Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 22

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 213-227).

CHAPITRE XXII.


30 novembre, 1er décembre. — Je restai au fort pour guérir mes pieds, ce qui arriva bien vite, car je ne fis guère autre chose que dormir et manger des poissons devant le feu. Le 1er au soir, nous nous trouvâmes donc si bien que nous nous disposâmes à partir le lendemain pour Edmonton, que nous comptions atteindre en quatre jours.

2 décembre. — Partis le matin de bonne heure avec les raquettes à neige et peu de provisions, sachant que nous trouverions des lapins tout le long de la route. Nous traversâmes les bois épais et encombrés d’arbres tombés, ce qui retarda notre marche en la rendant fatigante ; mais nos forces renouvelées et la certitude d’un bon souper, en arrivant, nous permirent de faire une bonne journée. En campant le soir, on fit cuire les lapins tués sur le chemin ; il y en avait même plus qu’il ne fallait. Toute la soirée nous en vîmes qui couraient à dix pas de nous. Cette année ils étaient beaucoup plus nombreux que de coutume, et la forêt était remplie de pièges tendus par les Indiens ; nous aurions pu en profiter, mais nous ne crûmes pas devoir le faire, tant que nous avions nos fusils pour nous fournir. Ce sont des collets attachés à des branches flexibles qui se relèvent en suspendant le gibier hors de la portée des loups et des lynx qui abondent dans ces bois.

3, 4 et 5 décembre. — Notre route passe surtout à travers des forêts, mais le temps est agréable et nous avons des lapins en abondance, de sorte que la marche est une partie de plaisir.

Le 5 au soir, nous arrivons au fort Edmonton, où M. Harriett me donna une chambre pour moi, luxe que j’avais oublié depuis bien des mois. Edmonton devait être mon quartier d’hiver, et aucun endroit dans l’intérieur ne pouvait valoir celui-là. Les domestiques de la compagnie, avec leurs femmes et leurs enfants, s’élèvent à cent trente et vivent dans l’enceinte du fort d’une façon des plus confortables.

Le long des rives du fleuve, on voit, à vingt pieds au-dessous du sol, des couches de charbon de terre ; mais personne ne s’en sert beaucoup si ce n’est les forgerons, parce que l’on n’a pas dans ces régions éloignées les fourneaux ou les cheminées adoptés à cet usage.

Les provisions abondent à Edmonton ; viande fraîche de bison, gibier, oies salées, merveilleux poissons blancs, lapins, le tout à profusion, ainsi que de bonnes pommes de terre, des navets et de la farine. On broie le blé dans un moulin construit depuis mon dernier voyage et qui donne de très-bonne farine. On a essayé le blé indien, mais il ne réussit pas là à cause de la brièveté de l’été.

En dehors, les bisons se pressent par milliers près du fort ; les daims se trouvent à peu de distance, les lapins courent dans tous les sens, et on voit les loups et les lynx occupés à leur faire la chasse. Sept des tribus les plus importantes et les plus guerrières sont en communication très-constante avec le fort, qui est situé dans le pays des Crees et des Assiniboines ; il est visité deux fois par an par les Pieds-Noirs, les Sur-Cees, les Gros-Ventres, les Paygans, et les Indiens-de-Sang ; ils y viennent pour vendre de la viande de bison séchée, et de la graisse pour le pimmikon.

Les bisons étaient très-nombreux cette année, et on en avait tué plusieurs à quelques centaines de yards du fort. Les hommes avaient déjà commencé leurs provisions de viande fraîche pour l’été dans la glacière. Voici comment ils s’y prennent : ils creusent un grand trou carré, capable de contenir sept ou huit cents corps de bisons ; dès que la glace de la rivière est d’une épaisseur suffisante, on la coupe, avec la scie en blocs carrés semblables ; on en pave le sol de la glacière, et on verse dans les interstices de l’eau qui gèle et les réunit ensemble. On fait de même pour les parois verticales : on coupe les têtes et les pieds des bisons ; les carcasses, sans être dépouillées, sont divisées en deux parties et empilées jusqu’au haut de la glacière ; puis on recouvre le tout avec une couche épaisse de paille. De cette façon, la viande se conserve parfaitement bonne tout l’été, et devient bien plus tendre et plus succulente qu’à l’état frais.

Peu après mon arrivée, M. Harriett, deux ou trois personnes du fort et moi, nous nous préparâmes à une chasse de bisons. Nous avions le choix entre douze chevaux magnifiques de l’intérieur, puis dans une bande de sept ou huit cents qui rôdent en liberté autour du fort et destinés aux chefs de l’établissement. Un seul homme garde ce troupeau ; il les suit partout et campe près d’eux avec sa famille, en ramenant les chevaux qui vont trop loin. Ceci semble en apparence une besogne difficile ; mais l’instinct apprend bien vite aux animaux à ne pas s’écarter des habitations de l’homme ; comme ils se tiennent ensemble, ils font très-souvent de mauvais partis aux bandes de loups qui les entourent. Ces chevaux servent à envoyer le pimmikon et les provisions aux autres forts pendant l’été, car en hiver ils ne servent presque à rien. Le matin, nous déjeunons de bon appétit avec des poissons blancs, des langues de buffle, du thé et des galettes de farine. Nous montons ensuite à cheval et nous suivons la route tracée sur la glace par les hommes qui halent du bois. Après six milles de chemin, nous apercevons une bande de bisons sur la rive ; mais un chien qui nous a suivis donne l’alarme ; ils s’enfuient au galop à notre grand désappointement. Nous attrapons le chien ; on lui attache les jambes et on le laisse sur la route jusqu’à notre retour. Trois milles plus loin, la neige est foulée dans toutes les directions ; nous remontons sur le rivage ; nous trouvons dans le voisinage une énorme bande de bisons : il y en avait au moins dix mille. Un chasseur indien se détache en avant pour en pousser quelques-uns de notre côté ; mais la neige était si épaisse que les bisons ne pouvaient ou ne voulaient pas courir plus loin ; ils finissent par s’arrêter tout à fait ; nous attachons alors nos chevaux, et nous nous avançons à pied vers eux, à la distance de quarante ou cinquante mètres ; arrivés là, nous tirons ; mais, chose étrange, ils ne cherchaient ni à fuir ni à nous attaquer. Il y avait dans le troupeau un énorme taureau, dont je voulais m’emparer pour avoir la peau de sa tête et la conserver. Je réussis à l’abattre, mais avant de pouvoir m’en approcher, je suis obligé de tuer les trois bisons qui l’entourent et que rien ne peut chasser de là. Sans mon désir, je me serais volontiers dispensé de cette boucherie, car la chair de taureau est généralement dédaignée. La chasse devenant assez ennuyeuse, par suite de la tranquillité extraordinaire des bisons, nous nous décidions à retourner au logis pour envoyer nos hommes chercher les carcasses ; mais avant d’arriver à la rivière, un vieux taureau s’arrête juste au milieu du chemin. M. Harriett fait feu dessus pour essayer de le chasser, mais il ne lui fait qu’une légère blessure, et l’animal se précipite avec fureur contre son agresseur ; M. Harriett n’échappe qu’en faisant sauter son cheval de côté et en s’éloignant au plus vite ; le taureau s’élance à sa poursuite. Nous de mettre alors nos chevaux au galop derrière le bison, en tirant à mesure que nous approchons, mais sans autre effet apparent que de tourner sa rage sur nous ; ceci permet à M. Harriett de lui envoyer une couple de billes ; le taureau évidemment faiblit. Nous le touchions presque du bout de nos fusils et fîmes une décharge générale. Enfin, atteint de seize balles, il s’affaisse petit à petit et meurt avec une lenteur extraordinaire.

À notre retour, nous donnons l’ordre aux hommes de préparer les traîneaux pour aller, le lendemain matin, chercher les vaches tuées ; il y en avait vingt-sept ; je recommandai la tête de taureau à laquelle je tenais beaucoup.

Les femmes se mirent aussitôt à la poursuite du nombre de chiens nécessaire, car elles se chargent de ce soin. Il y a toujours deux ou trois cents de ces animaux qui rôdent autour des forts ; ils cherchent eux-mêmes leur nourriture comme les chevaux, et passent les nuits dehors. Ils rendent, dans ces contrées, les mêmes services que les chevaux, car on les emploie pour tous les transports sur la neige ; deux d’entre eux traînent aisément une grosse vache ; certes, ce n’est pas aux soins qu’ils doivent leur vigueur, car on ne se donne guère d’autre peine que celle de les battre avant de s’en servir, pour les faire tenir tranquilles pendant qu’on les attelle.

Il serait presque impossible de s’emparer de ces animaux, presque aussi sauvages que des loups, si l’on ne prenait la précaution, en automne, de leur attacher une petite bûchette légère qu’ils peuvent facilement traîner et qui sert aux femmes pour les attraper ; elles les ramènent alors au fort, où on leur donne quelquefois à manger avant de les atteler. Cela serait bien, sans l’accompagnement des coups de bâton, mais cela fait la plus amusante scène du monde.

Le lendemain de bonne heure, je suis éveillé par des cris et des hurlements, qui me font sortir en toute hâte de ma chambre ; je crois que nous allons tous être assassinés. Ce sont les femmes qui attellent les chiens ; quel spectacle ! Les femmes, comme autant de furies, brandissent d’énormes bâtons dont elles frappent impitoyablement les malheureux animaux, qui se roulent en poussant des hurlements de douleur et de rage ; cette scène se renouvelle jusqu’à ce que chaque attelage soit en état de se mettre en route. Dans le courant de la journée, les hommes sont de retour ; ils apportent les quartiers de vache prêts à être placés dans la glacière, ainsi que mon énorme tête de bison, que je pèse avant de la faire écorcher ; elle a un poids de deux cent deux livres. J’en rapportai la peau avec moi, en souvenir de mon voyage.

À ce moment de l’année, le fort présente un charmant aspect de joyeuse activité, chacun s’occupe ; une partie des hommes chasse, quand le temps le permet, et rapporte du gibier ; les autres scient des planches dans la scierie, et construisent des bateaux d’environ trente pieds de longueur sur six de largeur, plus commodes que les canots pour transporter les marchandises au comptoir de York, sur la Saskatchawan et la rivière Rouge.

La plupart des embarcations de ce genre se construisent à Edmonton, parce qu’on en a besoin d’un plus grand nombre pour transporter les pelleteries au comptoir d’York, que pour rapporter de là les marchandises ; aussi plus de la moitié des bateaux construits ne reviennent jamais. Ce système de décharge inégal exige nécessairement une construction incessante.

Les femmes s’occupent activement de la construction des vêtements et des moccassins ; elles mettent du pemmikon dans des sacs de la contenance de quatre-vingt-dix livres, et se chargent en outre de tous les soins du ménage. Les soirées se passent à causer et à fumer autour d’énormes feux. L’unique musicien de l’établissement est un joueur de violon ; il remplit un rôle important près de la population française de l’établissement, qui peut, grâce à lui, donner un libre cours à sa vivacité nationale, tandis que l’Indien, plus grave, assiste au spectacle avec un sérieux imperturbable. Aucune liqueur forte ne circule parmi les hommes du fort, Européens ou Indiens, mais leur gaieté ne semble aucunement s’en ressentir. Les chefs du fort gardaient, il est vrai, des spiritueux qu’ils se faisaient apporter à leurs propres frais ; mais pour leur consommation purement personnelle.

Le jour de Noël, on arbora le drapeau, et tout parut sous son plus brillant aspect pour faire honneur à la fête. Vers midi, toutes les cheminées flambaient, tandis que de savoureux parfums se répandaient de toutes parts dans l’atmosphère. Vers deux heures, nous nous mîmes à table. La société se composait de M. Harriett, du chef, de trois agents, de M. Thebo, missionnaire catholique du lac Manitou, situé à trente milles du fort, de M. Rundell, missionnaire wesleyen, qui résidait dans l’enceinte des piquets, et de moi, le voyageur, qui, quoique revenant des bords du Pacifique, représentais les pays civilisés.

La salle à manger était la plus grande pièce du fort ; elle avait peut-être cinquante pieds de long sur vingt-cinq de large ; elle était bien chauffée par des feux constamment allumés.

Les murailles et le plafond étaient tapissés de planches au lieu d’être badigeonnés, car on ne trouve pas de chaux dans les environs ; les boiseries étaient peintes et décorées d’une façon bizarre, et le plafond couvert de dorures fantastiques ; aucun Européen ne serait entré dans ce salon pour la première fois sans tressaillir.

On destine cette chambre aux réceptions des chefs sauvages qui visitent le fort, et l’artiste, inventeur de ces décorations, avait sans doute reçu l’ordre d’étonner les naturels. Il méritait à cet égard les plus grands éloges.

Aucune nappe ne couvrait notre table ; aucun candélabre d’argent, aucune porcelaine de Chine aux brillantes couleurs ne venaient se mêler à la simple magnificence de notre festin. Les assiettes et les plats d’étain poli, réfléchissaient de joyeux visages et suffisaient à donner un entrain charmant à cette fête de Noël.

Peut être sera-t-il agréable à quelque oisif dyspeptique qui se traîne péniblement dans les allées d’un parc de la capitale, afin de ramasser assez d’appétit pour manger à grand’peine un ortolan, de connaître la liste des mets qui nous furent servis.

Au bout de la table, devant M. Harriett, se trouvait un grand plat de bison bouilli ; au bas fumait un veau de bison accommodé de la même manière. Ne vous effrayez pas, timide lecteur, le veau était très-petit ; on l’avait enlevé à la vache longtemps avant qu’il n’eût atteint son entier développement ; c’est un des plats les plus recherchés des épicuriens de l’intérieur des terres. Devant moi, s’étalait un plat de mouffle au nez de morse séché ; mon voisin de droite distribuait, avec une gracieuse impartialité, du poisson blanc délicatement rissolé dans de la moelle de bison, tandis que M. Rundell coupait en tranches des queues de castors ; enfin, un autre convive découpait avec amour un rôti d’oie sauvage. Au centre de la table, s’élevaient des monceaux de pommes de terre, de navets et de pain, placés de façon à ce que chacun pût se servir sans interrompre les travaux de ses compagnons. Tel fut notre joyeux dîner d’Edmonton, dont ma mémoire gardera longtemps le souvenir.

Dans la soirée, on disposa la salle pour une danse, fête à laquelle M. Harriett avait invité tous les habitants du fort ; bientôt on vit arriver les conviés dans leurs toilettes les plus recherchées. Les Indiens, dont la principale parure consiste dans la peinture dont ils couvrent leurs visages ; les voyageurs avec leurs éclatantes ceintures et leurs moccassins joliment ornés ; les métis chargés de tous les ornements qu’ils avaient pu rencontrer, tant sauvages que civilisés. Tous riaient et causaient à l’envi. On entendait autant de différentes langues que l’on voyait de costumes : l’anglais fut employé pourtant, moins que les autres, car personne ne le parlait, excepté les convives du dîner ; et presque tout le monde prit part à la danse. À cette danse pittoresque, j’eus d’abord pour danseuse une jeune Cree qui portait autour de son cou une quantité de verroteries suffisante pour faire la fortune d’un marchand forain ; l’ayant amenée au milieu de la salle, je dansai autour d’elle avec toute l’agilité dont j’étais capable, au son d’une danse écossaise que le ménétrier jouait de toutes ses forces, tandis que ma danseuse sautait à pieds joints comme une Indienne seule peut le faire. Je crois cependant que nous nous attirâmes de grands applaudissements de la part des femmes et des enfants accroupis sur le plancher autour de la salle. Je dansai encore avec une autre dame, dont le nom poétique était Cunne-wah-Bum, « celle qui regarde les étoiles, » et je fus si frappé de sa beauté, que je lui demandai si elle voudrait poser pour que je lui fisse son portrait, ce qu’elle fit plus tard avec beaucoup de patience, tenant à la main son éventail, composé du bout de l’aile d’un cygne, avec un manche de tuyaux de porc-épic. Après plusieurs heures de ces réjouissances, nous nous retirâmes vers minuit pour prendre du repos.

Quelques jours après, quand nous fûmes un peu remis de nos amusements de Noël, je sortis avec François Lucie, voyageur métis dont sir Georges Simpson raconte le trait suivant dans son voyage autour du monde :

« Une bande d’Assiniboines avait enlevé vingt-quatre chevaux à Edmonton ; on les poursuivait, et on réussit à atteindre les ravisseurs à la petite rivière Boutbière. L’un des gardiens des chevaux, homme très-courageux, appelé François Lucie, se précipite dans le courant, se jette sur un grand sauvage, et malgré la force supérieure de son adversaire, il le serre de si près qu’il l’empêche de tendre, son arc ; mais l’Indien réussit, en frappant son assaillant avec cette arme, à le faire tomber de son cheval dans l’eau. François se relève promptement ; il allait frapper l’Assiniboine de son coutelas, quand le sauvage l’arrête en faisant brusquement tourner le manche d’un fouet qu’il portait suspendu à son poignet, de façon à lui ôter presque l’usage de son bras ; François ne continue pas moins à frapper de son arme les doigts de l’ennemi, jusqu’à ce qu’il les lui ait presque coupés, et quand à la fin l’Assiniboine lâche prise, il lui enfonce son coutelas dans le cœur. » François me raconta lui-même cette histoire à peu près dans les mêmes termes ; il ajouta que le sauvage ne mourut pas immédiatement, quoiqu’on pût voir battre son cœur à travers l’ouverture que lui avait faite le coutelas, il expira en retenant encore le lasso des chevaux.

À six milles du fort, nous vîmes un énorme ours dans notre voisinage, mais François ne voulut pas l’attaquer, quoique je lui eusse dit que j’avais déjà aidé à en tuer un.

Un homme plus jeune que lui, qui aurait eu sa réputation à établir, aurait peut-être tenté l’aventure ; mais François ne voulait pas s’exposer en attaquant un animal aussi formidable avec un seul compagnon. Le fait est que ces animaux sont très-redoutables à cause de leur force et de leur agilité, aussi ne sont-ils guère attaqués que par des jeunes gens, qui les tuent pour pouvoir fièrement porter leurs griffes suspendues à leur cou, ce qui compose l’un des plus beaux ornements dont puisse se parer un chef indien. L’ours marchait toujours ; il nous regardait de temps en temps, mais avec un air de mépris. Mes doigts brûlaient de pousser la détente de mon fusil ; il paraissait si facile de l’abattre, et sa fourrure était si belle ! Mais quoique mon fusil fût à deux coups, et que François fût à mon côté, ce qui nous donnait la presque certitude de pouvoir lui envoyer trois balles dans le corps, nous savions pourtant qu’il y avait dix chances contre une que cela ne suffit pas pour tuer l’ours assez vite et pour empêcher une lutte corps à corps.

Quelques milles plus loin, nous vîmes une petite bande de bisons ; François m’initia dans les mystères de ce qu’on appelle faire un veau. Deux hommes se couvrent, l’un d’une peau de loup et l’autre d’une peau de bison.

Ainsi affublés, ils se traînent à quatre pattes du côté des bisons, et aussitôt qu’ils ont réussi à attirer leur attention, le prétendu loup saute sur le prétendu veau, qui se met à beugler. Les bisons s’y trompent aisément. Comme les deux chasseurs imitent le beuglement avec beaucoup de vérité, le troupeau tout entier accourt pour défendre le veau avec une telle impétuosité, qu’il s’aperçoit de la ruse trop tard pour échapper. François possédait un beuglement incroyablement exact ; toutefois, aussitôt que les bisons s’aperçoivent de leur méprise, ils s’enfuient au plus vite, mais non sans laisser derrière eux deux victimes qui payent de leur vie leur peu de discernement. Peu de temps après, nous rencontrâmes une vache et un taureau, et nous nous préparâmes à mettre de nouveau notre ruse en usage. La vache fit mine de courir vers nous, mais le taureau, qui paraissait au fait des choses, voulut l’arrêter en se mettant entre elle et nous ; elle décrit alors un circuit et va passer à dix ou quinze pas de nous avec le taureau sur ses talons : nous tirons, François et moi, et elle tombe. Le taureau s’arrêta tout court, et, se penchant sur elle, essaya de la relever, lui témoignant son affection de la manière la plus touchante ; nous ne pûmes nous en débarrasser qu’en le tuant aussi. Après avoir chargé nos chevaux des meilleurs morceaux des trois vaches tuées, nous retournâmes au fort. François avait pris soin d’emporter les mésentères, ou monoplies, comme il les appelait, parties fort recherchées dans l’intérieur, quoique j’avoue ne pas les trouver de mon goût.

Une autre manière de chasser le bison, très-fatigante et fort usitée à Edmonton, consiste à se traîner sur le ventre, en s’aidant de ses mains, après s’être assuré que le troupeau ne peut sentir cette approche qu’à quelques mètres de lui. Nous nous placions pour cela les uns derrière les autres, de façon à ce que la tête du second fût aussi près que possible des talons du premier. Les bisons ne paraissaient pas faire la moindre attention à notre ligne mouvante, indifférence que les Indiens expliquent en disant qu’ils pensent voir un gros serpent qui se glisse sur la neige et entre les herbes.

Tout fatigué que j’étais, le soir, je restai longtemps cependant à admirer la vue du ciel, qui présentait les plus splendides phénomènes météorologiques. Une fois que ce fut bien la nuit, une zone lumineuse commença à paraître, elle augmenta rapidement d’éclat jusque vers neuf ou dix heures. Elle avait près de quatre degrés de largeur, et s’étendait de l’est à l’ouest au travers du zénith. Au centre, juste au-dessus de nos têtes, apparaissait un globe de feu, rouge de sang, d’un plus grand diamètre que la lune, lorsqu’elle s’élève dans un horizon chargé de vapeurs ; des rayons de lumière cramoisie, d’un jaune brillant sur les bords, s’échappaient de ce globe. La neige et tous les objets environnants se baignaient dans cette lumière éblouissante, et se coloraient de ces teintes éclatantes. Je restai devant ce splendide phénomène dans une admiration qui dura jusque passé une heure du matin ; à ce moment, l’effet augmentait encore. Je dus me retirer ; cependant, ceux qui restèrent levés me dirent que le météore disparut à trois heures, sans changer de forme ni de position.

Les Indiens attachent une idée superstitieuse à l’aurore boréale, qui dans ces latitudes, se manifeste avec une puissance extraordinaire. Ils croient que ces lueurs sont les âmes des morts, qui dansent devant le Manitou, ou Grand-Esprit.