Les Indigènes algériens/01
La suppression des anciennes institutions et la désagrégation de la société arabe.
La question des indigènes est la question capitale en Algérie. De la solution qu’on lui donnera dépendent à la fois le bien-être des indigènes, l’enrichissement du colon, la prospérité de la colonie et la sécurité d’un empire africain qui se dressant en façade sur la Méditerranée s’étend jusqu’aux rives du Congo. Ignorant au début les mœurs et les coutumes des populations ainsi que leurs conditions particulières d’existence, nous avons été entraînés à toutes sortes d’erremens. Ne connaissant ni l’organisation de la propriété indigène ni les règles du Coran qui régissent cette propriété, nous avons dépossédé les indigènes d’une notable fraction et de la meilleure partie de leurs terres. Nous avons transformé leurs institutions administratives, civiles et judiciaires, et avons cherché à y substituer les nôtres sans tenir compte des différences de climat, de genre de vie et d’habitudes. Il en est résulté chez la généralité des indigènes une situation matérielle que tout le monde aujourd’hui convient de regarder comme fort précaire. Cet état de misère coïncidant avec l’accroissement d’une population à forte natalité a créé une situation économique telle qu’il ne faut plus songer à réduire encore l’étendue des surfaces cultivées des indigènes, mais prendre au contraire les mesures propres à sauvegarder ce qu’il leur reste de terres, en même temps que nous devons proportionner leur part contributive dans la répartition des impôts à leur avoir et à leurs revenus. Nous devons aussi chercher à les rapprocher de nous au moyen de l’école et en leur faisant sentir qu’il y va de leur intérêt. Quoi qu’on en ait dit, ce rapprochement est possible, car ils sont perfectibles. Divers indices montrent même que, malgré les conditions inférieures dans lesquelles se trouve la généralité d’entre eux par suite de leur appauvrissement, le relèvement du monde musulman algérien est manifeste : les indigènes s’instruisent, travaillent et ont pris conscience qu’ils se créeront ainsi un avenir. Leur intérêt, celui des colons, celui de la mère patrie sont d’accord pour que nous aidions à ce relèvement : c’est ce que nous avons enfin compris et nous savons aujourd’hui que le meilleur moyen de maintenir l’autorité métropolitaine dans ce pays et dans le reste de l’Afrique musulmane est de s’y faire aimer des indigènes, de se concilier leurs bonnes grâces, de faire vivre en paix, sans heurts, conquérans et vaincus ; en un mot, d’user, à l’égard de nos sujets musulmans, d’une politique d’association largement pratiquée.
Au moment de la conquête, les élémens indigènes de races diverses. Berbères, Arabes, Maures, qui composaient le fond de la population algérienne, étaient régis par des institutions politiques, économiques et sociales remontant à un temps immémorial. Le gouvernement était une sorte de république militaire à la tête de laquelle était un Conseil suprême, le Divan ou l’Odjak, formé exclusivement de soldats de fortune, étrangers au pays, qui confiait le pouvoir exécutif, pour une période de trois ans, à l’un d’eux, le dey. Celui-ci avait une autorité absolue et déléguait une partie de ses pouvoirs à trois beys vivant à Constantine, Médéah et Oran. Pour maintenir tout le pays sous sa domination, il suffisait au dey de quelques escouades de soldats répartis dans les localités importantes. Des indigènes auxiliaires, auxquels on donnait des terres de culture, un cheval, des instrumens de travail, étaient chargés de surveiller les routes et de fournir des cavaliers et groupés sur certains points du territoire, à la fois soldats et agriculteurs, formaient des sortes de tribus militaires qu’on nommait tribus maghzen. L’intérieur du pays était confié à des khalifas et bach-aghas ; au-dessous d’eux étaient des aghas à la tête de circonscriptions territoriales moindres, ou aghaliks ; puis des caïds, chefs de tribus et des cheiks, chefs de fractions de tribus. Tous ces chefs étaient indigènes et constituaient une féodalité qui contribuait à maintenir les populations dans l’obéissance vis-à-vis du gouvernement auquel ils servaient les tributs d’usage. Le Divan s’appuyait en outre sur la caste des marabouts, personnages religieux auxquels il ne ménageait pas les avantages temporels, et, en échange, se faisait renseigner par eux sur les faits et gestes des grands chefs indigènes à l’influence desquels ils faisaient contrepoids.
Ce système ingénieux de gouvernement, grâce auquel une poignée d’étrangers avait su maintenir sous son autorité toute la contrée, réalisait, avec le minimum de dépenses et de personnel, le maximum de profits. Le vainqueur pouvait, après la prise d’Alger et le départ du dernier dey, le conserver et le faire tourner à son avantage. Les vaincus s’y prêtaient on ne peut mieux. On voyait en grand nombre des soldats et des fonctionnaires du régime déchu accourir et demander à entrer à notre service. Les tribus et fractions de tribus maghzen, composées d’élémens de toute nature, implantées au milieu d’une population pour laquelle elles étaient un objet de jalousie, et qui avaient coopéré à toutes les expéditions des anciens maîtres du pays, désiraient par nécessité et par tradition rester au service du gouvernement, quel qu’il fût, et venaient, comme par exemple les Zemala et les Douaïr, nous offrir leur concours. Les beys d’Oran avaient, dès la première heure, reconnu la souveraineté de la France ; les habitans de Médéa réclamaient un bey nommé par nous. Quant aux grands feudataires indigènes, leur intérêt était de nous apporter leurs concours, à la condition de conserver leurs privilèges, et c’est ce qu’ils firent en effet.
Certes, au premier moment, nous comprîmes fort bien les avantages de la situation et cherchâmes à gouverner le pays par le moyen de grands chefs indigènes simplement vassaux et tributaires. Le général Clausel rêva tout d’abord d’associer le bey de Tunis au maintien de notre domination en Afrique. Ce dernier aurait administré, en qualité de vassal, toutes les parties du territoire algérien que nous n’aurions pas effectivement occupées, c’est-à-dire la totalité du territoire, moins quelques points du littoral. Le 16 octobre 1830, un arrêté nomma en effet bey de Constantine un frère du bey de Tunis. Nous plaçâmes un bey à la tête de la province de Médéa et acceptâmes les offres de soumission du bey d’Oran, et quand, quelques mois après, ce dernier, cassé par l’âge, eut manifesté le désir d’abandonner sa charge, nous nommâmes à sa place un autre prince de Tunis. Plus tard, après l’échec de la combinaison tunisienne, nos généraux cherchant partout une autorité indigène sur laquelle ils pussent s’en remettre du gouvernement de tout l’intérieur, jetaient en 1834, au traité de la Macta, les bases de la grandeur future d’Abd-el-Kader et concluaient avec le jeune émir le 19 janvier 1837 le célèbre traité de la Tafna, qui devait être par la suite l’objet de tant de critiques et qui, en somme, aurait paru moins inexplicable si l’on avait vu en lui le développement et la consécration d’une politique pratiquée depuis la prise d’Alger.
Malheureusement pour nous, si nous comprenions où était la bonne solution, nous n’étions pas préparés à l’appliquer. Au cours de la tourmente révolutionnaire et des chevauchées napoléoniennes à travers l’Europe, nous avions perdu de vue, sinon la politique coloniale, du moins la manière dont nous l’avions jadis comprise et appliquée. Nous ne nous rappelions plus les principes directeurs qui nous avaient permis, au milieu du XVIIIe siècle, de nous asservir les rajahs indous et de dominer le tiers de l’Hindoustan avec une poignée d’Européens. La formule du protectorat que nous avions trouvée jadis, et que les Anglais, s’inspirant de nos procédés, appliquaient à cette heure même dans nos anciennes possessions qu’ils avaient faites leurs, n’était plus présente à notre esprit. Nous n’avions d’ailleurs ni la patience et le sang-froid, ni la souplesse et l’esprit de suite qu’exige la mise en pratique d’une telle politique. Vieux soldats de la Révolution et de l’Empire, nos généraux étaient plus faits pour commander aux indigènes que pour parlementer avec eux. Le général Clausel n’était pas un Dupleix, non plus qu’aucun de ses successeurs, et s’ils s’efforcèrent de réaliser la conception qu’ils avaient adoptée au sujet du gouvernement des indigènes, ils ne surent pas employer, comme il aurait fallu, les voies et moyens de la faire aboutir.
On a relevé comme première faute commise de n’avoir pas voulu conserver à notre service les fonctionnaires et employés turcs du précédent gouvernement, qui nous auraient renseignés sur les dispositions et les coutumes des populations indigènes et savaient les gouverner. Autre faute encore, on refusa d’accepter le concours des tribus maghzen (Douaïr, Zemoul, Beni-Abid, Beni-Siline, etc.) échelonnées sur les gîtes d’étapes et qui faisaient si bien la police du pays, et l’on vit, par exemple, ces malheureux Douaïr et Zemoul, des plaines oranaises, conduits par leur chef, Mustapha ben Ismaïl, solliciter en vain l’entrée à notre service, puis être finalement repoussés par nous, dépouillés de leurs terres et livrés par nos généraux à Abd-el-Kader.
Les Koulouglis, métis de Turcs et d’indigènes, qui nous donnaient maintes preuves de dévouement, furent également abandonnés par nous : nous les laissâmes massacrer à Tlemcen et à l’oued Zitoun par l’émir, qui se vengea ainsi de leurs bonnes dispositions à notre égard. Privés de tous ces précieux auxiliaires, n’ayant aucun élément sur qui compter, ignorant des coutumes et des mœurs des populations que nous avions vaincues, nous ne sûmes comment nous les concilier, ni nous faire craindre d’elles. Nos tâtonnemens, nos hésitations, nos contradictions stupéfièrent et découragèrent les indigènes, qui n’arrivaient pas à savoir ce que nous voulions. Nous passions notre temps à défaire le lendemain ce que nous avions fait la veille. « Sa Majesté l’Incertitude, » suivant la pittoresque expression du général Bugeaud, régna en Algérie jusqu’au moment de la révolte d’Abd-el-Kader.
L’émir vaincu, le système du protectorat, dont nous n’avions su que faire une application boiteuse, fut abandonné. Il n’y eut plus devant nous de grand chef vassal servant d’intermédiaire entre nous et les indigènes, et nous assumâmes la responsabilité de l’administration directe du pays. Le nouvel organisme, créé par Bugeaud en 1843 et 1844, eut surtout pour but d’achever la soumission du pays, de maintenir dans l’obéissance les populations vaincues, et de prévenir de nouveaux soulèvemens. Les khalifas, les bach-aghas, les aghas, les caïds et les cheiks furent bien maintenus à la tête de leurs circonscriptions territoriales, mais tous ces chefs indigènes, quel que fût leur rang, relevèrent désormais de l’autorité militaire ; et des bureaux arabes eurent pour mission d’étudier les affaires, de renseigner l’autorité supérieure, de servir d’intermédiaire, en un mot, entre les chefs indigènes d’une part et le commandement de l’autre. En somme, les cadres politiques et administratifs furent remplacés par des officiers et fonctionnaires français, et il n’y eut plus de tribus maghzen, prêtes à monter à cheval à toute réquisition et à faire respecter l’autorité dans le pays. Ce fut la période du système de domination ou de régime militaire, qui laissa subsister telle quelle l’organisation féodale et patriarcale de la société indigène en y superposant le commandement français.
Rien ne fut modifié dans les institutions civiles et sociales des indigènes, mais il n’en fut pas de même des institutions économiques qui les avaient régis jusqu’alors. Les sanglans épisodes qui avaient caractérisé la lutte avec Abd-el-Kader avaient créé un état d’esprit nouveau chez les vainqueurs. Trop de sang avait été versé des deux côtés, trop de destructions et de ruines accumulées, trop de haines inexpiables suscitées ; et nos officiers, ne pouvant faire abstraction d’un passé aussi récent, en étaient venus à considérer que la défiance et la rigueur vis-à-vis des populations qu’ils étaient chargés désormais d’administrer était un devoir impérieux commandé par les circonstances. Ils croyaient que, pour maintenir la domination française, il n’y avait plus d’autre moyen que d’installer le plus possible de garnisons et de postes dans le pays, et comprenant d’autre part que l’armée, quelques élevés que fussent ses effectifs, ne pourrait jamais suffire seule à cette besogne, ils résolurent de faire appel à l’élément civil. Ainsi naquit l’idée d’établir des colons européens, moitié soldats, moitié laboureurs, qui leur prêteraient main-forte partout où cela serait jugé nécessaire, sur les points stratégiques, aux gîtes d’étapes, à proximité des camps, et qui habiteraient dans des villages, devenus autant de forteresses pouvant servir de points d’appui. C’était en somme réserver à l’élément civil dans la défense générale du pays le rôle qu’avaient autrefois tenu les tribus militaires maghzen si hâtivement supprimées ou dispersées.
Si l’Algérie avait été un pays comme ceux où s’était implanté jusqu’alors l’élément européen, comme le Canada, le Cap, les deux Amériques, l’Australie, la mise à exécution d’un pareil projet n’eût pas présenté de grandes difficultés. Ces contrées, à l’arrivée des Européens, étaient habitées par une population indigène rare, clairsemée, et l’étendue des terres de culture y était pour ainsi dire illimitée. Mais il en était autrement de notre récente acquisition. Dès cette époque, les indigènes d’Algérie étaient évalués à environ deux millions, et, en certains points comme la Grande Kabylie, la densité de la population dépassait celle de nombre de départemens de France. C’étaient, en dehors des Maures ou commerçans des villes, des agriculteurs qui n’avaient jamais vécu que de la terre, qui l’aimaient, les uns avec un attachement passionné comme les Kabyles, les autres avec un attachement moindre, comme les Arabes, mais qui y tenaient tous, et cela avec d’autant plus de raison que le sol était alors l’élément unique de la richesse économique du pays, et que, malgré l’immensité du territoire, les terres de culture y étaient d’étendue restreinte. Une des caractéristiques de l’aspect physique de l’Algérie est en effet le petit nombre et le peu d’étendue des plaines, ce qui constitue une condition fâcheuse au point de vue des facilités d’exploitation et du pourcentage utilisable des terres. Dans les limites qu’on lui assigne ordinairement, ce pays peut bien avoir, à un cinquième près, la superficie de la France, soit environ 480 000 kilomètres carrés ; mais des trois grandes régions qui le forment, les Plateaux, le Sahara et le Tell, cette dernière, qui est la seule d’une fertilité suffisante, ne représente que 136 291 kilomètres carrés, et, en en distrayant un bon tiers pour la montagne, la forêt, les parties rocheuses ou la steppe, elle ne compte guère que 100 000 kilomètres carrés pouvant être utilisés pour la culture.
Les premiers Français qui débarquèrent en Algérie croyaient au contraire que le pays qui venait d’être conquis était à peu près dans son entier fertile, et que notamment l’abondance des terrains de culture était bien supérieure aux besoins des populations qui les laissaient en friche. Ce qui se passa aux premiers temps de la conquête dans les villes du littoral occupées par nous et dans leur banlieue parut, il faut bien le dire, leur donner, dans une certaine mesure, raison. Les habitans de ces villes, soit qu’ils fussent persuadés du caractère précaire de notre occupation, soit qu’ils eussent la crainte de se voir dépossédés par la suite, soit tout simplement pour se procurer du numéraire, alors considéré comme une rareté dans le pays, se montrèrent on ne peut mieux disposés à se défaire de leurs biens. Pour de très modiques sommes, ils vendaient des maisons, des jardins, des haouchs ou grandes fermes, même des propriétés qui ne leur appartenaient pas : biens des mineurs, des absens, des femmes, immeubles domaniaux et séquestrés, et leur entraînement à vendre n’avait d’égal que celui de l’Européen à acheter. Le bruit de ces marchés merveilleux n’ayant pas tardé en effet à se répandre, des nuées de spéculateurs étaient accourus pour acheter, comme ils disaient, l’Afrique à bon marché. De riches propriétaires français ne pouvant pas se déplacer et ne voulant pas manquer l’occasion donnaient des ordres à leurs agens d’affaires. Les Juifs servaient, en l’occurrence, d’intermédiaires auprès des musulmans. Devenus courtiers d’immeubles, ils se mettaient à la piste de tous les indigènes en possession de propriétés, de tous ceux qui avaient quelques droits ou quelques titres à produire. Ces titres étaient souvent faux et ne mentionnaient jamais les limites exactes. Telle propriété n’exista jamais que sur le papier ; telle autre était indiquée comme contenant des milliers d’hectares et en avait une centaine au plus. Dans leur hâte, les uns à vendre, les autres à acheter, indigènes et Européens n’y regardaient pas de si près, et les cadis musulmans, qui remplissaient les fonctions de notaires, se prêtaient, avec la plus grande complaisance, à toutes les transactions. L’exagération des contenances spécifiées dans les actes fut poussée à un tel point qu’on a calculé que les indigènes vendirent alors une quantité de terres supérieure à dix fois la totalité de la terre existant dans la partie de l’Algérie soumise à notre domination. L’entraînement des gens du pays à se dépouiller de leurs biens fut tel que le gouvernement dut y mettre un terme et couper le mal dans sa racine. Le 31 mai 1832, le commandant en chef de l’armée d’occupation prit un arrêté pour interdire ces ventes. D’autres arrêtés, en 1833, 1836, 1837 et 1842 renouvelèrent les mêmes prohibitions. Un autre en date du 12 mars 1844 déclara qu’à l’avenir, toutes les transactions immobilières ne seraient permises que sur les territoires livrés à la colonisation, lesquels furent limités à la banlieue d’Alger, d’Oran, de Bône, de Cherchell, de Philippeville et de Mostaganem. Enfin, l’ordonnance du 15 avril 1845 divisa au point de vue de ces transactions l’Algérie en trois zones : le territoire civil, le territoire mixte et le territoire arabe. Le territoire civil fut le seul où les ventes furent déclarées libres ; les Européens ne purent acquérir et vendre des immeubles dans le territoire mixte que dans les limites déterminées par le ministre de la Guerre sur la proposition du gouverneur général ; quant au territoire arabe, les Européens n’étaient admis à s’y établir que dans un intérêt d’utilité publique et en vertu d’une autorisation spéciale et personnelle accordée par le gouverneur général. Les trois zones furent réduites à deux par arrêté du 3 décembre 1848 : territoire civil et territoire militaire, et dans ce dernier on maintint la défense aux Européens d’acquérir des terres sans une autorisation spéciale.
Ces mesures avaient été dictées par le souci exclusif du bien des indigènes. On ne pensait pas alors qu’il fût de l’intérêt de la métropole, ni de celui de la colonie d’avoir des sujets appauvris, ruinés et portés naturellement, par l’excès même de leur misère, à constituer un élément permanent de trouble dans le pays. On entendait les protéger et les défendre contre eux-mêmes, contre leur trop grande facilité à se priver de leurs terres et à s’enlever ainsi la seule ressource qui les faisait vivre jusqu’alors. On a prétendu depuis que la constitution de la propriété indigène et son état indivis étaient un obstacle à la colonisation agricole européenne. On voit par les faits historiques que nous venons d’exposer ce qu’il faut penser de cette assertion. Tel n’était pas non plus l’avis des colons et des fonctionnaires de l’époque, et M. de Tocqueville, chargé d’un rapport aux Chambres sur la propriété foncière en Algérie, ne put que traduire le sentiment général. « Qu’on consulte l’histoire du pays, écrivait-il, qu’on considère les usages et les lois qui le régissent, et l’on verra que nulle part il ne s’est rencontré des facilités plus grandes et plus singulières pour mener paisiblement et à bien l’entreprise de maintenir l’ancienne propriété indigène et d’asseoir la nouvelle propriété européenne. Le domaine public y a des proportions immenses ; les terres qu’il possède sont les meilleures du pays. Nous pouvons distribuer ces terres aux cultivateurs européens sans blesser le droit de personne. Une partie des terres des tribus peut recevoir une destination analogue. En beaucoup d’endroits, la propriété matrimoniale et individuelle n’existe pas. Ce sont là des circonstances rares et particulières qui rendent notre œuvre plus aisée. En effet, la Chambre comprendra sans peine qu’il est plus facile d’introduire une population nouvelle sur un territoire qui n’est possédé qu’en commun, que sur un sol où chaque pouce de terre est défendu par un intérêt particulier. Dans une telle contrée, il y a presque toujours une transaction qui s’offre d’elle-même. Il est facile d’amener une tribu, qui a un territoire trop vaste, à en céder une partie. »
Ainsi, à cette époque, ou trouvait en Algérie des terres en quantité suffisante pour la colonisation, dans les conditions où on la pratiquait alors, c’est-à-dire en laissant l’initiative individuelle des colons agir seule dans les transactions immobilières avec les indigènes. Tout le monde, colons et administrateurs, eu Algérie et dans la métropole, était d’accord sur ce point. Mais il n’en fut plus de même du jour où l’administration voulut prendre à son compte l’implantation de colons, créer des villages et installer des « garnisons civiles » en Algérie. Alors, pour la première fois, on entendit parler de l’impossibilité ou de la difficulté d’acquérir des indigènes les terres nécessaires aux besoins de la colonisation. La manière dont on procéda à la mise en application du nouveau programme suffit à expliquer ce brusque revirement d’opinion. Jusqu’alors, les terres qui avaient été achetées par les colons aux indigènes se trouvaient réparties çà et là, disséminées sur l’ensemble du territoire, au hasard de l’offre et de la demande ; étant de celles qui paraissaient aux indigènes superflues pour leurs besoins, elles avaient été facilement aliénées dans des transactions librement consenties. L’administration, elle, voulant créer des villages aux emplacemens jugés stratégiques, entendait devenir maîtresse du sol dans des points rigoureusement déterminés. Que les indigènes jugeassent leurs moyens de vivre liés à la possession des terres convoitées, cette considération n’était pas de nature à l’arrêter ; et il n’y a pas trop lieu de s’étonner qu’elle ait rencontré de la résistance de la part des propriétaires à se laisser, dans de telles circonstances, déposséder de leurs biens. C’est ainsi que fut soulevée la question de la propriété foncière indigène, question qui a été l’objet de tant de controverses pendant un demi-siècle et sur laquelle tout le monde ne paraît pas entièrement d’accord encore aujourd’hui.
D’après le droit musulman, il n’y a que deux catégories de terres, en pays d’Islam : les terres mortes et les terres vivantes Les terres mortes sont celles qui sont incultes ou en friche, qui ne rapportent rien ; elles n’appartiennent à personne et n’ont aucune existence juridique. Un particulier quelconque peut librement les parcourir, y faire paître ses troupeaux, y puiser de l’eau, recoller des fruits sauvages. Les terres vivantes sont celles qui sont cultivées et productives ; elles ont un maître qui peut être un particulier ou une collectivité : dans le premier cas, on les appelle terres melk ; dans le second cas, terres arch (de tribus), si la collectivité est une tribu, ou terres habous, si la collectivité est représentée par une fondation pieuse. Les terres peuvent changer de condition et passer de l’état de terre morte à l’état de terre vivante et réciproquement. Pour qu’une terre morte devienne terre vivante, il suffit qu’elle soit mise en culture ; elle est alors vivifiée. En revanche, une terre vivante peut retomber à l’état de terre morte, si elle cesse d’être cultivée. Celui qui met en culture une terre morte, en devient le propriétaire. « Quiconque vivifie une terre morte, dit Mahomet, en devient par le fait le maître. » Au contraire, le droit de propriété d’une terre vivante se perd par son retour à l’état de terre morte. En pays musulman, le détenteur du sol a le droit de jouir et de disposer de la chose de la manière la plus absolue, pourvu qu’il n’en fasse pas un usage contraire à la loi. Même on ne peut lui contester ce droit de propriété, si ce n’est dans un délai très court. « Quiconque, dit la loi koranique, jouit pendant dix ans d’une terre sans conteste, en est préjugé propriétaire. » La propriété, une fois établie, devient inviolable.
Ces principes que la terre est à celui qui la cultive et qu’on ne peut contester à quiconque, après la prescription décennale, son droit de propriété sont la base de la législation musulmane en matière de propriété immobilière et sont applicables à tous les musulmans, en tout temps, en tout lieu. Le souverain musulman ne saurait être propriétaire du sol. « La terre est à Dieu et à son prophète, dit Mahomet s’adressant aux croyans ; ensuite elle vous appartient par la concession que je vous en ai faite. » Mais, au cours des âges quelques souverains musulmans, et notamment le grand Turc dont dépendait le Divan, ne s’étaient pas considérés comme liés par ces règles pourtant catégoriques et impératives. Au mépris de la loi koranique, les deys avaient su s’approprier un domaine privé qu’on appelait terrains du beylik (terres du gouvernement), provenant des confiscations et des successions en déshérence dont l’État devenait le bénéficiaire à défaut d’héritiers au sixième degré. Il importe d’ajouter d’ailleurs que le gouvernement des deys n’avait usé des confiscations que dans des cas très rares et tout à, fait exceptionnels. En effet, ériger en méthode de gouvernement la spoliation des indigènes eût été pour lui s’exposer à la plus formidable des insurrections, laquelle l’eût obligé ou à céder ou à voir se créer, par une émigration en masse, le vide dans le pays. Le droit de confiscation appliqué au territoire des tribus algériennes était en outre antikoranique ; ce droit n’est reconnu au souverain que vis-à-vis des infidèles, en pays conquis ; il ne l’est pas vis-à-vis des croyans, en pays musulman.
A notre arrivée en Algérie, la situation de la propriété foncière était la suivante. Il y avait des terres mortes (forêts, landes, steppes, parcours généraux d’alfa, broussailles, rochers) qui étaient réputés biens de la communauté musulmane, bled-el-Islam, puis des terres vivantes, terres melk et terres arch, possédées les premières par des particuliers, les secondes par des tribus. Les propriétés melk existaient dans la majeure partie du Tell algérien, surtout dans les pays montagneux habités par des populations d’origine berbère, et les propriétés arch dans la majeure partie des Hauts-Plateaux et du Sahara. Ces dernières étaient possédées par certaines tribus en vertu d’un titre écrit de concession ou d’acquisition : c’étaient en général les petites tribus ou portions de tribus de la côte ; d’autres avaient leurs droits garantis par une possession immémoriale que la tradition allait jusqu’à faire remonter à l’époque de l’invasion arabe. Elles étaient venues dans les pays d’Occident avec les premiers khalifas de Mahomet et avaient été installées par eux : on peut ranger dans cette catégorie la plupart des grandes tribus sahariennes. Il y avait aussi, disséminés sur toute l’étendue du territoire, quantité de biens, de fondation pieuse ou habous. Quant aux terres du beylik, elles étaient pour la plupart données en location à des particuliers et étaient alors dites terres d’azel, mot qui signifie : partie distraite du territoire. D’autres avaient été concédées à titre de simple jouissance aux colonies militaires maghzen, en échange du service militaire qui leur était imposé ou bien louées simplement à des tribus qui payaient un droit de fermage ou hokor. Les terres arch couvraient un tiers du sol algérien ; les terres bled-el-Islam, les biens melk, les habous, les terres du beylik le reste du territoire. Le mode de jouissance des terres possédées par les tribus variait suivant les besoins de la communauté ; toutefois, la règle générale était que tout membre de la tribu avait un droit individuel à la jouissance des superficies qu’il était à même de mettre en valeur. Le premier occupant conservait cette jouissance de la terre arch, tant qu’il la pouvait vivifier, et il la transmettait dans les mêmes conditions, soit à ses héritiers mâles en ligne directe, soit, à leur défaut, à ses héritiers mâles, en ligne collatérale. Les femmes étaient ainsi exclues de la jouissance du sol, afin de maintenir l’homogénéité de la communauté ; mais, comme dédommagement, elles avaient droit à la nourriture et à l’entretien sous la tente du chef de la famille. À défaut d’héritiers mâles directs, ou, si les héritiers collatéraux détenaient des terres en quantité suffisante, les champs faisaient retour à la communauté qui en disposait en faveur de ses membres insuffisamment pourvus. De même, si les champs étaient laissés sans culture par l’usager pendant un temps assez long pour que la terre revînt à l’état de friche, le conseil communal (djemaâ) avait le droit d’en disposer en faveur d’un tiers qui devait, aux termes du droit musulman, la vivifier.
Le premier soin du commandant de l’armée d’occupation avait été de faire la part du domaine de l’État. Le 8 septembre 1830, un arrêté pris par lui attribua au domaine les biens du beylik, puis les biens des Turcs émigrés, et les immeubles des corporations religieuses ou habous. La préoccupation de faire la part de l’État était louable en soi, et il n’y avait pas d’objection sérieuse, au point de vue politique, à ce que les terres du beylik, et moine celles des Turcs émigrés fussent attribuées au nouveau domaine ; mais la mainmise sur les habous fut une mesure qui dut singulièrement froisser, à l’époque, nos nouveaux sujets musulmans. Les habous étaient la propriété des établissemens religieux au profit desquels ils avaient été constitués et servaient à l’entretien des mosquées, des écoles, à l’assistance des pauvres. Ils étaient hors du commerce, immobilisés, emprisonnés, comme l’indiquait leur nom (du mot arabe habas, emprisonner), et jamais sultan, dans toute sa gloire, fût-il le plus autocrate, n’avait osé s’emparer de ces biens. Le gouvernement toutefois ne toucha pas pour lors aux droits de jouissance qu’avaient sur les territoires qu’il s’adjugeait les particuliers et les tribus, comme locataires à azel ou comme tributaires hokor. Les tribus militaires maghzen non plus ne furent pas inquiétées.
On appréhenda ainsi 653 000 hectares qui furent incorporés au Domaine. C’étaient les terres les mieux placées : dans les banlieues d’Alger, d’Oran, de Constantine, de Bône, et les meilleures du pays : les plus fertiles portions de la Mitidja et 60 000 hectares autour de Constantine, dont 48 000 cultivés en céréales et 12 000 en jardins, en faisaient partie. Ce fut de ce côté que l’administration, pour la création de ses villages, porta ses vues. On commença tout d’abord par dépouiller les indigènes qui étaient locataires à azel et à hokor de leurs droits de jouissance des terres du beylik ; puis, l’on confisqua le territoire des tribus qui, de gré ou de force, avaient suivi la fortune de l’émir. On ne voulut pas tenir compte, en prenant cette mesure, des bonnes dispositions antérieures de plusieurs de ces tribus à notre égard. Même, parmi leurs membres, beaucoup de ceux qui nous étaient restés fidèles en dépit de tout, durent payer pour ceux qui avaient lutté contre nous. En même temps on commença à modifier la constitution de la propriété chez les indigènes en arrêtant que toute rente perpétuelle immobilière serait essentiellement rachetable. L’ordonnance de 1844 déclara que tous les baux à rentes, même ceux dont la durée n’était pas déterminée, devaient être considérés comme de véritables aliénations et donna aux acquéreurs le droit de pouvoir toujours se libérer en rachetant les rentes. Il fut aussi décidé que tout acte translatif de propriété consenti par un indigène ne pourrait être attaqué par le motif que l’immeuble était inaliénable aux termes de la loi musulmane. C’était abolir la législation des habous, législation non moins avantageuse aux indigènes qu’à l’Etat et aux colons. En effet, en autorisant le rachat de la rente, non seulement on exposait les indigènes à perdre ou à dissiper les biens que leurs aïeux avaient mis sous la protection de la loi, mais aussi ont privait le domaine de l’État d’une multitude de rentes qui, en cas de déshérence, lui eussent fait retour.
D’autre part, c’était placer les colons, qui, pour la plupart, manquaient d’argent, dans des conditions bien moins favorables pour devenir acquéreurs. Le maintien de la législation musulmane leur avait permis en effet d’acheter jusqu’alors, presque sans bourse délier, beaucoup de propriétés habous, la constitution de ces biens ne permettant pas aux indigènes de réclamer jamais en cas de vente le capital, et ne les autorisant qu’à toucher les intérêts ou les arrérages de la rente représentative.
Enfin, pour se mettre en possession de certains biens convoités par l’administration, on alla jusqu’à s’attaquer aux colons libres eux-mêmes qui avaient acheté leurs domaines à beaux deniers comptans. Sous prétexte que ces colons n’étaient que des spéculateurs, qu’ils n’avaient ni l’intention ni les moyens de mettre leurs domaines en culture, l’ordonnance de 1844 déclara ne reconnaître les droits que de ceux qui pouvaient fournir des titres antérieurs au 5 juillet 1830, c’est-à-dire antérieurs à l’occupation française. Puis, ceux-là mêmes qui purent fournir des titres anciens furent frappés d’un impôt de cinq francs par hectare pour toutes les terres qu’ils laisseraient incultes. On allait jusqu’à soumettre à cette taxe les prairies naturelles et les terres marécageuses. Peu importait que les colons eussent ou n’eussent pas des fonds disponibles ; que les terres marécageuses ne pussent être transformées. A défaut de paiement, les terres incultes devaient retourner à l’Etat et, en tout cas, l’inculture devenait un motif suffisant d’expropriation. L’ordonnance du 21 juillet 1846 sur la vérification des titres de propriété vint encore aggraver la situation des propriétaires algériens, colons et indigènes. De par cette ordonnance, la Commission administrative. du contentieux fut chargée de la vérification de tous les titres des propriétés rurales et de la délimitation de chacune d’elles. Tous les intéressés furent invités à produire leurs titres dans les trois mois, et il fut décidé qu’il n’y aurait plus de valables que ceux qui, après mûr examen, seraient homologués par ce pouvoir administratif. De plus, les terres possédées en vertu d’un titre régulier et laissées incultes furent soumises à un impôt annuel de dix francs par hectare, et cela sans préjudice de tous les autres impôts établis sur les terres en général. Par là fut suspendue sur la tête de tous les propriétaires, colons et indigènes, une menace d’expropriation forcée et bon nombre d’immeubles, appartenant à des gens qui n’avaient pu les mettre en culture ou qui n’avaient pu faire vérifier leurs titres, tombèrent dans le domaine de l’État.
Mais toutes ces mesures, incorporation à l’Etat des terres du beylik, confiscation des biens appartenant aux Turcs émigrés, dépossession des tribus maghzen, aliénation des terres habous, confiscation des terres appartenant aux tribus ayant suivi la cause d’Abd-el-Kader, expropriation forcée des colons libres et d’indigènes qui n’avaient pu faire vérifier leurs titres, ne paraissant pas encore donner à l’administration toutes les terres dont elle voulait disposer en faveur de ses colons, on en vint à se demander s’il n’y aurait pas un moyen de revendiquer et de s’approprier sur l’ensemble du territoire algérien les terres dont on avait besoin. C’est ainsi que, s’appuyant sur ce que quelques tribus maghzen n’avaient qu’un droit de jouissance sur les terres à elle concédées par le Divan et sur ce que l’on voyait chez certaines tribus qui payaient le droit de location ou hokor, des fonctionnaires en arrivèrent à cette généralisation que l’ensemble des tribus algériennes n’étaient pas propriétaires des terrains occupés par elles. C’était aller à l’encontre des règles précises de la loi koranique qui reconnaît la propriété de la terre à celui qui en jouit pendant dix ans sans conteste et qui la cultive, et des autres titres de propriété dont les musulmans ne manquaient pas du reste. Nous avions d’ailleurs, en d’autres temps, reconnu la légitimité de ces titres et de ces droits, mais soit par oubli, soit par calcul, ces considérations n’entrèrent pas en ligne de compte, et, en 1849, le général Charon, gouverneur par intérim, se fit délivrer par un légiste demeuré inconnu une consultation où l’on concluait au droit supérieur de l’Etat sur toutes les terres arch possédées par les tribus algériennes, et l’on en vint à admettre qu’on pouvait bien laisser à ces cultivateurs les terres dont ils avaient besoin, mais qu’il y avait lieu de remettre le reste au domaine pour alimenter le service de la colonisation officielle. S’inspirant de ces conclusions, la loi du 17 juin 1851 eut pour objet de déterminer les conditions juridiques d’après lesquelles fonctionnerait le mode de répartition. Cette loi donna à l’Etat le droit de séquestrer les biens des indigènes révoltés ou passés à l’ennemi, reconnut à lui seul la faculté d’acquérir dans l’étendue du territoire militaire les droits de propriété ou de jouissance portant sur le sol d’une tribu, lui réserva le droit exclusif de créer des centres de population et autorisa à cet effet l’expropriation pour cause d’utilité publique. Cette expropriation put être prononcée (article 18) pour la fondation des villes, villages ou hameaux, ou pour l’agrandissement de leur enceinte ou de leur territoire, pour l’établissement des ouvrages de défense et des lieux de campement des troupes, pour l’établissement de fontaines, d’aqueducs, pour l’ouverture des routes, chemins, canaux de dessèchement, de navigation ou d’irrigation, et pour toutes les autres causes prévues et déterminées par la loi française. C’est alors que sous l’empire de la conception qu’on s’était faite de la propriété du terrain arch et de la loi de 1851, naquit la théorie dite du cantonnement dont le principe fut le suivant : l’État prétendu nu propriétaire du sol arch imposait le partage entre lui, nu propriétaire et le détenteur du sol, usufruitier. Le partage avait pour conséquence le prélèvement d’une partie du sol au profit de l’État ; le restant était laissé au détenteur qui obtenait, en retour, la pleine propriété du sol sur lequel on le cantonnait.
Du coup, l’administration était arrivée à ses fins : par suite du droit supérieur de l’État qu’elle avait fait admettre sur les terres arch, elle se voyait maîtresse de disposer à son gré du tiers du territoire algérien qu’occupaient ces terres ; l’expropriation pour cause d’utilité publique mettait le reste à sa merci ; et tout eût été pour le mieux, au gré de ses désirs, si la mise en application du système n’eût soulevé de la part des intéressés l’opposition la plus vive. Cette opposition fut telle qu’en six années, les Commissions dites de cantonnement qui fonctionnaient dans les trois provinces n’arrivèrent à cantonner que seize tribus comptant une population de 56 489 âmes et possédant une superficie totale de 343 387 hectares sur lesquels l’administration se réserva 64 033 hectares représentant le cinquième environ du territoire de ces tribus. Un effet désastreux n’en fut pas moins produit au sein des tribus algériennes menacées toutes de la dépossession ; des plaintes se firent entendre de toutes parts, et Napoléon III qui, au cours d’un voyage en Algérie, avait pu se rendre compte de la gravité de la situation, résolut de couper court au système du cantonnement. Dans la (lettre mémorable du 6 février 1863 adressée au maréchal Pélissier, gouverneur général de l’Algérie, il condamna nettement la théorie du domaine éminent de l’État, chère à l’administration, « les droits despotiques du Grand Turc, » et marqua sa désapprobation des pratiques suivies jusqu’alors vis-à-vis des indigènes. Il reconnut la nécessité de consolider la propriété du sol entre les mains des détenteurs arabes et kabyles et de laisser les tribus propriétaires des immeubles de leurs terres : il justifiait cette nécessité par l’engagement pris lors de la conquête d’Alger et par le désir d’affirmer le repos et la prospérité de l’Algérie, en rassurant les détenteurs du sol sur leurs droits ; et envisageant, la sphère dans laquelle, à son avis, devait se mouvoir l’activité des colons et des indigènes, il ajoutait : « Aux indigènes l’élevage des chevaux et du bétail, les cultures naturelles du sol ; à l’activité et à l’intelligence européennes, l’exploitation des forêts et des mines, le dessèchement, les irrigations, l’introduction des cultures perfectionnées, l’importation de ces industries qui précèdent et accompagnent toujours le progrès de l’agriculture. Au gouvernement local, le devoir de supprimer les réglementations inutiles, de laisser aux transactions la plus entière liberté, en favorisant les grandes associations de capitaux européens, et en évitant désormais de se faire entrepreneur d’émigration et de colonisation, comme de soutenir péniblement des individus sans ressources, attirés par des concessions gratuites. »
Conformément à ces idées, le sénatus-consulte du 17 juin 1863 déclara les tribus propriétaires du sol « dont elles avaient la jouissance permanente et traditionnelle. »
Enfin une loi française tranchait nettement la question de propriété en faveur des indigènes détenteurs du sol, et cela dans le sens des prescriptions koraniques et des coutumes locales, telles que nous les avons exposées ; mais il était écrit que l’intervention gouvernementale en matière de propriété indigène, même lorsqu’elle s’exerçait d’une manière bienveillante, devait tourner au détriment de nos sujets musulmans. Ce même sénatus-consulte qui reconnaissait aux indigènes la propriété du sol prescrivait la constitution de la propriété individuelle dans les tribus, c’est-à-dire la répartition des terres indivises entre chacun des membres de la tribu.
Sans examiner si l’état d’indivision était le plus conforme à leurs besoins et à leurs habitudes, et sous prétexte de faire participer les membres de chaque tribu aux bienfaits de la propriété individuelle et de faciliter les transactions avec les Européens, le sénatus-consulte ordonnait que le périmètre de la tribu serait délimité, puis réparti en douars ou fractions de tribu, et que, dans chaque douar, prélèvement fait des propriétés communales et domaniales, le reste serait attribué en pleine propriété aux cultivateurs qui en jouissaient. Elle édictait en même temps des mesures qui devaient être immédiatement appliquées comme préliminaire à ce vaste travail de la constitution de la propriété individuelle et l’on vit alors des commissaires délimitateurs aller au sein des tribus procéder aux diverses opérations que nécessitait la répartition respective des terres domaniales et des terres indivises. Au mois de décembre 1870 on avait ainsi délimité 656 douars ou fractions de tribus comptant une population de 1 057 060 habitans et présentant une superficie de 6 888 751 hectares, sur lesquels on avait attribué à l’État 1 183 114 hectares, lorsqu’un décret du gouvernement de la Défense nationale, qui voyait dans cette mesure une cause de détresse pour les indigènes, vint en suspendre l’exécution.
Malheureusement l’insurrection de 1871 vint tout remettre en question en faisant revivre les anciens sentimens d’hostilité contre les indigènes et provoqua de nouvelles mesures de rigueur à leur égard. 446 406 hectares furent alors enlevés d’un coup aux tribus insurgées, et en même temps que ces spoliations violentes avaient lieu, des procédés plus détournés furent employés pour les dépouiller de ce qui leur restait de leurs biens. C’est ainsi qu’en 1873, M. Varnier, député algérien, fit voter une loi relative « à l’établissement et à la conservation de la propriété en Algérie. » Cette formule anodine ne visait rien moins que la remise en application du sénatus-consulte de 1863 en la complétant et en la modifiant. La loi nouvelle disposa que le périmètre de la tribu une fois déterminé et divisé en lots individuels, un titre serait délivré à chaque ayant-droit. Il fallut, pour chaque lot, restituer la filiation de la tribu, trouver les héritiers, parmi lesquels des veuves, parfois disparues ; déterminer les parts en fractions décimales et enfin délivrer à chaque ayant droit un titre constatant des parts indivises, souvent infimes. D’autres mesures fâcheuses vinrent encore aggraver les inconvéniens de la loi de 1873. Une circulaire de 1876 interdit aux cadis indigènes de connaître des transactions et contestations foncières ; puis fut votée la loi sur la constitution de l’état civil des indigènes. Enfin la loi du 28 avril 1887 disposa qu’il serait procédé administrativement aux opérations de délimitation et de répartition dans toutes les tribus où ces opérations n’avaient pas encore eu lieu ; elle établit en même temps une procédure rapide pour le partage des immeubles restés indivis après la délivrance des titres, appliqua aux partages et licitations la loi française, et créa une procédure administrative pour permettre l’acquisition des terrains collectifs par les Européens.
En 1892, les opérations de la constitution de la propriété individuelle qui avaient été poussées avec vigueur étaient terminées dans le Tell pour 2 700 000 hectares et il ne restait plus à constituer que 900 000 hectares environ. Mais alors se manifesta dans la métropole un sentiment de commisération en faveur des indigènes : la Société de protection des indigènes prit la direction du mouvement ; la Commission sénatoriale lit entendre ses critiques ; divers rapporteurs du budget les appuyèrent, et l’administration dut arrêter net ses opérations. Ce fut sous cette pression de l’opinion que fut promulguée la loi du 16 février 1897. Son article premier posa en principe que l’administration n’aurait plus à se charger d’office de la constitution de la propriété et décida qu’il appartenait aux ayans droit d’en requérir la constitution. C’était rentrer dans le droit commun. Il avait fallu soixante-sept ans d’erremens, de vexations, de dépossessions de toutes sortes pour en arriver à cette conclusion !
La dépossession des indigènes du territoire qui les fait vivre a été, comme on vient de le voir, le fait dominant de l’histoire de la colonisation algérienne. A travers les oscillations sans nombre, les indécisions fréquentes, les tâtonnemens incessans, les essais plus ou moins heureux, les programmes pris, abandonnés, repris, qui caractérisent la ligne de conduite de l’administration depuis trois quarts de siècle, un grand fait se dégage, constant, immuable, le but toujours poursuivi de l’accaparement des terres indigènes. Môme les mesures inspirées par la bienveillance à leur égard comme le sénatus-consulte de 1863 ont tourné à leur détriment. En fait, depuis 1840, année où prévalut l’idée de la colonisation officielle, pas une année ne s’est écoulée sans que, par un procédé ou par un autre, avec un zèle inégal et à travers des fluctuations d’opinions, l’administration n’ait cessé de poursuivre son but. L’éviction des premiers possesseurs du sol a suivi depuis cette époque une marche continue et il est curieux d’en relever, décade par décade, les étapes progressives.
De 1841 à 1851, la colonisation officielle étant inaugurée, 115 000 hectares sont distraits pour créer ou agrandir des villes et villages. De 1851 à 1861, 250 000 hectares sont aliénés. De 1861 à 1871, on concède près de 400 000 hectares ; de 1871 à 1881, 401 099 hectares ; de 1881 à 1891, 176 000 hectares ; de 1891 à 1901, 120 097 hectares ; de 1901 à 1905, 142 000 hectares : en tout 1 600 000 hectares environ. Mais ces 1 600 000 hectares ne représentent par seuls la surface territoriale dont les indigènes ont été privés : il faut y joindre les 800 000 hectares du Domaine actuel et 2 700 000 hectares de forêts domaniales et communales sur lesquelles, avant la conquête, ils avaient un droit de jouissance, et dont la fermeture, après la conquête, s’est traduite pratiquement pour eux, par suite de l’application à l’Algérie de notre Code forestier de 1827, par l’interdiction absolue du pacage dans certaines forêts et sa limitation dans certaines autres En somme, c’est sur 5 millions d’hectares que des limites ont été apportées, depuis la conquête, à la jouissance, ou aux facultés légales d’exploitation du sol par les indigènes.
Cette dépossession du sol n’a pas été sans influer sur l’état économique et social d’un peuple qui vit à peu près exclusivement de la culture de la terre. Toutefois, au début, les premières aliénations qui furent volontaires n’occasionnèrent ni souffrance ni gêne. De 1830 à 1840, lors de la période de la colonisation libre, à l’époque où les colons s’installaient avec leurs propres capitaux dans le pays, on peut même dire que la colonisation ainsi pratiquée fut pour les indigènes un bienfait. Les colons libres avaient trouvé eux-mêmes la formule de l’association, et, mieux que de l’avoir trouvée, l’avaient consciencieusement et loyalement appliquée. Les besoins en main-d’œuvre des exploitations étendues des Européens transformaient Arabes et Kabyles en associés effectifs. D’autre part, les terres défrichées par les colons n’appartenaient qu’en très faibles quantités au patrimoine utile des populations locales. C’étaient des terrains vacans ou des disponibilités territoriales obtenues par des transactions et des partages aisément supportés par les indigènes. Les terrains du Sahel autour d’Alger, d’Oran et de Bône, qui furent d’abord colonisés, étaient tous en coteaux, broussailleux, d’un défrichement difficile, et d’un faible rendement en céréales ; la plaine qui les prolonge et qui fut colonisée de 1840 à 1850, était en général marécageuse, insalubre ; et les terres profondes et fortes se prêtaient mal à des labours d’attelage léger et de faible outillage des indigènes. L’embouchure de la Macta et de l’Habra, la plaine de la Mitidja, du lac Halloula au Hamiz, l’embouchure de l’oued Corso et de l’oued Isser, la plaine de Bougie, celle de Bône depuis le Fezzara jusqu’à la Calle. le cours inférieur du Salsaf, le bassin du Hamma assainis pendant cette époque étaient autant de marais. Tout le Sahel de Cherchel à Dellys, tout le versant de l’Atlas au sud de la Mitidja, les coteaux de Philippeville en dehors de la vallée du Salsaf, le Sahel entre Bône et Guelma entièrement défrichés vers 1850, étaient des champs de palmiers nains.
Douloureuses au contraire pour les populations indigènes furent les constitutions de périmètres faites de 1850 à 1863 au delà de cette première zone par les commissions de cantonnement. Là se trouvaient des terrains comme les terres du beylik autour de Constantine louées à azel, dont certaines populations étaient locataires de temps immémorial et se considéraient comme usufruitières. Dès 1869, les chefs indigènes se plaignaient au maréchal de Mac-Mahon de ce que les meilleures terres irrigables eussent échappé ainsi à leurs administrés.
Les confiscations de 1871 furent plus désastreuses encore pour les indigènes. Les terres dont ils furent alors dépossédés étaient les meilleures d’après l’appréciation des commissions chargées des opérations du séquestre. C’étaient des fonds de vallées à terres profondes, des plateaux accessibles à la culture des jardins et des olivettes situés à proximité des villages kabyles. Les opérations du séquestre de 1871 furent d’autant plus sensibles aux tribus qui les subirent, qu’elles eurent lieu souvent au sein d’une petite démocratie rurale, dense et peu munie de terres. Quant aux achats faits depuis cette époque pour la colonisation officielle, qu’ils aient été faits à l’amiable ou à la suite d’expropriation, ils n’en ont pas moins eu, dans nombre de cas, des conséquences fâcheuses. L’abandon des terres cultivés séculairement par leurs ancêtres, et auxquelles ils sont attachés par un lien dont la durée a fait une sorte de religion, est une épreuve morale et sociale qui a affecté péniblement les Arabes et les Kabyles et a été sans compensation pour eux[1]. En effet, payés en argent, les indigènes ne savent pas la valeur de ce qu’ils reçoivent. N’étant ni guidés ni surveillés, ils dépensent rapidement les espèces touchées et se trouvent, au bout de quelques mois, sans terres et sans argent. Payés en nature, avec des parcelles de terres qu’on leur cède en échange de celles qu’on leur prend, ils se plient plus ou moins mal aux changemens nécessaires d’exploitation ; les difficultés de la mise en valeur les rebute et ils sont à la merci d’une offre habile ou d’un coup de tête qui leur fait abandonner une propriété à laquelle il n’ont eu le temps ni le courage de s’attacher.
Non moins que la dépossession des 1 700 000 hectares de terres qui leur ont été enlevés, la privation du droit de jouissance des 3 300 000 hectares qui représentent la superficie des surfaces boisées et des terres du domaine en Algérie a diminué les moyens d’existence des indigènes. En effet, il faut se rappeler que les bois ne sont pas en Algérie inhabités comme les nôtres. Tandis que nos forêts du continent ne sont habitées que par les gardes-surveillans, la forêt algérienne est peuplée : on y vit, on y meurt, on y sème, on y laboure ; une population pauvre et sobre, mi-nomade et mi-pastorale, qui n’a pour toute richesse que ses troupeaux, y campe depuis des siècles. Le pâturage est pour l’habitant des forêts une des formes du droit de vivre. Or, notre Code forestier de 1827, que nous avons transporté en Algérie, n’a pu prévoir les conditions si particulières où ce pays se trouve placé, ni les besoins impérieux, ni les habitudes séculaires de ses habitans. L’habitation et le labourage en forêts, souvent indispensables à l’existence du troupeau, ont été considérés comme des délits. Des mesures presque draconiennes ont été prises. En cas d’incendie, si les coupables demeuraient inconnus, la forêt était fermée pour six années, même aux usagers ; des amendes collectives étaient frappées sur les tribus du territoire ; quand les incendies dénotaient un concert préalable, on les assimilait à des faits insurrectionnels et ils pouvaient entraîner l’application du séquestre sur les populations incriminées.
A la vérité, beaucoup de ces incendies sont dus à des causes fortuites, parfois à la négligence de certains colons ou concessionnaires européens. De 1891 à 1895 notamment, on n’a relevé que 15 pour 100 d’incendies pouvant être attribués à la malveillance. Mais les indigènes n’en étaient guère plus épargnés. Jules Ferry, le premier, dénonça ce régime sous lequel 90 000 procès-verbaux furent dressés en 1883 et 1890, et les condamnations pécuniaires montèrent en une seule année à 1 600 000 francs. De par l’application des dispositions de notre Code forestier à l’Algérie, le gouvernement de toute la population indigène qui vit de la forêt et qui s’élève à près de 800 000 individus est passé, en fait, aux mains de l’administration forestière ou plutôt de ses agens subalternes, et cette population est tombée dans un dénûment tel que d’aucuns n’ont pas craint de le comparer à celui des parias de l’Inde ou à celui des miséreux d’Irlande.
Les institutions administratives, civiles et judiciaires des indigènes ont été maintenues plus longtemps que leurs institutions économiques, l’utilité d’assumer la responsabilité de l’administration directe de nos sujets musulmans n’ayant pas paru tout d’abord au gouvernement présenter un intérêt aussi urgent que la modification de la propriété foncière indigène. Lors de la division en 1844 de l’Algérie en territoire civil et territoire militaire, seuls les indigènes habitant le territoire civil perdirent leur autonomie administrative, et vécurent côte à côte avec les Européens, tantôt dans un seul centre, tantôt et le plus souvent dans des douars annexés à un centre chef-lieu, centre qui fut appelé commune de plein exercice et qui eut une administration analogue à celle de nos communes métropolitaines : un conseil municipal élu, des adjoints, un maire. Mais à l’origine le territoire civil était excessivement restreint, borné aux quelques villes de la côte et du Tell, aux points stratégiques et aux villages de colonisation officiels. Dans tout le reste du pays les indigènes conservèrent leur origine patriarcale ou féodale sous l’autorité des bureaux arabes. Le territoire militaire de chaque département formait une division partagée en subdivisions, cercles, annexes et en communes. A la tête de l’administration de la commune fut le commandant supérieur du cercle, assisté d’une commission mixte où figuraient le chef du bureau arabe et des caïds en nombre égal à celui des tribus comprises dans la circonscription communale. On a beaucoup incriminé les bureaux arabes et le régime militaire qu’ils personnifiaient ; on les a accusés de former un corps puissant et exclusif, de suivre trop les erremens des chefs indigènes, de commettre des abus de pouvoir, des extorsions, et de provoquer, pour faire valoir leurs services, des insurrections périodiques. Mais sans avoir à examiner ici ce qu’il y eut d’exagéré ou de fondé dans ces critiques, nous devons dire que l’officier des bureaux arabes se montrait plutôt sympathique à l’Arabe, homme de grande tente, aristocrate, fastueux et magnifique. Son intimité avec les chefs indigènes qu’on lui a tant reprochée n’avait presque jamais le caractère d’un calcul ou d’une compromission, c’était une sorte de camaraderie militaire, presque de fraternité d’armes entre des hommes d’épée. Il se montrait volontiers plein d’humanité à leur égard, et dans la répartition des terres entre le domaine et les indigènes qu’entraînaient l’application du système de cantonnement et plus tard celle du sénatus-consulte, il prenait très souvent la défense de ses administrés dont il avait intérêt à ne pas provoquer les plaintes et les récriminations. Mais, en 1870, le régime militaire fut condamné sous la pression des colons qui se plaignaient, sinon de l’hostilité, du moins de l’indifférence des bureaux arabes à leur égard, et dès lors le territoire civil se développa avec une extrême rapidité aux dépens du territoire militaire. Ce territoire civil qui, en 1870, couvrait une superficie de 1 279 361 hectares avec 493 000 habitans seulement, fut porté en 1876 à 4 200 000 hectares avec une population de 1 316 000 habitans. En moins de deux ans, de 1880 à 1882, le gouverneur général, M. Albert Grévy, y incorporait 5 834 000 hectares et 926 000 habitans. A la fin de 1900 enfin, son étendue atteignait 13 087 000 hectares sur lesquels on recensait 4 159 000 habitans. Le territoire militaire ne comprend plus actuellement qu’une partie des Hauts-Plateaux et du Sahara algérien avec une population de 588 000 âmes. C’est seulement pour cette population de nomades et d’oasiens que l’ancienne organisation est maintenue.
Avec le régime militaire tomba le système de la domination pure, et le régime civil qui lui succéda inaugura une nouvelle politique, celle de l’assimilation. Dans cette conception l’Algérie ne devait plus être qu’un prolongement de la France et les diverses variétés de sa population devaient être administrées comme les Français de la métropole. On rêva de supprimer le poste de gouverneur général et le Conseil supérieur du gouvernement, d’isoler les départemens algériens, de ne laisser subsister entre eux aucun lien et d’en faire des unités semblables à nos quatre-vingt-six départemens de France. Si l’on ne put aller jusque-là, du moins les vues nouvelles reçurent en grande partie leur application par le décret du 5 septembre 1881 qui rattacha les principaux services coloniaux aux services analogues de la métropole dépendant des divers ministères à Paris. On se plut en outre à croire qu’il serait possible, facile même de fondre l’élément indigène avec l’élément européen, c’est-à-dire de faire absorber le premier par le second de manière qu’il ne restât aucune différence dans les mœurs et dans les coutumes, soit extérieures, soit intimes, des deux populations. Beaucoup de bons esprits se laissèrent aller à cette manière de voir. Rien ne leur apparaissait plus aisé que d’appeler les indigènes à vivre avec nous de la même existence, en remplaçant par les nôtres leurs institutions administratives, judiciaires et civiles. On se flattait de supprimer ainsi les difficultés de toute nature résultant de la juxtaposition de deux sociétés différentes, de simplifier la tâche du législateur et des administrateurs, de rendre aux indigènes eux-mêmes un inappréciable service, en les faisant jouir d’une administration européenne. Les cadres de la société indigène furent donc brisés, et l’ancienne tribu dirigée par des caïds fit place à des fractions de tribus ou douars administrés par des cheiks. Et comme l’organisation de la commune de (plein exercice, qui exigeait pour son fonctionnement la présence d’un certain nombre d’Européens, ne pouvait convenir à cette multitude de douars épars sur toute la surface de l’Algérie et formés par une population exclusivement indigène, on créa une unité administrative nouvelle, la commune mixte, qui eut pour but de remplacer par l’administration civile celle des bureaux arabes. La commune mixte fut formée d’un certain nombre de douars au milieu desquels un personnel administratif européen vint s’installer. Chaque douar, ayant à sa tête un cheik, appelé adjoint ou président, posséda une petite autonomie communale ; au centre de la commune mixte, les cheiks formèrent la commission municipale, présidée par l’administrateur et soumise au contrôle du préfet. Les communes mixtes eurent un budget propre et leurs cheiks votèrent les dépenses et les recettes de la commune. L’administrateur fut à la fois le chef de la municipalité et l’agent gouvernemental chargé de la police politique. Assisté de ses adjoints, il dut vivre au milieu de ses administrés, se tenir en contact direct avec eux et ne laisser aux cheiks qu’une autorité relative. Ainsi l’immense majorité de la population indigène, plus de quatre millions d’habitans, comprenant la population du territoire civil et de la partie septentrionale du territoire de commandement, se trouva plus ou moins englobée dans notre organisation départementale et communale. Seuls les indigènes du Sud ont été laissés en dehors ; mais même dans ces territoires, la plupart des grands commandemens indigènes ont disparu. Si l’on excepte les Ouled Sidi-Chéïkhs, les chefs placés à la tête des tribus ne sont plus comme autrefois une aristocratie tranchant de pair avec nous, mais un corps de fonctionnaires dans notre complète dépendance.
L’assimilation judiciaire a été menée de front avec l’assimilation administrative. Au criminel, il n’existe plus aujourd’hui de magistrature indigène. Sur toute l’étendue de l’Algérie on s’est appliqué à remettre la justice répressive en des mains françaises. Tout d’abord il fut décidé qu’en territoire civil les indigènes se trouveraient soumis aux juridictions de droit commun : justices de paix, tribunaux correctionnels, cours d’assises avec jury. Kabyles et Arabes furent ainsi jugés par les mêmes juges avec les mêmes formes, les mêmes pénalités que les habitans des départemens français. Il n’y eut qu’une exception à cette règle : les pouvoirs disciplinaires confiés aux administrateurs dans les communes mixtes par la loi de 1881 qui autorise ces derniers à appliquer pour les infractions mentionnées dans le Code spécial de l’indigénat des pénalités pouvant aller jusqu’à cinq jours de prison et quinze francs d’amende.
Au civil seulement a été conservée une magistrature indigène : les cadis, mais dont on n’a cessé de restreindre la compétence. Tout d’abord les appels ont été réservés aux tribunaux français, et les mahakmas ou tribunaux de cadis ont dû se borner à ne plus connaître qu’en première instance des affaires litigieuses entre musulmans ; encore est-ce seulement dans le cas où les parties ne sont pas d’accord pour aller devant les tribunaux français. Jadis les cadis remplissaient en outre les fonctions d’officiers ministériels, dressaient en cette qualité les actes de mariage et de divorce, les contrats de vente ou de partage. Mais en 1886, on a réduit au strict minimum leurs attributions judiciaires. Aujourd’hui ils ne prononcent plus que sur les contestations relatives au statut personnel et aux droits successoraux ; encore ces affaires leur échappent-elles quand ce sont des Kabyles qui sont en cause ou quand les deux parties se mettent d’accord pour saisir le juge de paix. Le véritable magistrat de première instance est aujourd’hui le juge de paix qui, en matière musulmane, connaît en dernier ressort des actions civiles, commerciales, mobilières et immobilières dont la valeur n’excède pas cinq cents francs de principal, en premier ressort de toutes les actions dont la valeur excède ce taux. D’après la loi du 17 avril 1889 sur l’organisation de la justice musulmane, le juge de paix peut avoir à trancher comme le cadi lui-même les questions relatives au statut personnel et aux droits successoraux.
On ne peut, on le conçoit, transformer les institutions économiques d’un peuple, détruire ses institutions sociales, administratives et civiles, réformer ses institutions judiciaires sans qu’il en résulte des modifications profondes dans les conditions d’existence de ceux qui sont soumis à de pareils bouleversemens. Il n’a pas manqué d’en être ainsi chez les indigènes algériens. Ces mesures ont rompu les masses compactes arabes, déterminé le fractionnement des groupes et fait disparaître l’ancienne organisation féodale et patriarcale. D’une aristocratie elles ont fait une démocratie. Les anciens caïds, les chefs de grande tente ont vu supprimer les clémens de leur puissance, tarir la source de leurs revenus, et ont perdu la considération d’autrefois. La masse de la population a été soustraite à leur domination et à leur influence. Elle a dû passer sans transition du régime indivis auquel elle était habituée depuis des siècles à celui de la propriété individuelle. Libéré des obligations qu’il devait aux grands chefs indigènes, l’Arabe s’est trouvé livré à lui-même, seul, et a dû développer son initiative propre. L’homme de poudre et de guerre d’autrefois a dû adopter de gré ou de force la condition de cultivateur ou de salarié. Une partie des indigènes rompant avec les traditions du passé ont pu se fixer au sol dont la propriété leur était reconnue ; d’autres n’ont pas su conserver leurs terres, en ont été dépossédés et ont dû chercher du travail chez les colons et sur les chantiers de travaux publics et de mines.
Plus encore que les confiscations de 1841 et de 1871, les mesures législatives prises depuis le sénatus-consulte et surtout depuis la loi de 1873 ont rendu la situation matérielle des indigènes précaire et augmenté leur misère et leur détresse. La loi de 1873 sur la constitution de la propriété foncière indigène était à peine votée qu’on en vit partout les funestes effets. Bon nombre d’attributaires auxquels on avait réparti des lots trop exigus vendirent leurs terres. D’autres, après une ou deux mauvaises récoltes, manquant de ressources, se virent dans l’impossibilité de les cultiver, empruntèrent, se trouvèrent grevés de nouvelles charges, et ne pouvant rembourser à l’échéance se virent dépossédés. Beaucoup furent dépouillés par des spéculateurs qui les exproprièrent au moyen de titres de créances remontant parfois à de nombreuses années. Quelques douros, prêtés à 50 pour 100 d’intérêt pour trois mois, étaient le point de départ d’une expropriation. Le jour même de la délivrance des titres, les huissiers se mettaient en campagne pour saisir. C’est ainsi qu’aux environs d’Oran, dans les communes de Ténazet, El-Gada, Telibat, Toumiat, une grande partie du territoire passa entre les mains des usuriers et que beaucoup d’indigènes furent dépouillés pour des créances antérieures à la délivrance des titres de propriété. Dans certaines tribus, les facultés contributives des indigènes se trouvèrent diminuées de moitié. Dans une lettre adressée en mars 1887 au gouverneur général, un fonctionnaire écrivait : « Prenons deux douars, communes à proximité d’Oran, ceux de Toumiat et de Ténazet, et reportons-nous aux rôles d’impôts qui sont un critérium absolument certain, puisqu’ils sont une évaluation exacte de la fortune des indigènes : avant la constitution de la propriété indigène dans ces deux douars, en 1878, le total de l’impôt était, pour Toumiat, de 13 294 francs et pour Ténazet de 19657 francs. En 1887, année excellente au point de vue des céréales et de l’élevage du bétail, le total de l’impôt pour Toumiat est descendu à 4 471 francs au lieu de 13 294 francs, et pour Ténazet à 12 696 francs au lieu de 19 657 francs, soit une diminution de 66 pour 400 pour le premier des deux douars et de près de 35 pour 100 pour le second. »
De toutes ces mesures législatives, la plus fatale fut la loi de 1887 qui appliqua la loi française aux partages et licitations des propriétés indigènes, et l’on vit dès lors des usuriers et des gens d’affaires, non contens de s’attaquer à la propriété individuelle nouvellement constituée, mettre aussi la main sur la propriété collective indivise, et acheter pour quelques francs la part indivise d’un Arabe pour faire exproprier tout un douar. Le rapport de M. Franck-Chauveau, au nom de la commission sénatoriale d’études sur les questions algériennes en 1891, contient à ce sujet les détails les plus précis. D’après ce rapport, il n’était rien de plus ordinaire à cette époque que de voir, au lendemain de la délivrance du titre de propriété, un spéculateur survenir et acheter à l’une des parties son droit indivis pour un prix infime, puis assigner toutes les parties en licitation et partage. Etant donné le grand nombre des parties en cause et l’application des règles de la procédure française, le résultat de l’opération est extrêmement onéreux. On vit certaines licitations, dans lesquelles étaient intéressées 100, 200 et jusqu’à 441 ayans droit, coûter 5 000, 6 000 et 12 000 francs[2].
N’ayant pas les moyens de payer ou ignorans de notre procédure, les Arabes ne pouvaient se défendre, et tout le territoire de la tribu passait aux mains du spéculateur. Ils étaient chassés de leur ancien domaine ou obligés, à titre de métayers au cinquième ou d’ouvriers, de cultiver les terres dont ils étaient la veille propriétaires. Une agglomération de petits propriétaires a été ainsi transformée sur place en prolétariat, travaillant à de menues besognes, risquant, au prix de procès-verbaux répétés, leur maigre bétail sur les terres du colon, volant à chaque occasion le nouvel occupant usurpateur à leurs yeux, et constituant un danger et un reproche permanent pour l’administration qui a troublé leur ancienne existence et qui n’a pas su leur en assurer une nouvelle.
Pour donner une idée des souffrances auxquelles ont donné lieu les erremens que nous venons de signaler, nous citerons, entre autres, ces exemples. La tribu des Hammam-Rirha, d’où est parti en 1901 le mouvement insurrectionnel qui a abouti aux déplorables événemens dont le village de Margueritte fut le théâtre à cette époque, avait un territoire de 17 000 hectares en 1840. Il est réduit actuellement à 7 000 et ce sont leurs meilleures terres qu’ils ont perdues. Habitans d’une région montagneuse, ils n’ont pour toute ressource que de faire paître leurs troupeaux dans la brousse décorée du nom de forêt et se voyaient appliquer jusqu’en ces dernières années toutes les rigueurs du code forestier. Leur dénuement était extrême. Déjà, ils avaient, il y a une quinzaine d’années, fait entendre leurs plaintes devant la Commission sénatoriale de l’Algérie. La délégation qui visita le 12 mai 1892 leurs douars, et qui était composée de MM. Jules Ferry, Labiche, Combes, Isaac, entendit leurs tristes doléances. « L’administration ne s’occupe pas de nous, disaient-ils. Si l’Etat ne nous écrasait pas d’impôts, s’il nous concédait des terres du Domaine qui ne sont pas de vraies forêts, et si la caisse de prévoyance nous accordait des avances, nous sortirions certainement de notre misère. » On comprend, en présence de cette situation, quel terrain favorable ont présenté quelques années après aux excitations d’un fanatique les indigènes d’Hammam-Rirha.
La tribu des Ouled-Brahim-el-Amarna, voisine de Sidi-bel-Abbès, avait un territoire de 47 000 hectares. Le décret du 9 mars 1867 qui homologuait les opérations du sénatus-consulte répartit ce territoire entre trois douars-communes, Messer, Tirenat, Sidi-Yacoub, et une fraction, El-Amarna-Messer, comptait 26130 hectares composés ainsi qu’il suit : 129 hectares de domaine public, 410 de terres domaniales, 10 430 de forêts domaniales, 4 128 de communaux, 11 033 de terres melk ou arch de culture. A l’heure actuelle 991 hectares de communaux ont été classés dans le domaine forestier. L’agrandissement de Bou-Khanéfis, la création des villages de Tabia, de Boutin et de Mellinet ont amené un prélèvement net d’un millier d’hectares sur les communaux qui sont ainsi réduits à 2176 hectares. Quant aux terres melk et arch de culture, il n’en reste que 1 084 hectares sur lesquels la moitié sont hypothéqués.
Les 6 847 hectares de Tirenat comprenaient 5 939 de melk et d’arch, aujourd’hui tombés au-dessous de 2 500 hectares, et 817 hectares de communaux, réduits à près de 300. A Sidi-Yacoub, il reste 411 hectares sur les 8 064 hectares de melk qui existaient au moment du sénatus-consulte.
Quant à la fraction des Amarnas qui possédait 1 168 hectares de propriétés, elle en avait, dès 1879, aliéné 1 008 aux Européens.
Dans le douar Tiffilès, la situation des indigènes est plus grave encore. Ils n’ont plus un seul des 6 798 hectares de territoire melk reconnus en 1867, et il ne leur reste plus des biens communaux portés à ce moment pour 19 396 hectares, que 4 055 hectares utilisables pour une population qui est passée de 1 135 personnes en 1867 à 1 429 en 1901. La majeure partie des terres de Tiffilès avaient été achetées par des spéculateurs européens avant même que les commissaires de la loi de 1873 eussent pénétré sur le territoire. Ne pouvant maintenir sur des parcours réduits et entourés de fermes européennes le cheptel du douar, ni, à plus forte raison, le développer dans la mesure des besoins croissans, les plus laborieux des indigènes de Tiffilès, transformés par la nécessité, se sont faits laboureurs dans les fermes, un grand nombre ont quitté le douar et sont allés à Bel-Abbès, ou dans les villes, chercher des moyens d’existence incertains. La population indigène a été déracinée.
Non plus enviable d’ailleurs est l’état de la presque totalité des indigènes qui sont restés fixés au sol. Logés dans des cabanes construites avec des roseaux fragiles, exposés presque sans défense aux intempéries des saisons, vêtus d’un burnous troué, quand ils en ont un, ou d’une gandoura ou chemise en lambeaux, se nourrissant, les jours de fête, d’une grossière galette d’orge pilée dont le chien d’un Européen ne voudrait pas, et, les jours ordinaires, d’herbes et de fruits des champs, tel est le sort navrant réservé aujourd’hui à ces victimes de la misère physiologique et du dénuement économique. Que ce soit en pays arabe, en pays kabyle ou en pays de colonisation, l’état économique précaire de la généralité des indigènes est indéniable. Suivant les points, la nature des ressources dont vivent les indigènes peut varier, leur quantité varie peu et elle est partout strictement mesurée. En Kabylie notamment, le point limite de la productivité du sol paraît atteint, à tel point que d’aucuns ne voient d’autre moyen de diminution de la misère que la diminution même de la population.
ROUIRE.