Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 7

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 49-54).



CHAPITRE VII.


On transporta alors le camp sur le champ de bataille, pour être plus à portée de prendre la viande des bisons. Quelque décidé que je fusse à oublier ma chute, je me trouvai le lendemain fort souffrant de ses suites et de la fatigue de la chasse ; mon guide de même. Le jour suivant, nos compagnons virent et chassèrent une autre grande troupe de bisons. La nuit, nous fûmes fort ennuyés par les cris incessants et les batailles d’une quantité de chiens et de loups, qui nous avaient suivis dans la prévision du festin qui se préparait pour eux. La plaine ressemblait alors à un vaste étal : les femmes, dont c’est le travail, coupaient la viande et la suspendaient au soleil, et ce spectacle était des plus originaux. En me basant sur le nombre des bisons tués dans ces deux chasses, je calcule que les métis en tuent à peu près trente mille par an.

Satisfait de cette impression de chasse, je songeai à regagner les établissements de la compagnie ; mais je trouvai mon guide si malade, que je craignis de le voir hors d’état de continuer la route. Je cherchai à me procurer un des chasseurs pour le remplacer, mais aucun d’eux ne consentit à entreprendre une aussi longue traite, seul, à cause des Sioux sur le territoire desquels nous nous trouvions. Ne trouvant personne, je me préparais à partir seul, quand mon guide, se croyant mieux, me proposa de m’accompagner, à la condition d’aller en charrette et de ne pas s’occuper des chevaux ni de la cuisine. J’y consentis de grand cœur, ses services m’étant indispensables.

Nous partîmes le lendemain pour cette route de deux cents milles. Une troupe de vingt chasseurs nous escorta jusqu’à une dizaine de milles, pour nous protéger contre les Sioux du voisinage. Nous nous séparâmes alors après avoir fumé le calumet de l’amitié ; je ne pus me défendre d’un très-vif sentiment de regret ; j’avais reçu de la part de ces hommes sauvages et rudes tant de preuves de dévouement et d’amitié sincères. Nous trouvâmes l’eau très-rare dans cette première étape ; la plupart des mares qui nous avaient abreuvés en venant s’étaient desséchées.

Nous rencontrâmes une troupe de loups et de chiens sauvages attirés par l’odeur des corps morts. Après avoir entravé les chevaux, dressé ma tente et préparé le souper, je rentrai pour me coucher, non sans crainte d’une visite hostile des Sioux ; mon guide, pendant la nuit, cria dans un sommeil fiévreux, que ces ennemis fondaient sur nous. Je bondis sur mon fusil, et sortant dans l’obscurité, je faillis tuer mon cheval qui, en tombant dans les piquets de la tente, avait été cause de la frayeur du guide.

Nous marchâmes le jour suivant avec autant de rapidité que la santé de mon guide le permettait, et le soir du 30 juin nous campâmes sur les bords du Pambinaw. Je perdis un temps considérable le lendemain matin à attraper les chevaux, ces animaux parvenant, malgré les entraves, à marcher encore assez vite. L’après-midi, nous atteignîmes le lac Swampy (boueux). Un peu avant le coucher du soleil, nous fûmes au milieu de ce lac, mais mon guide se plaignait tellement que je ne pus pas continuer.

Je réussis à trouver un petit point sec au-dessus de l’eau, assez large pour me permettre de m’asseoir, mais point assez pour y mettre mes jambes, qui trempaient ; car il n’y avait point de place dans la petite charrette pour le guide et moi. Sans aucun moyen de faire la cuisine, je dus manger ma viande sèche. J’essayai de dormir, mais ce fut impossible à cause des myriades de moustiques qui semblaient décidés à boire jusqu’à la dernière goutte de mon sang. Après m’être battu avec eux jusqu’à quatre heures, le lendemain, mes yeux presque crevés par leurs piqûres, je cherchai les chevaux, qui s’étaient traînés dans un endroit plus profond, attirés par quelques roseaux. J’eus à les poursuivre avec de l’eau jusqu’à la ceinture, et nous ne pûmes partir qu’à neuf heures.

En quittant cet abominable marais nous n’étions qu’à une journée de marche des établissements, et mon guide, se croyant beaucoup mieux, insista pour que je le laissasse conduire la charrette, pendant que je continuerais plus vite à cheval. Je n’y consentis qu’après l’avoir vu sain et sauf de l’autre côté de la rivière Puante, que les chevaux traversèrent à la nage ; je marchai seul en avant vers le fort, je tombai sur un nouveau lac de boue. J’avais pris un mauvais chemin, car en poussant en avant, mon cheval enfonça immédiatement jusqu’au cou dans l’eau. Voyant que je ne pouvais ni avancer ni reculer, je descendis et me trouvai dans le même embarras, pouvant à peine tenir ma tête au-dessus du marais. Je m’arrangeai toutefois pour atteindre le terrain solide, et avec mon lasso je parvins à sortir mon cheval. Je remontai et tentai l’aventure d’un autre côté, mais sans plus de succès. La boue m’entourait de tous les côtés, aussi loin que je pouvais voir. Mon cheval refusait de me porter d’avantage. Je dus donc descendre et le traîner de mon mieux jusqu’au ventre dans la boue et une eau grouillante de reptiles.

J’avais donc perdu ma route, je n’avais pas de boussole, et comme il pleuvait très-fort, je ne pouvais voir le soleil. Je me décidai toutefois à suivre une direction quelconque à tout hasard, espérant rejoindre la rivière Assiniboine, par les rives de laquelle j’atteindrais à coup sûr le fort. Après avoir marché ainsi huit ou dix milles, je trouvai enfin cette rivière, et deux heures après j’étais au fort Garry. Le lendemain matin, j’appris que deux hommes avaient apporté mon guide en allant à la recherche des chevaux. Le pauvre diable en me quittant s’était trouvé plus mal, et à peine avait-il marché qu’il fut obligé de s’arrêter. Il mourut deux jours après son arrivée.

Le fort Garry est un des mieux construits sur le territoire de la baie d’Hudson. Ses murs de pierre armés de canons protègent de grands magasins et les habitations des chefs de l’établissement : aussi ne redoute-t-il rien des métis ou des Indiens. Le gouverneur se nomme M. Christie.

Les fonctions de gouverneur de l’établissement de la rivière Rouge sont remplies de responsabilité et de tracas, car le bonheur et le repos de toute la colonie dépendent de la manière dont elles sont accomplies. Les métis sont très-portés à se plaindre, et bien que la compagnie les traite avec beaucoup de libéralité, ils demandent presque des impossibilités ; on ne peut cependant concevoir une administration plus juste d’un aussi immense trafic. En temps de famine les administrateurs aident tout le monde alentour ; ils fournissent des médicaments aux malades, et tentent même d’agir comme médiateurs entre les tribus hostiles des Indiens. On ne voit ni ivrognerie ni débauché autour des postes, et la prohibition des liqueurs est telle que les officiers eux-mêmes n’en reçoivent qu’une ration très-modérée destinée à leurs voyages.

Je n’examinerai pas le côté politique du monopole du commerce des fourrures entre les mains d’une seule compagnie, mais j’exprimerai la conviction que je me suis formée par la comparaison des Indiens du territoire de la compagnie d’Hudson et ceux des États-Unis ; c’est qu’en ouvrant le commerce avec les Indiens à tous ceux qui veulent le faire, on marche droit à leur destruction. Car si d’une part il est de l’intérêt d’une grande compagnie comme celle d’Hudson d’améliorer les Indiens et de les pousser à l’industrie suivant leurs habitudes de chasse, même à leur profit ; il est aussi, par contre, de l’intérêt de petites compagnies et d’aventuriers isolés de tirer le plus de bénéfices possibles du pays dans le temps le plus court, bien que par ce procédé la source même de la fortune se tarisse. La malheureuse passion des liqueurs qui caractérise toutes les tribus indiennes, et les effets terribles qui en résultent, sont des instruments de destruction assurés dans des mains intelligentes.

Tout le monde sait que, malgré les lois des États-Unis qui défendent si strictement la vente de la liqueur aux Indiens, il est impossible de l’empêcher, et tandis que bien des marchands font de rapides fortunes sur leur territoire, les Indiens déclinent rapidement en caractère, nombre et puissance, tandis que ceux qui sont en contact avec la compagnie d’Hudson, conservent leurs caractères particuliers, ne diminuent pas comme nombre, et prennent une certaine part au mouvement civilisateur qui les avoisine et les touche.