Les Inconséquences de M. Drommel
III
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Tout le monde s’accorde à dire que ce soir-là ils étaient quatre à table ; c’est un fait acquis à l’histoire.

En descendant de voiture, M. Drommel, qui était en proie à une véritable fringale, se précipita dans la cuisine, donna l’ordre qu’on lui servît sans retard à dîner. La maîtresse du logis, qui l’avait pris en déplaisance, s’amusa à le contrarier. Elle lui déclara qu’il n’y avait point de cabinets particuliers dans sa maison, que les retardataires qui n’avaient pas dîné à table d’hôte mangeraient tous ensemble au même râtelier, et qu’elle attendrait pour servir que M. Taconet et le petit Lestoc fussent arrivés. L’un était son cousin remué de germain, et elle avait pour lui toute la considération qu’il méritait ; l’autre était son favori. Elle l’avait tout de suite distingué parmi les nombreux rapins qui prenaient pension chez elle et qu’en considération de leur vareuse elle appelait ses bêtes à laine. Elle le choyait, elle était fière d’héberger sous son toit un garçon de grand avenir, un phénix, dont tout le monde parlait ; elle eût volontiers fait mettre sur son enseigne cette inscription : Ici demeure le petit Lestoc. Elle signifia donc à M. Drommel que personne ne déplierait sa serviette avant que le petit Lestoc ne fût là. Il protesta, s’emporta ; elle lui répondit que, s’il n’était pas content, il eût à chercher un gîte ailleurs. Elle était brusque, il était colère ; on eût fini par se prendre aux cheveux, si le prince de Malaserra ne fût intervenu. Il avait l’aménité, l’humeur facile des vrais grands seigneurs. Avec sa grâce enjouée, il concilia le différend, calma les esprits, amadoua M. Drommel. Il lui dit en riant :

« Mon cher monsieur, soyez philosophe comme moi. Quand les choses elles ne font pas ce que je veux, moi je tâche de faire ce qu’elles veulent. »

Sur ces entrefaites, M. Taconet et le petit Lestoc arrivèrent, et on dîna. Pour Mme Drommel, c’était de repos qu’elle avait surtout besoin ; elle s’était empressée de se mettre au lit.

Pendant le premier service, personne ne souffla mot ; on n’entendait que le bruit des couteaux, des fourchettes et des mâchoires. Par intervalles, M. Taconet examinait du coin de l’œil le prince de Malaserra ; le prince observait à la dérobée le petit Lestoc, qui contemplait M. Drommel, lequel ne contemplait que son assiette. Cependant, lorsqu’il eut englouti la moitié d’une fricassée de poulet, lorsqu’il eut assouvi les fureurs de son estomac et qu’il sentit circuler dans toutes ses veines la douce chaleur d’un excellent vin de Bordeaux, sa mauvaise humeur se dissipa comme par enchantement, sa verve se réveilla, et il attendit impatiemment qu’on lui fournît une occasion de discourir, car il aimait à parler en mangeant et à joindre aux plaisirs de la bonne chère celui d’étonner son prochain.

Ce fut M. Taconet qui lui procura l’occasion qu’il cherchait, en rapportant et approuvant les termes d’un jugement qui venait d’être rendu contre un braconnier surpris en flagrant délit dans la forêt. Les narines de M. Drommel se dilatèrent ; il gonfla ses joues, posa ses deux coudes sur la table et s’écria :

« Voilà pourtant les beautés de notre civilisation !

— Que voulez-vous dire ? lui demanda M. Taconet, en le regardant de travers.

— Je m’explique, répondit-il, et j’affirme que notre prétendue civilisation me fait pitié, que nous sommes encore dans un âge de barbarie, ou l’État punit les hommes, parce qu’il ne sait pas les élever.

— Vous êtes donc d’avis qu’il ne faut punir personne ?

— Je suis d’avis et je soutiendrai jusqu’à mon dernier soupir qu’il se fait dans la triste société où nous vivons une immense déperdition de forces utiles, que les prisons sont pleines de gens d’esprit dont on n’a pas su utiliser le mérite. Écoutez-moi bien ; il y a dix à parier contre un que le braconnier dont vous parlez est un homme très intelligent, qui braconne faute de pouvoir faire autre chose.

— A ce compte, les faux monnayeurs…

— Contestez-vous leur talent ? Aussi vrai que j’existe, le législateur de l’avenir saura faire servir au bien commun tous les talents. »

L’ex-commissaire, fort agacé, s’écria :

« Dieu bénisse les voleurs ! le législateur de l’avenir les emploiera à garder nos poches.

— Monsieur, répliqua-t-il avec un sourire sardonique, sauriez-vous me dire ce que c’est qu’un voleur ?

— Eh ! morbleu, un voleur…

— Ah ! monsieur, ne jurez pas, dit tranquillement le petit Lestoc, qui était tout attention, sans en avoir l’air. Oh ! non, ne jurez pas. Ma tante Dorothée, qui m’a élevé, m’a appris que cela portait toujours malheur.

— Vous avez eu tort d’interrompre monsieur, reprit M. Drommel, car il allait me dire qu’un voleur est celui qui s’approprie le bien d’autrui. Je l’attendais là, et j’aurais eu l’avantage de lui riposter que l’État est un voleur, puisqu’il exproprie quelquefois les gens pour cause d’utilité publique.

— Je n’ai jamais eu de goût pour les sophismes et pour les sophistes, repartit M. Taconet, à qui les ricanements du sociologue portaient sur les nerfs. »

Le petit Lestoc l’interrompit de nouveau en lui disant de son ton froid et posé :

« Ah ! de grâce, répondez, mais ne vous fâchez pas ; vous voyez que je ne me fâche pas, et pourtant les thèses de notre honorable commensal… Je voudrais bien savoir son nom ; oserais-je le lui demander ?

— Osez, jeune homme. Je m’appelle M. Drommel. »

Il ajouta modestement :

« C’est un nom qui jouit en Allemagne d’une certaine notoriété, mais je doute qu’il soit arrivé jusqu’à Barbison. »

Lestoc s’inclina avec respect :

« Eh quoi ! monsieur, vous seriez !… Oh ! j’aurais dû le deviner. Mais vraiment vous nous faites tort ; pour qui nous prenez-vous ? Pouvez-vous penser que nous soyons assez ignares de toute bonne discipline pour n’avoir jamais entendu parler du grand philosophe, du profond penseur, de l’illustre publiciste qui a fondé une feuille célèbre, la Lumière, à laquelle je me suis toujours promis de m’abonner ? »

M. Drommel conçut aussitôt la meilleure opinion de ce jeune homme bien informé, et il le caressa de la prunelle. Il ne se doutait pas que sa science était toute fraîche, qu’il l’avait acquise dans un carrefour de la forêt.

« Cela n’empêche pas, poursuivit Lestoc, que, malgré l’autorité de votre grand nom, vos thèses ne me paraissent hérétiques, malsonnantes, condamnables au premier chef. Je ne me fâche pas, comme M. Taconet, je ne me fâche jamais ; mais votre théorie sur les braconniers me scandalise diablement… Excusez-moi, je retire cet adverbe, ma tante Dorothée ne l’aimait pas.

— Vraiment je vous scandalise, mon jeune ami ? répondit d’un ton d’indulgence M. Drommel, car il aimait les gens qui se scandalisaient sans se fâcher, c’étaient ses auditeurs préférés.

— Que voulez-vous ? c’est la faute de mon éducation. Je suis né dans la Brie, à Périgny, au milieu du village, en face du charron, dans la maison du grand poirier. Connaissez-vous Périgny ? connaissez-vous le charron ? connaissez-vous le grand poirier ?… Non, et vous n’avez pas connu non plus ma tante Dorothée, qui m’a élevé, comme vous savez. C’était une demoiselle bien respectable, qui avait des principes et trois grands poils sous le menton. Elle pesait deux cents livres, tout compris, les trois poils et les principes.

— Deux cent cinquante, murmura M. Taconet.

— Deux cents, monsieur, reprit-il d’un ton pincé, et quand je dis deux cents, c’est deux cents. Or ma tante Dorothée, qui avait l’esprit bizarre, n’aimait pas les voleurs, et elle n’aurait jamais souffert qu’on en mît dans le gouvernement. Quand il y en avait, elle admettait bien qu’on les y laissât ; mais qu’on les y mît tout exprès, non, cela ne pouvait lui convenir. Ajouterai-je qu’elle m’a inculqué dès mon bas âge le respect du bien d’autrui ? Je croyais tout ce qu’elle me disait, et je le crois encore.

— Je ne doute pas un instant, répondit M. Drommel, que Mlle Dorothée ne fût une personne infiniment recommandable ; mais, mon cher enfant, elle n’était pas forte en dialectique. Autrement elle aurait su que la propriété n’est pas un droit primordial, que la propriété est une invention humaine, et qu’il nous est permis de la réformer en l’accommodant aux lois naturelles. »

Ici, le prince de Malaserra, qui n’avait rien dit jusqu’alors, poussa une exclamation douloureuse.

« Grand Dieu ! dit-il, vous me faites frémir ; la propriété, mon cher ami, elle est mon idole, et vous voulez la détruire ! Vous êtes un puissant logicien, le plus puissant qu’il y ait dans tout l’univers, je m’en suis déjà aperçu dans la calèche ; mais il est écrit dans la Divine Comédie que le diable aussi il est logicien. Je vous demande pardon, mon cher ami, de vous comparer au diable. Mais je frémis, oui, je frémis. »

M. Drommel se sentit fort flatté que le prince l’eût appelé deux fois son ami par-devant témoin, il en rougit de plaisir. Le regardant avec les yeux tendres d’une colombe qui roucoule :

« Oh ! mon prince, que Votre Grâce me pardonne, lui dit-il. Je ne supprime pas la propriété, je la perfectionne. De quoi s’agit-il ? Le point de la question est que la terre produise tout ce qu’elle peut produire et que la propriété devienne accessible à tout le monde. Prenez bien ma pensée, suivez mon raisonnement. Voici un paresseux qui a hérité de son père un champ, dont il ne tire qu’un méchant parti. Appelons-le X, si vous daignez y consentir. Z est un homme de mérite, qui n’a point fait d’héritage et qui ne sait à quoi employer ses talents. Z estime que, s’il possédait le champ de X, il en doublerait le rendement, et il se fait fort de payer à l’État un impôt double. N’est-il pas de l’intérêt de l’État, de la société, de tout le monde, que le champ de X soit donné à Z ? Quand l’expropriation pour cause d’utilité publique sera appliquée dans toute sa rigueur, la terre rapportera dix fois plus, et, chacun pouvant devenir propriétaire, il n’y aura plus de voleurs.

— Excepté X, cria M. Taconet de plus en plus agacé.

— Nous lui trouverons quelque emploi, répondit-il dédaigneusement, et d’ailleurs je dois convenir que X m’intéresse fort peu. Je vous ai dit que c’était un paresseux. Malheur à qui n’est pas taillé pour le grand combat de la vie ! Il n’y a pas de principe plus sacré que le droit du plus fort, car dans ce monde il n’y a d’évident que la force, et la sélection est la loi de la société comme de la nature. »

A ces mots, il attacha un regard d’admiration complaisante sur ses vigoureux poignets, sur ses longs bras puissamment emmanchés, qui lui paraissaient de force à déraciner un chêne. En ce moment, on servit un plat d’alouettes rôties, qui étaient le gibier favori du petit Lestoc, et l’hôtesse le savait. M. Drommel en attira trois ou quatre sur son assiette ; il les avala en deux bouchées, faisant craquer et crier les os sous ses fortes dents. Il lui semblait que ces alouettes croyaient comme lui à la grande loi de la sélection, qu’elles s’applaudissaient d’avoir été prédestinées à réjouir l’estomac d’un grand homme, à s’incorporer dans sa glorieuse substance.

Le prince de Malaserra, qui le regardait faire, frémit de nouveau, et reprenant la parole :

« Ah ! vous me faites de la peine, mon cher ami, beaucoup de la peine ! Mais pensez donc à Malaserra ! C’est une si belle terre que Malaserra ! On y trouve tout ce qu’on veut, des vignes, des oliviers, des champs, des épis jaunes comme de l’or, des oranges grosses comme des citrouilles. Ah ! il m’est bien cher, Malaserra. Et puis j’ai un palais à Palerme, j’en ai même deux. Ils ne me sont pas si chers que Malaserra. Je dois vous l’avouer, mon ami, comme je l’avouerais au meilleur de mes amis, si Z il viendrait me demander Malaserra et si je le tiendrais au bout de ma carabine, oh ! sûrement il arriverait quelque accident. Mais ne parlons plus de Malaserra ; songez à la morale, mon cher ami ! La morale, elle est le tout de l’homme ! Le respect de la propriété, il est le plus sacré des sentiments ! La distinction du tien et du mien, elle est l’arche sainte, elle est le palladium, elle est la sauvegarde tutélaire des honnêtes gens comme nous, elle est le fondement de tout l’univers, elle est… »

Il avait envie d’en dire plus long, mais M. Taconet avait les yeux braqués sur lui. Quand on a été pendant vingt-cinq ans commissaire de police, il en reste quelque chose, et on a dans l’œil un je ne sais quoi qui peut paraître désobligeant. Le prince de Malaserra avait à cet égard une délicatesse d’épiderme qui tenait de la sensitive et qui s’explique par l’habitude du grand monde.

M. Drommel attribua l’émotion du prince aux inquiétudes qu’il ressentait pour Malaserra ; il s’empressa de lui donner sa parole d’honneur que le législateur de l’avenir n’aurait garde de le déposséder de ses terres, de ses épis jaunes comme l’or, de ses oranges grosses comme des citrouilles.

« Je me pique d’être physionomiste, lui dit-il ; j’avais tout de suite deviné que vous étiez un grand agronome. Fiez-vous à moi, mon prince ; on ne touchera pas à Malaserra, la terre doit appartenir aux plus dignes. Encore un coup, je n’abolis pas la propriété, je la fais circuler.

— Circule-t-elle déjà en Allemagne ? » demanda le petit Lestoc.

M. Drommel poussa un profond soupir :

« L’Allemagne, dit-il, est encore gouvernée par les vieux préjugés, mais elle commence à en revenir, et c’est elle qui donnera le signal de la grande émancipation.

— Le grand Courbet, répondit Lestoc, me fit jadis l’insigne honneur de grimper à mon atelier pour y voir mon premier tableau qui, soit dit entre nous, était un assez vilain barbouillage. — Jeune homme, me dit-il en posant sur ma tête cette puissante main qui plus tard déboulonna la colonne, votre tableau me plaît, c’est beau comme le Titien. — Je ne savais où me mettre, je fis le plongeon, je fus tenté de lui crier : — Homme de génie, viens sur mon cœur. Par malheur, il reprit : — Oh ! mais Titien, ce n’est pas encore cela.

— Non, l’Allemagne n’est pas encore cela, repartit M. Drommel, mais elle y viendra ; nous en sommes au crépuscule, demain le soleil se lèvera. Les Allemands se distinguent entre tous les peuples par le génie du réalisme, par le sentiment de la synthèse. »


Et il ajouta en dévorant une cinquième alouette :

« Ne vous y trompez pas, c’est la synthèse germanique qui a vaincu à Sedan. »

M. Taconet portait son verre à sa bouche ; il le laissa retomber sur la table si violemment qu’il faillit le briser, et ses yeux bruns jetèrent un éclair. Il se calma aussitôt et se contenta de murmurer :

« Patience ! répondit Panurge.

— A propos, pendant que nous y sommes, qu’allons-nous faire de la famille ? demanda encore Lestoc.

— Je ne la détruis pas, je la perfectionne, en faisant élever et nourrir tous les enfants par l’État.

— Et le mariage, l’abolissons-nous ?

— Le mariage, mon cher enfant, est le plus absurde de tous les préjugés, le plus grand attentat à la liberté de l’homme et de la femme. Je le remplace par l’amour libre.

— C’est entendu ; comme la propriété, nous faisons circuler la femme.

— Sera-t-il permis d’en avoir plusieurs ? demanda à son tour M. Taconet.

— Vous prenez toujours ma pensée de travers, lui dit aigrement M. Drommel. L’amour est essentiellement monogame, et la seule polygamie qui soit conforme à la nature est la polygamie successive. L’homme n’a pas le droit de disposer pour l’éternité de sa personne qui est sacrée et de sa volonté qui est changeante. La loi ne reconnaît plus les vœux perpétuels des moines, le législateur de l’avenir ne reconnaîtra pas les vœux du mariage, et inscrira en tête de sa constitution le grand principe des affinités électives. Tout est chimie dans l’homme.

— Parfait ! dit M. Taconet. Z a de l’affinité pour la femme de X comme pour son champ, nous lui donnons le champ et la femme.

— Et qui vous dit, répliqua M. Drommel, que la femme de Z n’ait pas de l’affinité pour X ? Voilà un échange qui fera d’un coup quatre heureux.

— Échange-t-on quelquefois les femmes en Allemagne ? dit le petit Lestoc.

— Cela s’est vu, et tout le monde s’en est bien trouvé.

Omnis clocha clochabilis, s’écria M. Taconet, et c’est une belle chose que d’être clerc jusqu’aux dents en matière de bréviaire.

— Je m’en tiendrai toujours à celui de ma tante Dorothée, fit Lestoc. C’était un jour, sous le grand poirier. Je me souviens que ce jour-là elle avait un caraco couleur chocolat et une cornette à longues barbes. — Henri, me dit-elle, ne le fais jamais aux autres, si tu veux qu’on ne te le fasse jamais. — Et, pour qu’il m’en souvînt, elle m’appliqua un grand soufflet sur la joue droite ; c’était sa façon de graver fortement les choses dans ma mémoire… Il en est résulté que je ne l’ai jamais fait aux autres.

— Eh quoi ! joli garçon, s’écria M. Drommel, serait-il vrai ?…

— C’est la pure vérité, et voilà un sacrifice qui ne me coûte guère. Je n’ai jamais été amoureux, moi qui vous parle. Il faut vous dire que j’appartiens à l’école du plein air, et l’école du plein air a pour principe que le milieu est tout, que la femme n’est qu’une tache. Entrez dans ma pensée. Je fais mon paysage, n’est-ce pas ?… en commençant par le ciel, car il faut toujours commencer par le ciel. Mon tableau fini, je le trouve admirable, mais je découvre qu’il y manque une tache ou deux taches, l’une rose, l’autre bleue ou jaune paille, la couleur ne fait rien à l’affaire. Je fouille dans mes souvenirs, j’y trouve une femme jaune paille ou bien je la vois passer dans la rue et je la prie de monter, en lui disant : — Madame, vous êtes nécessaire à mon bonheur, vous êtes la tache que je cherche.

— Sans calembour ! dit M. Taconet.

— Je suis si bête que je ne les comprends pas, et l’amour non plus, je ne l’ai jamais compris. L’amour, c’est le vieux jeu, c’est bon pour les peintres d’intérieur ; mais qu’en pourrions-nous bien faire, nous autres de l’école du plein air ? Eh ! que diable, est-on amoureux d’une tache ? »

M. Drommel le regardait avec une admiration mêlée de stupeur.

« Il serait donc vrai, joli garçon, que jamais ?…

— Jamais, interrompit-il. D’ailleurs je suis trop occupé.

— Sauf les dimanches et jours de fête, dit M. Taconet.

— Jamais, vous dis-je, au grand jamais, et je ne permets à personne d’en douter. Il se peut que dans trente ans d’ici, sur mes vieux jours… Ce sera la preuve que je serai ramolli.

— Il est vraiment prodigieux ! dit M. Drommel au prince de Malaserra.

— Renversant ! répondit le prince. Pour ma part, le dixième commandement, il m’a toujours été sacré. Je n’ai jamais convoité ni la maison de mon prochain, ni son serviteur, ni son bœuf, ni son âne. Oh ! l’homme, il n’est jamais parfait. La seule partie du bien de mon prochain qu’il me soit arrivé quelquefois de convoiter, vous le dirai-je ? c’est sa femme, et si vous me permettez de vous expliquer plus copieusement ma pensée… »

Il n’expliqua rien, attendu que M. Taconet le regardait et que décidément le regard de M. Taconet le gênait.

« Il est une question, reprit Lestoc, que je grille d’envie d’adresser à notre éloquent convive M. Drommel.

— Adressez-moi toutes celles qu’il vous plaira, naïf enfant de la Brie, car vous m’intéressez.

— N’avez-vous jamais été marié ?

— Jeune homme, reprit gravement M. Drommel, quand vous connaîtrez mieux la vie, vous saurez que les philosophes sont obligés quelquefois de s’accommoder aux mœurs de leur siècle.

— Oh ! je ne vous en veux pas ; mais, je vous prie, avez-vous enseigné à Mme Drommel la théorie des affinités électives et de la circulation ?

— Mon jeune ami, répondit-il plus gravement encore, apprenez que dans certains pays les femmes n’ont pas d’autre règle de conduite que les entraînements de leurs sens ou les caprices de leur imagination, et qu’il serait peut-être dangereux de leur laisser la bride sur le cou et de s’en remettre à leur bonne foi. Mais, si vous connaissiez les Allemandes, vous sauriez qu’elles n’ont pas besoin de préjugés pour sauvegarder leur vertu. Ce qui les distingue entre toutes les femmes, c’est l’intimité du sens moral, la profondeur dans les attachements, le sérieux de la passion. Quand une Allemande a donné son cœur, elle ne le reprend plus ; son amour est un culte, une religion, et jamais elle ne renie son dieu. Vous ne contestez pas, je pense, la supériorité intellectuelle et morale que tous les gens de bonne foi accordent à la race germanique. Mon Dieu ! il est possible que les préjugés soient nécessaires aux races inférieures ; les Mandingues ne sauraient se passer de leurs gris-gris, ni les Peaux-Rouges de leurs manitous. J’en suis fâché pour les Latins, ils sont destinés à faire place avant peu aux nations jeunes, qui ont de la sève et les secrets de l’avenir. Quand l’Allemagne aura transformé le monde et posé de sa forte main les assises de la société nouvelle, malheur aux peuples qui seront incapables d’en adopter les principes ! ils disparaîtront comme les Peaux-Rouges à l’approche des blancs. »

L’ex-commissaire de police s’écria pour la troisième fois :

« Patience ! répondait Panurge.

— Qui était ce Panurge ? » demanda M. Drommel impatienté.

Au rebours de l’ex-commissaire, il avait tout lu, sauf Rabelais.

« Panurge, repartit M. Taconet, était un homme de bien à qui l’on ne fit jamais de chagrin sans repentance, et il en prit mal à Dindenaut d’avoir eu maille à partir avec lui un jour qu’ayant ses lunettes il entendait plus clairement de l’oreille gauche.

— Je me suis laissé dire, fit le petit Lestoc, que les Velches ayant perdu le secret de faire des enfants, dans un siècle d’ici il n’y en aura plus que trois sur la surface de la terre. L’un sera coiffeur, le second cuisinier, et le troisième fera des calembours comme M. Taconet. Mais on assure que, quand ils seront morts et qu’il n’y aura plus au monde que des Allemands, l’Académie de Berlin, partant du principe que plus on est de fous, plus on s’amuse, proposera un prix de cent mille francs pour encourager les inventeurs à fabriquer de la graine de Velches.

— Vous faites tort aux fous allemands, lui dit M. Taconet en se levant de table ; ils se suffisent parfaitement, et c’est assez de leurs petites drôleries pour tenir en gaieté la terre, la lune et les étoiles. »

Puis s’approchant de M. Drommel :

« L’un des derniers Peaux-Rouges, lui cria-t-il, souhaite à la synthèse germanique une douce nuit et d’heureux songes. »

Cela dit, il s’inclina humblement et prit la porte.

« Cet homme est fort désagréable, grommela M. Drommel ; il a l’humeur rêche et déplaisante. Je me connais en physionomies, la sienne m’a rebuté tout de suite ; c’est une de ces figures qu’on n’aime pas à rencontrer au coin d’un bois.

— Je connais un honnête homme qui était de votre avis, dit Lestoc, et qui en serait encore si l’on ne l’avait guillotiné l’autre jour.

— Qu’est-ce à dire ? demanda le prince de Malaserra.

— Je veux dire, mon prince, que certaines gens aiment mieux rencontrer dans les bois une jolie femme qu’un commissaire de police.

— Ah ! M. Taconet, il est de la police ! s’écria le prince. Je m’en étais douté. La police, elle a quelque chose dans l’œil, et elle manque de formes, surtout en France. »

Visiblement soulagé par le départ de cet homme sans formes, il sonna et se fit donner une bouteille de vin d’Aï, dont il entendait régaler son illustre ami. On apporta trois coupes ; mais le petit Lestoc déclara que l’école du plein air ne buvait jamais de vin d’Aï, et il sortit, laissant le prince de Malaserra fêter tête à tête avec M. Drommel la bonne fortune qui lui avait fait rencontrer sur une grande route un des plus célèbres penseurs de notre temps, dont il admirait passionnément la logique, tout en désapprouvant énergiquement ses principes.

L’entretien devint plus intime, le vin d’Aï dispose les cœurs à l’expansion. Le prince de Malaserra adressa à M. Drommel une foule de questions marquées au coin du plus sympathique intérêt. Il fut charmé d’apprendre que notre sociologue se proposait de faire un séjour en Italie ; il l’engagea à pousser jusqu’en Sicile, il mit à son entière disposition l’un de ses deux palais, le pressa de venir passer un mois à Malaserra, où il comptait retourner avant peu et dont il lui détailla toutes les beautés, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. M. Drommel accepta cette proposition avec enchantement ; plus il pénétrait dans la précieuse intimité du prince de Malaserra, plus il sentait que sa vraie vocation était de vivre avec les princes.

Cet entretien savoureux fut interrompu plus d’une fois par l’indiscrète Mme Picaud. Cette brave femme a tant d’excellentes qualités qu’on peut, sans lui faire tort, signaler ses défauts. Elle n’éprouve qu’un respect modéré pour les grands de la terre et pour les hommes célèbres, même pour ceux qui boivent du vin d’Aï. On l’accuse aussi de traiter cavalièrement ceux de ses pensionnaires dont la physionomie ne lui revient pas, en quoi elle manque au plus sacré devoir de sa profession, qui est de ne jamais faire acception des personnes. Dis-moi ce que tu consommes, et je te dirai qui tu es, tel est l’adage du parfait aubergiste. A plusieurs reprises, Mme Picaud pénétra brusquement dans la salle à manger, espérant la trouver vide, et elle referma la porte à grand bruit, avec un geste d’impatience. On ne pouvait dire plus clairement : Allez-vous-en.

M. Drommel ne put se tenir de confesser au prince que la figure de Mme Picaud lui paraissait aussi rébarbative que celle de M. Taconet, et il s’informa d’un ton de mystère et d’inquiétude si les auberges de Barbison passaient pour des maisons honnêtes. Le prince en inféra que M. Drommel avait emporté dans son bagage toute une collection de rubis balais. Quand il sut qu’il s’agissait de cinq ou six méchants mille francs en billets et en espèces, il ne put réprimer un léger haussement d’épaules. Qu’est-ce que six mille francs pour un grand seigneur qui possède Malaserra ? Il ne laissa pas de représenter à M. Drommel qu’il eût été plus simple de se munir de lettres de crédit, et il l’exhorta vivement à ne jamais se séparer de sa sacoche.

— Cette maison, lui dit-il, est la plus honnête du monde ; mais l’homme, mon cher ami, il n’est jamais sûr que de ce qu’il tient. »

Pendant ce temps, l’ex-commissaire de police, qui s’était retiré dans sa chambre, croyait apercevoir dans les fumées de sa pipe une très jolie femme aux yeux de couleur indécise, un innocent jouvenceau à la blonde moustache, une lourde sacoche pendue au cou d’un butor, la noble et pâle figure d’un prince sicilien, qui s’écriait : « Le respect de la propriété, il est le fondement de tout l’univers. » M. Taconet bâtissait là-dessus un imbroglio, un roman à quatre personnages, où les affinités électives jouaient un grand rôle ; les cœurs, les espèces, tout circulait. Puis il se mit à songer aux races inférieures et aux nations qui ont les secrets de l’avenir, à la synthèse germanique, à Sedan, aux Peaux-Rouges, et il finit par s’endormir en murmurant :

« Patience ! répondit Panurge. »

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