Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 2

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 14-22).



CHAPITRE II.


Comme j’ai l’intention de parler du Sault-Sainte-Marie plus tard, j’en passerai ici la description sous silence. J’y séjournai quelques jours et m’embarquai pour Mackenaw sur un steamer. À Mackenaw, distant de quatre-vingt-dix milles, je trouvai une bande d’Indiens, au nombre de deux mille six cents, qui venaient de tous les points toucher une somme de vingt-cinq mille francs pour prix de terres cédées par eux aux États-Unis. C’étaient aussi des Ojibbeways et des Ottawas. En arrivant dans cet endroit, je plantai ma tente au milieu d’eux et commençai à les dessiner. Je fus obligé de m’éloigner, parce que leurs chiens affamés, ceux qu’ils gardent pour leurs traîneaux l’hiver et pour la chasse, dévoraient toutes mes provisions, et me menaçaient du même sort. On s’expliquera ce fait quand j’aurai dit qu’un soir, comme je finissais un croquis, assis par terre seul dans ma tente, avec ma chandelle plantée en terre près de moi, un de ces animaux fit irruption, saisit la chandelle tout allumée et s’enfuit en l’emportant, me laissant dans l’obscurité la plus complète.

Le jour suivant, comme je rentrais, je vis un chien se sauver de ma tente ; pensant qu’il venait de me voler, je résolus de me faire une justice sommaire et je déchargeai mon pistolet sur le maraudeur. Je m’aperçus que j’avais été plus loin que je ne pensais et que j’avais tué le chien. Je fus immédiatement assailli par le propriétaire de l’animal et par sa femme pour le payement de mon forfait ; je consentis à liquider l’affaire en leur demandant en échange le montant du jambon et des autres provisions qui m’avaient été soustraits par le défunt. Tout compte fait, nous nous trouvâmes quittes, et on m’invita à souper pour partager les dépouilles de ma victime, travail auquel je trouvai, quelques instants après, mes hôtes activement occupés.

Les Indiens nomment cette île Mitchi-Macinum ou la « Grande Tortue, » parce que, vue à distance, elle ressemble à cet animal. Elle est située dans les détroits qui séparent les lacs Huron et Michigan, et contient quelques endroits pittoresques, un pont naturel entre autres que tous les étrangers visitent. Une compagnie de soldats tient garnison dans l’île. Les habitants ne vivent que de pêche, les rapides leur fournissant une quantité immense de saumons et de poissons blancs. Beaucoup de marchands se réunissent à Mackenaw, aux époques de payement ; ils apportent avec eux des liqueurs alcooliques qu’ils vendent en secret à ces malheureux ; car le commerce en est interdit, et maint Indien qui vient à Mackenaw de bien loin, retourne à son wigwam plus pauvre qu’auparavant, ayant eu une bonne ivresse pour toute récompense de son long voyage !

Je fis le portrait d’un chef nommé Mani-tow-wah-bay ou « le Diable. » Il me demanda avec inquiétude mes intentions. Je lui dis, pour le rassurer, que ces dessins étaient destinés à sa grande mère, la Reine. Il dit qu’il avait souvent entendu parler d’elle, et que s’il avait le temps et les moyens, il irait lui faire visite. Il était très-satisfait que ce second lui-même eût une occasion de la voir. Il ajouta qu’il avait été un guerrier heureux, et que neuf scalps témoignaient de sa valeur. Il aimait beaucoup la boisson, et dans l’état d’ivresse, c’était un homme des plus violents et des plus dangereux.

Après trois semaines passées à Mackenaw, je me rendis à Green-bay, endroit bien placé pour devenir un port de commerce et destiné à être un poste important par la richesse du pays environnant ; par suite de spéculations insensées en 1836 et 1837, cette place a été paralysée, et on peut y avoir aujourd’hui des maisons pour rien, en consentant à les entretenir. Je m’amusai à chasser les bécasses qui y abondent. Huit jours après je partais avec trois voyageurs qui se rendaient à la rivière du Renard afin de voir les Indiens Manomanee réunis à cet endroit pour recevoir le montant des terres vendues par eux dans les environs du lac Winebago. Nous nous embarquâmes sur mon petit canot et, remontant le courant, nous arrivions la seconde nuit, vers onze heures, à une hutte indienne sur les rives du lac Winebago ou « lac Marécageux. » Deux sœurs y demeurent seules. L’aînée s’appelle Iwa-toke ou « le Serpent, » et la cadette Ke-wah-ten, ou « Vent du Nord. » Nous remontâmes alors jusqu’à la rivière du Renard ; à l’entrée du lac se trouve un comptoir indien auprès duquel une foule de paresseux engageaient tout ce qu’ils possédaient contre de la liqueur : aussi quantités d’entre eux étaient-ils étendus ivres morts.

Un Indien nommé Wah Bannim ou « le Chien Blanc » posa pour moi. Il était en deuil de sa femme, le deuil consiste en une couche de couleur noire étendue sur le visage. Il s’excusa de ne pas paraître en grand deuil, parce qu’une partie de la peinture s’était effacée. Il demandait ardemment du whisky pour se consoler de sa douleur. Après deux jours de marche, nous apercevions le camp Monomanee. La veille au soir, nous avions assisté à une pêche de saumons au harpon. La nuit, ce spectacle est fort pittoresque ; l’éclat rouge des pommes de pin et les racines enflammées attachées à l’avant de l’embarcation, font ressortir les corps bruns des Indiens sur l’eau et les bois d’alentour. On tue beaucoup de poissons de cette manière. Comme la lumière est très-vive et placée au-dessus de la tête des harponneurs, ils peuvent voir les poissons à une grande profondeur, et en même temps ces derniers sont fascinés.

Nous trouvâmes en cet endroit environ trois mille Indiens réunis et attendant avec impatience l’arrivée de l’agent pour leur rétribution. Il y avait aussi une grande quantité de marchands forains occupés à élever leurs baraques. Au bout d’une semaine, les bords de la rivière présentaient l’aspect d’une petite ville. Les baraques, placées par rangées sur le rivage, étaient remplies d’animation. À l’arrivée des Indiens, un conseil fut tenu, par trente chefs, sur une place réservée. J’y pris part sur l’invitation qui m’en fut faite par le chef Oscosh ou « le Brave des Braves ».

Il ouvrit la séance en allumant une pipe et, la passant à toutes les personnes présentes ; la pipe fit ainsi le tour de l’assistance. Les Indiens pensent que les flocons de la fumée montent au Grand-Esprit comme gage de l’harmonie qui préside à la réunion, et pour témoigner de la pureté de leurs intentions. Après quoi on s’entretint d’affaires ; c’étaient presque exclusivement des plaintes à porter au gouvernement. Lorsque plusieurs des chefs inférieurs eurent donné leur avis, Oscosh se leva et parla pendant une heure à peu près. Je n’ai jamais entendu de plus éloquent discours. Quoique petit, Oscosh était plein de dignité ; son attitude gracieuse se montrait libre de tout geste inutile. Il se plaignit de nombreux actes d’injustice qu’il supposait inconnus à leur grand père, le président, et qu’il désirait lui voir communiqués par son agent, chargé de lui remettre un tuyau de pipe richement orné en signe de paix.

Un de ses griefs, c’est que l’argent passait par trop de mains avant de parvenir à sa destination, et qu’il s’en perdait de la sorte une grande partie. Il termina sa longue harangue en maudissant les étroites limites dans lesquelles on l’enfermait, et qui ne lui laissaient pas assez de terres de chasse, sous peine d’empiéter sur le territoire de ses voisins. Il ajouta que, semblable au daim poussé par les chiens, il lui faudrait aller se jeter dans l’eau.

Quand Oscosh aspira à la dignité de grand chef, il trouva un rival qui lui disputa cet honneur ; ce que voyant, il déclara que, comme il ne pouvait y avoir qu’un seul chef, il était tout prêt à régler ce point le couteau à la main et jusqu’à la mort de l’un d’eux. Cette proposition fut déclinée, et, depuis cette époque, personne ne lui a contesté ses droits.

Sa tribu aime beaucoup les ornements et se couvre de grains de verre, de fragments d’argent et de plumes ; mais les hommes seuls se réservent ces parures.

Ils sont très-passionnés pour le jeu : je les ai commencer à jouer couverts d’ornements très-recherchés, qui passaient successivement de mains en mains, jusqu’à ce que le propriétaire originel ne conservât plus même une couverture sur son dos. Les principaux spoliateurs des Manomanees sont les Pottowattomies qui ont l’habitude d’envahir le camp des Manomanees, au moment où ceux-ci reçoivent du gouvernement leur paye, pour leur dérober tout ce qu’ils peuvent, et revenir ainsi chargés de butin. La liqueur est leur principale cause de perdition et les expose plus que tout aux rapines de leurs ennemis. L’introduction des alcools parmi les Indiens est, comme je l’ai dit plus haut, défendue sous les peines les plus sévères par les lois des États-Unis, et avec grande raison ; les Indiens, sous leur influence, deviennent les animaux les plus dangereux du monde ; et il y a si peu de blancs pour les surveiller au moment des payements, que nous aurions couru de grands dangers de mort s’ils avaient pu facilement nous attaquer.

Je fus moi-même, dans cette occurrence, appelé au milieu de la nuit par l’officier du gouvernement chargé d’empêcher l’introduction de l’eau-de-vie parmi les Indiens. Il me demanda mon aide et celui de tous les autres blancs réunis dans cet endroit, pour faire une perquisition dans le camp afin de découvrir la personne qui vendait des liqueurs. Soupçonnant un métis de ce trafic illicite, nous nous rendîmes à sa tente. Bien que l’on sentit clairement la liqueur dans les vases d’étain, il fut impossible, même en creusant la terre, de mettre la main sur quoi que ce soit. Quand je quittai le pays, je lui fis avouer qu’il avait noyé plusieurs petits barils au fond de la rivière en les attachant avec des bouées.

Parmi d’autres portraits d’Indiens, je fis celui de Kitchie-Ogi-Maw ou « le Grand Chef, » un Manomance célèbre dans sa tribu par plusieurs actes audacieux dont un de ses parents me fit le récit ; en voici un :

« Son oncle maternel, alors à Mackenaw, se trouva par hasard dans un magasin d’épiceries où l’on vendait des alcools, quand deux soldats entrèrent ; l’un d’eux traita l’Indien avec tant de brutalité que celui-ci, profitant de sa force herculéenne, saisit le soldat de sa main puissante et le jeta sur le dos ; puis il lui mit le genou sur la poitrine et l’assura qu’il ne lui ferait point d’autre mal, s’il voulait se conduire convenablement. Ces paroles, dites en langue indienne, ne furent pas comprises par les soldats : celui resté libre, croyant la vie de son camarade en danger, tira son sabre et frappa l’Indien au cœur. Aucune punition ne suivit le crime ; on se contenta seulement de renvoyer de Mackenaw l’offenseur pour le soustraire à la vengeance des parents de sa victime.

« Un an ou deux après cet événement, deux blancs, M. Clayman et M. Burnett, descendant la rivière du Renard dans un canot, passèrent devant l’habitation du père de Kitchie-Ogi-Maw, beau-frère de l’Indien massacré, qui campait avec sa famille sur le bord de la rivière. Ils furent remarqués par la femme, sœur de l’homme tué qui signala à son mari cette occasion de vengeance, et lui recommanda de ne pas la laisser échapper ; mais le mari hésitait, ne voulant pas risquer une rencontre si hasardeuse sans autre secours que celui de son fils, Kitchie-Ogi-Maw, âgé alors de quatorze ans. Sur quoi, afin de montrer son mépris pour ce qu’elle considérait comme une lâcheté, l’Indienne ôta son jupon et, le jetant au visage de son mari, lui dit de le porter, puisqu’il n’était pas un homme. Le mari sauta sur son fusil et commanda à son fils de le suivre. Les deux Américains avaient débarqué et préparaient leur camp pour la nuit ; l’un d’eux était sur les genoux, occupé à attiser le feu, l’autre s’approchait avec une brassée de bois. Le père leva son fusil, et le baissa dans une agitation évidente ; son fils, alors, lui dit : « Père, vous tremblez trop ; donnez-moi le fusil et laissez-moi faire. » S’emparant de l’arme, il s’approcha de l’homme à genoux et le tua roide ; l’autre, entendant le bruit et voyant les Indiens, jeta le bois qu’il tenait et se sauva. Le garçon, voyant un fusil à deux coups près de sa victime, s’en saisit et se mit à la poursuite du survivant, en appelant son père.

« Le père ne put suivre son fils qui gagnait du terrain sur le blanc ; à vingt ou trente pas, il l’ajusta et chercha à faire feu ; mais n’étant pas habitué à une double gâchette, il se trompa, et le coup ne partit pas. Alors il arma les deux coups et les tira en même temps ; l’Américain fut blessé à l’épaule, mais le recul du fusil jeta l’Indien par terre. Il se remit et, tirant son couteau à scalper, continua sa course vers l’Américain qui, épuisé, tomba en cherchant à franchir un tronc d’arbre.

« L’Indien n’était plus qu’à quelques pas.

« Le blanc voyant son ennemi seul et le père hors de vue, se tourna vers l’enfant, et résolu à la lutte ; mais le jeune homme se tint avec soin hors d’atteinte, et se mit à tourner autour du tronc d’arbre pour donner à son père le temps d’arriver. Le fugitif blessé avait repris haleine ; il se remit à courir jusqu’au matin, et tomba alors sur des Indiens amis qui pansèrent ses blessures, par bonheur légères, et le soignèrent jusqu’à ce qu’il put rentrer chez lui. Kitchie-Ogi-Maw crut alors que le meilleur parti était de s’éloigner des établissements des blancs, et il observe encore cette précaution. »

Je trouvai des Indiens de la tribu de Winibago venus au camp en visite. Le mot Winibago signifie « eau sale. » On les distingue facilement des autres tribus, parce qu’ils ont l’habitude de s’arracher les sourcils.

Leur chef est Mauza-pau-Kan ou le « brave soldat » ; je restai avec lui trois semaines, et fus fort bien traité par les Manomanees.

Les Indiens n’eurent pas plutôt reçu leur argent, qu’il s’ensuivit une scène indescriptible ; des quantités de liqueurs, sortant on ne sait d’où, se répandirent dans le camp, et l’effet en fut immédiat. Il n’y avait pas un homme, une femme, ou un enfant assez âgé pour approcher le vase de ses lèvres, qui n’en avalât avec une avidité bestiale. Nous profitâmes avec joie de l’arrivée d’un petit steamer qui navigue sur le lac Winibago pour nous soustraire à ce spectacle dangereux et dégoûtant de chansons, de danses et de querelles ; descendus à un endroit nommé « Fond du lac, » nous y prîmes un chariot, gagnâmes le Sheboygan sur le lac Michigan, et de là un autre bateau nous amena à Buffalo, d’où je me rendis le 30 novembre à Toronto.

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