Les Industries insalubres - La Fabrication des allumettes

Les industries insalubres – La fabrication des allumettes
Dr E. Magitot

Revue des Deux Mondes tome 140, 1897


LES INDUSTRIES INSALUBRES
LA FABRICATION DES ALLUMETTES


I

Les conquêtes industrielles constituent la richesse et la prospérité des nations ; mais, comme toutes les conquêtes humaines, elles s’achètent souvent au prix de sacrifices et de dangers. Le travail, qui est la loi universelle de l’humanité, a le droit d’être protégé ; la vie est un capital dont il faut assurer la sécurité.

Tel est le rôle de l’hygiène, de cette science, la plus jeune peut-être de toutes, et qui a conquis depuis quelques années, dans nos sociétés modernes, une importance si considérable, une extension si grande, une faveur si marquée. Appliquée à l’étude des métiers et des professions, l’hygiène a rencontré un vaste champ ouvert à ses investigations et à ses expériences, par suite de la multiplicité sans cesse croissante des inventions et des découvertes, origines des industries les plus variées. On peut affirmer que, dans l’ordre des questions ouvrières, il n’est guère d’établissement industriel, de fabrique, d’usine qui n’ait réclamé son concours : tantôt en vue d’atténuer ou de conjurer telle cause d’insalubrité générale et tantôt en vue de soustraire l’ouvrier au contact des substances de toute nature qui composent la dangereuse catégorie des « grands poisons industriels ».

« Toutes les industries sont insalubres », a dit M. Ch. de Freycinet. Cette assertion était vraie il y a quelques années, elle ne l’est plus aujourd’hui, et l’on doit y ajouter ce correctif : « toutes les industries sont assainissables. » A l’époque actuelle, les industries devenues inoffensives par l’hygiène ne se comptent plus. Et pourtant le travail n’est pas abrité en France d’une façon effective par des lois protectrices. Nous attendons encore l’équivalent du Factory and Work-Shops act qui régit les industries anglaises, et nous en sommes réduits à la loi de 1874 qui ne vise que le travail des enfans et des femmes. Mais si ces conditions relatives d’infériorité n’ont pas encore permis de conduire aussi loin qu’on peut le souhaiter l’assainissement industriel en général, il n’en existe pas moins aujourd’hui des usines, des manufactures installées dans des conditions voisines de la perfection. Ouvrons les livres d’hygiène de Proust, de Rochard, de Ch. de Freycinet, de Napias, de A.-J. Martin, et nous serons édifiés. N’a-t-on pas assaini d’une façon complète les industries si meurtrières du plomb, la préparation de la céruse, du minium en substituant la voie humide à la voie sèche ? et celle de l’arsenic et des préparations arsenicales ? la fabrication du caoutchouc, etc. L’industrie du verre exposait les ouvriers à plusieurs ordres de dangers : le broyage de la silice et des substances colorantes, presque toutes toxiques, répandait des poussières délétères ; les opérations du soufflage à la bouche, outre qu’elles étaient très périlleuses au point de vue de la contagiosité des maladies infectieuses, étaient cause de lésions pulmonaires, telles que la dilatation des bronches, l’emphysème. Tous ces dangers ont disparu. Il en est de même de ceux qu’offrait hier encore une autre industrie ; c’est l’industrie de la fabrication du phosphore. Elle était jadis tout à fait meurtrière. Il a suffi d’une modification dans la technique et d’un certain travail « sous l’eau » pour en modifier totalement les conditions et pour l’assainir complètement.

Mais nous n’avons pas à développer ici les différens moyens mis en œuvre pour réaliser ces résultats : l’art de l’ingénieur y a consacré toutes ses ressources : systèmes d’aération subordonnés à la nature et à la densité des poisons, ventilation mécanique par machines, avec énergie proportionnelle ; méthodes par aspiration, par refoulement, par injection d’air, etc. ; neutralisation de certains toxiques ; protection de l’ouvrier par des moyens spéciaux, des masques, des appareils clos ; substitution des machines à l’intervention manuelle, élément considérable d’assainissement que nous retrouverons plus tard.

En un mot, grâce à une infinité de procédés variés ou gradués suivant les cas particuliers, on peut dire qu’à l’heure actuelle les industries restées malsaines sont en infime minorité. Pourquoi faut-il encore compter parmi ces dernières la fabrication des allumettes ? Quelles peuvent être, dans cette industrie spéciale, les raisons qui s’opposent ou du moins semblent s’opposer, jusqu’à ce jour, à l’assainissement par des procédés qui ont si bien prouvé ailleurs leur efficacité ?

C’est ce que nous nous proposons ici d’étudier.


II

L’allumette est certainement l’une des plus étonnantes merveilles de la civilisation moderne ; et, si nos générations actuelles n’étaient pas familiarisées depuis l’enfance avec elle, nous saurions mieux apprécier les avantages et l’importance de cette admirable découverte : le feu à la portée de tous.

C’est Kammerer d’Ehningen, dans le Wurtemberg, à qui l’on doit rapporter en 1832 la véritable invention de l’allumette : avec un mélange de chlorate de potasse, de sulfure d’antimoine et de gomme, il fabriqua une pâte dont il enduisit l’extrémité d’une baguette de bois. Le mélange séché s’enflammait par frottement simple sur une surface rugueuse.

Comme on le voit, la première allumette ne contenait pas de phosphore, — détail curieux, si on le rapproche des dernières tentatives des inventeurs qui s’efforcent de supprimer le phosphore dans les nouvelles pâtes inflammables ; mais le même écueil attendait les premiers essais aussi bien que les derniers : des conflagrations brusques, détonantes, occasionnèrent de nombreux accidens. Les allumettes de Kammerer tombaient déjà dans un discrédit complet, lorsqu’il eut l’idée de remplacer le sulfure d’antimoine par le phosphore. C’était un progrès considérable au point de vue de l’inflammabilité de l’allumette, mais il restait encore un pas à faire, et, en attendant, la persistance que l’on mit à maintenir le chlorate de potasse dans les pâtes continua à produire des brûlures, des explosions, si bien que, dans certains États d’Allemagne, la nouvelle fabrication fut, pendant plusieurs années, frappée d’interdit.

C’est alors qu’on entreprit une série d’essais qui amenèrent d’abord la réduction de la proportion du chlorate et finalement sa suppression complète. Le docteur Bœttger, de Francfort, et Preschel, de Vienne, lui substituèrent le nitrate de potasse et le peroxyde de manganèse. La même modification fut décidée chez nous en 1845 sur le rapport de Peligot, et notre industrie française, fort en retard jusqu’alors, put enfin rivaliser avec les fabriques allemandes.


III

Pour tout observateur qui possède quelques notions même élémentaires de chimie, le phosphore est un corps vraiment extraordinaire et doué de propriétés si spéciales et si exclusives qu’il semble illusoire au premier abord de chercher son équivalent en industrie. C’est un agent merveilleux et infaillible pour donner à tout moment de la vie, dans tous les climats, sous toutes les latitudes, le feu et la lumière avec cette simplicité et cette sûreté qu’aucun autre procédé ne saurait égaler. Il est d’ailleurs si répandu pour la confection des allumettes qu’il couvre, on peut le dire, le monde entier de ses produits. Ce serait chimère aujourd’hui de songer à le détrôner.

Les allumettes au phosphore blanc répondent en effet à tous les besoins ; elles s’allument sur une surface quelconque sans bruit, sans conflagration, sans risque d’explosion. La fabrication en est simple, facile, peu coûteuse. Recouvertes d’un vernis protecteur, elles défient les intempéries, l’humidité même. L’ouvrier des champs, aussi bien que celui des villes, le voyageur, le chasseur entraîné loin des endroits habités, est toujours assuré, avec quelques allumettes dans sa poche, de pouvoir faire du feu partout où il se trouve.

Une autre substance est-elle capable de présenter les mêmes avantages ? Non, assurément ; il n’en est aucune qui lui soit comparable. Il n’y a pas de succédané du phosphore blanc.

Mais c’est un poison ; il menace les ouvriers des plus graves dangers ; il les mutile et les tue.

Cela est vrai ; mais il existe dans l’industrie bien d’autres poisons qui, eux aussi, donnaient aux ouvriers des maladies graves et qui les tuaient. Ils ont été, non pas supprimés, mais neutralisés.

Voyons donc, avant tout, pourquoi et comment le phosphore blanc est si dangereux à manier.

Le phosphore blanc est volatil ; il répand dans l’atmosphère des ateliers où se confectionnent les allumettes des vapeurs acres et irritantes qui obscurcissent l’air. Ces vapeurs, soigneusement étudiées par les chimistes, sont composées de certains produits d’oxydation, de particules libres de phosphore, d’hydrogène phosphore et de quelques autres combinaisons toutes à l’état gazeux. Pénétrant dans les voies respiratoires, les vapeurs s’absorbent lentement par l’économie, se fixent dans le sang et dans les tissus, et y produisent cet état particulier qui a été désigné sous le nom de phosphorisme.

On a comparé cet empoisonnement à celui qui atteignait jadis les ouvriers du plomb, le saturnisme ; ceux du mercure, l’hydrargyrisme ; ceux de l’argent, l’argyrie ; rien n’est plus juste : le phosphorisme représente l’empoisonnement lent et chronique par le phosphore. Tous les ouvriers qui sont exposés aux vapeurs phosphorées sont voués, à peu d’exceptions près, au phosphorisme, sous cette réserve que son intensité varie suivant la quantité même de ces vapeurs, de sorte que, dans certaines usines bien aménagées et soigneusement ventilées, si la totalité des vapeurs est entraînée au dehors, le phosphorisme peut se réduire à zéro, l’usine est alors en état de salubrité complète.

Le phosphorisme se manifeste par des phénomènes généraux et des troubles de la santé facilement reconnaissables. Les ouvriers sont pâles, anémiés, amaigris, ils ont une certaine teinte de la peau, la teinte dite ictérique ; leur haleine est alliacée : c’est l’odeur même du phosphore. On retrouve cette même odeur dans l’urine, qui répand parfois des vapeurs, et devient même phosphorescente, c’est-à-dire lumineuse dans l’obscurité. Si l’on pousse plus loin l’investigation dans ce sens en prenant pour guide la méthode d’analyse d’un savant médecin, le docteur Albert Robin, on découvre dans la composition intime de l’urine des phosphoriques un phénomène particulier et bien significatif, c’est une diminution très marquée dans la proportion des élémens minéraux, ce qu’il faut appeler la déminéralisation de l’économie et en même temps du squelette.

Cette perturbation si grave dans la composition chimique des os explique certains cas de fractures multiples chez des ouvriers du phosphore, avec consolidations lentes et défectueuses. Les écrivains qui ont essayé de tracer la pathologie du phosphore, Gendrin, Tardieu, Krauss de Nancy et bien d’autres ont déjà signalé ces fractures en même temps qu’un certain nombre de lésions diverses qu’ils n’hésitent pas à rattacher à la même cause. Du reste cette déminéralisation peut se chiffrer et, si on la représente par un coefficient, on voit que le chiffre qu’il atteint, comparé à l’état normal, devient le véritable critérium du phosphorisme.

Mais ce n’est pas tout, et un autre phénomène plus saisissant encore de cette déminéralisation du squelette consiste dans cet accident caractéristique, le plus grave et le plus dramatique à la fois : la nécrose des mâchoires que les ouvriers ont eux-mêmes qualifiée du nom de mal chimique.

C’est un mal étrange et qui parut d’abord tout à fait insolite et inexplicable, une destruction des os de la face, une mortification des maxillaires se détachant par fragmens au milieu de plaies et d’abcès de la bouche. La lésion a une singulière tendance à s’étendre, à se propager ; étoile envahit alors jusqu’aux os du crâne, entraînant souvent la mort, tandis que ceux qui parviennent à guérir restent affreusement mutilés.

Comment conjurer une si grave situation, inhérente au principe même de la fabrication, et dont on ne parvenait pas à saisir les causes ? Fallait-il renoncer à l’allumette au lendemain même de sa découverte ? C’est précisément la solution à laquelle on a songé tout d’abord. Chercherait-on à opposer au fléau quelques moyens capables de l’entraver, de le neutraliser ? Il ne fallait guère y compter, tant était complète l’ignorance de sa nature et de sa genèse.

Les choses en étaient là lorsqu’une autre découverte inattendue s’offrit tout à coup. C’est celle du phosphore rouge ou amorphe isolé par le docteur Schrötter de Vienne, et qui, sans présenter les incomparables avantages de son aîné, s’en distingue par l’absence de toute toxicité. Il n’est pas inflammable par frottement direct ; il ne répand pas de vapeurs ; son maniement n’offre aucun danger, et cependant il conserve certaines propriétés, très inférieures il est vrai, qui permettent de l’utiliser dans la confection des allumettes.


IV

Cependant, et malgré son cortège de dangers signalés dès l’origine, l’industrie des allumettes avait pris une prodigieuse extension. En Allemagne d’abord, puis en France, en Belgique, en Angleterre et successivement sur tous les points de l’Europe, des fabriques s’étaient établies, et, grâce au régime de la liberté absolue et en l’absence de toute surveillance et de tout contrôle, des installations avaient surgi de toutes parts dans les conditions les plus déplorables. On confectionnait des allumettes un peu partout, dans les logemens d’ouvriers, dans l’intérieur d’un ménage, dans des caves ; on trouvait du phosphore dans les vêtemens, au milieu des alimens, à la portée des enfans ; et de là des empoisonnemens aigus et des incendies. Les ouvriers recrutés n’importe où et nullement surveillés s’entassaient dans des locaux insuffisans où l’atmosphère est irrespirable. En quelques mois, une malheureuse femme, dégarnisseuse ou metteuse en boîtes, forte et robuste à son entrée dans l’un de ces ateliers improvisés, était frappée du mal chimique et allait échouer à l’hôpital.

Les hôpitaux de Vienne, de Berlin, de Nuremberg reçoivent les premiers nécrosés, et tandis que les médecins les plus célèbres viennent étudier la maladie nouvelle, des chirurgiens s’efforcent par des opérations précoces d’arrêter la marche du fléau. Les plus grands noms que compte la science allemande vers 1840 et 1845 se retrouvent dans la littérature médicale suscitée par les accidens du phosphore : Bibra et Geist, de Nuremberg, Lorinser et Heyfelder de Vienne, Langenbeck, Haeckel, Billroth et Virchow, de Berlin, etc. En France l’alarme se répand avec la même rapidité ; les premières fabriques s’étaient presque toutes groupées dans un faubourg de Paris, à la Villette, et dans des conditions aussi pitoyables que celles de nos voisins. Le mal chimique fait d’affreux ravages, et l’hôpital Saint-Louis, le plus voisin du centre de fabrication en question, devient l’asile ordinaire des victimes.

C’est là que furent entreprises les premières études. Le regretté docteur Lailler, médecin de cet hôpital, fut le plus empressé auprès de ces malheureux ; il les accueillit dans son service, les mit en observation et en traitement ; puis, soucieux de remonter aux sources du mal, il visita, à plusieurs reprises, les diverses fabriques de la Villette où nous eûmes l’avantage de l’avoir pour guide lors de nos recherches personnelles.

De leur côté, nos chirurgiens, déjà avertis par les travaux allemands, s’étaient mis à l’œuvre. Tandis qu’à Strasbourg, Strohl et Sedillot observaient et opéraient les premiers atteints, le docteur Péan, qui fut longtemps chirurgien de l’hôpital Saint-Louis, en soignait un très grand nombre. Vint ensuite toute la pléiade chirurgicale de ce temps, les Verneuil, les Nélaton, les Trélat, les Richet, les Tillaux, etc., — il faudrait les citer tous, — chacun apportant son tribut au traitement des malades, et puis, des mémoires sans nombre, des monographies, des thèses de doctorat, des thèses de concours affluèrent de toutes parts. La nécrose phosphorée resta pendant quarante années et est encore, on le sait, une question à l’ordre du jour[1].

Quelles étaient donc les causes et la nature d’un tel mal ? Cela, on l’ignorait, on l’ignorait absolument. Les médecins constataient avec stupéfaction l’éclosion d’une forme insolite de mortification osseuse, et assistaient impuissans à l’envahissement de la destruction. Devant cette ignorance, toute idée de remède restait illusoire. Les chirurgiens se bornaient à disserter sur les conditions opératoires elles-mêmes, sur les avantages de l’intervention précoce ou tardive, sur le traitement enfin.

Seuls les hygiénistes, dans l’ignorance commune, étaient du moins, sur un certain remède, dans un accord parfait : la cause est inconnue ; soit, mais l’agent morbide, c’est le phosphore blanc. Dès lors, quoi de plus simple ? Supprimons le phosphore. Dans un premier mémoire, présenté en 1845 à l’Académie de médecine, Bouvier, analysant un important travail récemment paru à Heidelberg, et signalant les accidens graves de la fabrication allemande, concluait à l’interdiction des allumettes. C’était la suppression de l’industrie nouvelle et l’obligation de revenir à l’ancien briquet. En 1846, à l’Académie des sciences, le docteur Théophile Roussel, le vénéré savant dont on vient de célébrer le jubilé, jetait aussi son cri d’alarme dans un mémoire qui eut un grand retentissement. Pour la première fois, l’auteur y donnait, au sujet du mal chimique, une indication d’étiologie sur laquelle nous aurons à revenir. D’autre part les conseils d’hygiène, plusieurs fois saisis de la question, s’étaient ralliés à la même décision, et enfin, à l’Académie de médecine, sur les rapports de Chevallier, de Poggiale, de Tardieu, et plus récemment sur ceux de Legouest, de Brouardel, le même vœu fut invariablement émis pour être transmis à l’autorité : l’interdiction légale du phosphore blanc.

La réprobation devient ainsi générale, unanime ; c’est l’anathème, la croisade acharnée, implacable. Le phosphore est l’ennemi qu’il faut à tout prix poursuivre et supprimer. On ne veut rien entendre en matière d’assainissement : il n’existe pour tous qu’une seule solution, et toute voix qui ose plaider la cause de l’hygiène n’est point écoutée.

Une situation aussi critique ne pouvait manquer d’attirer l’attention des pouvoirs publics ; et de tous côtés on commençait à réclamer une surveillance, un contrôle de la nouvelle industrie ; mais comment procéder ? On ne pouvait songer à exaucer les vœux des académies et des conseils d’hygiène ; la fabrication était libre et répandue dans une multitude d’installations d’importance très diverse. Le service de la police sanitaire, très rudimentaire d’ailleurs, ne pouvait s’exercer, car, à côté de quelques usines d’une certaine importance, il existait un grand nombre de petites fabriques, clandestines même, et c’étaient les plus insalubres.

Nous étions alors au lendemain de nos désastres, en 1872, et l’industrie des allumettes apparut à l’heure de la liquidation comme une ressource budgétaire qui n’était pas négligeable. On parlait d’une vingtaine de millions qui pourraient, par la concession d’un monopole, rentrer dans les caisses publiques. C’est ainsi que fut concédé le privilège de la Compagnie générale inaugurée en 1872. Bien que les préoccupations d’ordre hygiénique parussent, à cette époque, bien secondaires, on songea cependant à imposer à la nouvelle compagnie quelques obligations dans ce sens : un règlement intérieur édicta des prescriptions à l’égard des ouvriers, des vêtemens, des réfectoires. Mais tout cela était véritablement bien puéril, ne reposant sur aucune considération scientifique et rationnelle, sur aucune idée de causalité. C’était l’empirisme le plus aveugle. Ces prescriptions n’étaient d’ailleurs que la reproduction ou l’imitation de certains règlemens empruntés aux usines allemandes et tout à fait illusoires.

Aucune amélioration sensible ne se produisit naturellement dans les nouvelles usines qui avaient d’ailleurs utilisé tant bien que mal, comme à Pantin et à Aubervilliers, d’anciens locaux industriels, manufactures improvisées dans les déplorables conditions où nous les retrouvons encore, jusqu’à l’époque présente. Les installations ouvrières n’étaient pas meilleures à l’étranger. Les usines d’Allemagne étaient remplies de malades, celles de Belgique également. La petite ville de Grammont, qui renfermait à elle seule une douzaine de fabriques, était un foyer de nécrose. On parlait des usines d’Italie et d’Angleterre comme de vraies nécropoles, et la Compagnie générale, devant le flot toujours montant des malades, vit surgir bientôt des revendications venues soit d’ouvriers nécrosés, soit de mutilés, soit de veuves. Des procès furent engagés qui se jugèrent invariablement par la condamnation de la Compagnie à des indemnités pécuniaires plus ou moins considérables.

De temps en temps, certains cas retentissans d’accident grave ou mortel éveillaient de nouveau l’attention du public et des médecins ; quelques campagnes de presse s’ouvraient avec une extrême violence. Les académies étaient saisies de nouveau. Parfois un membre de ces assemblées, signalant l’inutilité des vœux exprimés jusqu’alors, essayait de formuler quelques préceptes d’hygiène, quelques mesures d’assainissement ; on n’écoutait rien ; et la discussion était immédiatement étouffée sous l’expression encore renouvelée de ce vœu platonique et stérile : l’interdiction légale du phosphore. Puis l’émotion se calmait, l’autorité ne tenait aucun compte des vœux exprimés ; — et rien ne changeait dans la fabrication des allumettes.

La situation s’était ainsi prolongée sans changement jusque dans ces dernières années, lorsque, à l’occasion de l’expiration du monopole de la compagnie concessionnaire, la question fut enfin portée au parlement. C’était en 1888 ; un groupe de députés résolut de tenter d’enlever un vote relatif à cette interdiction tant réclamée du phosphore blanc. Ils y réussirent ; et le vote fut émis. Seulement, comme il portait sur un amendement à un article de la loi de finances, il fut entraîné avec le rejet de l’amendement lui-même. La tentative avait échoué, mais nous avions été bien près, comme on voit, d’être, depuis lors, privés de la précieuse et incomparable allumette.

Quelques années s’écoulent encore ; et, au moment où le ministère Ribot prend le pouvoir, la question reparaît de nouveau, toujours à l’occasion de la discussion du budget. Cette fois un député de Pantin, M. Goussot, fait devant la Chambre un tableau un peu dramatisé des accidens des allumettes et du mal chimique ; un léger frisson d’épouvante parcourt la salle. Le ministre, devant l’émotion générale, décide que la question va être mise à l’étude. Il demande un crédit, qu’on lui accorde séance tenante, et annonce qu’une commission technique composée de chimistes et d’ingénieurs empruntés à l’Académie des sciences va être nommée. Une somme de 50 000 francs servira de prime à la découverte de la meilleure allumette sans phosphore.

On fit appel par la voie de la presse à tous les inventeurs. Un grand nombre d’envois de France, de Belgique et de Suisse affluent à Paris. Dans une première sélection la commission retient certains modèles comme les types Pouteau, Bert, Colson, Serré, Rossel, par exemple.

Malheureusement ces différens essais présentaient un défaut commun qui devenait en même temps un péril : les allumettes nouvelles étaient explosibles. Elles éclataient avec bruit, avec projection de matières enflammées. Plusieurs d’entre elles dégageaient en même temps des gaz et des vapeurs très irritantes, peut-être aussi nocives que les vapeurs phosphorées et formant parfois un nuage épais. Elles étaient cependant, disait-on, dépourvues de toxicité, mais de quels autres dangers n’étaient-elles pas capables, celui de faire sauter une usine par exemple ? Déjà M. Berthelot, pressenti sur les conditions du programme imposé aux inventeurs, n’hésitait pas à déclarer que, dans sa pensée, on ne saurait, en matière d’allumettes, abandonner le phosphore ordinaire sans entrer dans la catégorie des explosifs. L’éminent chimiste est, comme on sait, l’auteur d’un important Traité des matières explosives ; son appréciation avait une valeur toute particulière. Ses prévisions se réalisèrent ; et, après plusieurs mois d’études, la commission rejeta successivement tous les essais présentés, non sans avoir enregistré pendant les expériences un certain nombre d’accidens dus à la conflagration des allumettes, dans la composition desquelles reparaissait invariablement le chlorate de potasse, avec quelques sels de plomb ou d’antimoine, et autres substances restées ou non inconnues.

Quelques inventeurs avaient en effet adressé à la Commission la formule des pâtes employées, mais d’autres l’avaient gardée secrète. Parmi ces dernières, l’une d’elles parut, à l’analyse, contenir certaine combinaison voisine de la dynamite. C’était peut-être sans danger pour des allumettes isolées ; mais prises en masse, dans une caisse remplie de boîtes, on ne sait trop quel désastre eût pu amener l’inflammation produite par un choc. M. Berthelot cite d’ailleurs des compositions de mélanges qui, d’abord inoffensifs, dégagent ensuite, par des réactions lentes et spontanées, des corps explosifs qui éclatent même sans provocation. De ces expériences, il n’était donc rien resté qui put répondre aux termes du programme, et le phosphore sortait vainqueur de cette nouvelle épreuve.

Remarquons d’ailleurs que cette enquête du ministre et de la Commission était vraiment illusoire ; et les savans qui composaient cette dernière auraient pu reconnaître qu’il n’était pas besoin de faire appel aux inventeurs modernes pour trouver l’allumette sans phosphore, car elle est connue depuis soixante ans. La première allumette de Kammerer, en 1832, était, nous l’avons dit, sans phosphore ; celle de Canouil n’en contenait pas davantage. Elles n’étaient ni meilleures ni pires que les plus récentes inventions et l’on aurait pu se borner à en reproduire les formules, que nous ont laissées leurs auteurs.

Dans tous les cas, l’administration, convaincue de l’impossibilité de rencontrer l’allumette cherchée et frappée aussi des perturbations profondes qu’allait apporter à l’industrie l’adoption d’un type nouveau, ne donna aucune suite à cette enquête, et nul changement ne lut introduit dans les usines.

Entre temps, le cabinet Ribot, l’initiateur de la réforme demandée, avait fait place au ministère Doumer, qui se montra très favorable aux intérêts des allumettiers. Le ministre fit à son tour aux usines de Paris une visite au cours de laquelle, frappé du degré extrême d’insalubrité des installations et du nombre très élevé des malades signalés, il annonça la fermeture des usines et décida qu’on accorderait aux ouvriers des secours de toute nature. Mais, fermer les usines, laisser sans travail une importante population ouvrière, il n’y fallait pas songer : une grève devenait imminente. On ajourna donc encore toute mesure radicale ; on l’ajourne aujourd’hui ; on l’ajournera demain ; c’est une impasse.

Sans doute, on n’a pas le droit, dans une période de découvertes et d’inventions comme celle que nous traversons, de venir affirmer que ce fameux succédané du phosphore blanc, tant cherché jusqu’à ce jour, ne sera pas découvert demain et que cette allumette idéale n’apparaîtra pas triomphante ; mais aussi longtemps qu’un tel résultat se fera attendre, il ne faut pas oublier qu’il y a de graves intérêts en présence, des existences humaines menacées. La situation ne peut donc se prolonger davantage. Il s’est répandu dans le public, dans la presse, et parmi les ouvriers une agitation et une émotion parvenues au degré le plus extrême.

Une solution s’impose ; il faut la chercher et la formuler.

C’est ce que nous allons faire.


V

Abordons la partie essentielle de cette étude, la prophylaxie des accidens du phosphore, c’est-à-dire le problème de l’assainissement de l’industrie des allumettes.

Nous sommes en présence de trois solutions :

1° La solution par la prohibition légale du phosphore blanc dans l’industrie ;

2° La solution par l’emploi des machines ;

3° La solution par l’hygiène.

L’interdiction légale du phosphore blanc est la solution radicale, elle fait disparaître l’agent pathogène. Ce n’est même pas un moyen d’assainissement, c’est la suppression d’une industrie insalubre. Nous venons de voir quelles impossibilités rencontrait au point de vue industriel cette interdiction ; nous devons l’envisager maintenant au point de vue de son application au problème posé.

Notons d’abord que, si l’on avait procédé de la sorte lors de la découverte des propriétés nocives de tant d’agens industriels, nous serions privés aujourd’hui d’un grand nombre d’inventions devenues d’utilité première. Il faudrait nous passer de la plupart des métaux, de l’arsenic, du chlore, des matières colorantes, du caoutchouc et du phosphore lui-même, puisque la préparation en est particulièrement insalubre.

Mais cette interdiction est-elle réalisable ?

Ici, nous n’hésitons pas à répondre par la négative. Non, la suppression de l’emploi du phosphore blanc n’est pas possible dans l’état actuel de l’industrie des allumettes. En France, elle a été réclamée avec l’insistance que l’on sait ; mais depuis cinquante ans, elle n’a jamais été ni appliquée ni même essayée à titre d’expérience comme cela s’est fait ailleurs. Et comment l’eût-on osé d’ailleurs sous le régime des monopoles et la pression des nécessités fiscales ?

D’autre part, a-t-on songé aux perturbations profondes que la disparition de l’allumette ordinaire apporterait à nos besoins, à nos habitudes, ou, si l’on veut, à nos manies ? Il nous faut l’allumette qui s’enflamme partout et sans le secours d’un frottoir spécial. Si, pour des raisons que nous ne saisissons pas bien, on veut, légalement, nous contraindre à une privation ; si l’on veut imposer un recul à notre industrie, on devra du moins nous démontrer que ce n’est qu’au prix de ce sacrifice qu’est le salut de nos ouvriers. Or, cela on ne nous l’a pas encore démontré et on ne nous le démontrera pas.

Voyons d’ailleurs ce qui se passe à l’étranger, car, en ces matières, nous ne pouvons, en réalité, nous isoler de nos voisins ; et une réforme comme celle que l’on rêve ne se réaliserait que par une entente internationale. Ici encore nous pouvons affirmer qu’une telle entente ne se produira pas. La France, comme on sait, ne fabrique des allumettes que pour sa propre consommation. Elle n’exporte pas, et son importation est à peu près nulle. Une telle réforme dans notre industrie ne profiterait qu’à la contrebande et à la fabrication clandestine.

De tous les pays d’Europe, un seul a dû accepter, par une loi du 14 février 1874, le régime de l’allumette sans phosphore blanc, le Danemark. Crest la patrie de l’allumette au phosphore amorphe, de l’allumette dite suédoise. La fabrication s’effectuait spécialement dans le nord-est de l’Europe, mais elle s’est répandue depuis lors un peu partout ; on en confectionne aussi en France, en Allemagne, en Suisse, en Belgique.

Nous ne nous arrêterons pas à décrire cette allumette au phosphore amorphe ; elle est connue de tous. On en sait les inconvéniens, qui consistent surtout en ce qu’elle ne s’enflamme que sur un frottoir spécial, lequel est garni de phosphore tandis que l’allumette ne porte qu’un mélange chlorate. C’est déjà le système des explosifs, car avec ce phosphore il n’y a point d’inflammation sans chlorate de potasse : aussi arrive-t-il souvent qu’une allumette suédoise éclate bruyamment avec projection du bouton enflammé. D’autres inconvéniens non moins graves sont dus à l’hygrométricité du frottoir qui, sous la moindre humidité, est frappé d’impuissance. Il peut en outre perdre par usure ses propriétés inflammables, de sorte que les dernières allumettes d’une boîte ne trouvent plus sur le frottoir le phosphore nécessaire à l’usage.

Ces causes d’infériorité expliquent pourquoi la consommation totale est restée si inférieure si on la compare à celle de l’allumette ordinaire. Le phosphore blanc continue de régner en maître sur l’industrie. En Angleterre, en Italie, en Espagne la fabrication est libre ; elle n’est ni réglementée, ni surveillée. La quantité de phosphore que contiennent les pâtes n’est point limitée : les formules anglaises par exemple contiennent jusqu’à 20 et 30 pour 100 de phosphore. C’est assez dire qu’on ne prend qu’un médiocre souci du sort des usines et des ouvriers. L’assainissement est nul, l’insalubrité est notoire. En Allemagne, berceau de l’industrie, la fabrication a toujours été très malsaine et les accidens maintes fois signalés. Les usines de la Thuringe étaient des foyers de nécrose. On dit même qu’à l’époque actuelle, il y a recrudescence du mal chimique, s’il faut en croire les docteurs Riedel et Bogdanok, de Berlin, qui viennent de publier un travail nouveau sur la matière.

Nous ne serions pas embarrassé pour expliquer l’insalubrité des installations allemandes en considérant certaine théorie dominante sur la pathogénie des accidens — théorie qui repose sur une erreur absolue — l’action élective du phosphore sur les os de la mâchoire, mais ce serait entrer ici dans des considérations trop médicales. Toujours est-il que le gouvernement allemand, convaincu de l’impossibilité de la suppression du phosphore et sans songer à attenter à la liberté de l’industrie, a prescrit certaines mesures. Ainsi, une loi d’empire du 13 mars 1884, modifiée et complétée par une autre loi de 1895, réglemente, en de nombreux et minutieux articles, les conditions essentielles de la fabrication des allumettes, le dosage des pâtes impose l’obligation du trempage mécanique au rouleau, et contient quelques indications relatives à l’hygiène de l’ouvrier ainsi qu’à l’aération et à la ventilation des ateliers.

Mais la plupart de ces règles, inobservées d’ailleurs, sont puériles et illusoires. Les manufactures de France ont eu, sous le régime de la Compagnie générale, la singulière idée de les reproduire et de les adopter ; elles n’ont pas eu à s’en féliciter.

D’Allemagne, passons en Suisse, et nous y recueillerons un document fort instructif : là, en effet, le public et les médecins s’étaient depuis longtemps alarmés de l’insalubrité des usines. D’importans travaux scientifiques, ceux de Rose et Rechberg, de Zurich, par exemple, avaient attiré l’attention sur une situation devenue grave, et l’autorité s’émut. Le Conseil fédéral édicta en 1882 une loi interdisant l’emploi du phosphore ordinaire dans toutes les usines de la Confédération. Ce régime fui maintenu pendant deux années entières, au bout desquelles l’expérience parut décisive, car la loi fut rapportée sur un considérant dont le texte est à conserver : « La substitution du phosphore amorphe au phosphore blanc est industriellement impossible. » La fabrication en Suisse est depuis lors rendue à la liberté.

Après la Suisse, parlons de la Belgique. Là aussi l’enquête est pleine d’enseignemens ; l’industrie est libre sous la réserve d’une surveillance de police sanitaire. Le pays renferme une quinzaine d’usines importantes qui occupent plusieurs milliers d’ouvriers. Tous les types d’allumettes s’y fabriquent : l’allumette ordinaire, l’anglaise, la suédoise pour une faible proportion, et l’allumette-bougie. — La consommation pour la Belgique étant limitée, c’est l’exportation qui absorbe la production. Le centre manufacturier le plus important est Grammont, ancien foyer d’accidens et de nécrose, et aujourd’hui considérablement assaini grâce aux mesures adoptées par le nouveau ministre du Travail, M. Nyssens, secondé par son inspecteur principal, M. Henrotte.

Cependant le souvenir de l’ancienne insalubrité des usines et sans doute aussi la persistance de quelques accidens isolés, ont entretenu dans le pays une inquiétude extrême. L’Académie royale de médecine, le conseil supérieur d’hygiène du royaume et les commissions médicales provinciales ont depuis longtemps posé la question à leur ordre du jour. Tous se sont prononcés avec une unanimité complète, et à plusieurs reprises, pour une solution unique qui n’est autre que l’interdiction légale du phosphore blanc. C’est comme un écho des opinions soutenues en France, et les convictions paraissent être, chez nos voisins, de même que chez nous, si fermes, si profondes, qu’on n’admet guère la discussion. On serait malvenu de chercher à plaider en Belgique la cause de l’assainissement par l’hygiène. Un exemple récent l’a prouvé lorsque au sein de l’Académie de médecine un membre de l’assemblée a essayé de défendre cette cause devant une opposition systématique et violente.

Le gouvernement belge s’émut à son tour, et le ministère prépara en 1895 un projet de loi portant prohibition de l’emploi du phosphore blanc dans la fabrication des allumettes. Toutefois, avant de soumettre le projet au parlement, on ouvrit une enquête, les principaux manufacturiers du royaume furent interrogés. Les réponses furent invariables. La suppression du phosphore blanc, disaient-elles, porterait à l’industrie belge un coup mortel ; elle serait contraire aux dispositions des traités de commerce consentis avec les pays voisins, l’Allemagne par exemple ; elle apporterait dans la population ouvrière une perturbation qui conduirait à des grèves inévitables. Le projet de loi dut être abandonné, et, dans le rapport du ministre au roi, justifiant cet abandon, on lit ce considérant qui reproduit celui de la loi suisse : « Dans l’état actuel de l’industrie et du commerce des allumettes en Belgique, la suppression du phosphore blanc est radicalement impossible. » C’est alors que, l’hygiène et la police sanitaire reprenant leurs droits, le ministre du Travail ordonna un redoublement de surveillance : plusieurs usines réputées insalubres furent fermées par ordre ; des installations d’appareils de ventilation ont été imposées, à grands frais aux manufacturiers ; une réduction à 8 pour 100 de la proportion de phosphore dans les pâtes a été prescrite ; un règlement sévère des ateliers a été ordonné, et nous verrons tout à l’heure quels résultats ont été la conséquence de ces mesures.

La Belgique peut désormais se livrer sans entraves à la fabrication ordinaire. L’autorité, en renonçant au principe de l’interdiction, a perdu tout droit d’imposer aucune condition spéciale à la fabrication qui redevient libre. Il ne lui reste plus qu’un rôle à jouer, qu’un objectif à poursuivre : assainir l’industrie et assainir par l’hygiène.

En France, sans aucun doute, comme partout ailleurs, en Europe et dans le monde entier, le gouvernement abandonnera l’idée de l’interdiction ; et nos académies ainsi que nos commissions d’hygiène, si toutefois elles ont le courage de se déjuger, cesseront enfin d’émettre des vœux qui ne peuvent être exécutés. Nous avions donc bien raison de dire que le phosphore est un corps incomparable qu’on ne saurait détrôner ni remplacer. Il s’impose industriellement et il faudra chercher, ailleurs que dans sa suppression, l’assainissement de l’industrie.


VI

C’est ainsi que se présente une seconde solution ; celle qui repose sur l’emploi des machines.

A vrai dire, cette solution n’a rien de spécial ; elle appartient en réalité au domaine de l’hygiène proprement dite, qui depuis fort longtemps dans la fabrication des allumettes, aussi bien que dans un grand nombre d’autres industries malsaines, réclame l’application des machines en vue de réduire la part de l’intervention manuelle.

De nombreuses innovations ont été depuis longtemps appliquées aux opérations réputées les plus insalubres. Sans parler du débitage du bois et de la mise en presse mécanique, opérations qui précèdent la première application du phosphore et n’ont aucun intérêt en matière d’hygiène, nous nous arrêterons tout d’abord au trempage des presses après soufrage. Cette opération, l’une des plus dangereuses, se pratiquait et se pratique encore, dans beaucoup de pays, par la présentation directe de la presse garnie d’allumettes sur la plaque couverte de pâte chaude, exhalant d’épaisses vapeurs. Aujourd’hui ce trempage se fait au rouleau. C’est, d’après M. Ch. de Freycinet, une usine de Stratford, près Londres, qui inaugura la première machine de ce genre, la machine Higgins. Le rouleau occupe le centre d’une sorte de cage puissamment ventilée, et à l’entrée de laquelle un ouvrier présente la presse qui traverse l’appareil, passe sur le rouleau, et est reçue à la sortie par un autre ouvrier qui la dirige sur les séchoirs. L’opération est ainsi devenue rapide et à peu près inoffensive.

D’autres procédés automatiques ont été imaginés pour le dégarnissage des presses après le séchage. Mais ils ne peuvent guère opérer en vase clos, et dès lors ne réussissent pas à soustraire l’ouvrier aux vapeurs que dégagent les allumettes.

Il est de même une opération que les machines ne peuvent accomplir, c’est le dépiquage. Au moment où les allumettes tombées des presses sont rangées symétriquement dans des casiers ouverts, des ouvrières procèdent à cette manœuvre, qui consiste à retirer avec des pinces fines toutes les allumettes défectueuses ou mal rangées, celles qu’un commencement de combustion oblige à rejeter, les déchets enfin. L’amélioration de cette opération consiste uniquement dans la ventilation énergique de chaque poste d’ouvrière protégée ainsi par un auvent derrière lequel les gaz sont soigneusement entraînés.

Enfin les casiers, une fois dépiqués et remplis, prennent place dans une machine à emboîter qui est des plus ingénieuses : c’est une caisse close dans laquelle les allumettes sont rangées transversalement, tandis qu’une ouverture placée à la partie inférieure peut livrer passage à un groupe d’allumettes, d’un nombre sensiblement fixe ; un mouvement de pédale pousse brusquement les allumettes dans une boîte ouverte que l’ouvrière tient à la main et qu’elle referme aussitôt. L’opération de l’emboîtage s’effectue ainsi très rapidement et sans trop répandre de vapeurs extérieures.

Mais en dehors de ces machines toutes de détails, il en est une autre dont il a été beaucoup question dans ces derniers temps, c’est la machine américaine inventée à Chicago, et qui effectue à elle seule toute la série des opérations de la confection des allumettes jusqu’à la mise en boîtes exclusivement.

L’appareil a été longuement exposé et décrit : il se développe sur 20 à 25 mètres de longueur d’une plaque de tôle sans fin portant la totalité des allumettes à garnir. Les divers rouages sont à l’air libre et surveillés par plusieurs postes d’ouvriers. Il paraît assez difficile que la machine puisse être enfermée de manière à ne répandre au dehors aucune émanation. Elle reste donc un foyer de vapeurs qui sont même de la sorte rassemblées et condensées dans un espace relativement restreint. Un seul avantage paraît en résulter au point de vue de la prophylaxie : c’est la diminution du personnel employé, qui se trouve réduit au tiers ou au quart du nombre ordinaire.

Cette machine, bien que restée chez nous à l’état de projet, paraît appelée à réaliser un progrès considérable et faciliterait la sélection d’un personnel restreint. Mais son adoption est encore bien lointaine : des essais sont à l’étude et l’on parle de deux ou trois ans pour pouvoir procéder aux premières expériences. L’émotion qui, au sujet de cette machine, s’est répandue parmi les ouvriers des allumettes menacés dans leur gagne-pain aura tout le temps de se calmer, et la solution de l’assainissement industriel devancera encore, il faut l’espérer, la fabrication automatique.


VII

Nous voici en présence de la troisième solution, la solution par l’hygiène. C’est la dernière ressource qui nous reste. On va voir qu’elle est en même temps la seule vraiment scientifique et rationnelle.

Lorsque tout à l’heure nous tracions le tableau de la pathologie industrielle des allumettes, nous avons fait ressortir les deux élémens ou les deux facteurs sur lesquels repose cette pathologie. Ces deux facteurs sont le phosphorisme et la nécrose.

Au phosphorisme on opposera l’assainissement de l’usine. A la nécrose, on opposera la protection de l’ouvrier, la sélection. Parlons d’abord du phosphorisme.

Le phosphorisme est l’empoisonnement lent et chronique de l’ouvrier par les émanations méphitiques des ateliers : il faut donc supprimer ces émanations. Or, le problème étant de l’ordre le plus banal pour avoir été appliqué à maintes industries similaires, nous ne nous attarderons pas à l’exposer de nouveau. Quel est l’ingénieur qui, à l’époque actuelle et avec les ressources dont il dispose, se déclarerait incapable de faire disparaître ou de neutraliser les produits gazeux qui se dégagent, au contact de l’ouvrier, des diverses opérations de la fabrication des allumettes ?

La tâche est peut-être ici un peu plus difficile que pour d’autres industries dans lesquelles des gaz ou vapeurs seraient moins denses et de composition moins diverse. Mais les systèmes actuels d’aération et de ventilation sont d’une énergie en quelque sorte illimitée et d’une extrême variété : tantôt ce sera l’entraînement simple par cheminées d’appel placées au faîte des bâtimens et souvent suffisantes pour entraîner des gaz plus légers que l’air ; tantôt on aura recours à la ventilation mécanique par la vapeur et appliquée non seulement à l’atmosphère d’un atelier, mais à chaque poste isolé d’une ouvrière. Un système de ce genre, le système Blackmann, a été imposé, comme nous l’avons dit, administrativement à toutes les usines de Belgique où il a donné les meilleurs résultats. Sa puissance sera d’ailleurs facilement accrue ou modérée suivant les besoins, et il est toujours facile d’en apprécier l’intensité par un petit instrument qui devrait figurer dans toutes les usines : l’anémomètre.

Il est un autre système de ventilation qu’il faut signaler, c’est la machine d’aspiration par injection d’air de Geneste et Herscher, qui a réussi dans certaines industries, les ateliers Christofle, par exemple, et dans quelques laboratoires industriels, à entraîner les gaz les plus dangereux, tels que l’acide hypoazotique par exemple. Dans tous les cas, si l’aération et la ventilation d’un atelier peuvent se doser et se graduer à volonté, elles peuvent aussi se traduire visiblement par un témoin placé au centre des salles, et sous les yeux de tous. Ce témoin serait représenté par une plaque ou un papier sensible ou une dissolution saline, réactif des vapeurs phosphorées, devenu ainsi le critérium de la salubrité d’un atelier.

A défaut du réactif visible dont il appartient à nos chimistes de nous fournir le meilleur spécimen, il en est un autre qui, pour n’être pas scientifique, n’est pas à dédaigner, c’est l’odorat et, dans l’espèce, le caractère si spécial du phosphore lui donne une valeur considérable. Pour un observateur habitué, l’impression personnelle pourra dire à quel degré de saturation correspond l’atmosphère et même si les émanations sont réduites à zéro.

Aux procédés généraux d’évacuation des gaz délétères, il faut ajouter quelques pratiques spéciales : ainsi on a cherché à neutraliser sur place certains gaz toxiques. Un premier essai dans ce sens repose sur l’emploi de l’essence de térébenthine conseillée en Angleterre par M. Letheby et en France par le chimiste Personne. On lui attribue la propriété d’arrêter l’oxydation à l’air libre des vapeurs de phosphore ; et la confiance dans ce moyen est restée telle dans certaines manufactures que des récipiens d’essence sont disposés sur les tables de travail, et que chaque ouvrier porte en outre attaché à son cou un flacon contenant ce prétendu neutralisant.

On vient de voir quels sont les principes sur lesquels reposent l’aération et la ventilation par la voie des machines ; mais il est bon nombre d’usines où la ventilation s’effectue d’elle-même d’emblée en quelque sorte et sans aucun effort artificiel : telle est l’usine d’Alger, qui, fondée depuis onze années avec un personnel d’environ cinq cents ouvriers, est dans un état de salubrité qui ne s’est pas démenti un seul instant ; aucun accident quelconque n’y a été constaté à aucune époque.

Il ne faut pas chercher bien loin le secret de cette immunité. Dans un climat toujours tempéré, la fabrication s’effectue pour ainsi dire en plein air ; point de vapeurs séjournant dans l’atelier ; tout s’échappe au dehors. Il est bon d’ajouter que les bâtimens sont en outre ventilés par des cheminées d’aspiration nombreuses dans lesquelles, grâce à des combinaisons voulues des plafonds, les vapeurs sont dirigées et entraînées dans leur totalité. Une autre circonstance contribue encore à la salubrité de cette usine. C’est la fabrication même, qui est surtout consacrée à l’allumette bougie. Ce type d’allumettes ne permet pas l’emploi des pâtes phosphorées à haute température comme les allumettes de bois. Ces dernières dégagent, comme on pense, une quantité bien plus considérable de vapeurs que les mélanges froids qui contiennent de la gomme au lieu de gélatine. Il sera donc toujours plus facile d’obtenir la salubrité d’un atelier d’allumettes de cire. Ce détail ne manque pas d’importance et devra être pris en considération.

L’exemple de l’usine d’Alger n’est pas isolé et, dans des conditions analogues, d’autres établissemens ont donné les mêmes résultats : c’est ainsi qu’on peut rencontrer au sud du Piémont et en Toscane quelques fabriques d’allumettes, moins importantes, et qui se sont toujours maintenues dans un état de salubrité absolue.

Bien différentes sont, comme on pense, les installations du nord de la France, de l’Angleterre et de la Belgique, où la ventilation forcée est la seule applicable. L’assainissement y est peut-être moins complet, mais les résultats sont cependant fort encourageans. Ainsi les applications de machines imposées par l’autorité dans les usines belges ont fait baisser le chiffre des accidens à ce point que, dans son dernier rapport officiel, le docteur Brocorens, médecin des usines et de l’hôpital de Grammont, concluait, à la date de juin 1895, qu’on n’y observait plus aucun cas de nécrose. On peut donc conclure aussi que le phosphorisme y avait complètement disparu.

Nous abordons maintenant le second facteur, la nécrose.

Nous avons vu que sa genèse repose non seulement sur le phosphorisme en vertu de cet aphorisme : « Sans phosphorisme pas de nécrose », mais qu’elle implique une autre condition qui a été depuis longtemps mise pour la première fois en évidence par le docteur Th. Roussel. Cette condition, c’est l’existence préalable chez l’ouvrier, d’une certaine lésion des mâchoires et de la dentition, lésion banale et commune d’ordinaire, mais qui joue ici un rôle important et décisif ; cette lésion est la carie dentaire.

La carie dentaire, c’est la porte d’entrée du mal chimique. Sans elle, pas de nécrose.

La prophylaxie dans ce cas est d’une extrême simplicité. Il ne faut laisser pénétrer dans une usine d’allumettes, ni y maintenir à aucun prix un ouvrier porteur d’une seule lésion de cette nature. C’est le système désigné sous le nom de sélection ouvrière.

Cela n’est pas toujours facile, car la lésion dont il s’agit est très répandue. Sa fréquence toutefois varie suivant maintes circonstances de santé, d’hérédité, de race. Dans certaines régions de France, le recrutement d’un personnel d’allumettiers pourrait être impraticable ; dans d’autres, au contraire, il sera très facile. Installer des manufactures dans les grands centres populeux ou dans leur voisinage, au milieu de conditions générales défectueuses, de provenances ethniques très mêlées, chez des individus porteurs de tares héréditaires ou acquises, l’alcoolisme par exemple, c’est courir au-devant d’un danger certain. Fonder au contraire une usine dans un endroit largement aéré et salubre, dans un climat tempéré ; choisir le personnel dans une population réfractaire à la carie des dents, c’est s’assurer d’avance l’immunité[2]. Une usine en pays celtique, en Auvergne, par exemple, ou en pays nègre, ce serait l’idéal.

Telle est la sélection ouvrière. Pratiquée dans une usine nouvelle en vue de la formation d’un personnel, la sélection ira de soi, car une administration a toujours le droit d’accepter ou de rejeter tout ouvrier nouveau qui se présente à l’embauchage ; il n’en sera plus de même si, dans les visites périodiques imposées à un personnel ancien, on découvre l’existence d’une prédisposition méconnue au début, ou produite depuis lors.

Dans ce cas, deux partis sont à choisir : ou bien l’ouvrier sera purement et simplement congédié avec ou sans indemnité, ou il sera affecté, pendant toute la durée de son incapacité, à un service annexe de l’usine non exposé aux émanations nuisibles, cartonnages, collages, débitage de bois, de bougies, etc., à la condition que ceux-ci soient rigoureusement isolés. De la sorte, l’ouvrier menacé sera dirigé vers l’un de ces ateliers où sa sécurité devra être aussi complète que s’il était hors de l’usine. Cette méthode, c’est la répartition des emplois, complément de la sélection.

Enfin, il est un dernier procédé également complémentaire, et qui peut être utilisé suivant des indications spéciales, c’est l’alternance des emplois en raison de laquelle un ouvrier, un trempeur par exemple, ne sera maintenu dans son poste que pendant une période déterminée, alternant avec une autre besogne, à l’abri des vapeurs.

C’est ainsi que l’hygiéniste, armé de la sorte, peut prétendre à l’assainissement immédiat de toute usine quelconque.

A celle qui est particulièrement malsaine, la sélection ouvrière enlèvera peut-être le quart ou le tiers du personnel, mais le groupe restant sera indemne. Seul le phosphorisme, mais le phosphorisme latent, pourra persister ; la nécrose est impossible. A l’usine déjà en possession d’un certain degré d’assainissement et où le personnel est moins prédisposé, le sacrifice numérique sera moindre et le résultat identique : suppression de la nécrose.

Comment, dès lors, pourra-t-on douter de l’efficacité absolue de cette combinaison des deux moyens appliqués concurremment, puisque l’emploi d’un seul des deux est capable de donner un résultat complet ?


Qu’on nous permette, en terminant, en manière de résumé, de constituer par la pensée l’usine d’allumettes au phosphore blanc, à l’abri de tout danger, ou si l’on veut, l’usine parfaite.

La voici :

1° Les ateliers sont vastes et spacieux ; le cubage d’air est proportionné au nombre des ouvriers ;

2° La ventilation mécanique y est complète ; aucune vapeur phosphorée ne pénètre dans l’atmosphère ;

3° Un réactif visible ne décèle point la pression de vapeurs ou n’en accuse que des traces insignifiantes ;

4° Le personnel est l’objet d’une sélection d’entrée pratiquée avec la rigueur la plus complète ; la sélection périodique assure le maintien des mêmes conditions.

C’est tout ; les autres précautions de détail, règlemens intérieurs d’usine, obligations de lavabos, gargarismes, etc., imposées aux ouvriers, sont puériles et sans valeur en présence des données fondamentales et décisives que nous venons de formuler.

Que l’administration de l’État, qui détient aujourd’hui le monopole de la fabrication, fasse l’expérience : la voie est ouverte ; les moyens sont à sa disposition. Le salut est certain ; c’est le salut par l’hygiène. Il faut enfin rendre la sécurité à une industrie qui depuis cinquante ans n’a fait que trop de victimes. Que phosphorisme et nécrose disparaissent sans retour : qu’ils passent à l’état de souvenirs d’un temps de barbarie où la science, bienfaisante et salutaire pour toutes les industries, a failli abdiquer devant le problème de l’assainissement du phosphore et nous enlever l’une de nos plus belles conquêtes modernes.


Dr E. MAGITOT.


  1. Ce n’est point ici le lieu de parler du traitement de la nécrose des mâchoires. Ce traitement a été jusqu’à ce jour purement chirurgical, et consistait à enlever les portions osseuses mortifiées. Malheureusement, ces résections étaient souvent impuissantes à arrêter le mal qui se reproduisait aux surfaces de section osseuses elles-mêmes. C’est que cette mortification est dominée dans sa production par l’état de déminéralisation générale du squelette due au phosphorisme. Ces remarques ont donné l’idée de modifier ici la thérapeutique ordinaire et de faire précéder toute intervention chirurgicale du traitement particulier de l’empoisonnement phosphore en vue de l’élimination du toxique. C’est ainsi que fut institué le régime lacté, l’hygiène au grand air, de l’oxygène pur, l’emploi de l’ozone, et l’administration à l’intérieur de certains balsamiques, etc.
    Les résultats favorables ont été tels que certains nécrosés, à la veille d’une opération, ont pu guérir par ces moyens, et échapper au couteau du chirurgien. Les usines de Paris renferment, plusieurs ouvriers qui ont ainsi été sauvés.
  2. Parmi les manufactures françaises, celles de Pantin et d’Aubervilliers représentent peut-être le dernier refuge du phosphorisme et de la nécrose. Leur état île dégradation, signalé depuis longtemps, et les conditions du personnel ouvrier ne permettent plus leur assainissement ; toute tentative dans ce sens serait inexcusable. N’ont-elles pas été condamnées, lors de la visite d’un ministre, M. Doumer ? Elles devaient, dit-on, disparaître. Qu’attend-on pour exécuter cette condamnation ? Une recrudescence récente d’accidens, cause d’agitation extrême dans la population ouvrière, prouve suffisamment combien une telle mesure s’imposait.
    Il en est tout autrement des autres manufactures de France ; à Bègles, usine ancienne, les accidens sont depuis longtemps très exceptionnels. Le médecin de l’usine, le Dr Armingaud, très au courant de ces questions, n’en signale, dans ce moment, que de rares exemples. Il en existe encore cependant, et l’usine réclame quelques réformes qui suffiront sans doute à en réaliser l’assainissement.
    Deux autres établissemens, Trélazé et Saintines, fabriquant exclusivement des allumettes au phosphore amorphe, sont hors de cause. Restent Aix-en-Provence et Marseille : Aix est une usine tout à fait neuve, construite sur un vaste terrain vierge où les bâtimens ont été soigneusement isolés et séparés par des espaces plantés d’arbres et de fleurs. L’aération générale est parfaite. A l’intérieur, les aménagemens sont satisfaisans ; la ventilation suffisante aux postes les plus dangereux du dégarnissage et de la mise en boîtes. L’emploi des machines est bien réglé ; les déchets sont soigneusement brûlés en vase clos. Les installations des vestiaires, réfectoires, lavabos, sont parfaites. Les salles de bains assurent à chaque ouvrier un bain par quinzaine. En parcourant cette usine, on reste frappé du peu d’émanations phosphorées qui s’échappent des ateliers, et l’on peut se demander vraiment comment un accident industriel pourrait s’y produire. Cette usine fait le plus grand honneur aux efforts de l’administration ; en complétant les aménagemens sur plusieurs points où quelques services sont insuffisamment isolés et en apportant plus de rigueur dans la sélection ouvrière, la manufacture d’Aix réaliserait peut-être l’idéal. Elle n’est, malheureusement, ouverte à la fabrication que depuis deux ans, ce qui ne permet guère d’en porter un jugement absolu. On n’y a observé, bien entendu, aucun accident.
    L’usine de Marseille a été réédifiée après incendie ; elle est d’ailleurs inachevée. L’espace y est mesuré, les bâtimens insuffisamment séparés, plus encombrés à l’intérieur, toujours faute de place. Plusieurs services ne sont pas installés. On ne peut donc la classer encore, mais nul doute qu’entre les mains de son directeur actuel. M. Carvallo, elle ne soit susceptible de compléter ses perfectionnemens et de parvenir à l’état de salubrité complète.