Les Impressions de Turquie de M. Alexandre Lunois


LES IMPRESSIONS DE TURQUIE

DE M. ALEXANDRE LUNOIS


Parmi les contes choisis d’Andersen qu’il a réunis sous le titre d’Histoires et Aventures et illustrés avec un mélange de réalité pittoresque et de fantaisie poétique si conforme à l’esprit du texte, Alexandre Lunois ne pouvait manquer de faire une place à l’étrange récit intitulé : la Fille du roi de la vase[1]. Ce n’est pas que l’histoire soit, à mon sens, parmi les meilleures du conteur danois : Andersen en a imaginé bien d’autres, d’une signification plus nette et plus saisissante, pour une donnée moins touffue et un développement moins dispersé ; mais elle eut pour témoins, cette histoire, de vieilles cigognes sympathiques, habitant, l’été, le toit de la maison de bois d’un viking, au milieu des tourbières du district de Kjorring, sur la pointe du Skagen, en Jutland, et s’en allant, aux approches de l’hiver, nicher en Égypte, dans les ruines d’un ancien palais des Pharaons… Ou je me trompe fort, ou ce détail a dû contribuer pour une large part au choix d’un conte si bien fait pour séduire un artiste dont le singulier mérite est d’essayer sa manière de voir et de sentir sur les spectacles changeants du vaste monde.

Depuis le jour déjà lointain où Lunois, lithographe et boursier de voyage, quitta Paris pour la première fois, à destination de la Hollande, et depuis qu’il délaissa, bientôt après, la Hollande pour l’Algérie et l’Espagne, sa vie a été coupée de migrations presque régulières ; dans le temps qu’il désertait Paris, et pareillement les Salons, ses amis étaient seuls à savoir que quelques semaines de passage en France alternaient pour lui avec des mois de séjour en Andalousie ou dans le Sud oranais. La dernière fois qu’il revint du désert, on l’a déjà dit ici-même[2], ce ne fut point pour s’arrêter à Paris : il poursuivit sa course et remonta très haut vers le nord, jusqu’en Suède et en Norvège ; et la moisson qu’il rapporta de ces pays du soleil pâle valait bien celle qu’il avait récoltée aux pays des fêtes du soleil.

Cette fugue septentrionale appelait nécessairement une contre-partie. Au retour, le peintre-voyageur, repris par la nostalgie de l’Orient, ne tarda pas à rêver d’une longue course à travers des régions nouvelles : Égypte, Grèce ou Turquie ; il termina promptement ses travaux en cours, et puis il s’embarqua. C’était écrit…

Quand on questionne Alexandre Lunois sur le pays où il a vécu ses heures les plus douces et qui lui a donné ses plus chères émotions d’artiste, il est facile de deviner d’avance sa réponse : le pays d’où il arrive est toujours le plus beau du monde ; et il faut admirer qu’après avoir vu tant de choses et les avoir si bien vues, jusqu’à les faire revivre, on puisse conserver une fraîcheur d’œil et d’impression qui permette d’aborder sans cesse à des rives nouvelles comme si l’on en était toujours à son premier voyage.

Pour le moment, le plus beau pays du monde, c’est la Turquie. Voilà deux ans, Lunois ne devait qu’y passer : il y resta plusieurs mois, n’en revint que dans l’intention d’y retourner bien vite, et il y retourna, en effet, pour y séjourner presque toute l’année dernière. C’est une partie des études recueillies au cours de ce voyage qu’il rassemblait naguère en une petite exposition.

Tel nous le connaissions et tel nous l’avons retrouvé dans la trentaine de cadres qui renfermaient ses impressions de Turquie. Aujourd’hui peintre, pastelliste et aquarelliste, maniant l’eau-forte sans renoncer à la pierre lithographique qui lui a valu ses premiers succès, il a multiplié ses moyens d’expression, en même temps qu’il renouvelait sans cesse son observation, comme s’il eût voulu n’être jamais désarmé devant la nature et pouvoir recourir d’instinct au procédé le plus expressif. Il a le sens le plus affiné de la composition, et tout ce qu’il peint d’après nature s’impose aussitôt par la ligne, avant même de séduire par la couleur ; on a le sentiment que les choses doivent se présenter nécessairement ainsi, que l’artiste est allé directement à la seule place convenable pour les voir sous le meilleur angle et qu’il s’est mis à les peindre aussitôt sans aucun effort ni aucun tâtonnement. Il possède aussi cette acuité de vision du véritable caractériste, grâce à laquelle il distribue à chaque pays son atmosphère propre, comme à chaque individu son type individuel ; chez lui, les prairies les plus ensoleillées de Norvège n’ont pas le même éclat que les campagnes d’Anatolie, les femmes de Lofthns ne ressemblent point aux danseuses de Séville, ni les pêcheuses de Volendam aux juives d’Oran. Elles ne se ressemblent point d’abord, à cause du costume, toujours très curieusement étudié dans les œuvres de Lunois. Mais qu’on n’aille pas croire que les costumes et les accessoires suffisent à différencier les personnages de ce microcosme : les caractères ethniques, eux aussi, sont saisis sur le vif et fidèlement notés en quelques traits de crayon.

Et maintenant, supposez l’artiste débarquant à l’entrée de la Corne d’Or et dites si, avec de tels moyens et après sa longue et intime fréquentation des Musulmans d’Afrique, il ne réunit pas le rare ensemble des qualités nécessaires à qui veut non seulement comprendre la Turquie, mais encore en retracer le portrait.

Certes, le portrait que Lunois a donné de la Turquie est à la fois exact et pittoresque, nomme ou pouvait s’y attendre : mais c’est le portrait d’une certaine Turquie seulement, presque tout entière enclose dans le vieux Stamboul, « la ville des minarets et des dômes, la majestueuse et l’unique, l’incomparable encore dans sa décrépitude sans retour, profilée hautement sur le ciel, avec le cercle bleu de la Marmara fermant l’horizon[3] »…

Ah ! elles ne sont pas « jeune Turquie » pour une piastre, les études d’Alexandre Lunois ! Aussi, en orientaliste sincèrement épris de l’Orient, en artiste amoureux du passé qui s’en va, il a voulu en faire hommage aux derniers Vieux Turcs ; et voici la charmante préface qu’il avait écrite à l’intention de ses amis de là-bas, pour le catalogue de sa récente exposition :

C’est à vous, que j’ai rencontrés dans les cafés de Stamboul, dans les anciens quartiers de Scutari, à l’ombre de la Mosquée Verte de Brousse, sous les mûriers d’Anatolie, Vieux Turcs qui portez encore le turban et le costume pittoresque de vos ancêtres, que je dédie ces études.

Grâce à vous, j’ai pu voir ce qui reste encore de charmant dans ce pays, où bientôt il n’y aura plus que les minarets et les faïences des mosquées pour rappeler à l’Occidental que nous sommes ici en terre d’Islam.

Le Progrès, ou ce qu’on nomme ainsi, s’est abattu sur vous. Vous autres le subissez avec résignation, et, témoins impassibles, vous voyez disparaître tout ce qui jadis faisait votre gloire et votre orgueil.

Nous avons passé ensemble bien des heures délicieuses a regarder, à Stamboul, le soleil se lever sur la campagne d’Asie et ensanglanter, à son déclin, les cyprès d’Eyoub. A Brousse, je vous ai rencontrés plus nombreux, commentant la danse sacrée des derviches ou bien savourant le philosophique narghilé, près des sources de Bonnar-Bachi, en face de l’Olympe bithynien. Et vous m’avez conduit dans les mosquées saintes, dans les turbés vénérés où reposent les glorieux ancêtres. J’ai vu les cigognes construire leurs nids sur vos maisons, sur vos minarets, se promener dans vos jardins et recueillies, quand elles sont blessées, par de pauvres savetiers qui les soignent et les guérissent.

Scènes curieuses et touchantes de l’ancienne vie ottomane, — je n’ai pu m’empêcher de les noter au gré des heures colorées !… Le progrès les guette. Bientôt, hélas ! elles ne seront plus qu’un souvenir dans la mémoire charmée des artistes et des vieux croyants.

Musulmans, mes amis, pardonnez-moi d’avoir enfreint votre loi très sage, en peignant vos femmes assises sur les rives du Bosphore. Je n’ai qu’une excuse. — la crainte de ne plus les retrouver demain, vêtues du machlack éclatant, sous les ombrages des Eaux-Douces.

N’est-ce pas qu’il est très joli, cet « envoi » mélancolique et reconnaissant, aux premières pages d’un catalogue éphémère ? Et n’est-ce pas qu’il nous change de ces préfaces dithyrambiques, où des journalistes à l’enthousiasme facile assènent aux peintures qu’ils ont mission de présenter des éloges formidables dont, bien souvent, elles ne se relèvent pas ?

Aujourd’hui que les œuvres un moment réunies sont de nouveau dispersées, ces quelques lignes de dédicace ont gardé toute leur émotion ; il suffit de les relire pour que s’évoque le vieil Orient, que la ville merveilleuse se dresse dans son prestigieux amphithéâtre et resplendisse dans sa lumière incomparable. Du haut d’un cimetière aux stèles penchantes, on revoit la Corne d’Or, toute bleue, avec Stamboul étagée en face, — toits rouges, sombre verdure, minarets blancs fusant vers un ciel d’opale ; on revoit les mosquées, le saint cimetière d’Eyoub, les marchés, les échoppes du quartier de Galata aux ruelles en escaliers, et les petits cafés sur les places tranquilles, ombragées de platanes, ou bien en terrasse au-dessus du Bosphore ; on revoit les forêts de mâts du Port au bois, les voiliers et les paquebots enveloppés d’une brume dorée, les caïques effilés qui se balancent sur leurs amarres ; et aussi les tisseuses et les raccommodeuses de tapis dans leurs ateliers silencieux, les teinturiers étalant au soleil leurs étoilés éclatantes, les gitanes aux visages fermés qui ont fait leur nid dans les remparts croulants de la ville, les dames turques assises par groupes chatoyants dans la prairie des Eaux-Douces… Ah ! les Eaux-Douces ! La musique des descriptions de Claude Farrère et de Loti ! « Les deux rives sont devenues des prairies en pente, toutes plantées d’arbres merveilleux, platanes, cèdres, chênes, saules, cyprès hauts comme des flèches de cathédrale. Et sous ces ombrages, plus riches en verts de toutes nuances et de toutes valeurs qu’une toile de Corot, j’aperçois quantité de femmes turques assises par groupes sur l’herbe. Leurs robes de soie unie ou moirée, couleur de rose, de jasmin, de mauve, de bluet, de pivoine, de bouton d’or, de jonquille, de violette, de pervenche ou de pensée, sont comme de grandes fleurs éclatantes qui pavoisent les prés. Et c’est tout à fait joli, ces femmes fleurs éparses sous les arbres. Les dames turques campagnardes s’habillent d’une grande pièce de soie qui les enveloppe de la nuque aux chevilles, et leurs cheveux se cachent dans de petits capuchons de la même soie, si bien que toutes ressemblent aux Saintes Vierges des images pieuses. Du milieu de la rivière, j’en aperçois une multitude. Elles ne remuent guère, et je ne les entends pas parler. Elles regardent, pensives et recueillies, l’eau brillante, les caïques vernis, les robes claires et les ombrelles, et le lointain velouté des bois…[4] »

Les Vieux Turcs peuvent accepter sans arrière-pensée l’hommage de leur ami, car, en les portraiturant, il a mis une coquetterie vraiment touchante à les préserver de tout contact qui eût pu leur déplaire. A part quelques paquebots ancrés devant Stamboul, rien, en effet, dans les paysages et les scènes de la rue que Lunois a rapportés de Turquie, rien n’évoque, à aucun moment, le voisinage de la vie moderne, rien ne donne à entendre que Péra est si proche et que ces placides bonshommes, aux visages barbus sous le fez ou le tarbouch, sont les derniers survivants d’un monde qui va disparaître. Tous ceux que nous rencontrons dans ces aquarelles et dans ces pastels ont conservé leur vêtement national, et, quant aux femmes, elles ne sont pas de celles qui ont transformé le voile du petché en élégante voilette, ni le traditionnel manteau à collet, ou tcharchaf en coquet mantelet à capuce, signé d’un bon faiseur de la rue de la Paix ; mais pour combien de temps encore gardent-elles leur costume de « désenchantées » ?

Eheu ! fugaces labuntur anni…
émile dacier



  1. La Revue a parlé de ce beau livre de bibliophile lors de son apparition ; voir : une Exposition et un livre de M. Alexandre Lunois, t. XXVIII (1910), p.99.
  2. Voire : une Exposition et un livre de M. Alexandre Lunois, loc. cit. ; et aussi : la Première eau-forte originale de M. Alexandre Lunois, t. XXIII, 1908), p. 351.
  3. Lotti, Les Désenchantées.
  4. Cl. Farrère, l’Homme qui assassina.