Les Immémoriaux/2/Le Parler ancien

G. Crès. (p. 133-170).

DEUXIÈME PARTIE

LE PARLER ANCIEN

Les hommes qui pagaient durement sur les chemins de la mer-extérieure, et s’en vont si loin qu’ils changent de ciel, figurent, pour ceux qui restent, des sortes de génies-errants. On les nomme avec un respect durant les longues nuits de veille, pendant que fume en éclairant un peu, l’huile de nono. Si bien qu’au retour, — s’il leur échoit de revenir — les Voyageurs obtiennent sans conteste un double profit : l’hommage de nombreux fétii curieux, et tant d’épouses qu’on peut désirer. Le grand départ, l’en-allée surtout hasardeuse, la revenue après un long temps sans mesure, voilà qui hausse le manant à l’égal du haèré-po, le porte-idoles au rang de l’arioï septième, et l’arioï à toucher le dieu. Certains atua, non des moindres (mais ceci n’est point à dire au peuple), n’apparaissent rien d’autre que ces voyageurs premiers, hardis vogueurs d’île en île, trouveurs de terre sans nom qu’ils sacraient d’un nom familier, et conducteurs infaillibles vers des pays qu’on ignore. Sans doute, Paofaï savait toutes ces choses ; aussi, qu’elles ne vont pas sans quelque danger : les hommes déjà dieux, jaloux de se voir des rivaux, suscitent, parfois, d’étonnantes tempêtes, ou bien changeant de place aux étoiles, retournent, afin d’égarer les autres, tout le firmament à l’envers ! Il n’importe. Ceux qui réchappent se revanchent par le récit de belles aventures.

Même, ceux-là qui n’attendent point d’aventures, prennent grand soin d’en imaginer d’avance, pour n’être pas pris de court. Ainsi, dès la première nuit de mer, Paofaï Téri-i-fataü et Térii, son disciple, s’efforçaient, l’un et l’autre, d’accommoder de petites histoires. Ils les composaient de mots mesurés, à la façon des Parlers-transmis. On ne peut assurer qu’ils rencontrèrent jamais Havaï-i qui est la Terre-Originelle[1] ; car on ne sait que ce qu’ils en voulurent. Encore une fois, il n’importe : un beau Parler bien récité, même sans aventures dessous, vaut certes un repas de fête solennelle :

I

A hoé ! Le vent maraámu court sans reprendre haleine pendant des lunaisons de lune entières. Les pahi courent aussi devant son souffle sans répit. La mer, derrière eux, devant eux, court de même, et plus vite encore, avec ses petites montagnes pressées. La lame lève le pahi, coule sous son ventre, dépasse son museau, blanchit et crève en bruissant. Et les pagayeurs aux bras durs, les pieds croisés sur le treillis, se reposent et bavardent en regardant filer l’eau bleue. Mais tout reste lent et paisible aux yeux, parce que tout, sans effort, le vent, la mer et toutes les pirogues, marche de même allure, vers le même coin du ciel.

A hoé ! La terre Tahiti s’enfonce plus loin que le ciel. Les nuages la ceinturent comme un maro non serré, et qui flotterait. Regarde, sous Hina propice, s’enfoncer aussi le trône de Oro ; et regarde aussi tourner la terre Mooréa. Mooréa sombre à son tour. Alors on s’en va par dedans la nuit, un toit nouveau dessus la tête et plus rien autour de soi.

Deux journées de jour : devant le nez de la pirogue des nuages montent, mais ceux-là ne naviguent pas au firmament : ils sont trois : ce sont les trois îles hautes. Les pilotes : dressez la route ! Et l’on court sur le récif.

Elle nage sur des eaux assérénées, la terre des atua et des hommes sages : Raïatéa, ciel-de-clarté, en face de Tahaa jumelle. Le même corail les contient ; et, comme deux fétii n’ont qu’un seul bol pour boire, elles boivent au même lagon.

Déjà tu vois le Tapioï de Raïatéa : cours sur lui, — c’est le poteau sacré du monde. — Pour cela dévie, d’un coup de pagaie maîtresse, ta route, de la route du vent. Alors il viendra vers toi, ce mont tapu qui soutient, plus haut que les nues, le Rohutu Délicieux. Mais n’espère point découvrir le lieu des esprits : la lumière passe sur la crête : les esprits, s’il en est là-haut, transparaissent comme le vent.

— « Où vas-tu, toi, maintenant ? Je sais. Tu vas à Opoa. Tu vas voir le prêtre… » Ainsi parle vers Térii, marchant au hasard, un homme qu’il ne connaît pas.

Cet homme a dit « Opoa ». N’est-ce pas un signe qu’il l’ait dit ! Térii se met en chemin. À la tombée du soleil il touche, de son pied, la terre dix fois sacrée.

Elle est nue, rocailleuse, déserte. Les hommes l’abandonnent pour célébrer, en d’autres lieux moins bien famés, d’autres rites et d’autres maîtres. Térii s’avance, tout seul de vivant, et craintif un peu. Mais la crainte ne déplaît pas à l’esprit des dieux.

Le voici, le maraè père de tous les autres maraè ; — mais si décrépit que ses blocs de corail taillé, ébréchés comme une mâchoire de vieil homme, branlent sur la terre qui découvre leurs assises. Une pierre monstrueuse arrête le voyageur. — « C’est tapu », crie un petit garçon.

Le voyageur reconnaît la pierre qui toise les chefs. Personne qu’eux-mêmes n’égalerait sa grande stature. Et voici encore la Pirogue Offerte, hissée sur un autel, et ornée de dix mâchoires pendues à des cordes. Le vent de la mer, en jouant, les fait claquer à son gré.

L’enfant : — « Tu veux voir le prêtre ? Tu veux voir Tupua tané ? » Térii se souvient : Tupua est écouté des chefs, des Arii, même des Douze à la Jambe-tatouée. Et n’est-ce pas un signe que l’enfant ait dit… Il se laisse conduire : près de l’ancien faré des sacrificateurs, Tupua s’est bâti, pour y dépouiller ses jours, un petit abri. Il sommeille. — « Celui-ci veut te parler. »

Le prêtre est chétif, avec une barbe maigre. Il est étonnant que tant de savoir puisse habiter ce ventre-là ! — « Celui-ci veut te parler ! »

Le prêtre n’a pas bougé. — L’habileté même ! Il faut provoquer les lèvres qui savent, par un abord ingénieux. Le voyageur :

— « Aroha ! Aroha nui ! Je cherche ma route. De nombreux hommes ont crié que ta mémoire est bonne. Ton père nourricier fut Tupaïa, qui naviguait si sûrement entre les terres que l’on voit, et les terres que l’on ne voit pas. »

Le prêtre n’a pas bougé, mais sa figure se fait plus attentive. Le voyageur :

— « Moi, je voudrais partir aussi. Mais je ne connais pas les routes de la mer. Je discerne pourtant, parmi les autres, l’étoile Rouge et les Six petits yeux. Mais je n’ai pas de Nom, pour guide, et pas d’avéïa, et pas de coin du ciel où regarder sans fin. Toutes ces îles et tous ces hommes me retournent les entrailles. Par où m’enfuirai-je ! Eh ! prêtre, enseigne-moi les routes de la mer. »

Le prêtre n’a pas bougé. Le voyageur :

— « Dois-je te quitter ? « Les lèvres lourdes de savoir s’entr’ouvrent :

— « Reste là ! »

Un silence de paroles passe entre eux, empli de la sonorité sainte : voix du vent dans les branches sifflantes ; voix du récif boulant au large ; voix du prêtre enfin, qui promet :

— « Je dirai le chemin vers Havaï-i. »

II

« Écoute, voici ma parole. Les hommes qui piétinent la terre, s’ils regardent au ciel de Tané, peuvent y dénoncer ce qui n’est pas encore ; et trouver par quoi se conduire, durant des nuits nombreuses, au milieu des chemins des flots.

» Ainsi pensaient vingt pagayeurs hardis. Et ils se mirent en route, disant qu’ils toucheraient Havaï-i, et reviendraient, auprès de leurs fétii, avant qu’elle ne soit abreuvée la saison des sécheresses. Et ils pagayaient durement.

» Mais voici qu’ils perdirent les mots et qu’ils oublièrent les naissances des étoiles. La honte même ! Vers où se tourner ? On dérive. On désespère. On arrive cependant : mais la terre qui monte n’a pas de rivage.

» Ils l’atteignent, sans savoir comment, et débarquent, en quête de féi pour leur faim, de haári pour leur soif : le sol est limpide comme la face des eaux vives ; les arbres sont légers et mous ; les féi ne rassasient pas. Les haári ne désaltèrent pas.

» Ils suivent des cochons gros, leur lançant des pierres : les pierres frappent : et les cochons ne tombent pas. Un dieu passe, avec le vent, au travers des voyageurs : il dit : que les sorts ne sont pas bons pour eux dans l’île sans récif et sans bord, — car les fruits, les cochons et toutes nourritures sont impalpables autant que les dieux.

» Revenus sur les rivages nourriciers des vivants, les voyageurs se desséchèrent et moururent. Non par châtiment de leur audace, mais pour avoir, dans l’île transparente, avalé des souffles mauvais aux humains.

» À leur tour, certains atua curieux de connaître le pays des hommes, avaient imprudemment suivi leurs traces. Ils étaient deux cents, mâles et femelles, qui s’en vinrent aborder les îles terrestres.

» Aussitôt, l’un d’eux enfla. Les autres s’inquiétèrent, et s’enfuirent : mais alourdis par les souffles grossiers, ils ne pouvaient tenir la route. Depuis des lunaisons, des années et des lunaisons d’année, les dieux perdus, errants, devenus faibles et mortels, s’efforcent à retrouver leur île impérissable.

» Il n’est pas bon de partir à l’aventure en oubliant les mots. Il n’est pas bon aux dieux de se mélanger aux hommes. Ni aux hommes de se risquer dans les demeures des dieux. »

— « En vérité ! approuva Térii. Il n’est pas bon de partir à l’aventure en oubliant les mots. Enseigne-moi donc le chemin vers Havaï-i.

— Jeune homme (car ta voix me montre que les années sont peu nombreuses avec toi), jeune homme, tu ne m’écouteras pas jusqu’au bout.

— Je suis haèré-po ! Je sais écouter !

— Alors :

« Voici le chemin vers Havaï-i : tourne ton pahi droit sur le soleil tombant.

Qu’il souffle le maraàmu. Que la mer soit bleu-verdâtre, et le ciel couleur de mer.

Qu’elle plonge dans la nuit l’étoile Fétia Hoé : c’est ton guide ; c’est le Mot ; c’est ton avéïa : tu marcheras sur elle.

Le maraàmu te pousse. Ton astre te hale. A hoé ! voilà pour te guider la nuit.

Le soleil monte : fuis-le en regardant comment vient la houle. Le soleil tombe : cours après lui : voilà pour te guider le jour. »

Le prêtre qui parle mâche souvent les paroles pendant un long temps. Il fait bon l’écouter, si ta bouche est pleine de áva râpé que tu mâches longuement aussi, avant de le cracher dans le grand bol aux quatre pieds ; si l’air est paisible ; si la natte est souple ; si tu peux étirer tes jambes, et détendre ton alerte.

Les paroles lentes ; les souffles chauds du mi-jour ; la natte fraîche et le breuvage accalmisant, voilà qui doucement te mène au sommeil. — Ainsi rêvait Térii, entr’écoutant, lointaines et confuses, les Histoires sans égales :

— Il était. Son nom Taàroa.

Il se tenait dans l’immensité

Point de terre. Point de ciel.

Point de mer. Point d’hommes.

Il appelle. Rien ne répond.

Seul existant, Taàroa se change en Monde.

Le monde flotte encore ; informe, vacilleux, haletant ainsi qu’un plongeur au fond de l’abîme. Le dieu le voit, et crie dans les quatre espaces :

— Qui est sur le sol ? — Sa voix roule dans les vallées. On a répondu :

— C’est moi, la terre stable. C’est moi l’inébranlable roc.

— Qui est vers la mer ? — Sa voix plonge dans l’abîme. On a répondu :

— C’est moi, la montagne dans la mer et le corail au fond de l’eau.

— Qui est au-dessus ? — Sa voix monte haut dans l’air. On a répondu :

— C’est moi le four éclatant ; c’est moi la nue éclatante ; c’est moi le ciel éclatant.

— Qui est au-dessous ? — Sa voix tombe dans le creux. On a répondu :

— C’est moi la caverne dans le tronc, la caverne dans la base.

Ayant consommé son œuvre, le dieu voit que cet œuvre est bon. Et il reste Dieu.

— « Jeune homme, tu m’écoutes encore ?

— Je suis haèré-po ! Je sais écouter. »

Le maître confiant poursuit, avec une voix cassée, le Dire des accouplements du père et du mâle.

Ainsi naissent de l’eau marine, — femme du dehors — les nuages blancs, les nuages noirs, la pluie.

Ainsi de la terre, — femme du dedans, — germent la première racine, et tout ce qui croît, et l’homme courageux, et la femme humaine dont le nom radieux est : l’ornée-pour-plaire.

Ainsi, de la femme du ciel, naissent le premier arc-en-ciel, et la clarté lunaire, et le nuage roux.

Ainsi, de la femme souterraine, le bruit caverneux.

La bouche très vieille souffle comme une conque fendue. « Car le Récit a cette puissance que toute douleur s’allège, que toute faiblesse devient force à dire les mots. Car les mots sont dieux ».

À mesure que faiblit le corps du vieil homme, son esprit transilluminé monte plus haut dans les Savoirs Mémoriaux ; plus haut que n’importe quels âges : et ceci qu’il entr’aperçoit, n’est pas dicible à ceux qui ne vont pas mourir :

Dans le principe — Rien — Excepté : l’image du Soi-même.

Un silence. On écoute : un crabe de terre, derrière les bambous. L’enfant racle les bols vides. Mais il tend l’oreille. Le maître, d’une voix ternie :

— « Haèré-po, n’oublie pas mes dires. Et puisses-tu comme moi, les passer à d’autres hommes, avec ton souffle dernier… »

Un silence. On écoute : le récif, au large. Le haèré-po ne répond pas. Son haleine est lente. Il dort.

— « Tous ! Tous ainsi, maintenant ! » Sans colère, le vieillard a fermé la bouche.

III

Une grande ombre sur le ciel : voici Paofaï, vêtu seulement du maro, le torse nu pour honorer le maître. Il sait que Tupua dépouille ses derniers jours. Il vient recueillir les paroles :

— « Aroha ! Aroha-nui ! Tu as promis les paroles ? »

Le vieillard feint d’être sourd. Il est las de répéter sans profit, pour des oreilles de dormeur, les récits originels.

Paofaï conjure avec imprécation les esprits qui ferment la bouche aux mourants. Il siffle doucement les airs qui chassent les mauvais sorts, froidissent les fièvres, et endorment les douleurs de membres mieux que l’huile monoï :

— « Tupua tané ! Les paroles ! Les paroles ! »

Le vieillard feint d’être sourd. Près de lui, le dormeur s’éveille.

— « Tu l’as entendu, toi ?

— Il m’a dit le chemin vers Havaï-i.

— Après ?

— Aué ! il n’a rien dit après. »

Le petit garçon s’ébat, et veut raconter : comme il le raconta par la suite. Paofaï néglige le petit garçon. Il supplie encore, tout près du vieillard.

Le récif houle. Les arbres aïto bruissent de leurs branches hautes, autour du maraè. Le gros crabe survient en bâillant des pinces. Paofaï le voit et sait que la mort est proche.

Car le crabe regarde Tupua, dont il fut choisi pour esprit-familier. La poitrine vieille halète. Les lèvres tremblent un peu. Paofaï y colle ses lèvres. La bouche asséchée retombe, et pend. Les yeux se font immobiles : comme ceux du crabe qui disparaît, emportant le souffle. Paofaï connaît que les paroles sont mortes. Il hurle avec douleur et se balafre le visage d’une coquille tranchante.

Si ton maître meurt, tu te lamenteras durant six journées entières et dix nuits. Tu vêtiras son corps de bandelettes, et tu le frotteras d’huile monoï.

Des filles viendront alors, bras tendus, reins agiles, et mains frémissantes. Qu’elles entourent le cadavre avec les gestes de l’amour, dévêtues, et s’offrant à lui.

Le cadavre ne palpitera point. L’une d’elles, se penchant, dira : « il n’a pas bougé ». Alors, tu creuseras un trou dans le sol qui deviendra tapu.

Tourne le visage vers le fond du trou : si le visage est celui d’un prêtre : de peur que le regard en perçant les germes, ne fasse mourir les petites plantes et tomber les fruits des grands arbres.

Choisis enfin pour nom d’agonie, ce qui fut dit autour du mort.

— Ainsi, Paofaï se lamenta dix journées entières et dix nuits. Des filles vinrent, et l’une murmura : « Il n’a pas bougé ! » On creusa le trou. On tourna le visage. Et Paofaï, pour nom-d’agonie, choisit : « Paofaï Paraü-maté » qui peut se prononcer : « Paofaï les Paroles-mortes » : Afin de déplorer sa venue tardive, et les parlers perdus.

IV

Les étrangers blêmes, parfois si ridicules, ont beaucoup d’ingéniosité : ils tatouent leurs étoffes blanches de petits signes noirs qui marquent des noms, des rites, des nombres. Et ils peuvent, longtemps ensuite, les rechanter à loisir.

Quand, au milieu de ces chants, — qui sont peut-être récits originels, — leur mémoire hésite, ils baissent les yeux, consultent les signes, et poursuivent sans erreur. Ainsi leurs étoffes peintes valent mieux que les mieux nouées de tresses aux milliers de nœuds.

Paofaï rejette, hors de ses doigts, avec un dépit, la tresse qu’il a gardée du maître, et qui demeure aussi muette que lui, et morte comme lui : si Tupua s’était avisé de ces pratiques, il n’aurait point trahi sa tâche : de souffler, à ceux qui en sont dignes, tout les mots avalés par sa mémoire…

Or, Paofaï, — ayant incanté jadis contre les hommes au nouveau-parler ; ayant dénoncé les fièvres et les maux dont ils empliraient ses terres ; les ayant méprisés pour leur petitesse et leurs maigres appétits, — Paofaï, néanmoins, se prend à envier leurs signes.

Mais leurs signes, peut-être, ne sont pas bons à figurer le langage maori ? S’il en existait d’autres pour sa race ? — Paofaï reste indécis.

Où les trouver, ces signes-là ? Havaï-i, dans la terre Havaï-i, père de toutes les autres îles ? Et qui peut savoir les mots qui mènent sur Havaï-i ? Le haèré-po sait les mots. Mais le haèré-po se cache par prudence, et s’efforce à passer toujours pour « celui que vola le dieu ». — Il n’est pas bon de jongler souvent avec les prodiges comme un enfant avec les petits cailloux ronds. Il n’est pas bon de descendre à l’improviste des demeures nuageuses et divines où l’on vous tient pour habiter.

Cependant, on a rejoint Térii : dans une hutte, sur le flanc de la montagne, plus haut que les routes coutumières aux porteurs-de-féi :

— « Tu sais le chemin vers Havaï-i ?

— Voici : tourne ton pahi vers le soleil tombant.

Qu’il souffle le maraàmu ; que la mer soit bleu-verdâtre et le ciel couleur de mer.

Qu’elle tombe dans la nuit, l’étoile Fétia Hoé. C’est ton guide. C’est le mot. C’est ton avèïa : tu marcheras sur elle.

Le maraàmu te pousse. Ton astre te hale : a hoé ! voilà pour te guider la nuit.

Le soleil monte : fuis-le en regardant comment vient la houle. Le soleil tombe : cours après lui. Voilà pour te guider le jour. »

Paofaï répond : — « Il suffit, pour nous mettre en route. De l’île qu’on piétine à l’île qu’on ne voit point, il suffit de l’avéïa. Tu l’as dit : c’est l’étoile Fétia Hoé. »

Voici les paroles pour les grands départ :

Choisis deux belles coques, jumelles par les formes et la taille ; aux flancs luisants comme des hanches de femme parée, à la poupe tranchante comme une queue de requin.

Choisis des compagnons déjà familiers de la mer-extérieure : qu’ils soient peu nombreux : quatre fois moins qu’en porterait la grande pirogue. Car le voyage peut être long, la nourriture courte.

Dis aux femmes de cueillir, à leur maturité, les fruits de uru ; de les rôtir ; de les dépouiller ; de les écraser avec un pilon de grès dans un bol de bois dur, en arrosant d’eau de rivière.

Enterre ces fruits parmi des feuilles-Ti, au fond d’un trou bourré de bananes pour le parfum. Fais la petite incantation. Bientôt la pâte deviendra piquante : à la flairer, tes dents se mouilleront de salive. Tu auras ainsi le grand mets durable, le mahi, pour les départs sans limites.

Emplis-en le pont de ta pirogue gauche. Amarre, sur la droite, des noix de haari, pour la soif. N’oublie pas, au milieu, des femmes pour l’amour. Lace les poteaux de feuilles aüté qui célèbrent les départs, les font propices et pompeux. — Le pahi est prêt.

Monte sur le toit où se tiennent les pilotes. Immole trois cochons, en criant très fort vers la mer : — « Dieux requins, dieux rapides à la queue vive, donnez à ce pahi que je nomme, — ici le nom — donnez à ce pahi vos nageoires promptes : qu’il glisse comme Pohu ; qu’il flotte comme Famoa ; qu’il boive la mer ainsi que Ruahatu, l’irritable, dont les cheveux sont verts. »

Mais, avant tout, tu as donné toi-même quinze nuits à regarder le firmament. N’y cherche plus aucun présage. Ayant droit dans ta mémoire le nom de l’étoile-guide, épie le grand horizon.

Le guide plongera dans la mer : n’oublie pas l’arbre du rivage, — ou la pointe du récif — auprès duquel il a paru tomber ; n’oublie pas la place véritable d’où tu l’as visé avec ton regard, comme avec une flèche.

Le lendemain, reprends ta place et retrouve le même arbre, ou bien le même récif : toute la nuit, d’autres étoiles tomberont, de la même chute, dans le même lieu du ciel : tu as donc, par le firmament qui tourne, un chemin tracé que tu suivras, quand les terres, autour de toi, auront disparu.

C’est là meilleur guide que la petite aiguille folle des étrangers marins : puisque Tupaïa, l’ami de Tuti, emmené dans le grand voyage, put conduire vers ces îles que les Piritané ne savaient pas.

Le dernier jour : un coup d’œil sur le corps onduleux du grand requin bleu mangeur-de-nuages[2]. Suivant sa courbe et son contour, tu connaîtras la marche du vent qui vient.

A hoé ! Le vent maraámu court sans reprendre haleine pendant des lunaisons de lune entières. Les pahi courent aussi, devant son souffle sans répit.

La nuit déployée, toute terre descendue, que le pilote lève les yeux et ne les dévie pas : il verra, droit devant, sous la caverne du firmament noir, décliner et tomber les dix-huit étoiles maîtresses.

Ainsi, tout d’abord, Fétia moé. Puis, un peu sur la gauche, le resplendissant Toa. Voici Fétia-rahi qui s’éclaire comme une petite Hina. Horé descend juste par devant. Ils brillent sur la droite, les jumeaux, Pipiri et Réhua — qui bondirent dans les cieux pour se venger de leurs parents goulus. — Un autre guide, par devant. Un autre. Un autre encore. La nuit tourne. Et comme le jour va monter, l’astre véridique, Fétia Hoé, se noie dans l’horizon. Il fixe la route. Sitôt le soleil surgit par derrière, ayant accompli, dans les régions ténébreuses, son voyage souterrain. C’est le dernier enseignement pour le jour qui va couler. Paofaï considère en un seul regard : le soleil — la marche du vent — la course de la houle.

Le vent marche en fuyant Oro. La houle afflue sur la hanche gauche, et son rythme lourd traverse les petites lames filles du grand vent régnant.

La houle est un bon guide quand on reconnaît, à l’aube, l’allure à tenir pour la couper toujours de même et garder son chemin.

Ainsi Paofaï. Alors seulement il daigne dormir. Un autre prend en main la pagaie maîtresse qui règle la dérive. Qu’il s’applique à ne pas quitter la route sur les flots fuyants !

Durant des journées pleines, et des nuits, et des jours, et d’autres nuits encore, rien ne change : ni le ciel, ni les eaux, ni le maraámu.

Oro conduit sa grande courbe avec un geste immense et régulier. Mais on n’entend point encore, à sa tombée, la mer crisser en bouillonnant — comme affirment l’avoir entendu les gens de Pora-Pora, la plus avancée des terres hautes. Et le dévers de ce monde maori ne se révèle pas non plus.

À l’issue d’une nuit, la dixième, Paofaï reconnaît que le long requin mangeur-de-nuages a courbé sa courbe, et qu’il tend son dos vers l’autre flanc du ciel. Il annonce, pour le jour qui vient, une saute dans le vent.

Mais le vent reste régulier, la houle immuable. Le chemin s’élonge, égal, paisible, indéfini.

V

Ensuite il survint des aventures incoutumières et telles que Paofaï lui-même n’eut plus le désir ni le savoir de les fixer par des chants mesurés. Mais réchappé à la nuit épouvantable, — la nuit-sans-visage, la nuit-pour-ne-pas-être-vue (ainsi parlent ceux qui ont eu peur), — il raconta sur des mots vulgaires l’histoire qu’on va dire. Un haèré-po de rang quatrième l’entendit quelque part dans les milliers d’îles, et la rapporta aux gens de Tahiti :

La douzième nuit, ou bien la quinzième, voici que le vent faiblit. Le jour béa tout chargé de nuages. On ne vit pas le soleil. Avec le vent tombèrent les petites vagues ; et les grandes — qui sont les flancs nombreux de la houle directrice, — se mirent à changer d’allure, et puis tombèrent aussi. Sur l’eau plate, sous le ciel pesant et proche, la pirogue tenait son immobilité. Un trouble, en même temps, pesa sur toutes les épaules. Des gouttes chaudes, et non point salées comme les embruns, mouillèrent les fronts, les lèvres ; on frissonna : la pluie drue sur la peau de la mer n’est pas de la vraie pluie : c’est le pleurer de Oro. Et l’on se mit à pagayer, en tournant les nattes au hasard des petits souffles inconstants. L’indécision coulait dans les chairs en même temps que dans les entrailles. Le pahi dérivait, on ne peut savoir vers où. À la chute du jour, la houle reprit, mais sa marche était décevante. On désira l’aube.

Elle fut sombre aussi, et bousculée de nuages vifs. Car un nouveau souffle se levait que Paofaï crut pouvoir nommer : le toéraü. Il fallut changer de flanc, incessamment. Quand le pilote estimait assez large la bordée, il criait, en inclinant la pagaie-maîtresse : le navire fuyait le vent et abattait avec rapidité. L’arrière, à son tour, montait dans la brise ; on changeait les nattes : les poupes devenaient avants, et Paofaï, sa grande pagaie sur l’épaule, passait d’un bout à l’autre et reprenait la route. — Mais soudain, le toéraü fraîchit. La mer s’enfla, devenue verte et dure.

On serra les nattes. — Le vent siffla dans les haubans. La mer grossit. Les lames sautaient du travers sur la première coque, la cinglaient d’écume, éclaboussaient les entretoises en secouant la coque jumelle. Les attaches des traverses fatiguaient beaucoup, grinçaient, forçaient et fendaient les ponts. — Ceux qui n’ont pas couru la mer-extérieure et qui ne sont jamais sortis des eaux-du-récif, ne peuvent pas savoir ce que c’est. — Pour soulager le navire, on dressa, bout aux vagues, les deux proues. Les provisions se trempèrent d’eau saumâtre. Puis la carène gauche creva deux bordés et remplit. Les femmes, armées de bols, s’employaient à épuiser. La mer leur couvrait le dos, giclait contre les mâts et ruisselait dans l’entre-coque en clapotant sur les poteaux du toit. Un souffle hargneux arracha les nattes. Alors seulement Paofaï commença de s’étonner.

Certes, il ne craignait rien de la mer. Par lui-même et par ses ancêtres, il en était le familier, le fétii. Il honorait, comme pères éloignés, deux atua marins et deux requins-dieux ; et son inoa personnel, il l’avait échangé avec ces hardis poissons ailés qui peuplent les embruns. Mais les esprits, par le moyen de certains présages, lui avaient promis une mer bienveillante, des vents amis : et voici que les eaux s’emportaient autour de lui, et que les vents jouaient et mordaient comme des anguilles capricieuses ! — Térii n’était pas moins inquiet. Il percevait, aussi clairement que dans le ventre divinatoire d’une truie, combien la tempête était châtiment et menace. Si loin que l’on pût fuir, il n’espérait plus dépouiller sa faute : les dieux et leurs ressentiments ne changent donc pas avec les ciels qui changent ? — Il eut peur. Ils eurent peur. Et, comme roulaient de plus fortes vagues, les femmes, accrochées au pont, glapirent toutes ensemble.

La mer grossit encore. Les nuées grises et noires couraient çà et là, très vite. Le pahi, bousculé par d’insurmontables épaules vertes, ne gagnait plus vers Havaï-i, ni vers n’importe quel espace ; mais seulement levait, baissait, levait, tombait, s’abîmait dans une fosse ronde, — tout horizon disparu. Puis, d’un coup, les coques ruisselaient en l’air, criant par toutes leurs jointures. Paofaï, arcbouté, les deux mains serrées sur la forte hampe, tenait tête au vent. Malgré son effort, le pahi vint en travers. Une lame frappa, dure comme une massue de bois. La coque rebondit. Le coup passé, et l’eau pleuvant en cascades du toit sur le treillis, on vit que les femmes étaient moins nombreuses, — et surtout que Paofaï, les mains vides, gesticulait avec effroi : il avait perdu la pagaie…

Dès lors, on attendit sans espoir, en se tassant. Paofaï, prêtre et Arioï, douta décidément que les dieux fussent propices. Afin de les interroger, il saisit, en se hissant aux agrès, les Plumes Rouges que lui-même, avec hommages, avait dédiées et consacrées ; et puis, tendant le bras vers le coin du ciel d’où se ruait la tempête, il hurla, plus fort que le vent, des imprécations suppliantes. Son maro avait disparu. Ses robustes reins, ornés des tatu septièmes, se cinglaient de pluie. Il se haussa, mains levées : des plumes, échappées à ses doigts, s’enfuirent en tourbillonnant.

À leur divin contact, la mer sauta de plus belle, et frémit. Mais le vent s’accalmisa. Le ciel blanchit ; puis il devint rose ; et l’autre firmament plus lointain que celui des nues, transparut, limpide, immobile et dépouillé. La pluie se retint dans l’air. Les narines pouvaient flairer un peu : on devina qu’il passait par l’éclaircie l’arôme d’une terre toute proche, d’une terre mouillée de pluie chaude, grosse de feuillées, et fleurant bon le sol trempé : et cette haleine était suave comme le souffle des îles parfumées d’où l’on s’était enfui.

Elle parut : très haute, escarpée de roches, bossuée de montagnes, creusée de grandes vallées sombres, arrondie à mi-versants de mamelons courbes. On cria : Havaï-i ! Havaï-i ! On embrassait d’un regard de convoitise la rive désirée : ainsi, disait Paofaï, ainsi fait un homme, privé de plaisirs pendant quatorze nuits, et qui va jouir enfin de ses épouses. Les odeurs palpitaient, plus vives pour les visages lassés du grand large fade, et les yeux, qui depuis si longtemps roulaient sur des formes mouvantes, se reposaient à discerner des contours solides. Si bien que Térii, saisi violemment par les coutumes étrangères, se prit à dire des mots sans suite : — « Cela est beau — cela est beau »… il se dressait, la figure détendue.

Paofaï le considéra comme on épie un insensé, et lui parla sévèrement : on était loin du récif ! Le courant écartait ; il fallait reprendre les petites pagaies, et forcer dessus. Et puis, ce n’est pas un bon présage, pour un voyageur, que d’imiter dans leurs manies les habitants des autres pays. — Térii se souvint. Il baissa la tête, tendit les bras, courba les reins et pagaya. Ses yeux ne cherchaient plus les belles couleurs aux flancs des montagnes, mais seulement à percevoir si le récif ouvrait sa ligne, et comment on donnerait dans la passe : il valait mieux ainsi.

Car la tempête n’était pas encore éteinte. Les creux houlant dans la mer-extérieure se reformaient sans relâche ; et la terre, — malgré tous les efforts, — la terre désirée, la terre originelle si ardemment attendue ne s’abordait pas. Le navire dérivait à distance infranchissable des vallées savoureuses, qui, l’une après l’autre, bâillaient et se fermaient. Puis, le vent ressurgit, ayant changé sa route, et soufflant vers un autre coin du ciel. Le ciel rosé s’embruma. La mer bondit encore, plus harcelante : car les vagues nouvelles s’épaulaient contre la houle établie. Dans le soir qui s’avançait, dans les rafales plus opaques, dans la tempête reprenant courage et livrant une autre bataille, les errants, en détresse, virent disparaître cette Île première, où nul vivant ne pourra jamais atterrir.

Puis, la nuit recommença ; si lourde, et si confuse, et si pleine d’angoisses, que Paofaï, ni Térii, ni les douze pagayeurs, ni les cinq femmes survivantes, ne voulurent jamais en raconter. On ne sait pas ce qu’ils virent dans le vent, ou ce qu’ils entendirent monter de l’abîme. L’une des filles, seule, se risqua, malgré sa peur, à divulguer ceci : qu’un feu monstrueux, quelque temps après la fuite de Havaï-i, avait marqué sa place sur la mer, — pendant que d’horribles visages passaient en sifflant dans les ténèbres. On peut croire qu’un atua propice ou plus fourbe, faisant sauter la bourrasque, laissa voir le ciel illuminé, — et que l’épouvante, alors, se démesura et remplit toute la caverne sous le toit du monde… car le maléfice avait changé les étoiles du soir en étoiles du matin, et changé aussi les étoiles du matin en étoiles du soir… Et nul vivant n’aurait osé chercher son guide dans le chaos du ciel à l’envers !

VI

Des lunaisons passent, les petites lunaisons de Hina. Paofaï et Térii, et quelques pagayeurs, et quelques femmes aussi, ont pu gagner un îlot sans nom où ils ont vécu de poissons pris avec la main sur le corail, en courant de flaque en flaque ; où ils ont bu l’eau rare de la pluie tombée dans des trous creusés à la coquille. Peut-être qu’une autre pirogue les a trouvés sur leur récif et conduits dans cette terre où on les rencontra longtemps après, à Uvéa ; — dont les gens sont accueillants malgré leurs appétits et leurs coutumes de manger les hommes parfois. C’est pour tenir la mémoire de ce séjour que Paofaï composa ce récit mesuré :

A hoé ! l’île Uvéa n’est pas un motu. Pourtant elle est plate, malgré ses petites montagnes, comme un dos de poisson sans ailerons. Mais les errants n’ont pas le choix.

A hoé ! n’oublie pas en touchant le corail, les paroles d’arrivée en bienvenue pour les esprits :

J’arrive en ce lieu où la terre est nouvelle sous mes pieds.

J’arrive en ce lieu où le ciel est nouveau dessus ma tête.

Esprit de la terre nouvelle et du ciel nouveau, l’étranger offre son cœur en aliment pour toi.

A hoé ! n’oublie pas, sitôt après, la bienvenue pour les vivants : Aroha ! Aroha-nui !

Les hommes d’Uvéa te répondront : « Alofa ! Alofa-nui ! » Ne ris pas. Ne les insulte pas. Ne leur dis point : « Hommes à la bouche qui bégaie ! » — Car c’est leur langage : il est frère de ton parler.

Enfin, tourne-toi vers ta pirogue crevée dont les deux coques sur le sable sont pareilles à deux longs requins morts. Dis-lui tristement : tu restes, toi ? — Comme au compagnon de route, au fétii, que l’on abandonne.

Si l’on te demande : « Où vas-tu, toi, maintenant ? » Ne réponds pas encore, ou bien, faussement. Attends d’avoir échangé ton nom avec les chefs de la terre nouvelle.

On te conduira vers eux. Chemine avec prudence, et ne t’étonne pas si tu vois, dans l’île Uvéa, trois larges trous ronds enfermant, dans leurs profondeurs, trois lacs paisibles. Tu demanderas seulement : « Quel atua si ingénieux et si fort a creusé ces trous pour y verser de l’eau ? »

On te répondra que, par ces abîmes, la montagne, jadis, a soufflé du feu. C’est le dire des marins Piritané. Tu en trouveras partout, de ces gens-là ! nombreux comme les carangues dans la mer.

N’en crois rien : un trou plein d’eau peut-il jamais avoir soufflé du feu ! Certes, on a vu flamber la terre, quand Havaï-i a disparu. Mais ce feu ne venait pas d’un trou plein d’eau. Il n’était pas bon à voir. Il n’est pas bon à raconter.

Enfin, quand parvenu auprès du chef, tu auras changé ton nom pour le sien, et que vous serez tous deux Inoa, alors dis ce que tu veux, non plus faussement.

— Ainsi Paofaï devint le inoa de Atumosikava, chef des guerriers de Lano, dans la terre Uvéa. Cependant que le haèré-po, dont le parler est moins brillant, échange sa personne pour la personne de Féhoko, sacrificateur de rang infime.

Quant aux femmes, on sait bien que le inoa leur est superflu pour s’entendre avec les autres femmes, — si elles peuvent chanter, rire, et parler aussi.

Alors seulement les arrivants déclarent : — « Nous avons perdu Havaï-i ! Nous cherchons les signes-parleurs ». Atumosikava répond : « Havaï-i ? C’est Savaï-i des Samoa ! Mais les vents n’y conduisent point. » Les signes ? Le chef dit ignorer les signes. Il ne connaît rien qui empêche les paroles de mourir. Et puis, c’est affaire aux prêtres !

Les prêtres ? Ils disent ignorer aussi. Ne suffit-il point des petits bâtons et des cordelettes nouées ? Paofaï méprise. Tout cela, jeux d’enfants.

Mais un homme maigre, aux yeux vifs, et dont les oreilles appesanties d’anneaux traînent sur les épaules, prend le parler tout seul. Il dit connaître les signes.

— « D’où viens-tu, toi ?

— Ma terre est nommée : Nombril-du-monde. Et moi, Tumahéké. Ma terre nage au milieu de la très grande mer toute ronde et déserte — ainsi qu’un nombril, ornement d’un ventre large et poli. On l’appelle aussi Vaïhu[3].

» Le sol est dur, poudroyant de poussière rouge et noire, desséché, caverneux. Seulement une petite herbe courte le revêt. Les rivières manquent. L’île a soif. Mais ses habitants sont ingénieux plus que tous les hommes de même couleur de peau. — Les arbres sont rares. Il fait froid. Les faré, on les bâtit avec de la boue et des pierres, et si bas, qu’on n’y entre qu’en rampant. On y brûle des herbes. Il fait froid. »

Si tu veux faire parler un homme, ne le traite pas de menteur. Ainsi Paofaï ne dit point « menteur » à Tumahéké, bien qu’il sache véritablement que le feu, imaginé pour cuire le manger, n’a jamais servi à réchauffer les hommes ! Mais il attend avec impatience que l’autre parle au sujet des signes.

Tumahéké vante sa terre : — « Nous avons de très grands Tiki, taillés dans la roche des montagnes. Ils regardent les eaux, toujours, avec des yeux plats et larges, sous un front en colère : la mer a peur et n’ose pas monter trop haut, sur la rive.

» Quant aux signes, on les tatoue, avec une pierre coupante, sur des bois polis et plats qu’on nomme ensuite Bois-intelligents. Lorsque la tablette est incrustée comme une peau de chef, alors l’homme habile y trace son Rua, qui est sa marque à lui-même.

» Et l’on peut, longtemps après, reconnaître un à un les signes, — comme un homme reconnaît ses fétii — par leurs noms. On dit alors : les Bois parlent.

— Ha ! » crie Paofaï avec une joie, « j’irai dans ton île ! Je vais avec toi ! Où est ta pirogue ? »

Tumahéké sourit : on n’y va pas en pirogue. Il faut trouver passage sur un gros navire étranger, donner beaucoup au chef, ou bien travailler à bord comme un manant ; parfois, l’un et l’autre.

— « N’importe ! » Paofaï se lève. Mais Atumosikava l’arrête : au moins, voici le festin d’adieu : un bras de malfaiteur, rôti avec des herbes.

Paofaï refuse : ce n’est point l’usage, dans la terre Tahiti, où il est grand-prêtre. On respecte sa coutume. Il est bon que chaque peuple, même au hasard de ses voyages, garde ses tapu.

Térii trouve désirable de se reposer un peu. Il feint le sommeil ; et laisse partir le maître.

VII

Des lunaisons passent. Paofaï, emmené sur un pahi chasseur de baleines n’a plus sur la tête que des ciels nouveaux, et rien autour de lui.

Il avait dit au chef étranger — que les autres marins appelaient « kapitana » — : « Je suis un marin moi-même, pour t’aider à conduire ton pahi. Je sais que tu navigues vers la terre Vaïhu. J’y veux aller aussi. »

L’autre, qui reniflait une fumée acre, en suçant un petit bambou sale, répond avec un grognement. Et son haleine s’empuantit d’une odeur méchante ; l’odeur du áva piritané.

Le navire Moholélangi déplie ses voiles d’étoffes souples, plus légères que les nattes ; et, serrant le vent de près, remonte étonnamment, presque à contre-brise. Son gros nez blanc, plus robuste que les museaux des pirogues maori, crève les paquets d’écumes en tressaillant à peine.

Un jour, le chef, plus répugnant que jamais, et marchant comme un homme fou, les yeux lourds, le visage rouge, a crié quelques mots sans suite. Il injurie Paofaï dans un langage de manant ; il court obliquement comme un crabe de terre, et lève son poing sur la tête inviolable.

Or, ayant frémi, le prêtre de Oro ressaisit son impassibilité. Il n’étrangle point le chef blanc comme on tuerait un animal immonde. Mais il regarde, avec un visage on dirait inspiré, la mer ouverte, menant vers l’île où les Bois, enfin, parleront.

Des lunaisons encore. On s’est perdu dans les Terres Basses, qui parsèment innombrablement les chemins des eaux. Sur l’une d’entre elles, pendant une nuit sans Hina, l’étranger stupide et méprisable a jeté son bateau, et puis s’est noyé.

Aué ! c’était un animal immonde. Mais Paofaï, durant des années, doit attendre un autre navire d’étranger puant, qui le conduise à l’île Vaïhu.

VIII

Térii, chassé de la terre Uvéa, erre au hasard, ayant perdu son maître, sur la mer qu’il sait maintenant sans limites.

Il est devenu le matelot dépouillé d’orgueil des kapitana de toutes sortes. Quand le sol lui semble bon, où qu’il atterrisse, et les femmes accueillantes, il se cache dans un fourré, la nuit du départ.

Le kapitana le cherche avec des cris. Le bateau s’en va. Térii laisse fuir les saisons des pluies et revenir les temps des sécheresses. Mais avant d’abandonner chaque terre de passage, il ajoute avec soin : à son faisceau de petites baguettes, une autre de plus ; afin de conserver les noms de ces îles où il a dormi et mangé.

Il y a la baguette pour Rapa. C’est une île où le taro, que l’on enterre afin qu’il se conserve, et le poisson cru, sont les seuls aliments de fêtes. Pauvres appétits, pauvres gens.

Térii ne s’y attarde point. Mais il en retient une coutume avantageuse : les hommes sont tapu, même les manants, pour toutes les femmes : qui chassent les poissons, bâtissent les faré et façonnent de belles pirogues.

Il y a la baguette pour Raïvavaè. C’est une terre toute pleine d’énormes images de Tii, — ils disent Tiki — taillées dans la pierre. Ils sont d’une double sorte : Tiki pour les sables et Tiki pour les rochers.

Il y a la baguette, encore, pour ce petit motu sans nom où Térii a rencontré, avec étonnement, quatre hommes de Tahiti et deux femmes, qu’un vent qu’on ne peut nommer avait jetés hors de toutes les routes. Mais cela n’est point croyable.

Il y avait enfin la baguette pour Manga-Réva. Les images de Tiki sont abondantes et hautes. Mais les hommes, quels misérables navigateurs !

Point de pirogues à vrai dire : des troncs d’arbres liés ensemble, sans forme, sans vitesse, sans pilote ; et point d’avéïa !

C’est de là que le haèré-po revint. Ses baguettes étaient nombreuses au point de remplir, pour sa mémoire, l’espace de dix années, les longues années du soleil ; ou de vingt années, peut-être. En vérité, c’était cela : vingt années hors de Tahiti.

Autant que les baguettes dans sa main, les plis étaient nombreux sur la peau de son visage. Et sa jambe gauche, et son pied, grossissaient un peu à chaque saison.

Un regret le prit de son île nourricière, de ses fétii, de ses coutumes, de la terre Papara. Pourquoi donc les avoir fuis ? Pourquoi ne pas y revenir ? Les prêtres se souvenaient sans doute encore de la faute : et c’est leur métier. Mais les atua ne lui tiendraient pas rigueur : n’avait-il pas changé de nom, douze fois, depuis son oubli ?

Or, voici qu’un navire passait, faisant route vers le soleil tombant. N’était-ce pas un signe ? Térii offrit au chef étranger toutes ses provisions, et deux femmes, afin d’être pris à bord et de n’y point travailler.



  1. Savaï, des îles Samoa.
  2. Voie lactée.
  3. Île de Pâques.