne nouvelle : la république nous avait, en fait de chemins de fer, retardés et arriérés. Il y avait donc là un grand intérêt public en souffrance, et après le coup d’état du 2 décembre il fut facile au nouveau pouvoir, que ne gênait plus aucun obstacle, de donner à cet intérêt une prompte satisfaction en liquidant l’arriéré laissé par la république. Le gouvernement ne se contenta point de décréter l’exécution des grandes lignes qui manquaient à notre réseau, comme celle de Lyon à Avignon et le chemin de fer du Midi, de concéder les lignes secondaires qui devaient se rattacher aux artères principales et faire participer les départemens éloignés aux avantages des nouvelles voies de communication. Il s’agissait d’associer les intérêts particuliers à la satisfaction de cet intérêt général, en transformant pour eux en excellentes affaires ces grandes entreprises qui devaient être accomplies par eux. Le nouveau gouvernement, avec la plénitude d’une autorité affranchie de contrôle, n’eut pas de peine à y réussir. Il remania le système des anciennes concessions, il les fit jouir comme les nouvelles de conditions de durée plus avantageuses, il autorisa et encouragea les fusions des compagnies entre elles, il combina les conditions les plus favorables aux intérêts financiers des compagnies. Les capitaux, l’industrie, la spéculation, après un inquiet chômage de quatre années, ne pouvaient être indifférens à de telles avances, et se précipitèrent avec ardeur dans la voie qui s’ouvrait à eux vers de rapides et magnifiques profits.

Tel a été le point de départ de la situation dont nous nous appliquerons à exposer l’ensemble, à juger les caractères et à pressentir les conséquences. Nous demanderons seulement, avant de commencer cet examen, à indiquer les deux points sur lesquels il devra porter plus particulièrement et l’ordre que nous comptons suivre. Et d’abord la division qui se présente le plus naturellement dans une pareille étude est celle qui est donnée par les deux ordres d’intérêts qui se réunissent dans les grandes affaires, les intérêts généraux et les intérêts particuliers. Au point de vue des intérêts généraux, il faut rechercher ce que valent par elles-mêmes, par leur objet, par les services qu’elles sont appelées à rendre, les grandes affaires, les grandes entreprises, les grandes institutions de crédit qui sont établies et qui fonctionnent chez nous. Il est clair qu’indépendamment du système d’après lequel elles sont constituées et des avantages qu’elles font aux compagnies qui les représentent, des entreprises comme les chemins de fer et les institutions de crédit sont de puissans instrumens de richesse mis à la disposition d’un pays. Il est intéressant d’estimer le développement qui a été donné de la sorte à nos ressources nationales. Il y a là, du moins pour quelques-unes de ces affaires, pour certaines institutions de crédit et pour les chemins de fer, des résultats irrévocablement acquis au pays, quelle que soit dans l’avenir la destinée des combinaisons financières sur lesquelles ces affaires reposent. Pour arriver à cette estimation des résultats apportés par le mouvement d’affaires qui date de 1852, il sera nécessaire d’entrer dans l’examen détaillé des plus importantes, d’exposer l’objet et le mécanisme des institutions de crédit, de décrire les divers groupes de chemins de fer dans l’état où les ont placés les dernières fusions, et d’apprécier leur influence sur le développement de l’industrie générale.

Mais cette première étude des entreprises actuelles, considérées dans leurs rapports avec l’utilité publique, ne sera point peut-être la partie la plus instructive et la plus curieuse de notre tâche. Envisagées en elles-mêmes, au point de vue des capitaux qui y sont engagés et des profits qu’elles procurent à ces capitaux, elles constituent des valeurs considérables et une portion énorme de la richesse générale. Ainsi le capital d’actions des chemins de fer actuellement exploités ou en construction en France forme, au taux d’émission, une somme de plus de 1,600 millions. Cette valeur du capital d’émission s’est singulièrement accrue par la vertu des conditions auxquelles les concessions ont été accordées, et grâce aux combinaisons financières auxquelles ces conditions ont servi de base. Jusqu’à ce jour, il a été concédé environ 11,000 kilomètres de chemins de fer, dont la moitié seulement est déjà exploitée. Or, d’après les dernières cotes de la Bourse, on peut évaluer en moyenne à 500 francs la plus-value gagnée par les actions de chemins de fer sur leurs prix d’émission, ce qui porte la valeur actuelle de ces actions à plus de 3 milliards. Les chemins de fer ont absorbé en outre plus d’un milliard par la voie de l’emprunt et sous forme d’obligations. Ajoutez à ces sommes le capital des grandes institutions de crédit et des autres sociétés puissantes, et vous arriverez sans exagération au chiffre de 6 milliards comme représentant la valeur actuelle des capitaux engagés en France sous le régime de la société anonyme. Telle est déjà la somme qui représente, outre l’apport des intérêts particuliers dans l’organisation des entreprises réclamées par le développement de notre industrie, le prix dont ce concours a été payé. Il y a là, on le voit, une masse d’intérêts qui doit aller sans cesse grossissant sous la double impulsion des succès des précédentes tentatives et des besoins nouveaux de notre industrie. Indépendamment des considérations particulières que peut suggérer chacune des affaires, la situation commune à ces intérêts soulève des questions importantes et attachantes.

Si l’on réfléchit que la plupart des grandes affaires constituées en sociétés anonymes n’ont pas pour objet l’appropriation de ce que les économistes appellent des monopoles naturels, que souvent la plus-value immédiate dont s’accroît leur capital n’est pas non plus le résultat d’une richesse ajoutée à l’apport primitif par le travail et l’industrie, mais n’est que la capitalisation anticipée de leurs revenus présumés, il y a lieu de regarder de très près aux conditions auxquelles ces monopoles artificiels ont été conférés. Puis, une fois en présence des compagnies, il importera d’étudier ce qu’on pourrait appeler la constitution et le gouvernement intérieur de ces grandes corporations. Nous assistons ici, comme nous l’indiquions en commençant, à un phénomène nouveau dans notre histoire : l’envahissement de la grande industrie par le régime de la société anonyme, et, au moyen de ce régime, la création d’une nouvelle forme de propriété, la propriété fractionnée, mobilisée, anonyme aussi. Jusqu’à quel point la société anonyme peut-elle se concilier avec le véritable esprit d’entreprise et avec les intérêts de la liberté commerciale? à quel degré l’attraction exercée par la société anonyme sur les capitaux peut-elle seconder ou compromettre la bonne direction du commerce et la saine activité de l’industrie libre et responsable? Le gouvernement de ces corporations se conforme-t-il réellement dans la pratique à l’esprit de notre législation? Questions importantes entre beaucoup d’autres, qui méritent bien d’être explorées, et qui pourraient s’imposer un jour à l’économiste et au législateur avec une gravité impérieuse et soudaine. Nous n’osons assurément nous promettre d’y porter une lumière complète; mais il ne saurait être inutile pour les éclairer de rassembler les principaux traits de la phase industrielle que la France est en train de traverser.

Adoptant les deux divisions naturelles que nous venons d’indiquer, nous commencerons par exposer et discuter les fonctions utiles que sont destinées à remplir les institutions de crédit et les grandes entreprises engagées dans le mouvement des affaires actuelles. Les premières qui s’offrent à nous dans l’ordre logique sont les institutions de crédit, car le crédit est le moteur et le régulateur de toute activité industrielle et commerciale, et c’est par le premier organe du crédit commercial dans notre pays, la Banque de France, que nous ouvrirons aujourd’hui ces études.


II.

Écartons d’abord ou ajournons l’historique inutile de la création et des développemens successifs de la Banque de France, et la discussion théorique des principes qui doivent présider à la constitution des banques. Adressons-nous directement à la réalité présente. Qu’est-ce que la Banque de France comme organe du crédit? Quelles sont ses opérations et quel en est le mécanisme? Qu’est-elle appelée à faire? Que fait-elle?

La Banque de France, société anonyme au capital de 91,250,000 fr. divisé en actions de 1,000 fr., réunit les trois fonctions qui ont été quelquefois divisées à l’origine des établissemens de cette nature. Elle est à la fois banque d’escompte, de dépôt et de circulation. Voici à ces divers titres ses opérations détaillées.

Comme banque d’escompte, elle escompte les effets de commerce payables à Paris ou dans les villes où elle possède des succursales, à la condition que ces effets soient revêtus de trois signatures et payables à des échéances déterminées qui ne peuvent excéder trois mois; elle admet cependant aussi à l’escompte les effets à deux signatures, s’ils ont été créés pour fait de commerce et si l’on ajoute à la garantie des deux signatures un transfert d’actions de la Banque, de titres de rente, d’actions de canaux, d’obligations de la ville de Paris, ou un récépissé de marchandises existant dans les magasins généraux; elle fait des avances sur lingots d’or et d’argent; elle escompte les bons du trésor, les obligations de la ville de Paris remboursables dans le délai de six mois; elle prête sur dépôts de titres de rente, d’actions des canaux, d’obligations de la ville de Paris, d’actions et obligations de chemins de fer.

Comme banque de dépôt, elle reçoit en compte courant les sommes qui lui sont versées par le trésor ou par les particuliers à la charge d’acquitter les dispositions faites sur elle par les auteurs de ces dépôts jusqu’à concurrence des sommes qu’ils ont portées dans sa caisse ; elle se charge d’opérer, pour le compte des particuliers et des établissemens publics, le recouvrement des effets qui lui sont remis ; elle tient une caisse pour dépôts volontaires de tous titres, d’effets publics nationaux et étrangers, actions, billets ou engagemens à ordre ou au porteur, lettres de change, contrats de toute espèce, lingots, monnaies d’or et d’argent nationales et étrangères, et diamans moyennant un droit de garde qui ne peut excéder 18 pour 100 pour chaque période de six mois.

Comme banque de circulation, elle émet des billets payables à vue et au porteur, dont la plus petite coupure ne peut être inférieure à 100 francs, et des billets à ordre transmissibles par voie d’endossement.

Telles sont dans la pratique les opérations qui correspondent aux trois fonctions fondamentales de la Banque de France, l’escompte, le dépôt et la circulation. L’escompte des effets de commerce est la principale de ces fonctions, celle à laquelle se rapportent les deux autres. Pour apprécier la nature et l’étendue de l’influence que la Banque peut et doit exercer par l’escompte sur l’activité du commerce et de l’industrie, qu’on nous permette de décrire, à l’aide des données élémentaires, l’ingénieux et fécond mécanisme du crédit commercial.

Dans l’enfance du commerce, le producteur ou le négociant qui avait converti son capital en une marchandise ne pouvait recouvrer la disponibilité de son capital et l’employer de nouveau dans une opération semblable avant que la marchandise ne fût absorbée par la consommation, et que la valeur ne lui en revînt sous forme de numéraire. Dans de pareilles conditions, le développement du travail et des échanges était nécessairement assujetti à des interruptions et à des lenteurs ruineuses. L’invention des Juifs et des Lombards du moyen âge, l’effet de commerce (billet à ordre ou lettre de change), débarrassa le travail et la circulation des produits de cette lourde entrave. Le producteur eut dans l’effet de commerce le signe matériel du crédit qu’il accordait à celui qui achetait sa marchandise. En transférant, moyennant escompte, ce titre de crédit à un détenteur de numéraire, il put réaliser son capital immédiatement après la vente du produit et le réemployer sans interruption dans son industrie. A vend à crédit son produit à B. B, en souscrivant un billet à ordre, si les deux contractans sont domiciliés dans la même ville, ou en acceptant une lettre de change tirée sur lui par A, si le vendeur et l’acheteur sont établis dans deux places de commerce différentes, s’engage à payer le prix de la marchandise achetée par lui à une époque déterminée, celle à laquelle il présume qu’il aura lui-même écoulé cette marchandise dans la consommation et qu’il en aura réalisé la valeur. Muni de ce billet à ordre ou de cette lettre de change, A peut la vendre à C, c’est-à-dire obtenir immédiatement une avance équivalente à celle qu’il a faite à C, et en appliquer la valeur à la continuation de sa production. Tant que A trouvera B disposé à lui acheter ses produits et C disposé à lui escompter les effets de commerce souscrits par B, A ne cessera de produire avec l’énergie que comporte l’activité continue de son capital. Voilà sous sa forme la plus simple le mécanisme du crédit commercial. L’évolution du capital qui circule de la production à la consommation se répète autant de fois que l’opération de crédit se renouvelle. Le crédit communique ainsi au capital une activité qui n’a de limites que les forces de la production d’un côté et les facultés de la consommation de l’autre.

Entre ces limites, le développement continu de la production et du travail dépend de la continuité du crédit. L’échange de l’effet de commerce contre du numéraire au moyen de l’escompte n’est point sans doute l’unique forme du crédit commercial : une portion considérable des avances que se font mutuellement les industriels et les négocians peuvent se compenser par des viremens de compte, sans qu’il soit nécessaire de recourir au numéraire et à l’effet de commerce; mais un grand nombre d’avances, ne pouvant pas se compenser directement, exigent l’émission d’effets de commerce, et prennent par conséquent la forme de l’escompte. La continuité du crédit commercial sous toutes ses formes repose donc en définitive sur la possibilité et la facilité constante de l’opération de l’escompte, c’est-à-dire d’une transaction entre le producteur d’une part qui, après avoir vendu son produit à crédit, se trouve nanti d’un effet de commerce en échange duquel il cherche à obtenir une avance équivalente à celle qu’il a faite, et d’autre part le détenteur de capital disponible à qui il peut convenir d’escompter l’effet de commerce et d’en attendre l’échéance. Mais l’effet de commerce a contre lui deux désavantages : d’abord l’échéance en est éloignée, ensuite le jour où arrivera l’échéance il peut n’être point payé. En livrant contre un effet son capital disponible, l’escompteur s’impose la privation de ce capital jusqu’à l’échéance de l’effet, et s’expose même au péril de le perdre, si l’effet n’est point payé. Il peut, ou refuser de s’imposer cette privation et de courir ce risque, c’est-à-dire refuser le crédit, ou, par le taux de l’escompte qu’il prélève, faire payer chèrement cette privation momentanée et ce risque. Aussi, tant que le service du crédit commercial fut uniquement livré à l’action individuelle des détenteurs de capital disponible, il dut rester soumis à des incertitudes compromettantes, à des restrictions arbitraires et à des conditions onéreuses.

Le service du crédit fit un grand progrès lorsqu’il devint l’objet d’une profession spéciale, celle des banquiers. Les banquiers furent les intermédiaires naturels entre les producteurs qui avaient à acheter du crédit et les détenteurs de capital disponible qui avaient à en vendre. C’était chez les banquiers que les industriels et ceux qui se livrent à l’échange et au transport des produits, les négocians, allaient porter leurs billets à ordre et leurs lettres de change; c’était aussi chez les banquiers que les capitalistes allaient porter leurs fonds disponibles, soit en dépôt et en compte courant, soit pour en prendre la contre-valeur en effets de commerce qu’ils gardaient jusqu’à l’échéance dans leurs portefeuilles. Avec la seule ressource de son capital, le banquier n’eût donné qu’un secours insignifiant au commerce, car son capital eût été promptement absorbé et immobilisé par les escomptes; mais le banquier avait derrière lui sa clientèle de disposeurs, comme on les appelait, c’est-à-dire de capitalistes ayant des fonds disponibles et désireux de les faire fructifier dans des placemens à court terme. Il réescomptait à ces disposeurs les effets qu’il avait escomptés lui-même aux commerçans, et à chaque opération de ce genre il dégageait son propre capital et pouvait l’employer à de nouveaux escomptes. Le jeu naturel de ces divers intérêts commençait sans doute à centraliser les ressources du crédit et à en étendre l’action; cependant il ne se prêtait pas encore avec assez de régularité, d’élasticité et de certitude au développement de la production et des échanges. L’industriel et le commerçant étaient en définitive à la merci du banquier, lequel était à la merci du disposeur, et celui-ci restait maître du crédit et pouvait l’étendre ou l’étrangler suivant la direction que son intérêt ou son caprice donnait à ses capitaux. L’insuffisance et le défaut de la dispensation du crédit, réduit à cette organisation, tenaient à sa base : ayant pour base les ressources et les opérations individuelles des détenteurs d’argent, il restait soumis aux limites, aux variations et aux vicissitudes des situations, des intérêts et des calculs individuels. Ce fut pour échapper à cette incertitude du crédit individuel et parer à son insuffisance que l’on imagina de placer la dispensation du crédit commercial sous la garantie d’un intérêt collectif, et que l’on créa des banques publiques d’escompte et de circulation.

L’intervention des gouvernemens dans la création des banques a quelquefois compliqué la constitution de ces établissemens, en vue de certains intérêts politiques, d’attributions et de servitudes qui ne sont point inhérentes à leur nature. C’est ce que l’on observe notamment à l’origine de la Banque d’Angleterre, la première banque d’escompte et de circulation qui depuis a servi de modèle à tant d’institutions de ce genre. Mais ces superfétations parasites ne changent rien aux lois de leur destination commerciale. Avant 1848, lorsque la France n’était point encore placée sous le régime d’une banque unique, on a pu voir comment et à quelle fin des banques indépendantes s’établissaient dans nos principales villes de commerce. Les banques naissent naturellement de l’association des industriels et des négocians d’une place commerciale qui forment leur capital par souscription d’actions. Elles ont pour mission d’escompter les effets de commerce de la place ou des places comprises dans le cercle de leur action; elles sont appelées à y entretenir un réservoir de crédit constant, accessible à tous, à des conditions modérées et égales pour tous. Par elles, on assure la permanence du crédit; au lieu d’avoir uniquement affaire aux disposeurs individuels avec leurs ressources, leurs exigences, leurs caprices variables, le banquier est désormais certain de rencontrer dans la banque un disposeur tenu de mettre ses ressources collectives au service de l’intérêt commun, un disposeur auquel il pourra toujours réescompter les effets qu’il aura lui-même escomptés au commerçant. On obtient par là non-seulement la régularité, mais le bon marché du crédit. Les banques créées par les capitaux associés de leur propre clientèle, en vue d’un intérêt général à satisfaire, n’ont pas à poursuivre les bénéfices l’ardeur des intérêts individuels. Il doit leur suffire de régler leurs escomptes à un taux qui couvre d’une part comme une prime d’assurance le risque de non-remboursement attaché aux effets, et de l’autre procure à leur capital un revenu égal aux profits les plus modérés qu’obtiennent les capitaux dans le commerce. Ainsi l’abondance du crédit toujours maintenue au niveau de ses besoins, sa régularité, sa fixité, son bon marché, voilà ce que l’on cherche dans la création des banques. Par quels moyens les banques atteignent-elles ces objets?

La première de leurs ressources est leur capital. Si c’était la seule, les banques seraient incapables de faire face aux besoins du crédit commercial, leur industrie ne serait pas rémunératrice du travail et des capitaux qu’elle emploierait; elles seraient inutiles, elles n’existeraient pas. En effet, une fois leur capital absorbé par les premières opérations d’escompte, elles seraient obligées de chômer jusqu’à l’échéance des effets qu’elles auraient reçus dans leurs portefeuilles. D’ailleurs le crédit n’est utile à l’industrie et au commerce qu’à la condition que le prix auquel il se donne, le taux de l’escompte, soit très inférieur à la moyenne des profils industriels et commerciaux; il arriverait donc l’une de ces deux choses : ou les banques voudraient obtenir pour leur capital la moyenne des revenus ordinaires des autres entreprises, et dans ce cas le prix qu’elles mettraient à leurs services les rendrait onéreux et par conséquent inutiles au commerce; ou bien elles consentiraient à escompter à meilleur marché, et dans ce cas le taux de leurs escomptes établirait le chiffre du revenu de leur capital au-dessous de la moyenne des profits des autres entreprises; elles seraient donc de mauvaises affaires et ne trouveraient pas de fonds pour se constituer. Les discussions qui se sont récemment élevées à propos du capital de la Banque de France ont montré qu’il règne une grande confusion chez certains esprits sur l’importance du capital des banques parmi leurs ressources. Comme nous aurons à revenir sur cette question, il n’est peut-être pas inutile de s’y arrêter la première fois qu’elle se présente à nous.

Pour avoir une idée juste de la place que doit occuper)e capital parmi les ressources d’une banque, il ne faut pas perdre de vue le rôle que joue le capital dans les entreprises de commerce et d’industrie. Que représente le capital dans une entreprise d’industrie? Il représente la somme des avances que cette entreprise est obligée de faire au travail jusqu’à l’époque de l’achèvement et de la vente du produit. Dans l’industrie proprement dite, cette avance se décompose en deux parts. Il faut que le manufacturier immobilise une certaine portion de capital dans la construction de son usine et dans l’acquisition et l’installation de ses machines : c’est ce que l’on appelle le capital fixe; il faut en outre qu’il puisse faire l’avance de la somme nécessaire à l’achat des matières premières sur lesquelles s’exercera son industrie, et de la somme nécessaire pour payer les salaires de ses ouvriers jusqu’au moment où il aura assez de produits fabriqués pour les vendre et retrouver dans la réalisation le moyen de continuer ses avances en achats de matières premières et en salaires. C’est cette somme que l’on appelle le capital de roulement, et il est évident qu’elle doit être proportionnée à la puissance de l’usine, à la quantité de travail qu’elle peut employer, à la rapidité de la production et au délai qu’entraîne le placement des produits. Dans le commerce proprement dit, qui se borne à l’échange des produits. le capital fixe est insignifiant ou nul; le négociant n’a besoin que d’un capital de roulement. C’est à l’aide de ce capital qu’il rembourse les avances de l’industriel en lui achetant ses produits; il est également évident qu’il faut qu’il proportionne son capital, c’est-à-dire le chiffre des avances qu’il aura à rembourser à la production, à la quantité et à la valeur des produits sur lesquels il compte opérer, et au temps nécessaire à l’écoulement de ses marchandises. Le commerce de banque rentre sous ce i-apport dans la loi du commerce ordinaire. Le capital d’une banque est un capital de roulement. Comme tout capital de roulement, il est destiné à subvenir aux avances que la banque pourra être obligée de faire en attendant celles qui lui seront faites à elle-même; mais il est aisé de comprendre que si une banque obtenait autant d’avances d’un côté qu’il lui en serait demandé de l’autre, et jouissait d’un crédit égal à la somme des crédits qu’elle accorderait elle-même, son capital lui serait inutile comme capital de roulement. Pour des raisons que nous allons voir, c’est justement ce qui est arrivé aux deux plus grands établissemens de ce genre qui existent en Europe, la Banque d’Angleterre et la Banque de France. Ces banques fonctionnent en réalité sans capital de roulement, et l’on peut même dire de la Banque d’Angleterre que depuis sa fondation, en 1694, elle n’en a jamais eu. M. Macaulay, dans l’un des derniers volumes qu’il vient de publier de sa belle Histoire d’Angleterre, donne à ce sujet de curieux détails sur l’origine de la Banque d’Angleterre. C’était dans le feu de la lutte de Guillaume d’Orange contre Louis XIV. Le gouvernement anglais était à bout de ressources pour continuer la guerre. Déjà deux années auparavant, en 1692, il avait contracté le premier emprunt qui inaugura la dette nationale d’Angleterre; mais un emprunt nouveau paraissait impossible. Dans ce moment critique, un des lords de la trésorerie, le brillant et audacieux Charles Montagne, se ressouvint d’un projet de banque nationale présenté en 1691 par un aventurier écossais nommé Patterson. Il eut l’idée d’associer la création de la banque à l’emprunt nécessaire au gouvernement. Il prépara son plan avec un des négocians les plus opulens et les plus influens de la Cité, Michaël Godfrey, et la question de la fondation de la Banque d’Angleterre fut soumise au parlement sous la forme d’un bill destiné à établir « un nouveau droit de tonnage au profit des personnes qui avanceraient de l’argent pour la continuation de la guerre. » Le produit de ce droit de tonnage devait servir à payer l’intérêt à 8 pour 100 d’un emprunt de 1,200,000 livres sterling; mais, pour engager les capitalistes à prêter leur argent à des conditions qui paraissaient alors très modérées, Montague ajouta à son bill que les souscripteurs seraient incorporés, c’est le mot qui désigne en Angleterre la constitution de la société anonyme, sous le titre de compagnie de la Banque d’Angleterre. L’emprunt qui formait ainsi le capital de la nouvelle banque, capital dont elle se dessaisissait au profit du gouvernement à l’instant même de sa formation, fut souscrit avec un empressement extraordinaire ; il était réalisé dix jours après l’émission[1]. Depuis lors, les augmentations successives du capital de la Banque d’Angleterre n’ont été que des emprunts levés par le gouvernement sous cette forme indirecte, et cette banque a poursuivi sa longue et grandiose carrière en portant jusqu’aux environs de 14 millions sterling le chiffre de sa créance sur l’état, sans avoir employé jamais un shilling de cette somme à titre de capital de roulement dans ses affaires.

La première ressource des banques, leur capital, serait donc tout à fait insuffisante pour remplir l’objet de leur institution, la dispensation abondante et continue du crédit ; le raisonnement et l’expérience prouvent même qu’en certains cas cette ressource peut devenir superflue. Les banques sont dans la position des banquiers ordinaires : elles ne peuvent prêter qu’à la condition d’emprunter, donner d’une main que ce qu’elles reçoivent de l’autre ; leur rôle est d’attirer vers elles et de centraliser les demandes d’avance et les offres d’avance, et de compenser, les unes par les autres, celles qui ne se balancent pas directement dans le mouvement des relations industrielles et commerciales ; c’est donc dans le crédit qu’elles peuvent obtenir elles-mêmes que réside leur véritable ressource. Nous avons déjà vu quel est, sous le régime du crédit individuel, la ressource qui alimente l’industrie des banquiers ordinaires : c’est le concours des détenteurs de capital disponible qui viennent le leur confier en dépôts ; mais nous avons vu également que ces dépôts, pouvant toujours être retirés, ne forment qu’une ressource variable, incapable de satisfaire ce besoin d’uniformité et de continuité de crédit qui a rendu nécessaire la création des banques. On veut que les banques soient en mesure de prêter constamment ; le problème pour elles est donc de trouver une combinaison qui maintienne la somme de leurs emprunts au niveau de la somme des prêts qu’elles ont à faire. La solution de ce problème est dans l’émission et la circulation des billets de banque. Par l’émission de leurs billets, les banques empruntent en effet ce qu’elles prêtent, à qui ? à ceux mêmes à qui elles le prêtent, et la circulation de ces billets nivelle constamment la somme des crédits particuliers qu’elles accordent aux proportions du crédit général dont elles jouissent.

Qu’est-ce donc que le billet de banque, et comment les banques y trouvent-elles l’élasticité de crédit qu’on leur demande ? Le billet de banque, c’est l’effet de commerce affranchi des désavantages qui en ralentissent et en limitent la circulation. Deux obstacles empêchent l’effet de commerce d’obtenir la circulation générale qui lui serait nécessaire pour suffire à tous les besoins de l’échange et de la circulation des produits. D’abord l’effet de commerce est personnel; il exprime l’engagement de payer une somme déterminée à une certaine personne ou à son ordre; il ne peut se transférer que personnellement, c’est-à-dire en recevant la signature et la garantie personnelle de ses propriétaires successifs. Cette condition le soumet, à chacune de ses étapes, à des appréciations diverses suivant les garanties que présentent son souscripteur et ses endosseurs, et à des formalités de négociation et d’endossement qui en ralentissent la marche, et sa circulation s’arrête nécessairement à la limite où viennent à manquer les élémens des appréciations personnelles auxquelles il donne lieu. Le billet de banque est débarrassé de cette attache personnelle et des embarras qu’elle entraîne. Il exprime l’engagement de payer une certaine somme non plus à telle personne déterminée, mais au porteur; par conséquent plus de signature ni de garantie à ajouter à l’effet, plus de difficulté de transmission : le billet peut circuler de la main à la main comme la monnaie. En outre, l’effet de commerce est une promesse de payer à une échéance déterminée : la valeur actuelle de l’effet n’est donc point égale à la somme qu’il exprime; pour en avoir la valeur actuelle, il faut en déduire un escompte suivant le taux de l’intérêt et le temps qui reste à courir jusqu’à l’échéance; de là de nouvelles difficultés à la circulation de l’effet, à chaque transfert négociation et débat sur le taux de l’escompte, et par conséquent variation constante de la valeur de l’effet jusqu’au jour de l’échéance. Aucune de ces difficultés ne peut s’élever sur la valeur actuelle du billet de banque; ce billet est une promesse de payer à présentation : c’est en quelque sorte un effet de commerce toujours échu, ou, pour mieux dire, tant qu’il reste dans la circulation, toujours en échéance; il vaut donc ce que l’effet de commerce vaut seulement le jour où il est échu, la somme intégrale qu’il exprime. Ainsi le billet de banque est l’effet de commerce dégagé de toutes les conditions particulières qui en spécialisent et en bornent l’emploi, soit par le mode de transmission, soit par la détermination des échéances; c’est l’effet de commerce rendu indéfiniment transmissible et fixé à la valeur constante qu’il exprime par la permanence de l’échéance; c’est l’effet de commerce élevé à sa généralisation la plus haute et par conséquent approprié à tous les besoins de la circulation.

Il est aisé de pressentir, par la comparaison de l’effet de commerce au billet de banque, comment les banques trouvent, dans l’émission et la circulation de leurs billets, le moyen d’assurer au crédit la continuité et l’expansion progressive dont il a besoin. Les banques, avons-nous dit, par l’émission de leurs billets, empruntent à ceux-mêmes à qui elles prêtent. Sur quoi prêtent-elles et que prêtent-elles? que représentent les effets de commerce qu’elles escomptent, et que représentent leurs billets? Les effets de commerce escomptés par les banques sont les titres des dettes particulières qui n’arrivent pas à se compenser directement dans le mouvement naturel des affaires industrielles et commerciales, et nous venons de voir que si ces obligations particulières ne peuvent point éteindre par des compensations directes les dettes qu’elles représentent, c’est qu’elles ne sont point douées de propriétés de circulation suffisantes. Les banques en les escomptant retirent de la circulation ces titres des dettes particulières, et leur substituent pour une somme égale leurs billets. Or, leurs billets sont les titres d’une dette générale, uniforme et remboursable à chaque instant, qu’elles contractent elles-mêmes vis-à-vis du public; mais leurs billets sont éminemment propres à la circulation : ils sont indéfiniment transmissibles et peuvent servir d’intermédiaire à toutes les transactions commerciales, puisqu’ils ont mie valeur fixe actuelle constamment égale à la somme en monnaie au remboursement de laquelle ils donnent droit. Il en restera donc toujours dans la circulation une quantité proportionnée aux besoins de la circulation elle-même. Si l’on réfléchit maintenant que les besoins de la circulation et les besoins du crédit sont également proportionnés au mouvement des échanges, on comprendra que les banques devront toujours trouver dans le crédit que la circulation accordera à leurs billets une ressource égale à la somme des crédits particuliers qui leur seront demandés, et que par l’émission de leurs billets elles devront équilibrer l’offre et la demande du crédit. Ainsi, une fois le crédit du billet de banque établi, lorsque la confiance publique, croyant à la promesse de remboursement à présentation et au porteur qu’il exprime, l’accepte et l’emploie comme intermédiaire de circulation dans les échanges, le mécanisme du crédit commercial est complété. L’escompte possède alors toute son élasticité naturelle : le crédit n’a plus de limite que d’un côté l’importance des opérations industrielles et commerciales auquel il est nécessaire, et de l’autre les conditions qui assurent la solidité du billet et la solvabilité des banques.

La solidité du billet de banque, la possibilité constante du remboursement à présentation qu’il promet, voilà la pierre angulaire de l’édifice du crédit. A ce grand intérêt, dont dépendent la continuité et le développement du crédit, viennent se rapporter les conditions que les banques mettent à leurs escomptes. Parmi ces conditions, il en est deux qui peuvent s’établir en règles fixes et ne présentent pas de difficultés pratiques.

La première, c’est la nécessité que le paiement à l’échéance des effets escomptés par les banques soit assuré, puisque les billets émis par elles ne sont que la contre-valeur de ces effets. Pour remplir cette condition, les banques et notamment la Banque de France n’admettent à l’escompte que les effets revêtus de trois signatures, c’est-à-dire qui portent en eux l’engagement de trois personnes ou maisons de commerce qu’ils seront payés à l’échéance. Cette condition des trois signatures laisse place à un intermédiaire entre le producteur ou le négociant qui a besoin du crédit et la Banque; le producteur ou le négociant au profit duquel a été souscrit l’effet au moment de la vente de la marchandise ne peut porter directement cet effet à la banque, car avec son endossement l’effet n’aurait encore que deux signatures. Il est donc obligé, soit de le passer à un autre commerçant en paiement des produits qu’il lui aura achetés, soit de le faire escompter par un banquier; mais cette opération s’accomplit couramment, facilement, à peu de frais, car celui qui recevra l’effet sait qu’en y ajoutant sa signature, qui sera la troisième, il pourra toujours le porter à la Banque. Cette obligation des trois signatures, qui met le premier porteur d’un effet dans la nécessité de recourir à un intermédiaire, est souvent critiquée et dénoncée par les esprits peu réfléchis comme imposant une lourde charge au commerce. Nous reviendrons à cette question quand nous nous occuperons du Comptoir d’escompte; mais l’injustice et la déraison de cette critique sont évidentes. Le principal intérêt du commerce, ce n’est pas d’économiser de menus frais dans la façon dont il se procure le crédit, c’est d’obtenir la permanence du crédit. La permanence du crédit dépend de la solidité du billet de banque. C’est donc l’intérêt essentiel de la production et du commerce qui prescrit d’entourer l’effet escompté, le gage sur lequel repose la solidité du billet de banque, des garanties qui assurent sa réalisation à l’échéance et qui mettent le crédit de la Banque à l’abri de toutes les chances et de tous les doutes.

La seconde condition, c’est que l’échéance des effets escomptés ne soit point trop éloignée, car si les effets n’étaient payables qu’à long terme, il arriverait l’une de ces deux choses : ou la Banque se condamnerait à circonscrire ses opérations en immobilisant trop longtemps ses ressources, ou bien, si elle ne limitait pas ses opérations, elle pourrait se trouver dans l’impossibilité de faire face à ses engagemens, puisqu’elle ne peut payer ses billets qu’au moyen de la certitude et de la promptitude de ses rentrées. De là la règle qui a prévalu, et qui est celle de la Banque de France, de n’admettre à l’escompte que des effets dont l’échéance ne peut excéder trois mois.

Les opérations d’escompte des banques sont soumises à une troisième condition beaucoup plus délicate que les précédentes, car il est impossible de la ramener à une règle fixe et automatique : nous voulons parler de la proportion qu’elles doivent conserver entre la somme de leurs billets en circulation et leur réserve métallique[2]. La difficulté vient ici de la combinaison des deux fonctions très distinctes en elles-mêmes que les banques remplissent simultanément. D’un côté elles dispensent le crédit au moyen de l’escompte, de l’autre elles émettent des billets qui représentent la monnaie, et elles sont les entrepositaires les plus puissans du numéraire et des métaux précieux. Elles sont donc soumises à l’influence des circonstances qui affectent le crédit en général, et à l’influence des circonstances qui affectent les mouvemens des métaux précieux entre les nations commerçantes. Elles sont solidaires de la situation générale du crédit, puisqu’elles reçoivent autant de crédit qu’elles en donnent; elles sont solidaires des mouvemens des métaux précieux, puisque le crédit des billets qu’elles émettent repose sur la possibilité constante de la conversion de ces billets en numéraire. A leur tour, elles ont un moyen d’action identique sur le crédit et sur le mouvement des métaux précieux par le développement qu’elles donnent à leurs émissions et par le taux de l’intérêt qu’elles prélèvent sur les escomptes qui entraînent ces émissions. C’est donc par la façon dont elles gouvernent le développement de leurs escomptes et la fixation de l’intérêt qu’elles parviennent à garder entre leur réserve métallique et la circulation de leurs billets la proportion nécessaire pour que leurs billets soient toujours au pair de la monnaie. Afin d’achever la description du mécanisme des banques, qu’on nous permette d’indiquer rapidement l’usage que les banques ont à faire de ce moyen d’action, suivant la situation du crédit et les mouvemens des métaux précieux. Récapitulons d’abord, au point où nous sommes arrivés, les services rendus par le développement successif du crédit à l’industrie et au commerce. Le point de départ de l’industrie et du commerce, c’est la production et l’échange des produits, et le but du crédit, c’est l’accélération indéfinie de la production et des échanges. A quel degré, au moment où il a été créé, le crédit commercial a-t-il trouvé la circulation des produits?

Après l’état de barbarie économique où chacun ne consommait que ce qu’il avait produit et ne produisait que ce qu’il pouvait consommer, la première forme de l’échange, le premier degré de la circulation des produits avait été le troc, forme barbare encore et circulation pleine de lenteur, car elle exigeait le déplacement immédiat et l’échange direct des produits sans offrir de base certaine à leur évaluation comparée. L’intervention des métaux précieux et de la monnaie dans les échanges fut le second progrès de la circulation, et ce fut un progrès immense, le commencement de ce qu’on pourrait appeler l’ère de la civilisation économique. On avait maintenant dans les métaux précieux des produits chers, parce qu’ils coûtaient beaucoup à extraire de la terre, qui se prêtaient par leur éclat aux usages du luxe et des arts, qui étaient faciles à diviser, et gardaient encore la même valeur relative sous le plus petit volume, qui avaient enfin un avantage inestimable sur tous les autres produits qui se consomment, qui s’usent et que le temps détruit, l’avantage de se conserver et d’être presque inaltérables. Les métaux précieux, l’or et l’argent, devinrent les produits types, ceux auxquels se mesura la valeur des autres produits. Convertis en monnaie, ils furent la valeur intermédiaire qui servit aux échanges. Grâce à la monnaie, le prix, l’estimation de la valeur relative de chaque produit reçut sa définition, et en quelque sorte son nom intelligible dans la langue universelle de l’échange. Grâce à la monnaie, la circulation des marchandises fut affranchie des embarras et des lenteurs de l’échange direct. Le producteur en vendant son produit, c’est-à-dire en le troquant contre de l’or ou de l’argent, eut désormais entre les mains une valeur contre laquelle tous les produits s’échangeaient, et qui lui donnait par conséquent le pouvoir d’acquérir, quand il voudrait et où il voudrait, ceux qui lui étaient nécessaires. Ainsi l’apparition des métaux précieux et de la monnaie, c’est la lumière introduite dans les échanges, c’est une communication mutuelle ouverte entre toutes les marchandises, c’est la circulation universelle des produits régularisée. Tel est l’état déjà très avancé au milieu duquel survient le crédit avec l’effet de commerce.

Le crédit, au moyen de l’effet de commerce, commence une troisième phase dans le développement des échanges. Les métaux précieux et la monnaie rendaient bien possible l’échange entre toutes les marchandises ; mais tant que la vente était réduite au troc immédiat du produit contre le métal ou la monnaie, la production ne pouvait se livrera l’expansion indéfinie qui est en elle, la quantité des marchandises à produire était nécessairement limitée par la quantité de monnaie ou de métal qui devait leur servir d’intermédiaire. Pour pouvoir vendre, il fallait attendre que la circulation du numéraire eût ramené aux mains de l’acheteur la somme en monnaie équivalente du produit, ce qui ne pouvait se faire rapidement, puisque chaque transaction exigeait des déplacemens et des transports de monnaie. D’ailleurs, lors même qu’il eût été possible d’arriver à posséder une quantité de monnaie capable de suffire à l’expansion et à l’activité de la production, l’usage d’une si grande quantité de monnaie, outre les risques attachés au déplacement des métaux précieux, eût été encore pour la production une lourde charge, car les métaux précieux forment, par ce qu’ils coûtent à produire, un capital d’une grande valeur, et les employer sur une échelle aussi considérable uniquement comme intermédiaires d’échanges, c’eût été condamner ce capital à rester improductif. La vente à crédit représentée par l’effet de commerce résolut cette difficulté. L’effet de commerce ne prit pas la place de la monnaie, il ne lui enleva aucune de ses attributions ; la monnaie et les métaux précieux restèrent les dénominateurs de la valeur relative des produits : ils conservèrent leur propriété éminente, qu’ils garderont tant qu’ils ne seront pas remplacés par un produit plus beau, aussi divisible et moins altérable, la propriété d’être, entre les valeurs créées par l’industrie humaine, celle qui a le plus de puissance d’acquisition sur les autres. Seulement l’effet de commerce économisa et perfectionna l’usage de la monnaie. Toutes les ventes au comptant, qui embrassent particulièrement les ventes au détail, par lesquelles les produits arrivent à la consommation finale, continuèrent à se faire au moyen de la monnaie. Quant aux ventes à crédit, celles qui représentent les avances que la production est obligée de faire à la consommation et qui se règlent par des effets de commerce, la monnaie n’y joua presque plus qu’un rôle nominal ; elle y servit à l’estimation des prix au moment de l’émission des effets de commerce ; mais les dettes représentées par les effets, se compensant en grande partie les unes par les autres au moment des échéances, la monnaie ne fut plus nécessaire que pour payer des balances ; et ainsi purent s’accomplir sans entrave des échanges qui eussent exigé d’énormes sommes et de nombreux déplacemens de numéraire, et par conséquent l’existence et l’emploi improductif d’un capital immense, si l’or et l’argent eussent été obligés d’intervenir réellement à toutes les étapes de la circulation des produits. L’émancipation de la circulation dès-lors était conquise en principe; il était prouvé que les produits pouvaient s’échanger contre les produits en n’empruntant à la monnaie qu’un passeport, sans être garrottés et surchargés dans leur marche par une chaîne d’or ou d’argent. L’œuvre n’était pourtant pas achevée ; toutes les dettes ne se compensant pas directement les unes par les autres, les détenteurs d’un grand nombre d’effets étaient forcés de recourir à l’escompte pour en obtenir l’équivalent en numéraire. La circulation des effets et par conséquent celle des produits dont elle est la conséquence restaient donc tributaires de la monnaie, et rendaient encore nécessaires de grandes accumulations et des déplacemens de métaux précieux. C’est alors que la création des banques publiques vient compléter le mécanisme du crédit. Les banques retirent de la circulation cette masse d’effets particuliers qui demandent à en sortir par l’escompte et elles leur substituent leurs billets, c’est-à-dire des effets qui se prêtent aux besoins de la circulation et qui y sont acceptés comme un symbole de crédit mutuel et général. Quelle est dans cette dernière phase l’influence réciproque du billet de banque et de la monnaie l’un sur l’autre?

Pas plus que l’effet de commerce, le billet de banque ne chasse la monnaie de son domaine naturel et ne la détrône de l’action décisive qu’elle exerce sur le règlement des échanges. Toute transaction commerciale étant l’échange d’un produit contre un autre produit, chaque fois qu’un capitaliste, un négociant, un industriel voudra réaliser son capital, sa marchandise, son produit, pour en garder l’équivalent sous la forme la plus durable et la plus disponible, il le réalisera en argent ou en or. Cette supériorité des métaux précieux sur les autres produits leur assure un privilège naturel que n’ébranlera jamais aucune des niaises et sauvages théories qui rêvent de dépouiller par des combinaisons arbitraires les métaux précieux de leur rôle d’intermédiaire définitif des échanges. Seulement, les métaux précieux qui remplissent ce rôle formant un capital improductif, le problème de l’économie politique est non de les chasser absolument de la circulation, ce qui n’est point praticable, et ce qui serait d’ailleurs un retour à la barbarie, mais de s’en passer le plus possible, ou plutôt d’étendre sans cesse le champ où la production et les échanges pourront se développer sans être forcés de recourir à leur intervention réelle. Chaque progrès du crédit rend en effet cette intervention moins nécessaire; mais aucun progrès ne fera que le type des valeurs ne soit point une valeur, et que ce type ne soit le métal précieux tant que le métal précieux aura plus de puissance d’acquisition sur les autres produits que ces produits n’en ont les uns sur les autres. Tel a été précisément le résultat de la circulation des billets de banque. De même que la monnaie avait perfectionné l’échange en généralisant le troc, et de même que le crédit et l’effet de commerce, en utilisant l’influence nominale de la monnaie, en avaient économisé l’emploi, de même les billets, au lieu de supprimer les instrumens antérieurs de la circulation, ne font qu’en régulariser l’action par une meilleure économie. En remplaçant dans la circulation une certaine quantité d’effets de commerce particuliers, les banques rendent inutiles les accumulations particulières de monnaie, les thésaurisations que nécessitaient l’escompte et le paiement de ces effets. Ces accumulations devenant inutiles, une portion du numéraire qu’elles absorbaient se place comme capital dans des emplois productifs, une autre rentre dans la circulation active, ou vient former et alimenter la réserve métallique des banques. Les banques deviennent ainsi les grands entrepositaires de numéraire et de métaux précieux des pays qu’elles desservent. La circulation, à laquelle elles fournissent par l’émission de leurs billets un intermédiaire plus commode que la monnaie, leur rend en échange les excédans de numéraire dont elle n’a plus besoin, et comme elles se chargent par l’émission de leurs billets de compenser les dettes représentées par les effets qu’elles escomptent, elles se chargent aussi, au moyen de leur réserve métallique, de pourvoir aux mouvemens de caisse et aux transports d’espèces que nécessite le règlement de ces dettes. C’est par ce dernier service que les banques et leurs opérations rentrent accidentellement sous la dépendance de la monnaie. Il leur est en effet impossible de se soustraire aux influences naturelles qui déterminent le mouvement des métaux précieux parmi les nations commerçantes; et quoique la distribution de l’argent dans le monde et les fluctuations du crédit soient deux choses parfaitement distinctes, quoique le crédit puisse être rare, par conséquent cher là où les métaux sont abondans, et abondant, par conséquent à bon marché là où la circulation monétaire emploie très peu de métaux précieux, il arrive cependant presque toujours, chez des nations commerçantes avancées comme la France et l’Angleterre, que les deux phénomènes se produisent simultanément, qu’une crise de crédit y amène une crise monétaire, et qu’une crise monétaire y soit souvent accompagnée d’une crise de crédit.

Or, lorsqu’on veut apprécier la situation que ces crises font aux banques et les mesures qu’elles leur imposent, il ne faut jamais perdre de vue ces deux choses : la première, que le principe, l’intérêt et le devoir qui dominent les banques, c’est de conserver le pair de leurs billets avec la monnaie; la seconde, que ce ne sont point les banques qui créent le crédit, qu’elles ne font que rallier, régulariser et répartir le crédit existant tel qu’il résulte de la situation financière et commerciale du pays, et qu’elles ne sont par conséquent responsables ni de ses expansions ni de ses contractions accidentelles. Ces deux réserves posées, la conduite prescrite aux banques par une crise de crédit ou par une crise monétaire s’explique d’elle-même.

Une crise de crédit se produit ordinairement à la suite d’une expansion exagérée de crédit, conséquence elle-même d’un essor excessif de la production industrielle et de la spéculation. La rareté prévue d’un produit de grande consommation, l’ouverture d’un marché nouveau, des occasions attrayantes de placement pour les capitaux, allument dans une classe d’industriels et de négocians une espérance soudaine de bénéfices qui gagne bientôt en s’exaltant la généralité des hommes d’affaires. Dans ce premier feu de la spéculation, chacun de ceux qui s’y engagent cherche à ajouter à ses ressources ordinaires celles que le crédit peut procurer, et en même temps les détenteurs de capitaux disponibles, cédant à l’entraînement, offrent aisément le concours de leurs ressources, afin de prendre leur part dans les bénéfices qui miroitent en perspective. Pendant quelque temps tout semble prospérer, et les premiers succès, donnant raison à la spéculation, la propagent et l’encouragent à de nouvelles hardiesses. Dans cette ivresse de confiance, le crédit abonde, les prix haussent, l’argent circule avec rapidité à travers les transactions, qui se multiplient en laissant des bénéfices dans toutes les mains par lesquelles il passe. Tant que dure la hausse des prix, les bénéfices continuent et la prospérité apparente se maintient. Cependant au bout d’un certain temps la hausse des prix produit deux effets qui l’arrêtent. Les hauts prix des marchandises et des valeurs de placement diminuent la valeur relative du numéraire; le numéraire, n’ayant plus dans le marché où se manifeste ce phénomène la même puissance d’acquisition sur les marchandises et sur les titres qu’il possède lorsque les prix sont bas, commence à émigrer vers les marchés qui n’ont pas éprouvé une pareille hausse : la monnaie et les métaux précieux s’écoulent au dehors par l’exportation. Pendant quelque temps encore, le crédit réussit à dissimuler le vide laissé par l’exportation du numéraire; mais il arrive un moment où les hauts prix ont épuisé les facultés de la consommation à l’intérieur et au dehors, et où l’émigration des métaux précieux est devenue assez considérable pour en relever la valeur relative par rapport aux marchandises et aux titres. Alors la baisse des prix est inévitable, et avec la baisse commencent les pertes, les faillites, les ruines. A la fièvre de la spéculation succède une autre fièvre, la panique, qui resserre le crédit au moment où il serait le plus nécessaire, contraint à des réalisations simultanées la multitude des spéculateurs engagés, et aggrave le désastre. Telle est la marche et la catastrophe de ces mouvemens désordonnés que l’on appelle des crises commerciales. On voit que l’initiative de ces crises n’appartient point au crédit lui-même, et ne peut, à plus forte raison, être imputée aux institutions qui sont, comme les banques, les organes perfectionnés du crédit. Elles ont leur point de départ dans les accidens industriels et commerciaux qui donnent l’éveil à la spéculation, et l’on comprendrait à la rigueur qu’elles pussent avoir lieu sans l’intervention du crédit; mais ce qui est incontestable, c’est qu’elles éclateraient avec les mêmes caractères dans des organisations industrielles et commerciales où les banques avec leurs facilités d’escompte et leur circulation de billets seraient inconnues. Les banques n’ont donc pas le pouvoir absolu de prévenir ces crises; mais leur mécanisme leur fournit le moyen d’en arrêter le développement et d’en atténuer les conséquences.

Il est d’abord évident que, pendant la première période du phénomène, au moment où la spéculation s’exalte, l’action salutaire que l’on devrait demander au crédit serait d’agir non comme aiguillon, mais comme frein. Or cette action modératrice, il serait impossible de l’obtenir du crédit individuel accessible à tous les entraînemens qui caractérisent l’épidémie régnante; mais elle peut être exercée par les banques, à qui leur position confère en quelque sorte le gouvernement du crédit général. En effet, le premier symptôme avant-coureur de la crise est l’exportation du numéraire; le moment où cette exportation commence indique celui où l’équilibre commercial s’altère, où la hausse des prix cesse d’être naturelle, où la spéculation se fourvoie. C’est à ce moment que le frein modérateur doit se faire sentir au crédit. Avant l’établissement des banques, sous le régime du crédit individuel, il était bien difficile de découvrir le mal à l’apparition de ce premier symptôme, car le numéraire exporté était prélevé sur les diverses réserves particulières, et il était impossible de mesurer l’importance et la rapidité de ce mouvement d’exportation. Il n’en est point ainsi sous le régime des banques. Leurs réserves métalliques ayant remplacé les réserves particulières, c’est dans leurs caisses que l’on vient puiser la monnaie et les métaux précieux destinés à l’exportation. Non-seulement donc elles sont placées dans une situation exceptionnelle pour apprécier le premier symptôme de la crise, mais elles le ressentent immédiatement elles-mêmes par la diminution de leur réserve, et le danger dont cette diminution les menace directement les oblige à prendre la mesure qui peut seule conjurer la crise en modérant la spéculation. Cette mesure est l’élévation de l’intérêt. L’exportation des métaux précieux ayant pour cause une hausse anormale des prix, il faut ramener les prix à leur équilibre naturel, et pour faire baisser les prix au niveau qui arrête l’exportation de l’or, il faut leur retirer l’encouragement que le bon marché du crédit donne à la hausse artificielle. Le sentiment de leur sécurité, le souci de leur solvabilité, la nécessité de conserver la parité de leur papier avec le numéraire, suffisent donc pour décider les banques à prendre une mesure qui, en sauvegardant leurs intérêts, invite la spéculation à la prudence, et peut, si elle est prise à temps, préserver d’une ruineuse perturbation la communauté commerciale tout entière.

Les crises commerciales finissent par des crises monétaires. L’exportation des métaux précieux, la diminution de la réserve métallique des banques et la gêne occasionnée par la rareté du numéraire ont pourtant quelquefois d’autres causes que les désordres de la spéculation. C’est alors que l’on donne plus particulièrement à ce phénomène le nom de crise monétaire. Des circonstances politiques ou commerciales peuvent enlever momentanément à un pays une portion du numéraire dont il se servait dans sa circulation, et cette disparition du numéraire peut devenir une cause d’embarras. Ainsi, lorsque le gouvernement doit faire à l’étranger des paiemens extraordinaires et considérables, soit pour acquitter un tribut, soit pour les dépenses de la guerre, c’est dans la réserve métallique de la Banque qu’il puise les sommes qu’il a à expédier au dehors; ainsi encore, lorsqu’un pays frappé par une mauvaise récolte est obligé de recourir à de vastes importations de blé, les pays qui les lui fournissent, n’étant pas prêts à se payer en produits, demandent en retour de l’argent ou de l’or, et c’est dans les caves de la Banque qu’on va le prendre. Ces circonstances sont critiques pour les banques. Elles peuvent cependant les traverser sans en faire sentir le contre-coup au commerce, lorsque la limite où s’arrêtera l’exportation du numéraire est facile à prévoir, et lorsque la situation n’est pas compliquée par des nécessités de même nature dans des pays voisins.

Dans ce cas, on sait à peu près le degré que ne dépassera pas la diminution de la réserve métallique, et l’on peut attendre, sans élever le taux de l’intérêt et sans renchérir le crédit, que le libre jeu du commerce vienne combler le vide produit par des besoins passagers. Il n’en est pas de même si les causes qui motivent l’exportation des métaux ne sont plus locales et exercent la même pression sur des pays voisins. Une banque ne saurait prévoir alors où s’arrêtera l’épuisement de ses caisses, car, par les moyens indirects que fournissent les opérations de change, des mains étrangères pourraient profiter de ses conditions de crédit pour y puiser indéfiniment. La Banque, dans ces circonstances, devient un négociant en métaux précieux; il faut qu’elle achète de l’or pour maintenir sa réserve, exposée à d’incessantes dérivations, et qu’elle se protège en outre contre la concurrence par les armes que la concurrence met à sa disposition. L’or est une marchandise soumise, comme toutes les autres, aux lois qui règlent les prix sur le marché du monde; il se vend à bon marché quand il est abondant, il se paie cher quand il est rare. Or qu’arriverait-il si, lorsque le numéraire est rare sur le marché et renchérit par la concurrence des demandes, la Banque prêtait son crédit, c’est-à-dire vendait ses billets à bon marché? Comme ses billets équivalent à l’or, puisqu’ils sont convertibles en numéraire, la Banque ne ferait pas autre chose que vendre sa marchandise à ses concurrens au-dessous du prix du marché. La marchandise serait rapidement enlevée, et la Banque serait bientôt insolvable. Il faut donc qu’elle élève l’intérêt au taux adopté par ses concurrens. Le seul moyen d’ailleurs de combattre la disette d’une marchandise, c’est d’en élever le prix. Les hauts prix ramènent l’abondance. Si dans une disette de céréales vous voulez, par des moyens artificiels, maintenir le blé au-dessous de son prix naturel, vous préparez la famine; si, dans une crise monétaire commune à plusieurs pays liés entre eux par d’activés relations commerciales, vous voulez maintenir le crédit au-dessous de son prix moyen dans ces pays, vous vous préparez à vous-même la banqueroute. L’élévation de l’intérêt, qui soulève les objections d’imprudens critiques, profite dans ces circonstances avec une efficacité énergique à l’intérêt général du pays. Elle produit, il est vrai, une baisse momentanée des prix des marchandises et des valeurs de placemens; mais cette baisse fait sortir la monnaie qui demeurait stérilement dans les thésaurisations particulières, et la fait rentrer en même temps dans la masse des capitaux reproducteurs et dans la circulation. Elle porte les étrangers, vers lesquels l’or émigrait, à accepter en paiement de leurs importations des produits en préférence des métaux, ou à laisser cet or dans les placemens avantageux qu’offre la baisse des titres. L’élévation de l’intérêt, dans les crises monétaires qui s’étendent à plusieurs contrées, est donc prescrite aux banques par les maximes les plus élémentaires du bon sens commercial. En la décidant avec opportunité, elles épargnent au crédit des secousses violentes et des contractions plus douloureuses, et achèvent le cercle des services qu’elles sont appelées à lui rendre.

Nous avons indiqué les divers ressorts du crédit commercial, la façon dont les banques en régularisent les mouvemens, et les liens intimes qui les unissent à l’activité du commerce et de l’industrie. Il nous sera maintenant plus facile d’analyser les diverses opérations de la Banque de France, d’apprécier, par les chiffres qui expriment ces opérations, l’étendue des services qu’elle rend à notre vie économique, de porter enfin un jugement sur la conduite qu’elle a tenue pendant la crise que nous venons de traverser et sur les critiques récentes dont elle a été l’objet.


III.

Quand on s’est rendu compte de la fonction que les banques ont à remplir dans le jeu du crédit commercial, la première question qui se présenterait logiquement à l’esprit serait celle-ci : quelle est l’organisation des banques qui répond le mieux au développement du crédit ? Faut-il laisser les banques s’établir spontanément, suivant la libre impulsion des besoins du commerce et de l’esprit d’entreprise, comme on le voit dans certains états de l’Union américaine? Convient-il mieux, comme cela se pratique en Angleterre et en France, de prendre des précautions contre les excès de la liberté en matière de crédit, et de ne confier le maniement d’un instrument à la fois si puissant et si délicat qu’à de grandes corporations privilégiées? Nous nous contentons de poser ici ces questions, nous ne les discuterons pas. Théoriquement, la véritable solution n’en est pas douteuse : le régime de la liberté est le plus conforme aux principes économiques; mais dans la pratique, et sans parler des raisons politiques qui ont pu influer sur l’origine des banques privilégiées, le système de ces banques n’est point incompatible avec les intérêts du crédit; il peut, dirigé avec intelligence, en pleine lumière et sous le contrôle de l’opinion, se prêter à tous les progrès de l’industrie et du commerce. Les esprits les plus libéraux conviennent d’ailleurs que la banque est une des rares applications du commerce qui peuvent être exploitées aussi avantageusement par de grandes sociétés que par la libre concurrence des intérêts individuels. Le crédit a en effet un caractère si collectif, il est si naturellement l’expression de la solidarité commerciale, qu’il semble que, même sous le régime de la liberté dans un pays de centralisation comme le nôtre, il arriverait de lui seul à l’unité, et que l’assentiment général en remettrait la dispensation suprême à un établissement unique, comme un monopole légal l’a conféré chez nous à la Banque de France.

Ce n’est que depuis 1848 que la Banque de France répond véritablement au nom qu’elle porte. Elle avait été auparavant la banque de Paris plutôt que la banque de France. Depuis sa fondation (en 1800) jusqu’en 1836, elle n’avait fait le service de l’escompte que pour la place de Paris. Dans l’esprit de ses statuts, du 16 janvier 1808, elle devait créer des comptoirs dans les principales villes de France. C’est ce qu’elle fit pour les villes de Lyon et de Rouen en 1808 et de Lille en 1810; mais le défaut d’affaires l’obligea bientôt à fermer ces comptoirs. Sous la monarchie de 1830, et à partir de 1836, elle renouvela ces tentatives avec plus de succès. Au moment de la révolution de 1848, elle avait organisé des comptoirs dans quinze villes, d’une importance commerciale secondaire : Reims, Saint-Étienne, Saint-Quentin, Montpellier, Grenoble, Angoulême, Besançon, Caen, Châteauroux, Clermont-Ferrand, Mulhouse, Strasbourg, Le Mans, Nîmes et Valenciennes. À côté de la Banque de France et des comptoirs des villes secondaires, les grandes villes étaient servies par des banques locales indépendantes. Il existait neuf de ces banques (Rouen, Lyon, Marseille, Lille, Le Havre, Toulouse, Orléans, Nantes et Bordeaux) au moment de la révolution de février. L’obligation où fut le gouvernement de la république de décréter le cours forcé des billets de la Banque de France et des banques locales, la confusion et les difficultés pratiques produites sous le régime du cours forcé par la diversité d’origine et de circulation des billets de ces établissemens indépendans les uns des autres nécessitèrent une mesure nouvelle. Le gouvernement décréta la réunion des banques locales à la Banque de France. Depuis cette époque, la Banque a créé quatorze nouvelles succursales, à Metz, Limoges, Angers, Rennes, Avignon, Troyes, Amiens, La Rochelle, Nancy, Toulon, Nevers, Dunkerque, Arras et Dijon. Les comptoirs de ces trois dernières villes, décrétés l’année dernière, sont en voie d’organisation. Aujourd’hui donc le crédit commercial de la France est desservi par un établissement unique, la Banque, appuyée sur trente-huit succursales.

On peut diviser en trois catégories distinctes les avances que fait la Banque de France : avances sur effets de commerce, qui constituent les véritables opérations d’escompte ; avances sur nantissement d’effets publics et de valeurs industrielles ; avances à l’état.

L’escompte est, comme nous l’avons vu, la destination essentielle des banques. Les opérations d’escompte de la Banque de France ont été loin, à l’origine, de donner à prévoir l’extension qu’elles devaient prendre un jour.

L’année de sa fondation, la somme des effets escomptés par la Banque ne monte qu’à 112 millions de francs. Le chiffre le plus élevé qui ait été atteint sous l’empire est 715 millions pour l’année 1810, et sous la restauration, 688 millions pour 1826. C’est sous la monarchie de 1830 qu’une rapide progression des escomptes se manifeste. En 1837, le chiffre des escomptes réunis de la Banque de France et des banques départementales commençait à dépasser 1 milliard. En 1847, cette somme était presque triplée : les valeurs escomptées s’élevèrent à 2 milliards 659 millions. Le recul fut immense sous la république, on tomba à 1 milliard 25 millions en 1849, et l’on reprit à 1,241 millions on 1851. Depuis le nouveau régime, voici la progression qui s’est produite :


1852 1,824,479,438 fr.
1853 2,842,930,285
1854 2,944,643,591
1855 3,762,000,000

Ce n’est, comme on voit, qu’en 1853, six années après 1847, que le chiffre des opérations d’escompte arrive à dépasser d’un peu moins de 200 millions celui de la dernière année du règne de Louis-Philippe. Depuis lors la progression a recommencé sa marche ascendante et a pris un élan extraordinaire en 1855. Le total des sommes escomptées dans cette dernière année se décompose ainsi entre l’établissement central et les succursales : l’établissement central a escompté 1,017,000,000 fr., et les succursales 2,745,000,000 fr.

L’escompte est l’opération la plus importante des banques, puisqu’elle est leur raison d’être. Elles s’écartent du cadre de leur institution quand elles emploient leurs ressources à des opérations d’une autre nature; ces écarts, poussés trop loin, pourraient même compromettre leur existence. Il est cependant d’autres services qui se rapprochent plus ou moins de l’escompte, et qu’elles peuvent, dans de certaines limites, rendre aux particuliers et aux gouvernemens. Telles sont les avances que la Banque de France est autorisée à faire sur effets publics à échéance déterminée comme les bons du trésor, certaines obligations de la ville de Paris, etc., sur effets publics comme les rentes et sur les actions et obligations de chemins de fer.

Les escomptes des bons du trésor et des valeurs analogues rentrent dans l’escompte ordinaire, puisque ces valeurs sont, comme les effets de commerce, payables à échéance fixe. Il n’en est pas de même des prêts sur rentes et sur actions et obligations industrielles; ces valeurs diffèrent tout à fait par leur nature de celles que les banques sont appelées à escompter et à remplacer dans la circulation par leurs billets. Cette dissemblance est trop importante, elle établit entre la portée de l’escompte proprement dit et celle du prêt sur nantissement de titres une trop grande différence pour que nous négligions d’en signaler ici le caractère et les conséquences.

L’effet de commerce est l’expression d’une opération commerciale, c’est-à-dire de la circulation d’un produit qui change de mains pour arriver à la consommation où il devra se réaliser en numéraire. Au contraire le titre de rente, l’action ou l’obligation représentent une propriété fixe, un capital immobilisé, une valeur fournissant un revenu, mais qui, de sa propre vertu, n’arrive point rapidement et intégralement à sa réalisation en numéraire. Escompter des effets de commerce, c’est en activer la circulation, et c’est seconder du même coup la multiplication des produits et des échanges, c’est augmenter la puissance reproductive du capital de roulement de l’industrie et du commerce, c’est encourager le développement du travail. S’il est de l’essence de l’effet de commerce de circuler, comme le capital que la production et la consommation se renvoient de l’une à l’autre, il est au contraire de la nature du titre de rente ou des valeurs industrielles, dans une situation normale, de rester dans les mêmes mains. Chaque circulation de produit qui donne naissance à un effet de commerce ajoute au produit une façon, un service nouveau, et en augmente la valeur réelle. Qu’un titre de rente ou une action change dix fois, cent fois de propriétaire, cette circulation n’ajoute rien à la valeur réelle du capital que représente le titre; aussi dit-on de ces valeurs, avec une satisfaction légitime, qu’elles sont classées lorsqu’elles sont arrivées aux mains des capitalistes qui doivent les garder comme un placement fixe et se contenter d’en toucher les revenus. Faciliter par le prêt sur dépôt la circulation des titres, ce n’est donc plus, comme par l’escompte commercial, imprimer une activité plus grande au capital de roulement de l’industrie, féconder le travail, concourir à l’accroissement continu de la richesse générale : c’est tout simplement venir au secours du détenteur besoigneux de ces valeurs, ou, ce qui serait plus fâcheux, encourager le spéculateur qui les prend un moment sans avoir l’intention de les garder, uniquement dans l’espoir de les revendre avec bénéfice.

Telle est la différence qui sépare l’escompte du prêt sur dépôt de titres; elle est si profonde, qu’il semblerait au premier abord que les opérations de prêt sur nantissement de titres fussent incompatibles avec la mission des établissemens qui doivent au crédit commercial toutes leurs ressources. Il y a cependant des circonstances où il est désirable que le détenteur besoigneux du titre soit aidé et que le spéculateur lui-même soit encouragé. Les titres de rentes représentent le crédit de l’état; les actions ou obligations de chemins de fer représentent des entreprises éminemment utiles à l’industrie et au commerce, et qui procurent à la circulation active des produits, des ressources matérielles analogues au concours moral que lui prête le crédit. Fournir aux porteurs de rentes et d’actions de chemins de fer des facilités qui leur permettent de rendre momentanément disponible le capital qu’ils ont engagé en rentes et en actions, c’est soutenir la confiance des capitaux que l’on veut attirer dans les emprunts ou associer à la construction des chemins de fer. De pareilles facilités ont surtout ce caractère aux époques d’émission d’emprunts publics et de création des compagnies, lorsqu’il importe de donner aux titres de rente et aux actions le temps de se classer et de trouver leurs propriétaires sérieux et définitifs. La distinction que nous venons d’indiquer entre l’escompte et le prêt sur dépôt de titres suffit pour montrer la mesure qui est imposée aux banques dans ces opérations de prêt. Un chiffre considérable d’escomptes ne fait qu’annoncer une vive impulsion donnée au commerce, par conséquent une situation prospère. Le même chiffre d’avances sur effets publics et valeurs industrielles accuserait au contraire une grande instabilité sur le marché de ces valeurs, le déclassement général des titres et la situation gênée de leurs détenteurs. Les valeurs qui représentent les placemens fixes doivent être créées et soutenues par la classe des capitaux qu’alimentent les épargnes et les accumulations annuelles de profils; les ressources dont disposent les banques proviennent d’une autre classe de capitaux, les capitaux de roulement, qui entretiennent l’existence quotidienne du commerce et de l’industrie. Quand elles consacrent une grande portion de ces ressources aux prêts sur dépôt de titres, les banques détournent donc en réalité une portion des capitaux de roulement du commerce et de l’industrie de leur emploi naturel; c’est ce qu’elles ne doivent jamais perdre de vue dans leurs avances sur effets publics et valeurs industrielles, car elles ne pourraient dépasser, dans ces opérations, la mesure fixée par la plus stricte prudence qu’en exposant l’industrie et le commerce à des crises dont ils auraient à supporter tous les embarras et les désastres sans les avoir appelés et mérités par leurs propres fautes.

La Banque de France fut autorisée, par l’ordonnance du 15 juin 1834, à faire des avances sur effets publics, à des conditions qui lui en assuraient le remboursement contre toute éventualité[3]. Du reste, la Banque reste maîtresse de la mesure dans laquelle elle croirait convenable d’élargir ou de restreindre ses avances. Chaque semaine, son conseil général fixe la somme qu’il veut y consacrer. Ce qui a été fait en 1834 pour les effets publics a été étendu, par un décret du 3 mars 1852, aux actions et obligations de chemins de fer. le gouvernement voulait alors donner un grand élan à l’industrie des chemins de fer, et pour cela populariser leurs actions; il prit l’initiative de cette extension des statuts de la Banque, que celle-ci, le ministre des finances le reconnaissait dans son rapport, eût été peu disposée à solliciter elle-même. En retour, le gouvernement lui accorda la prolongation jusqu’en 1867 de son privilège, qui aurait pu être révisé en 1855[4]. Du reste, comme pour les effets publics, le conseil général fixe dans chacune de ses réunions hebdomadaires la somme qu’il veut employer en avances sur actions et obligations de chemins de fer.

En 1852, la conversion des rentes opérée par le gouvernement obligea la Banque à donner une importance inusitée à ses prêts sur effets publics. Dès que la mesure fut décrétée, le conseil de la Banque, voulant en seconder l’exécution, vota un crédit de 150 millions pour être employé en avances sur rentes. Aussi les avances de cette nature, qui n’avaient pas dépassé 44 millions en 1851, atteignirent en 1852 le chiffre de 330. Cette même année, les avances sur actions de canaux triplèrent : de 7,500,000 fr., elles furent portées à 22 millions, et les avances sur chemins de fer, qui n’avaient été opérées que pendant les neuf derniers mois de l’exercice, s’élevèrent à 193 millions. La somme totale des avances sur effets publics ou actions fut donc de 545 millions. En 1853, les avances sur effets publics diminuèrent : elles furent réduites à 216 millions; mais il y eut augmentation des avances sur les actions de canaux, qui montèrent à 35 millions, et des avances sur valeurs de chemins de fer, qui s’élevèrent à 522 millions. La somme totale fut de 773 millions. En 1854, ces crédits éprouvèrent une réduction considérable. Les avances sur rentes descendirent à 100 millions, celles sur valeurs de chemins de fer à 347 millions, celles sur actions de canaux et obligations de la ville de Paris à 23 millions, formant un total de 470 millions.

Les chiffres de l’exercice 1855, dont la Banque vient de publier le compte-rendu, sont encore plus intéressans à étudier. Les avances sur rentes se sont élevées à 215 millions et demi, les avances sur chemins de fer à près de 433 millions, les avances sur actions de canaux à 24 millions et demi. La somme de ces prêts pour toute l’année a donc été de 673 millions. Ces avances ont augmenté considérablement aux approches du dernier emprunt, la Banque, suivant le témoignage de son gouverneur, « s’étant montrée très facile, afin de favoriser les personnes qui cherchaient à se procurer des fonds pour souscrire. » Au 1er août, après la clôture des souscriptions, ces avances s’élevaient à 185 ou plutôt à 200 millions, en y comprenant 15 millions prêtés au Comptoir d’escompte. La Banque, depuis cette époque, s’est efforcée de réduire ce chiffre, qui, s’il eût été maintenu, l’eût empêchée de satisfaire aux demandes d’escompte de la fin de l’année, et eût fait plus durement peser sur le commerce l’influence de cet énorme déclassement de capitaux. Aussi, au 31 janvier dernier, la somme des avances était descendue à 93 millions pour les particuliers, et à 9 pour le Comptoir d’escompte.

Nous venons d’exposer l’importance des deux opérations, l’escompte et le prêt sur dépôt de titres, par lesquelles la Banque de France dispense le crédit aux particuliers[5]. Elle a en outre dans l’état un client supérieur, de qui elle tient le privilège exclusif d’émettre des billets au porteur et à vue, et qui, en échange de ce privilège, nomme son gouverneur, et s’est réservé le droit de lui demander des services de crédit. L’état, en des momens difficiles, a cru devoir faire à la Banque des emprunts considérables, à des conditions de durée différentes de celles qui règlent ses opérations commerciales ordinaires. Le 7 mars 1848, le gouvernement provisoire emprunta à la Banque 50 millions sur dépôt de bons du trésor. En vertu d’un traité sanctionné par la loi du 5 juillet 1848, la Banque s’engagea en outre à avancer au trésor la somme de 150 millions. Cette avance fut réduite de moitié par la loi du 6 août 1850. En 1852, l’état se trouvait donc débiteur envers la Banque, d’une part de 50 millions, et de l’autre de 75. La dette de 50 millions fut remboursée en deux paiemens égaux le 26 juillet et le 6 septembre 1852. Quant aux 75 millions, par un traité du 3 mars 1852, qui accompagnait le décret de prolongation du privilège de la Banque, l’état s’engagea à les rembourser par annuités de 5 millions dans l’espace de quinze ans. Les paiemens accomplis depuis cette époque réduisent aujourd’hui à 60 millions la créance de la Banque sur l’état, La Banque fait habituellement au trésor des avances d’un recouvrement plus facile. Ainsi, depuis le 1er juillet de 1855, la Banque a avancé à l’état 40 millions pour trois mois, sur transfert de bons du trésor, et cette opération a été renouvelée deux fois. Elle a fait aussi en 1855 une avance analogue à la ville de Paris, à qui elle a prêté 14,800, 000 francs sur bons de la caisse de la boulangerie. Voilà l’ensemble des services de crédit rendus par la Banque de France aux particuliers et à l’état. Avec quelles ressources la Banque subvient-elle à toutes ces avances? Ces ressources sont de deux sortes : elles se composent premièrement des sommes déposées au compte-courant à la Banque par le trésor et par les particuliers, et secondement de la circulation de ses billets dans le public.

Le trésor verse, à titre de dépôt, dans les caisses de la Banque le produit de ses rentrées, et les y reprend au fur et à mesure de ses besoins. La Banque ne paie aucun intérêt sur ces dépôts ; elle les garde sous la seule condition de les rembourser à la demande du trésor. Le mouvement des versemens et des retraits des fonds du trésor laisse ordinairement à la disposition de la Banque des sommes considérables, mais dont la quotité est soumise à de brusques variations. On voit quelquefois la somme de ces dépôts se réduire presque à rien, et un mois après dépasser 200 millions. La moyenne des fonds laissés en compte-courant par les particuliers est plus uniforme. La Banque garde également ces dépôts sans payer d’intérêt, à la condition de les restituer immédiatement sur le mandat des déposans. Par ce canal, la Banque attire à elle les capitaux disponibles qui, sortant d’affaires terminées, attendent les besoins ou les occasions pour s’engager dans de nouveaux emplois. Le caractère des fonds ainsi déposés n’est donc point de séjourner longtemps dans les caisses de la Banque; ils n’y font que de courtes haltes. Ils y entretiennent cependant, à travers leurs allées et venues, une ressource dont le niveau est moins variable que celui des dépôts du trésor. En 1854, le maximum des comptes-courans particuliers avait été 212 millions au 1er juin, et le minimum 129 millions au 14 décembre. Ces chiffres ont fléchi en 1855. Le maximum a été 198 millions le 6 mars, le minimum s’est rencontré à la même échéance qu’en 1854, au 14 décembre, et il est descendu à 115 millions, ce qui donne pour l’ensemble de l’année une moyenne d’environ 156 millions. Enfin à ces comptes-courans, crédits faits à la Banque par l’état et les particuliers, s’ajoute le crédit permanent que le public accorde à la Banque, en retenant dans la circulation une somme de billets qui, après avoir flotté longtemps aux environs de 600 millions, a atteint l’année dernière (570, et reste en ce moment au chiffre de 635.

Mais ces ressources, résultant du crédit que l’état, les particuliers et le public en masse font à la Banque, ont ce caractère commun d’être des engagemens immédiatement exigibles qu’elle est tenue d’acquitter à la première réquisition. Ils constituent la dette de la Banque, dette à tout moment remboursable. Quels moyens a la Banque de garantir cette dette et d’en assurer l’acquittement? Pour gage de cette dette, la Banque a d’abord la somme de tous les crédits faits par elle, le montant de ses créances représentées dans son portefeuille par les effets escomptés et par les titres sur lesquels elle a prêté, crédits tous à courte échéance, sauf sa créance de 60 millions sur l’état, dont le recouvrement total ne sera achevé qu’après douze années. Elle a ensuite son capital. Le capital de la Banque avait été primitivement de 90 millions. Le rachat de 22,100 actions avait réduit ce capital à 67,900,000 francs au moment de la révolution de février. La fusion avec les banques départementales le releva à 91,250,000 francs. Il faut y ajouter une réserve de 12,980,750 fr. 14 cent, et une réserve immobilière de 4 millions, ce qui porte à 108,230,750 francs le capital actuel. Sur cette somme, 9,191,139 fr. sont représentés par les immeubles de la Banque et de ses succursales, et 65,169,534 francs sont placés en rentes sur l’état. La Banque n’a conservé dans le roulement de ses opérations que 33,870,077 fr. La Banque a enfin sa réserve métallique, c’est-à-dire la portion des crédits qu’elle reçoit, qui est réalisée en espèces. Son portefeuille et la partie immobilisée de son capital ne servent que de garantie à sa dette exigible. Le mécanisme de ses opérations repose sur une hypothèse et sur un fait : l’hypothèse, c’est que les crédits qu’elle reçoit dureront aussi longtemps que ceux qu’elle accorde elle-même ; le fait, c’est que sa réserve métallique soit toujours assez considérable pour la mettre en mesure de suffire aux remboursemens de comptes-courans et de billets qui lui seront probablement demandés dans le délai qui reste à courir pour la réalisation de son portefeuille.

On peut se rendre compte de ce mécanisme et de la façon dont s’équilibrent les crédits donnés par la Banque, les engagemens qu’elle contracte en conséquence, et les ressources qu’elle possède pour faire face à ces engagemens, en analysant les situations qu’elle publie chaque mois. Prenons pour exemple la situation au 14 février de cette année, la dernière qui ait été publiée.

Les crédits faits par la Banque sur l’escompte étaient à cette époque représentés par des effets de commerce s’élevant à la somme de 439,794,434 fr. 96 cent. Les avances sur lingots, effets publics, actions et obligations de chemins de fer, montaient à 114,166,736 fr. 10 cent. La somme restant due par le gouvernement sur l’emprunt de 1848 et l’escompte au trésor de 40 millions de bons du trésor portaient à 100 millions le chiffre des avances à l’état. Le total des crédits faits par la Banque aux particuliers et au trésor était donc d’un peu plus de 654 millions.

Les engagemens de la Banque provenant des comptes-courans et de la circulation de ses billets se répartissaient ainsi : compte-courant du trésor 59,020,252 fr. 81 cent., comptes-courans des particuliers 132,942,776 fr. 85 c, circulation des billets 627,745,500 fr., billets à ordre et récépissés payables à vue 9,741,211 fr. 85 cent. Les engagemens exigibles de la Banque formaient donc une somme totale d’environ 829 millions et demi.

La réserve métallique en argent monnayé et en lingots s’élevait enfin à près de 215 millions.

Les rapports de ces trois chiffres, qui résument les crédits faits par la Banque, la totalité de ses engagemens exigibles et les ressources de sa réserve métallique, sont l’explication la plus sommaire et la plus saisissante de son mécanisme. On voit qu’au l4 février dernier la Banque recevait pour 829 millions et demi de crédit, et qu’elle en donnait pour 654 millions; elle en recevait donc pour plus de 175 millions qu’elle n’en donnait; ces 175 millions qu’elle gardait réalisés en espèces, ajoutés à la portion de son capital qui n’est pas convertie en rentes et aux sommes prélevées sur l’escompte depuis le commencement de l’exercice actuel, formaient sa réserve métallique de 215 millions. Supposons un moment que le rapport entre ces trois chiffres soit le rapport suffisant et normal, que 654 millions de crédits renouvelés à termes rapprochés expriment les besoins réguliers de l’industrie, du commerce et du gouvernement, que les 200 millions environ des comptes-courans expriment la moyenne de capital disponible que le roulement des affaires permet au gouvernement et aux particuliers de confier à la Banque, que les 637 millions de billets émis expriment la somme de billets de banque que le public est disposé à garder constamment dans la circulation, et que les 215 millions d’espèces suffisent pour maintenir le public dans cette confiance; on voit quelle est la fécondité du crédit organisé par un système de banque publique. Grâce à ce système, un capital de roulement de 654 millions reçoit toute l’énergie et l’activité de circulation dont l’industrie et le commerce peuvent le rendre susceptible, sans coûter autre chose que la conservation inactive de 215 millions de métaux précieux. Pour accomplir les mêmes évolutions, le même capital, s’il devait être tributaire du numéraire à chacune de ses étapes, exigerait l’emploi stérile d’un capital de métaux précieux, non pas même égal à sa propre valeur, mais double ou triple peut-être, sans compter les frais et les risques attachés à la circulation métallique.

Si les rapports des chiffres que nous venons d’analyser étaient fixes, si l’équilibre n’en était exposé à aucune altération, il est évident que l’expansion du crédit pourrait s’adapter au développement de la production sans imposer à celle-ci des restrictions ou des conditions onéreuses; mais, comme nous l’avons indiqué plus haut, les vicissitudes inhérentes à la production et au commerce ne permettent point qu’il en soit ainsi. Ceci nous conduit à la crise que le crédit a éprouvée en France à la fin de l’année dernière et aux mesures par lesquelles la Banque de France a réagi contre cette crise.


IV.

Le 29 mars 1855, les réserves métalliques de la Banque et des succursales s’élevaient à la somme de 451 millions. Trois mois plus tard, le 11 juillet, les encaisses avaient diminué de 141 millions ; ils étaient à 310. Ils descendirent à 288 millions le 9 septembre, et à 232 le 11 octobre. Ils étaient le 14 février dernier à 214 millions.

Au moment où la Banque commença à s’apercevoir de cette tendance prononcée du numéraire à émigrer de ses réserves, elle dut naturellement songer à en prévenir les conséquences. Fallait-il attendre que la désertion du numéraire s’arrêtât d’elle-même ? Mais quand et où s’arrêterait-elle ? Et si le mouvement qui avait enlevé 141 millions en trois mois continuait pendant quelque temps avec la même énergie, n’y avait-il pas à craindre qu’il n’épuisât totalement la réserve de la Banque ? Les hommes qui dirigent la Banque de France eurent donc deux devoirs à remplir : aviser à se procurer de l’or et de l’argent pour combler les lacunes de leur réserve ; tenir l’œil ouvert sur les causes qui pouvaient rendre continue cette exportation de numéraire, sur la situation du commerce et la situation du crédit.

La première cause de l’exportation du numéraire, celle qui se faisait particulièrement sentir de mars à juillet se discernait aisément, c’était la guerre, la nécessité d’acheter au dehors les approvisionnemens et de payer en or la solde de notre armée. Cependant, tant que cette cause agissait seule, elle n’était pas de nature à prescrire à la Banque des mesures qui dussent réagir sur les conditions du crédit. La guerre même continuant, les sommes dépensées en Orient pour les approvisionnemens et la solde de nos troupes nous seraient revenues par les voies régulières du commerce : elles eussent servi en quelque sorte à féconder un marché, lequel, comme on l’a déjà vu l’année dernière par l’accroissement de notre commerce avec la Turquie, nous aurait promptement indemnisés de ces avances. Tout au plus la prudence eût-elle conseillé à la Banque de tirer du dehors de l’or et de l’argent, afin d’atténuer dans sa réserve ce déplacement d’espèces. C’est ce qu’elle fit du reste dès le mois de juillet.

Un fait d’une influence moins grave encore et moins durable, c’était l’exportation de nos écus de 5 francs, fondus en lingots, pour l’Inde et la Chine. La guerre de Chine, qui a diminué dans ce pays la consommation des produits anglais, oblige les Anglais à payer une portion considérable de leurs importations chinoises en métaux. L’argent est le métal préféré des Orientaux; il surabondait dans notre circulation monétaire, et comme par l’effet du rapport légal que nous avons maintenu entre les deux métaux, et qui n’est plus conforme à leur rapport commercial actuel, la France est le pays où, avec une même quantité d’or, on peut acquérir la plus grande somme d’argent, c’est chez nous qu’on est venu le prendre. Cette disparition graduelle de l’argent peut causer une perte réelle à notre capital métallique, mais, l’or remplaçant l’argent qu’elle enlève, elle ne diminue point d’une manière sensible la valeur de notre circulation. La France échange son argent contre de l’or à des conditions un peu désavantageuses, voilà tout. C’est un simple accident dans la distribution des métaux précieux entre les nations commerçantes : coïncidant avec des causes qui produiraient une crise monétaire, il pourrait sans doute en augmenter les embarras; mais la Banque n’a rien à y voir, puisque ce n’est pas elle qui fixe le rapport légal entre l’or et l’argent, et que ce n’est pas sa faute si ce rapport n’est plus conforme aux prix réels de l’or et de l’argent sur le marché des métaux.

Tout le monde est d’accord pour reconnaître que la situation commerciale pendant la première moitié de l’année 1855 ne présentait aucun de ces caractères de surexcitation qui annoncent les crises et les ébranlemens du crédit. Notre industrie et notre commerce, comme le témoignait le chiffre croissant des revenus des douanes et des importations, continuaient à se développer avec activité, mais dans des conditions saines, sans rien donner à l’esprit d’aventure, sans se laisser aller aux entraînemens excessifs de la spéculation. La perspective changea malheureusement dans la seconde moitié de l’année, non par la faute du commerce, mais par un de ces accidens naturels, une mauvaise récolte, à l’influence desquels la situation de l’industrie et du commerce ne peut se soustraire, car ils apportent un changement soudain et inévitable dans les rapports des pays où ils se produisent avec les autres nations commerçantes. Il fut démontré après la récolte que la France aurait à demander à l’étranger d’énormes importations de céréales, et comme ces importations extraordinaires, lorsqu’elles se font sur une grande échelle, ne peuvent se payer immédiatement en produits, il fut évident que la France aurait à faire pour l’achat de ses approvisionnemens des exportations considérables de métaux précieux. A partir de ce moment, la réserve métallique de la Banque, déjà entamée par les nécessités de la guerre, allait être attaquée avec plus d’énergie encore par la crise des subsistances. Si cependant les causes qui nous obligeaient a exporter du numéraire n’eussent agi qu’en France, la Banque eût pu faire face à cette exportation, sans recourir à une élévation d’intérêt trop rigoureuse pour le commerce. Une exportation de numéraire motivée par l’insuffisance d’une récolte a une limite déterminée par le chiffre du déficit qu’il s’agit de combler dans les approvisionnemens. On peut donc prévoir à peu près la somme qui sera nécessaire pour solder une importation extraordinaire de céréales. On sait également que l’exportation du numéraire n’est qu’un déplacement momentané de métaux précieux, et que le mouvement régulier du commerce ramène dans un temps donné et par mille canaux les métaux précieux ainsi déplacés. Les choses se passent en définitive dans le commerce du monde comme dans le commerce intérieur d’un pays. En France, par exemple, chaque année certains achats effectués à certaines époques, à la suite de la tonte des laines, de la récolte des soies, etc., exigent le transport et l’accumulation sur certains points du territoire de sommes considérables en monnaie : ces sommes, une fois distribuées par les acheteurs des produits, sont rendues par les producteurs, devenus acheteurs à leur tour, aux divers canaux de la circulation, et reviennent à leur point de départ. Ces grands transports d’espèces, à de certaines saisons, dans de certaines localités, donnaient lieu sur quelques places de commerce, avant la création des banques, à des alternatives d’abondance ou de rareté de l’argent, de hausse ou de baisse d’intérêt, outre les frais et les risques qu’ils imposaient au commerce. Ils sont faits aujourd’hui par la Banque sans qu’il en coûte rien au public, et sans que l’uniformité du taux de l’intérêt en soit altérée. La Banque, en prenant ainsi à son compte le service du transport des espèces, a effacé le change entre les villes desservies par ses succursales, et a supprimé à l’intérieur les crises monétaires locales.

Avant la fusion qui a réuni nos anciennes banques indépendantes de province à la Banque de France, ces crises monétaires locales se produisaient aussi périodiquement, sous l’influence d’accidens du commerce extérieur analogues à ce qui se passe sur une plus grande échelle après une mauvaise récolte. A Lyon, par exemple, chaque année, aux mois de mai et de juin, il faut envoyer de l’argent en Italie pour acheter les soies brutes. À cette époque, voici ce qui arrivait autrefois. La banque de Lyon maintenait le taux de l’intérêt, qu’elle avait fixé invariablement à 3 pour 100, mais elle cessait pour ainsi dire d’escompter. Elle établissait chaque jour un maximum des sommes à escompter, arrivait à n’admettre que 100,000 francs sur des bordereaux de 4 ou 5 millions, et comme les admissions avaient lieu au prorata des sommes présentées, quelques fortes maisons de banque absorbaient à elles seules, par le chiffre écrasant de leurs présentations, le maximum établi par la banque. Ce système restrictif eût entraîné chaque année à Lyon une crise violente, l’industrie lyonnaise eût été dans l’impuissance d’acheter ses matières premières en Italie, si elle n’avait trouvé dans la Banque de France, représentée par son comptoir de Saint-Etienne, un appui plus libéral et plus intelligent. La succursale de Saint-Étienne maintenait, il est vrai, l’intérêt à un taux plus élevé que la banque de Lyon : elle escomptait à 4 pour 100; mais à ce prix elle admettait les effets présentés par le commerce lyonnais, et lui fournissait sans limite l’approvisionnement d’espèces dont il avait besoin pour acheter les soies brutes d’Italie. Quelques mois plus tard, Lyon réexpédiait ces soies à l’étranger sous forme de tissus, et rendait avec usure au pays le numéraire dont il l’avait un instant dégarni. A Marseille, les paiemens à faire en Italie, en Espagne, en Algérie, dans le Levant, amenaient aussi chaque année des besoins périodiques d’argent. L’encaisse de la banque de Marseille s’épuisait alors avec rapidité; mais cette banque, mieux Inspirée que celle de Lyon, n’enrayait pas les escomptes. D’un côté, elle élevait progressivement l’intérêt à 4 1/2 et 5 pour 100; de l’autre, elle s’imposait des sacrifices pour acquérir le numéraire nécessaire à l’exportation. Sa ressource était de se procurer du papier sur Paris et de le réescompter à la Banque de France ou au comptoir le plus voisin, celui de Montpellier, contre des espèces qu’elle faisait diriger sur Marseille. Une fois cependant cette ressource lui manqua; elle avait épuisé tout le papier que le commerce local pouvait fournir sur Paris; il fallait, ou arrêter brusquement les escomptes, et livrer la place à une crise formidable, ou trouver un moyen immédiat de remplacer le numéraire enlevé par l’exportation. On conjura la crise par l’expédient suivant : le papier sur Paris dont on avait besoin pour faire de l’argent manquait, on en créa; des crédits considérables sur des maisons de Paris furent ouverts, sous la garantie vie la banque, à des banquiers de Marseille; ces banquiers émirent des traites à trois mois et les portèrent à la banque locale, qui put se procurer du numéraire en les versant dans le portefeuille de la Banque de France ou de ses succursales. Pendant les trois mois qui s’écoulèrent avant l’échéance des valeurs émises, les espèces reparurent, le commerce fournit en abondance des valeurs régulières sur Paris, et la banque de Marseille se trouva sans peine en mesure de faire face à ses échéances. L’organisation actuelle de la Banque de France met à sa charge les mouvemens d’espèces qui occasionnaient ces crises locales, et quoique ces mêmes phénomènes continuent à se reproduire périodiquement à Lyon et à Marseille, l’influence restrictive qu’elles avaient sur le crédit et sur les conditions de l’escompte est aujourd’hui annulée[6].

Entre les faits que nous venons de signaler, et qui résultent des accidens de la circulation des espèces à l’intérieur du pays, et les circonstances exceptionnelles telles que les mauvaises récoltes qui nécessitent de grands déplacemens accidentels de métaux précieux d’un pays à l’autre, il n’y a que la différence du petit au grand. La nature des choses étant identique dans les deux cas, les moyens d’obvier au mal sont les mêmes, et il est évident que les banques sont appelées à faire en grand pour la circulation internationale des métaux précieux ce qu’elles font habituellement pour la circulation intérieure du numéraire. Il faut qu’elles soient toujours en mesure de fournir au commerce le numéraire qu’il a besoin d’exporter, sans restreindre le crédit nécessaire à ses opérations. L’expérience et le raisonnement démontrent que le problème ainsi posé n’est point insoluble.

La Banque d’Angleterre en 1845, la Banque de France en 1847, se sont déjà trouvées pour les mêmes causes, de grandes exportations d’or occasionnées par des récoltes insuffisantes, dans des situations analogues aux circonstances actuelles. En 1845, la Banque d’Angleterre ne pouvait arrêter ni par l’élévation de l’intérêt, ni par les restrictions de l’escompte, l’écoulement de ses lingots. Impuissante à les empêcher de sortir, elle fut forcée de chercher à les remplacer et d’en acquérir d’autres. Elle s’adressa à la Banque de France, qui n’était point sous le coup d’une pression pareille. Elle déposa à la Banque de France li millions sterling de consolidés anglais qui devaient servir de garantie à l’émission de 100 millions de francs de traites sur Paris fournies par la maison Baring; ces traites, escomptées par la Banque de France, furent converties en numéraire. A l’échéance de trois mois, la moitié de cet emprunt fut soldée, l’autre moitié renouvelée sous la même forme, et trois mois après la Banque d’Angleterre pouvait s’acquitter entièrement; une période de six mois avait suffi pour rétablir le niveau de la circulation métallique en Angleterre, et l’emprunt contracté momentanément par la banque avait épargné au commerce anglais un funeste resserrement du crédit. En 1847, c’était la Banque de France qui se trouvait dans le même embarras. Son encaisse s’était abaissé à 57 millions, malgré l’achat de 45 millions d’or en Angleterre. La banque de Londres, assaillie de difficultés semblables, était incapable de venir à son secours. Ce fut l’empereur de Russie qui la tira d’affaire. Il lui proposa l’échange de 50 millions à prendre à Pétersbourg contre 2 millions de rentes françaises. La France était à cette époque débitrice de la Russie, et la Banque n’eut pas à transporter un seul lingot hors de Saint-Pétersbourg; elle prit des traites sur Marseille et sur Paris. Sans déplacer une once d’or ou d’argent, cette opération produisit le résultat désiré, car elle prévint la sortie d’une somme de numéraire égale à celle que la Russie s’engageait à verser à la Banque.

On voit par ces exemples qu’il ne serait pas impossible, si chaque nation commerçante était représentée par des établissemens de crédit aussi puissans et aussi solides que les Banques de France et d’Angleterre, de parer, sans en faire ressentir le contre-coup au crédit, aux grands déplacemens de métaux précieux occasionnés par un accident limité comme une mauvaise récolte. L’exportation des matières d’or et d’argent est un moyen extrême de balancer les comptes entre nations commerçantes; cette exportation ne serait pas nécessaire, si les achats faits à l’étranger pouvaient être payés en lettres de change. Les lettres de change manquant, on expédie du numéraire; mais ce numéraire est inévitablement rendu, au bout d’un certain temps, par les pays mêmes où on l’envoie. Pour éviter ces déplacemens inutiles et si embarrassans d’espèces, toute la question serait donc de pouvoir gagner du temps. Un concert entre les grands établissemens de crédit qui représenteraient les nations commerçantes rendrait cet atermoiement facile. Ces établissemens, avec la coopération de grandes maisons de banque, pourraient favoriser la création de valeurs de circulation sur les pays qu’on ne peut plus payer immédiatement avec les lettres de change fournies par les opérations réelles du commerce, et qui réclament du numéraire; ces valeurs de circulation s’éteindraient d’elles-mêmes au moment où les pays créanciers deviendraient débiteurs à leur tour. En s’assurant mutuellement l’escompte de ce papier émis par des banquiers pour faire face à des besoins accidentels et passagers, et en supportant les pertes inévitables de change, les banques s’épargneraient les inquiétudes que leur donne l’épuisement de leurs réserves, les frais et les embarras des acquisitions et des transports d’espèces, et les contractions de crédit que ces perturbations font subir au commerce. Il n’y a pas, nous le croyons, de témérité à prévoir et à espérer que le progrès des institutions financières chez les peuples commerçans permettra un jour de prévenir, par une combinaison semblable, les crises monétaires résultant des accidens du commerce international, aussi facilement et aussi complètement que les banques ont déjà réussi à conjurer les crises monétaires locales résultant du commerce intérieur ; mais il faut aussi reconnaître que nous n’en sommes point là encore, et que dans les circonstances actuelles la Banque de France n’avait pas de pareils moyens à sa disposition.

Depuis l’époque en effet où la Banque de France dut songer à se procurer de l’or et de l’argent à l’étranger, les causes qui déterminaient chez nous l’exportation des métaux précieux agissaient avec la même force sur le marché anglais. Au lieu de pouvoir nous rendre un service analogue à celui qu’elle avait reçu de la Banque de France en 1845, la Banque d’Angleterre avait à pourvoir pour son propre compte aux mêmes nécessités. La guerre d’abord et bientôt l’insuffisance des récoltes dans l’Europe occidentale soumettaient son encaisse métallique à d’égales épreuves. La Banque d’Angleterre envisagea la première les perspectives prochaines que ces accidens ouvraient sur le commerce, et prit l’initiative des mesures que la situation commandait aux établissemens de crédit. Elle éleva dès le mois de septembre le taux de l’intérêt de 4 à 4 1/2. On attribue à tort à l’effet de l’acte de 1844, qui a donné à la Banque d’Angleterre sa constitution actuelle, l’empressement qu’a mis cette banque à hausser ainsi le taux de l’intérêt. Elle n’eût pas agi autrement lors même qu’elle eût été libre, comme autrefois, d’émettre ses billets sans être astreinte à en avoir la représentation en lingots lorsque la limite de 14 millions sterling est dépassée. L’élévation de l’intérêt peut être déterminée par deux causes, la situation monétaire et la situation du crédit telle qu’elle résulte du rapport de l’offre et de la demande des capitaux. Ces deux causes se réunissaient particulièrement pour engager la Banque d’Angleterre à recourir à la hausse de l’intérêt.

L’Angleterre est le premier marché des matières d’or du monde, celui où l’or est habituellement le plus abondant et le moins cher. L’Angleterre fait en outre aux nations avec lesquelles elle commerce des crédits dont on évalue la durée moyenne à dix-huit mois et même deux années. Ainsi, en même temps qu’elle attire et concentre chez elle les produits des grandes extractions d’or, elle est le pays sur lequel le commerce du monde peut, à un moment donné, émettre le plus de lettres de change. À l’instant où un besoin d’or extraordinaire se fait sentir chez une nation commerçante, cette nation peut se procurer des lettres de change sur l’Angleterre et les convertir en or en les faisant escompter par la banque. Dans les derniers mois de 1855, la Banque d’Angleterre dut prévoir qu’elle serait exposée, sous cette forme, à une demande d’or indéfinie qui viendrait s’ajouter aux demandes du gouvernement britannique pour la guerre et du commerce anglais pour le paiement immédiat des importations de céréales. Cette considération eût suffi, indépendamment des restrictions spéciales de la loi de sir Robert Peel, pour décider la Banque à élever le taux de l’intérêt. En effet une banque d’escompte peut, au point de vue monétaire, être regardée comme un établissement qui vend de l’or à crédit. Le taux de l’intérêt, le prix du crédit est donc de nature à influer sur la demande de l’or dans les momens où l’on doit s’attendre que l’or va être demandé dans de grandes proportions. Si l’on maintient alors l’intérêt à un taux inférieur, il est clair que ceux qui ont besoin d’or emploieront tous les moyens de crédit qui s’offrent à eux, recueilleront et accumuleront toutes les lettres de change que les opérations commerciales réelles peuvent fournir, en créeront même de fictives pour acquérir à bon marché l’or qu’ils auront avantage à exporter. Si l’on élève l’intérêt au contraire, on découragera la demande de l’or en l’obligeant à passer par des conditions de crédit plus rigoureuses. Dans la position particulière de l’Angleterre, — d’une part marché où l’or est ordinairement le plus abondant et le moins cher, vers lequel s’adressent toutes les demandes, de l’autre pays qui ouvre les plus nombreux et les plus longs crédits sur lui-même, — il ne pouvait pas y avoir d’hésitation pour la Banque en présence d’une situation qui lui suscitait déjà des besoins extraordinaires, et qui entretenait et allait augmenter dans des pays voisins des besoins semblables, dont il était impossible d’évaluer l’étendue. Elle devait neutraliser, par une hausse d’intérêt, les facilités que le marché anglais offre par ses approvisionnemens et par le crédit à l’exportation de l’or. C’était une mesure défensive qu’il fallait prendre de bonne heure pour s’épargner des complications ultérieures. Les effets connus de l’élévation de l’intérêt étaient justement ceux qu’il fallait produire pour prévenir ces complications. Les métaux, renchérissant comme intermédiaires des échanges, feraient sortir des fonds de caisses et des thésaurisations particulières le numéraire inactif, et le feraient arriver d’abord comme capital sur le marché du crédit et rentrer ensuite dans la circulation. La Banque d’Angleterre, après avoir élevé une première fois l’intérêt à 4 1/2 en septembre, le porta de semaine en semaine, en octobre, à 5 1/2, 6 et 7 pour 100. Dès que la Banque d’Angleterre entrait dans cette voie, la Banque de France était forcée de l’y suivre. La hausse de l’intérêt devenait dès-lors également pour elle une mesure défensive indispensable. Si elle eût laissé subsister un écart trop grand entre son taux d’intérêt et celui de la Banque d’Angleterre, c’est elle dans ce cas qui eût vendu de l’or à crédit au meilleur marché, et à la fissure naturelle par laquelle s’écoulait déjà son encaisse elle en eût ajouté une autre. Les commerçans étrangers en métaux précieux, les banquiers, eussent trouvé profit à créer du papier de circulation sur la France; ce papier se serait fait escompter à la Banque, et aurait pompé sans limite l’or de sa réserve. La Banque de France éleva donc l’intérêt à 5 dans les premiers jours d’octobre, et à 6 la semaine suivante. Arrivée là, la loi arriérée qui impose chez nous une limite fixe au taux de l’intérêt l’obligea de s’arrêter et de recourir, pour élever sa défense au niveau de celle de la Banque d’Angleterre, à une mesure restrictive du crédit, la réduction à soixante-quinze jours du maximum de l’échéance des effets reçus à l’escompte.

Mais le taux de l’intérêt, si improprement confondu par les gens d’affaires avec le prix de l’argent, n’est que le prix du crédit, le loyer auquel les capitaux prêtent leurs services. La rareté du numéraire n’est point le symptôme de la rareté des capitaux; elle peut, il est vrai, en ralentir la circulation, car, pour circuler, les capitaux ont besoin de prendre à chaque évolution la forme du numéraire ou de son suppléant comme intermédiaire de circulation, le billet de banque; une banque n’aurait pourtant point le pouvoir de maintenir arbitrairement un taux d’intérêt qui ne serait point conforme au loyer naturel des capitaux, tel que le détermine le rapport de l’offre et de la demande sur le marché du crédit. Ce n’est donc pas uniquement au point de vue des exportations d’or qu’il faut apprécier les mesures prises dans l’automne de 1855 par les Banques d’Angleterre et de France, c’est aussi et surtout au point de vue de la situation du crédit. Ces mesures étaient-elles justifiées par ce qu’on pourrait appeler l’état du marché des capitaux? Étaient-elles conformes, malgré leur apparente rigueur, aux intérêts du crédit commercial? Il nous semble impossible de répondre négativement à ces questions, quand on veut bien y regarder de près et sans esprit de système.

Malgré la régularité et la saine activité du commerce et de l’industrie proprement dits, il est incontestable que la situation du crédit était moins bonne en 1855 que dans les années précédentes. Ce qui fait la bonne situation du crédit, c’est l’abondance des capitaux qui s’offrent aux emplois reproducteurs, soit pour accroître le capital de roulement de l’industrie et du commerce, soit pour accroître le capital fixe sur lequel est établie la puissance des agens de la production. La tendance de l’industrie étant de devancer sans cesse les besoins appréciables de la consommation, il faut pour prospérer qu’elle accroisse constamment ses moyens de production et la somme de ses produits, son capital fixe et son capital de roulement. Cette condition de développement et de prospérité pour l’industrie et le commerce n’est possible que par la formation continuelle de nouveaux capitaux, par l’application immédiate des capitaux nouvellement formés à des emplois reproducteurs, et par leur juste et sage distribution entre les placemens à court terme qui secondent les évolutions des fonds de roulement et les placemens fixes qui doivent augmenter la puissance des agens productifs. Les capitaux nouveaux ne se forment d’ailleurs que par l’accumulation des épargnes prélevées sur les profits. Or, si l’on observe l’action de ces diverses lois économiques pendant l’année dernière, il est manifeste qu’elle a été moins heureuse que dans les années précédentes. Le haut prix des denrées alimentaires, quand il dépasse le prix normal de 50 ou 60 pour 100, peut être considéré comme un obstacle des plus graves à l’accroissement ordinaire des capitaux. Il n’est pas douteux que la moyenne des profits habituels de l’industrie n’en ait été sérieusement affectée depuis deux ans[7]. On peut donc affirmer que la formation du capital nouveau n’a pas atteint ses proportions naturelles. Passons aux applications qu’a dû recevoir ce nouveau capital. Ici nous rencontrons la guerre, qui, en France et en Angleterre, en a absorbé la plus grande partie au moyen des augmentations d’impôts et des emprunts. Or le capital consommé par la guerre est un capital détruit; c’est un capital qui n’a servi qu’une fois et qui est soustrait pour toujours aux emplois reproducteurs. La somme sur laquelle l’industrie et le commerce devaient compter pour accroître leur capital fixe et leur capital de roulement, déjà réduite par la diminution des profits et des épargnes, a donc été plus gravement entamée par les dépenses de la guerre; mais ce qui est resté de capital disponible à leur usage a-t-il été encore convenablement réparti entre les placemens à court terme qui alimentent le crédit commercial et les placemens fixes qui alimentent le crédit commanditaire? Nous n’oserions l’affirmer, au moins pour ce qui concerne la France. Il existe, dans les époques de rareté du capital, une concurrence naturelle entre ces deux ordres de placemens qui se disputent les capitaux, insuffisans pour les satisfaire tous deux à la fois. Les grandes entreprises qui se sont établies chez nous depuis trois ans par le crédit commanditaire n’avaient point cru devoir tenir compte des accidens qui pourraient réveiller cette concurrence, et surtout d’un accident tel que la guerre. Les perspectives de ces entreprises avaient attiré vers elles des capitaux distraits à l’origine sans souffrance des emplois du crédit commercial, alors abondamment pourvu; mais l’appel des fonds nécessaires à l’achèvement des travaux ou à la constitution définitive de ces entreprises a pesé sur cette classe de capitaux, et a diminué d’autant ceux qui restaient comme fonds de roulement à la disposition du crédit commercial. Ainsi, lorsque l’on interroge la situation du marché des capitaux pendant 1855, on voit que, soit par leur formation, soit par leur emploi, soit par leur distribution, la part qui devait en revenir au crédit commercial était singulièrement réduite. Le loyer des capitaux devait donc augmenter par la force des choses, et les Banques d’Angleterre et de France, en ne consultant que la situation du marché du crédit, et même sans tenir compte de l’accident des exportations de numéraire, devaient être amenées à élever le taux de l’intérêt[8].

L’élévation du taux de l’intérêt dans de telles circonstances est-elle nuisible au commerce, comme l’ont prétendu, avec une opiniâtreté passionnée, des esprits systématiques? C’est le contraire qui est la vérité : l’élévation de l’intérêt est, dans une pareille situation, la seule manière de servir efficacement le crédit commercial. Il en est du crédit comme de tout ce qui s’achète et se vend; il a son prix naturel, et c’est rendre au commerce le plus mauvais des services que de fausser les prix naturels. Si les banques usaient de leur influence pour maintenir artificiellement le crédit au-dessous de son prix naturel, d’abord elles n’y réussiraient pas longtemps, ensuite elles jetteraient dans les affaires des germes de désordres qui se tourneraient non-seulement contre elles, mais contre le commerce tout entier, qu’elles auraient abusé sur ses véritables ressources. Quand les capitaux sont plus demandés qu’offerts, il faut que le crédit renchérisse. La cherté du crédit est le moyen le plus prompt et le plus sûr d’en concentrer l’application sur ses emplois les plus utiles, d’en faire cesser la rareté, d’en rétablir l’abondance. La cherté du crédit empêche en effet le gaspillage des capitaux. Elle les détourne d’entreprises qui compromettraient le présent en les entraînant à la poursuite d’un avenir lointain et douteux; elle les ramène vers l’emploi actuel le plus avantageux à la société, qui est l’activité des fonds de roulement du commerce et de l’industrie; elle contribue à la formation des nouveaux capitaux, qui ne peuvent sortir que des épargnes accumulées sur les profits des affaires existantes, et prépare ainsi le retour de l’abondance et du bon marché. Ceux qui, confondant les effets avec les causes, dénoncent dans un temps de rareté des capitaux les banques comme responsables et coupables de l’élévation de l’intérêt, ressemblent à ces foules ignorantes qui, en temps de disette, s’irritent contre les marchands de grains, et poursuivent de l’épithète d’accapareurs les hommes dont l’industrie assure les approvisionnemens généraux.

La conclusion logique de ces considérations, c’est qu’au double point de vue de la situation monétaire et de la situation du crédit, l’élévation du taux de l’intérêt décidée par la Banque de France au mois d’octobre a été une mesure préservatrice bien plus qu’une mesure restrictive. Le mot de restriction est impropre dans cette circonstance, et, pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer la conduite que la Banque a suivie depuis cette époque à l’égard du commerce. Après avoir, par la hausse de l’intérêt, protégé son encaisse contre les saignées de numéraire que les opérations de change eussent pu y pratiquer et protégé le crédit commercial en concentrant sur lui les principales ressources des capitaux disponibles, la Banque a poursuivi deux buts. D’un côté, elle s’est laborieusement appliquée à reconstituer son encaisse, afin de tenir constamment à la disposition du commerce les valeurs en métaux précieux dont il aurait besoin pour l’exportation; elle a fait pour cela des achats de numéraire qui s’élevaient au 31 janvier dernier à 298 millions, et qui lui avaient coûté, pour l’exercice 1855, 3,920,000 francs. C’est grâce à ces achats qu’elle a pu fournir en dix mois 534 millions d’espèces au gouvernement et au commerce, sans tarir sa réserve, qui était de 451 millions au 29 mars 1855, et qui restait à 215 le 14 février dernier. D’un autre côté, elle a répondu à toutes les demandes du crédit commercial avec une libéralité dont témoigne le chiffre de ses escomptes. Dans le seul mois de décembre 1855, elle a porté à 513 millions ses escomptes, qui n’avaient été que de 343 millions pendant le mois correspondant de l’année précédente. On ne peut certes point donner à une pareille expansion des escomptes le nom de restriction du crédit. Parmi les mesures de la Banque, il y en a eu deux seulement qui ont eu une apparence restrictive : nous voulons parler de la réduction des avances sur dépôts de titres et de la réduction à soixante-quinze jours du maximum des échéances. Quant à la première de ces mesures, ce n’est point le crédit commercial qui aurait à s’en plaindre, car elle avait pour but et elle a eu pour effet de lui consacrer une portion plus considérable des ressources de la Banque. Quant à la seconde, rendue nécessaire par la limite légale qui ne permet point à la Banque de laisser à l’intérêt son élasticité naturelle, elle a pu, dans certains cas, être gênante pour le commerce, mais à un faible degré, car la moyenne des effets présentés à l’escompte de la Banque est loin d’atteindre la limite de soixante-quinze jours. Cette moyenne n’a été que de trente-deux jours pour les effets présentés l’année dernière aux succursales. Il est donc probable qu’elle n’aura eu d’autre résultat que celui que la Banque avait principalement en vue : écarter le papier de circulation qui aurait pu être créé pour enlever de l’or à la Banque par des opérations de change. Grâce à ces mesures, bien loin de restreindre le crédit commercial, c’est-à-dire de le resserrer ou de l’interrompre, la Banque a pu au contraire lui assurer la permanence, la régularité, et une extension proportionnée au développement des opérations commerciales. Ce sont là les services essentiels que le commerce demande aux banques, et qu’il a droit d’exiger d’elles. Auprès de ces services, les variations de l’intérêt n’ont qu’une importance secondaire. Les commerçans et les industriels sérieux savent d’ailleurs, comme les économistes, que ces variations résultent de l’état général du crédit, et qu’en fixant d’après ces variations les conditions de leurs escomptes, elles garantissent les ressources actuelles du crédit à la production active, et les empêchent de s’égarer dans des spéculations inopportunes et dangereuses. Ils savent enfin que, si l’élévation temporaire de l’intérêt est une charge pénible qui réduit leurs profits, c’est la part de souffrance que le commerce et l’industrie ont à supporter dans ces calamités générales qu’imposent aux nations la fatalité d’une mauvaise récolte et les conséquences de la guerre même la plus juste et la plus glorieuse.

Nous croyons en avoir assez dit pour être dispensé de relever les diverses critiques auxquelles ont donné lieu les mesures prises et maintenues par la Banque pendant cette période de gêne, qui n’est point malheureusement terminée, et que la paix ne clora peut-être point aussi promptement que quelques-uns l’imaginent. Plusieurs des expédiens que l’on a proposés à cette occasion comme plus efficaces que les mesures de la Banque et moins durs pour le commerce sont au-dessous d’une discussion sérieuse. Il en est un dont on a fait grand bruit, qui sans doute n’est point en lui-même absolument contraire aux principes et à l’économie du crédit, mais qui ne serait en aucun cas un préservatif efficace contre les crises monétaires ou les crises commerciales : c’est l’augmentation et la disponibilité constante du capital de la Banque. Nous comprenons que les partisans de la liberté des banques réclament pour ces établissemens des capitaux considérables, car sous le régime de la liberté et de la concurrence l’importance du capital est une des plus sérieuses garanties que les banques puissent offrir à la confiance du public. Il n’en est point ainsi, nous l’avons déjà vu, dans un pays régi par une banque unique et privilégiée; une banque pareille n’a besoin d’un grand capital ni comme moyen d’action ni comme garantie, puisqu’elle n’a point à disputer la confiance publique à des concurrens. Pour être conséquens avec eux-mêmes, ceux qui demandent l’augmentation du capital de la Banque de France devraient en même temps combattre son privilège et demander la liberté des banques. Supposons cependant le capital de la Banque augmenté et porté à 200 millions, à 300 si l’on veut. Nous ne comprenons point l’efficacité d’un pareil capital contre une crise monétaire ou commerciale. Ce capital en effet, il faudra l’employer; mais comment? Le garder sous la forme de numéraire, ainsi qu’on l’a proposé, l’enterrer comme un trésor, l’enlever aux emplois producteurs de l’industrie, serait un acte de véritable sauvagerie, répudié par tous les progrès du crédit qui ont amené l’institution des banques. D’ailleurs cette coûteuse cassette ne conjurerait aucun péril. Dans les temps d’abondance de numéraire, la circulation verserait ses excédans dans les caisses de la Banque, et celle-ci aurait alors autant de métaux précieux dans ses caves que de billets en circulation : un des plus grands avantages du billet de banque, l’économie du capital métallique, serait sacrifié, mais sans compensation pour les jours de pénurie et de crise. Alors en effet l’exportation des métaux précieux finirait bien par attaquer le capital de la Banque, lors même qu’on relèverait à 300 millions, puisqu’en dix mois nous venons de voir cette exportation enlever 534 millions aux réserves. Au moment où le capital serait entamé, la crise commencerait, et la Banque devrait prendre, pour le protéger et le reconstituer, exactement les mêmes précautions contre lesquelles on s’élève aujourd’hui.

La conservation du capital en numéraire ne dédommagerait donc pas, même dans les rares crises du crédit, de la perte d’un capital si considérable enfoui et condamné à la stérilité pendant les années prospères. Supposons ce capital employé, son impuissance en temps de crise sera exactement la même que celle du capital actuel placé en rentes. On ne prétend pas que la Banque ne soit point en état de répondre avec ses ressources actuelles aux besoins du crédit commercial, puisqu’on ne lui reproche de distraire du service de l’escompte ni les 60 millions qu’elle a prêtés à long terme à l’état, ni les 100 millions qu’elle prête sur dépôt de rentes et de valeurs de chemins de fer. Le développement de l’escompte n’exigeant donc pas l’application de son capital, la Banque serait forcée de l’employer en prêts sur rentes et actions. Or, au point de vue économique, l’emploi d’un capital en achat de titres ou en prêt sur titres a exactement les mêmes effets, et placerait la Banque dans une position identique à sa situation actuelle. Que son capital fût représenté par des titres achetés par elle, ou par des titres gardés par elle en nantissement, elle ne pourrait le rendre disponible qu’en rejetant ces titres sur le marché, soit en les vendant, soit en retirant les sommes qu’elle y aurait placées en prêts. L’augmentation du capital de la Banque est donc un expédient sans valeur pratique contre la chance des crises monétaires ou commerciales.

On peut invoquer une autre raison pour l’accroissement du capital de la Banque, et celle-là est la bonne : c’est le devoir qui lui est imposé de multiplier ses succursales, lors même qu’elle aurait à supporter les frais de la diffusion du crédit sur tous les points importans de notre territoire. Si le capital actuel paraissait ne pas suffire aux avances de premier établissement des nombreuses succursales qui restent à établir, il faudrait se hâter d’en étendre les ressources. Il n’entrait point dans le plan de cette étude d’exposer et de discuter la fortune de la Banque comme société d’actionnaires et le mode d’administration par lequel elle se gouverne. La question de l’augmentation du capital de la Banque, par le lien qui la rattache à la nécessité de faire arriver l’organisation du crédit dans tant de localités qui en sont déshéritées, ne dépasse point la limite à laquelle nous nous arrêterons aujourd’hui. Nous nous sommes efforcé de mettre en lumière les services généraux rendus par la Banque de France, nous sommes convaincu que cet établissement peut se prêter, dans son organisation actuelle, à tous les besoins du crédit, nous croyons que ses directeurs sont disposés à en étendre progressivement sur le pays l’action fécondante, dont ils sont les dispensateurs privilégiés; mais, avant de voir le nombre des succursales dépasser de beaucoup le chiffre actuel, nous ne penserons point qu’ils aient encore assez fait pour mériter leur privilège. Certaines gens ont une façon de louer la Banque de France de sa prudence, qui fait songer à celle qui finit par lasser les Athéniens d’entendre appeler Aristide le juste. Ce n’est pas nous qui la trouverons jamais trop prudente dans la stricte observation qu’elle s’est imposée des règles du crédit commercial; mais jamais non plus, à notre gré, elle ne sera trop prompte à coloniser le magnifique empire du crédit qui lui a été départi sur la surface entière de la France.

EUGENE FORCADE.

  1. The History of England from the accession of James the second, vol. IV, p. 498.
  2. On ne saurait considérer comme une règle justifiée par la raison ou par l’expérience l’opinion routinière qui fixe à un tiers de la somme des billets en circulation le chiffre de la réserve métallique nécessaire pour garantir la solvabilité des banques. Cette opinion, qui n’a ni valeur commerciale ni valeur scientifique, semble basée sur l’hypothèse suivante. La circulation des billets étant la contre-valeur des effets que la Banque a en portefeuille et le maximum d’échéance de ces effets étant de trois mois, on suppose qu’ils arriveront à échéance par tiers de mois en mois; la Banque dans cette hypothèse rentrerait donc chaque mois dans un tiers de la valeur représentée par la circulation de ses billets. On conclut de là apparemment qu’il lui suffit d’avoir l’avance d’un tiers en espèces métalliques destinées à faire face aux remboursemens de billets qui lui seraient demandés le premier mois, pour être en mesure d’arriver mois par mois et tiers par tiers à la réalisation des effets qui sont la contre-valeur de sa circulation. Il est inutile d’insister sur la puérilité de cette appréciation, d’ailleurs inexacte en fait, puisqu’elle ne tient compte que de la circulation et omet les autres engagemens immédiatement exigibles des banques.
  3. Voici ces conditions : l’avance ne peut excéder les 4/5mes de la valeur des effets d’après leur cours au comptant la veille du jour où l’avance est faite. L’emprunteur souscrit envers la Banque l’engagement : 1° de rembourser dans un délai qui ne peut excéder trois mois les sommes qui lui sont fournies; 2° de couvrir la Banque du montant de la baisse qui pourrait survenir dans le cours des effets par lui transférés en gage toutes les fois que cette Laisse atteindra 10 pour 100. Faute par l’emprunteur de satisfaire à ces conditions, la Banque a le droit de faire vendre à la Bourse, par le ministère d’un agent de change, tout ou partie des effets qui lui ont été transférés, savoir : 1° à défaut de couverture, trois jours après une simple mise en demeure par acte extra-judiciaire; 2° à défaut de remboursement, dès le lendemain de l’échéance, sans qu’il soit besoin d’aucune formalité préalable.
  4. La Banque prend contre les emprunteurs sur actions ou obligations des sûretés analogues à celles que sont tenus de lui donner les emprunteurs sur effets publics. Elle a divisé en catégories les compagnies sur les actions desquelles elle prête, proportionnant la quotité de ses avances aux sécurités financières qu’elles présentent, et ne prêtant rien à celles qui ne donnent pas de revenus.
  5. Parmi les crédits que la Banque fait encore aux particuliers, nous avons mentionné l’escompte des bons du trésor; il faut y ajouter l’escompte des bons de la Monnaie. On sait que les particuliers qui portent des lingots à la Monnaie pour les faire frapper en espèces reçoivent de cette administration des bons indiquant le jour où elle leur rendra la valeur de leurs lingots eu monnaie. En 1855, la Banque a escompté de ces bons pour une somme de plus de 211 millions et demi de francs. Elle a fait également pour 21 millions et demi d’avances sur lingots. Les escomptes de bons du trésor présentés par les particuliers se sont élevés dans la même année à 43 millions et demi.
  6. Nous empruntons ces intéressans détails à deux lettres publiées au mois de novembre dernier dans le Sémaphore par un des plus intelligens banquiers de Marseille, M. Léon Gay. La crise monétaire, les mesures restrictives de la Banque de France et les critiques qu’elles ont soulevées étaient discutées dans ces lettres avec une netteté lumineuse et un grand sens pratique.
  7. Dans sa brochure sur la crise monétaire, où il juge la situation actuelle avec une intelligence très exercée des faits et des lois économiques, M. Muret de Bort tire une conclusion semblable des circulaires où à la fin de l’année chaque industrie en Angleterre résume les phases qu’elle vient de parcourir; les circulaires de 1855 s’accordent à constater la diminution des profits.
  8. On trouve dans le compte-rendu annuel de la Banque des chiffres qui sont le symptôme irrécusable de cette diminution du capital disponible dans ses rapports avec le crédit commercial. Les dépôts en compte-courant sont, parmi les ressources des banques, celles qui représentent l’offre directe du capital au crédit. En 1854, la moyenne de ces dépôts avait été de 170 millions. Les escomptes de 1834 avaient été de 2 milliards 944 millions ; ceux de 1855 se sont élevés à 3 milliards 762 millions, et représentent une augmentation de 818 millions. Si les dépôts en comptes-courans, c’est-à-dire l’offre directe des capitaux, avaient suivi la progression des escomptes, c’est-à-dire de la demande du crédit, ils auraient dû augmenter de 40 millions et arriver à 210; au lieu d’augmenter dans cette proportion naturelle, ils ont diminué de 14 millions. La moyenne a été de 156 millions en 1855.
    L’opinion qui attribue l’élévation de l’intérêt bien plus à l’insuffisance des capitaux qu’à l’insuffisance du numéraire a été exposée avec une grande force dans une lettre publiée par le Times du 14 décembre dernier sous la signature pseudonymique Mercator. Le Times consacra un article de fond à cette lettre, émanée, disait-il, d’une des plus hautes autorités financières de l’Angleterre. On sut bientôt en effet que Mercator n’était autre que M. Lloyd.