Les Illuminés (1852)/Les Confidences de Nicolas

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Confidences de Nicolas (Nerval).

Victor Lecou (p. 77-242).

LES
CONFIDENCES DE NICOLAS.

(xviiie siècle)
Séparateur
RESTIF DE LA BRETONE

PREMIÈRE PARTIE

I.

L’HÔTEL DE HOLLANDE.

Au mois de juillet de l’année 1757, il y avait à Paris un jeune homme de vingt-cinq ans, exerçant la profession de compositeur à l’imprimerie des galeries du Louvre et connu à l’atelier du simple nom de Nicolas, car il réservait son nom de famille pour l’époque où il pourrait former un établissement, ou parvenir à quelque position distinguée. — N’allez pas croire toutefois qu’il fût ambitieux, l’amour seul occupait ses pensées, et il lui eût sacrifié même la gloire, dont il était digne peut-être, et qu’il n’obtint jamais. — Quiconque aurait à cette époque fréquenté la Comédie-Française n’eût pas manqué d’apercevoir à la première rangée du parterre une longue figure au nez aquilin, avec la peau brune et marquée de petite vérole, des yeux noirs pleins d’expression, un air d’audace tempéré par beaucoup de finesse ; un joli cavalier du reste, à la taille svelte, à la jambe élégante et nerveuse, chaussé avec soin, et rachetant par la grâce d’attitude d’un homme habitué à briller dans les bals publics ce que sa mise avait d’un peu modeste pour un spectateur du théâtre royal. C’était Nicolas l’ouvrier, consacrant presque tous les soirs au plaisir de la scène une forte partie du gain de sa journée, applaudissant avec transport les chefs-d’œuvre du répertoire comique (il n’aimait pas la tragédie), et surtout marquant son enthousiasme aux passages débités par la belle Mlle Guéant, qui obtenait alors un grand succès dans la Pupille et dans les Dehors trompeurs.

Rien n’est plus dangereux pour les gens d’un naturel rêveur qu’un amour sérieux pour une personne de théâtre ; c’est un mensonge perpétuel, c’est le rêve d’un malade, c’est l’illusion d’un fou. La vie s’attache tout entière à une chimère irréalisable qu’on serait heureux de conserver à l’état de désir et d’aspiration, mais qui s’évanouit dès que l’on veut toucher l’idole.

Il y avait un an que Nicolas admirait Mlle Guéant sous le faux jour du lustre et de la rampe, lorsqu’il lui vint à l’esprit de la voir de plus près. Il alla se planter à la sortie des acteurs, qui correspondait alors à un passage conduisant au carrefour de Bussy. La petite porte du théâtre était fort encombrée de laquais, de porteurs de chaises et de soupirants malheureux, qui, comme Nicolas, brûlaient d’un feu pudique pour telle ou telle de ces demoiselles. C’étaient généralement des courtauds de boutique, des étudiants ou des poètes honteux échappés du café Procope, où ils avaient écrit pendant l’entr’acte un madrigal ou un sonnet. Les gentilshommes, les robins, les commis des fermes et les gazetiers n’étaient pas réduits à cette extrémité. Ils pénétraient dans le théâtre, soit par faveur, soit par finance, et plus souvent accompagnaient les actrices jusque chez elles, au grand désespoir des assistants extérieurs.

C’est là que Nicolas venait s’enivrer du bonheur stérile d’admirer la taille élancée, le teint éblouissant, le pied charmant de la belle Guéant, qui d’ordinaire montait en chaise à cet endroit et se faisait porter directement chez elle. Nicolas avait pris l’habitude de la suivre jusque-là pour la voir descendre, et jamais il n’avait remarqué qu’elle se fît accompagner d’aucun cavalier. Il poussait souvent l’enfantillage jusqu’à se promener une partie de la nuit sous les fenêtres de l’actrice, épiant le jeu des lumières, les ombres sur les rideaux, comme si cela lui importait le moins du monde, à lui, pauvre enfant du peuple, vivant d’un état manuel, et qui n’oserait jamais, certes, aspirer à celle qui défendait sa porte aux financiers et aux seigneurs.

Un soir, à la sortie du théâtre, Mlle Guéant, au lieu de prendre sa chaise à porteurs, s’en alla à pied, donnant le bras à une de ses compagnes, traversa le passage, et, arrivée au bout, monta tout à coup dans une voiture qui l’attendait, et qui partit avec rapidité. Nicolas se mit à courir en la poursuivant ; les chevaux allaient si vite, qu’il ne tarda pas à être essoufflé. Dans les rues, ce n’était rien encore ; mais bientôt on gagna la longue série des quais, où nécessairement sa force allait être vaincue. Heureusement, la nuit le favorisant, il eut l’idée de s’élancer derrière la voiture, où il reprit haleine, enchanté de cette position, mais le cœur navré de jalousie. Il était évident pour lui que l’équipage se dirigeait vers quelque petite maison. La naïve pupille qu’il venait d’admirer au théâtre convolait cette fois à des noces mystérieuses.

Et quel droit avait-il, cet insensé spectateur, tout plein encore des illusions de la soirée, de s’enquérir des actions nocturnes de la belle Guéant ? Si, au lieu de la Pupille, elle avait joué ce soir-là les Dehors trompeurs, le sentiment éprouvé par Nicolas eût-il été le même ? C’est donc une femme idéale qu’il aimait, puisqu’il n’avait jamais songé d’ailleurs à se rapprocher d’elle ; mais le cœur humain est fait de contradictions. De ce jour, Nicolas se sentait amoureux de la femme et non plus seulement de la comédienne. Il osait pénétrer un de ses secrets, il se sentait résolu à se mêler au besoin à cette aventure, comme il arrive quelquefois que dans les rêves le sentiment de la réalité se réveille, et que l’on veut à tout prix les faire aboutir.

La voiture, après avoir traversé les ponts et s’être engagée de nouveau parmi les rues de la rive droite, s’était enfin arrêtée dans la cour d’un hôtel du quartier du Temple. Nicolas se glissa à terre sans que le concierge s’en aperçût, et se trouva un instant embarrassé de sa position. Pendant ce temps, la voix doucement timbrée de Mlle Guéant disait à sa compagne : « Descends la première, Junie. »

Junie ! À ce nom, un souvenir déjà vague passa dans la tête de Nicolas : c’était le petit nom d’une demoiselle Prudhomme, danseuse à l’Opéra-Comique, qu’il avait rencontrée dans une partie de campagne. Il s’avança pour lui donner la main au moment où elle descendait de voiture. « Tiens, vous êtes aussi de la fête ? » dit-elle en le reconnaissant. Il allait répondre, quand Mlle Guéant, qui descendait à son tour, s’appuya légèrement sur son bras. L’impression fut telle que Nicolas ne put trouver un mot. En ce moment un colonel de dragons, qui venait au-devant des dames, dit en jetant les yeux sur lui : « Mademoiselle Guéant, voici un de vos plus fidèles admirateurs. » Il avait en effet vu souvent Nicolas au spectacle, applaudissant toujours avec transport la belle comédienne. Celle-ci se tourna vers le jeune homme, et lui dit avec son plus charmant sourire et son accent le plus pénétrant : « Je suis charmée, Monsieur, de vous trouver des nôtres. » Nicolas fut comme effrayé d’entendre pour la première fois cette voix si connue s’adresser à lui, de voir cette statue adorée descendue de son piédestal, vivre et sourire un instant pour lui seul. Il eut seulement la présence d’esprit de répondre : « Mademoiselle, je ne suis qu’un amateur charmé de rester pour vous admirer plus longtemps. »

Il y avait en lui un sentiment singulier qu’éprouvent tous ceux qui voient de près pour la première fois une femme de théâtre, c’est d’avoir à faire la connaissance d’une personne qu’ils connaissent si bien. On ne tarde pas à s’apercevoir le plus souvent que la différence est grande : la soubrette est sans esprit, la coquette est sans grâce, l’amoureuse est sans cœur, et puis la clarté qui monte de la rampe change tellement les physionomies ! Cependant Mlle Guéant triomphait de toutes ces chances fâcheuses. Nicolas restait pétrifié à la voir, avec son cou de neige et sa taille onduleuse, monter l’escalier au bras du colonel.

— Eh bien ! que faites-vous là ? dit Mlle Prudhomme ; donnez-moi votre bras et montons. — Nicolas se rassurait peu à peu. Ce jour-là, par bonheur, son linge était irréprochable, son habit de lustrine était presque neuf, le reste convenable, et d’ailleurs il voyait passer près de lui d’autres invités beaucoup plus négligés dans leur mise que lui-même.

— Où sommes-nous donc ? fit-il tout bas à Junie (Mlle Prudhomme), et, en montant l’escalier, il lui expliqua tout son embarras. Celle-ci se prit à rire aux éclats, et lui dit : Mon ami, soyez tranquille, en fait d’hommes, il n’y a ici que des princes et des poètes, comme dit M. de Voltaire ; c’est une société mêlée… N’êtes-vous pas un peu prince ?

— Je descends de l’empereur Pertinax, dit sérieusement Nicolas, et ma généalogie se trouve bien en règle chez mon grand-père, à Nitri, en Bourgogne.

— Eh bien ! cela suffit, dit Junie, sans trop s’arrêter à la vraisemblance du fait ; je vous aurais mieux aimé poète, parce que vous auriez récité quelque chose de leste au dessert ; mais qu’importe ? un prince, cela est déjà bien, et d’ailleurs c’est moi qui vous introduis.

— Mais où sommes-nous ?

— Nous sommes, dit Junie, à l’hôtel de Hollande, où l’ambassadeur de Venise donne une fête cette nuit.

Ils entrèrent dans la salle (la même où a été depuis le billard de Beaumarchais, qui plus tard occupa cet hôtel). Nicolas, qui n’avait jamais soupé qu’aux Porcherons depuis quelques mois qu’il habitait Paris, était étourdi de la magnificence de la table où il fut convié à s’asseoir. Cependant sa figure avait un tel air de distinction, qu’il ne pouvait paraître déplacé nulle part. On s’étonnait seulement de ne pas le connaître, car il n’y avait là que des illustrations du monde et de la littérature. Les femmes étaient toutes des actrices de différents théâtres. On admirait Mlle Hus, si spirituelle, si provoquante, mais moins belle que Mlle Guéant ; Mlle Halard, alors svelte et légère ; Mlle Arnould, célèbre déjà par le rôle de Psyché dans les Fêtes de Paphos ; la jeune Rosalie Levasseur, de la Comédie-Italienne, qui s’était fait accompagner par un abbé coquet ; puis Mlle Guimard et Camargo deuxième, première danseuse au Français. Mme Favart se trouvait assise à la gauche de Nicolas. Entouré d’un tel cercle de beautés célèbres, il n’avait d’yeux que pour Mlle Guéant, placée à l’autre bout de la table auprès du colonel qui l’avait introduite. Junie lui en fit la guerre, et l’amena à lui raconter toute l’histoire de sa belle passion. « Ce n’est pas gai pour moi ! dit-elle en riant, car enfin je n’ai point d’autre cavalier que vous ; mais n’importe, vous m’amusez beaucoup. »

Quand le souper fut achevé, Rosalie Levasseur, qui avait une voix délicieuse, chanta quelques vaudevilles ; Mlle Arnould dit le bel air : Pâles flambeaux ; Mlle Hus joua une scène de Molière ; Mme Favart chanta une ariette de la Servante maîtresse ; Guimard, Halard, Prudhomme et Camargo deuxième exécutèrent un pas du ballet de Médée ; Mlle Guéant rendit la scène de la lettre dans la Pupille. Ce fut alors le tour des poètes : chacun déclama ses vers ou chanta sa chanson. La nuit s’avançait ; les auteurs les plus célèbres, les grands personnages, la gravité en un mot, venaient de partir. Le cercle devint plus intime ; Grécourt récita un de ses contes ; un auteur nommé Robbé donna lecture d’un poème dirigé contre le prince de Conti, qui lui avait fait donner vingt mille livres pour qu’il ne l’imprimât pas. Piron récita quelques strophes empreintes de cette passion d’un siècle qui ne respectait rien, pas même l’amour. On frémissait encore de cette fougueuse poésie, quand Mme Favart, se tournant vers son voisin de droite, lui dit : « C’est à votre tour ! » Nicolas hésita, d’autant plus que les yeux de la belle Guéant étaient alors fixés sur lui. Cette dernière, voulant le rassurer, ajouta avec son sourire adorable : « Nous donnerez-vous quelque chose, monsieur ? — C’est un petit prince ! s’écria Junie, il n’est bon à rien, il ne fait rien… C’est un descendant de l’empereur Per… Per… » Nicolas rougissait jusqu’aux oreilles. « Pertinax, c’est cela ! » dit enfin Junie.

L’ambassadeur de Venise fronçait le sourcil ; il croyait peu aux descendants des empereurs romains, et se flattait, étant lui-même un Mocenigo inscrit au livre d’or de Venise, de connaître tous les plus grands noms de l’Europe. Nicolas sentit qu’il était perdu, s’il ne s’expliquait pas. Il se leva donc et commença l’histoire de sa généalogie ; il raconta comme quoi Helvius Pertinax, fils du successeur de Commode, avait échappé à la mort dont le menaçait Caracalla, et, réfugié dans les Apennins, avait épousé Didia Juliana, fille également persécutée de l’empereur Julianus. L’abbé coquet qui accompagnait Rosalie Levasseur, et qui avait les prétentions à la science, secoua la tête à cette allégation ; sur quoi Nicolas récita en latin très pur l’acte de mariage des deux conjoints, et cita une foule de textes. L’abbé se reconnaissant vaincu, Nicolas énuméra froidement les successeurs de Helvius et de Didia, jusqu’à Olibrius Pertinax, que l’on trouve capitaine à des chasses sous le roi Chilpéric, puis encore un nombre infini de Pertinax ayant passé par les états les plus variés : marchands, procureurs ou sergents, jusqu’au soixantième descendant de l’empereur Pertinax, nommé Nicolas Restif, ce dernier nom étant la traduction du nom latin, depuis qu’on n’employait plus que la langue française dans les actes publics.

On n’aurait guère écouté cette longue énumération, si les remarques dont Nicolas en accompagnait les principaux passages n’eussent persuadé à tout le monde que c’était là une critique des généalogies en général. Les poètes et les actrices rirent de tout leur cœur ; les grands seigneurs de la compagnie acceptèrent en gens d’esprit l’ironie apparente du morceau, et l’animation, la verve du conteur lui concilièrent tous les suffrages. L’entraînement était si grand, et Nicolas tenait si bien tous les esprits suspendus aux anecdotes dont il accompagnait les noms cités, qu’arrivé à lui-même, on lui demanda le récit de ses aventures. Il consentit à raconter l’histoire de son premier amour. Quelques invités prétentieux, qui commençaient à s’ennuyer de la faveur dont Nicolas semblait jouir auprès des dames, s’esquivèrent peu à peu, de sorte qu’il ne resta plus qu’un cercle attentif et bienveillant. Les confessions étaient alors à la mode. Celle de Nicolas fut rapide, enthousiaste, avec certains traits d’une naïve immoralité, qui charmaient alors les auditeurs vulgaires ; mais, arrivé à l’élément vraiment humain de son récit, il se montra ce qu’il était au fond, noble et sincèrement passionné ; il pénétra d’émotion cette société frivole, et dans tous ces cœurs perdus il sut réveiller une étincelle du pur amour des premiers ans. Mlle Guéant elle-même, froide autant que belle, et qui aussi passait pour sage, ne pouvait se défendre d’une vive sympathie pour ce jeune homme à l’âme si tendre et si sensible. Aux dernières scènes du récit, que Nicolas racontait d’une voix étouffée, avec des pleurs dans les yeux, elle s’écria : — Est-ce que c’est possible ? est-ce qu’on peut aimer ainsi ?

— Oui, madame, s’écria Nicolas, tout cela est vrai comme la généalogie des Pertinax… Quant à la personne que j’ai aimée, elle vous ressemblait, elle avait beaucoup du moins de vos traits et de votre sourire, et rien ne peut me consoler de sa perte sinon de vous admirer.

Alors ce fut une tempête d’applaudissements. Quelques enthousiastes ne craignirent pas d’affirmer qu’on avait affaire à un romancier plus brillant que Prévost d’Exiles, plus tendre que d’Arnaud, plus sérieux que Crébillon fils, avec des passages d’un réalisme inconnu jusqu’alors. Et le pauvre ouvrier fut reçu de plain-pied dans cette compagnie des beaux noms, des beaux esprits et des belles impures du temps. Il ne tenait qu’à lui de faire son chemin dans le monde désormais. — Pourtant, tout ce qu’il avait dit était la vérité ; il se regardait comme descendant de l’empereur Pertinax, et il venait de raconter ses amours pour une femme qui était morte quelques mois auparavant. — Comme c’était un cœur qui ne pouvait rester vide, l’amour idéal et tout poétique conçu pour Mlle Guéant l’avait peu à peu consolé de l’autre, dont l’impression était pourtant encore bien vive.

On donne une fin bizarre à ce souper, un dénouement assez usité alors du reste dans ces sortes de médianoches. À un signal donné, les lumières s’éteignirent, et une sorte de Colin-Maillard commença dans l’obscurité ; c’était, à ce qu’on croit, le but final de la fête, du moins pour les initiés, qui n’étaient point partis avec le commun des invités. Chacun avait le droit de reconduire la dame dont il s’était saisi dans l’ombre pendant cet instant de tumulte. Les amants en titre s’arrangeaient pour se reconnaître ; mais une fois fait, même au hasard, le choix devenait sacré. Nicolas, qui ne s’y attendait pas, sentit une main qui prenait la sienne et qui l’entraîna pendant quelques pas ; alors, on lui remit une autre main douce et frémissante : c’était celle de Mlle Guéant, qui le pria de la reconduire. Pendant qu’il descendait par un escalier dérobé correspondant à la cour, il entendit Junie qui s’écria : — Je me sacrifie, je vais consoler le colonel.

II.

CE QUE C’ÉTAIT QUE NICOLAS.

Trente ans plus tard, le même personnage, connu alors sous son nom patronymique de Restif, auquel il avait ajouté celui de Labretone, propriété de son père, eut occasion de retourner à l’Hôtel de Hollande, situé vieille rue du Temple, et qui appartenait alors à Beaumarchais. Les personnages de la scène précédente avaient eu diverses fortunes. L’ambassadeur de Venise, peu estimé dans le monde, traité parfois d’espion et d’escroc, avait péri, condamné par ordre du conseil des dix ; la belle Guéant était morte de la poitrine, et Nicolas l’avait pleurée longtemps, quoiqu’il n’eût pu nouer avec elle qu’une liaison passagère. — Quant à lui-même, il n’était plus le pauvre ouvrier typographe d’autrefois ; il était devenu maître dans cette profession, qu’il alliait singulièrement à celle de littérateur et de philosophe. S’il daignait encore travailler manuellement, c’était après avoir accroché au mur près de lui son habit de velours et son épée. D’ailleurs, il ne composait que ses propres ouvrages, et telle était sa fécondité, qu’il ne se donnait plus la peine de les écrire : debout devant sa casse, le feu de l’enthousiasme dans les yeux, il assemblait lettre à lettre dans son composteur ces pages inspirées et criblées de fautes, dont tout le monde a remarqué la bizarre orthographe et les excentricités calculées. Il avait pour système d’employer dans le même volume des caractères de diverse grosseur, qu’il variait selon l’importance présumée de telle ou telle période. Le cicéro était pour la passion, pour les endroits à grand effet, la gaillarde pour le simple récit ou les observations morales, le petit-romain concentrait en peu d’espace mille détails fastidieux, mais nécessaires. Quelquefois il lui plaisait d’essayer un nouveau système d’orthographe ; il en avertissait tout à coup le lecteur au moyen d’une parenthèse, puis il poursuivait son chapitre, soit en supprimant une partie des voyelles, à la manière arabe, soit en jetant le désordre dans les consonnes, remplaçant le c par l’s, l’s par le t, ce dernier par le ç, etc., toujours d’après des règles qu’il développait longuement dans ses notes. Souvent, voulant marquer les longues et les brèves à la façon latine, il employait, dans le milieu des mots, soit des majuscules, soit des lettres d’un corps inférieur ; le plus souvent il accentuait singulièrement les voyelles, et abusait surtout de l’accent aigu. Cependant aucune de ces excentricités ne rebutait les innombrables lecteurs du Paysan perverti, des Contemporaines ou des Nuits de Paris ; c’était désormais le conteur à la mode, et rien ne peut donner une idée de la vogue qui s’attachait aux livraisons de ses ouvrages, publiés par demi-volumes, sinon le succès qu’ont obtenu naguère chez nous certains romans-feuilletons. C’était ce même procédé de récit haletant, coupé de dialogues à prétentions dramatiques, cet enchevêtrement d’épisodes, cette multitude de types dessinés à grands traits, de situations forcées, mais énergiques, cette recherche continuelle des mœurs les plus dépravées, des tableaux les plus licencieux que puisse offrir une grande capitale dans une époque corrompue, le tout relevé abondamment par des maximes humanitaires et philosophiques et des plans de réforme où brillait une sorte de génie désordonné, mais incontestable, qui fit qu’on appela cet auteur étrange le Jean-Jacques des halles.

C’était quelque chose ; cependant, l’homme fut meilleur peut-être que ses livres ; ses intentions étaient bonnes en dépit des écarts d’une imagination dévergondée. Il passait souvent les nuits à parcourir les rues, pénétrant dans les bouges les plus infects, dans les repaires des escrocs, soit pour observer, soit dans sa pensée pour empêcher le mal et faire quelque bien. Il s’imposait, dit-il, le rôle de Pierre-le-Justicier, non en vertu des devoirs de la royauté, mais de ceux de l’écrivain moraliste. Cette étrange prétention le suivait également dans ses relations du monde, où il se faisait le médiateur des querelles et des divisions de famille ou l’intermédiaire de la bienfaisance et du malheur. Il se vante aussi d’avoir, dans ses excursions nocturnes, consolé ou soulagé plus d’un misérable, arraché quelques jeunes filles à l’opprobre ou à l’outrage : ce serait de quoi lui faire pardonner bien des fautes et bien des erreurs. Restif est surtout connu comme romancier ; il a pourtant écrit quelques volumes de philosophie, de morale et même de politique ; seulement, il ne les publia pas sous son nom. La philosophie de M. Nicolas contient tout un système panthéiste, où il tente, à la manière des philosophes de cette époque, d’expliquer l’existence du monde et des hommes par une série de créations ou plutôt d’éclosions successives et spontanées ; son système a du rapport avec la cosmogonie de Fourier, lequel a pu lui faire de nombreux emprunts. En politique et en morale, Restif est tout simplement communiste. Selon lui, la propriété est la source de tout vice, de tout crime, de toute corruption ; ses plans de réforme sont longuement décrits dans des livres intitulés : l’Anthropographe, le Gynographe, le Pornographe, etc., qui prouveraient que les penseurs modernes n’ont rien inventé sur ces matières. On retrouve, du reste, les mêmes idées mises en action dans la plupart de ses romans. Le second volume des Contemporaines contient tout un système de banque d’échange pratiqué par des travailleurs et des commerçants, qui, habitant la même rue, établissent entre eux une communauté déjà phalanstérienne.

Revenons avant tout à la biographie personnelle de ce singulier esprit ; il en a semé des fragments dans une foule d’ouvrages où il s’est peint sous des noms supposés, dont plus tard il a donné la clé. Dans une série de pièces et de scènes dialoguées qu’il intitule le Drame de la Vie, il a eu l’idée bizarre de représenter, comme dans une lanterne magique, les scènes principales de son existence ; cela commence aux premiers jeux de sa jeunesse, et cela se termine après les massacres du 2 septembre, qu’il déplore amèrement.

Un autre livre, le Cœur humain dévoilé, décrit avec minutie toutes les impressions de cette vie si laborieuse et si tourmentée. Avant Restif, cinq hommes seulement avait formé le projet hardi de se peindre, saint Augustin, Montaigne, le cardinal de Retz, Jérôme Cardan et Rousseau. Encore n’y a-t-il que les deux derniers qui aient fait le sacrifice complet de leur amour-propre ; Restif est allé plus loin peut-être. « À soixante ans, dit-il, écrasé de dettes, accablé d’infirmités, je me vois forcé de livrer mon moral pour subsister quelques jours de plus, comme l’Anglais qui vend son corps. »

En lisant ce premier aveu, qui n’a pas dû être une de ses moindres souffrances, on se sent pris de pitié pour ce pauvre vieillard qui, un pied dans la tombe, vient, avec le courage et l’énergie du désespoir, exhumer les fautes de sa jeunesse, les vices de son âge mûr, et qui peut-être les exagère pour satisfaire le goût dépravé d’une époque qui avait admiré Faublas et Valmont. On a abusé depuis de ce procédé tout réaliste qui consiste à faire de l’homme lui-même une sorte de sujet anatomique ; — nous chercherons ici à en faire tourner l’enseignement vers l’étude de certains caractères, chez qui la personnalité atteint aux plus tristes illusions et provoque les plus inexplicables aveux. Nous essaierons de raconter cette existence étrange, sans aucune prévention comme sans aucune sympathie, avec les documents fournis par l’auteur lui-même, et en tirant de ses propres confessions le fait instructif des misères qui fondirent sur lui comme la punition providentielle de ses fautes. Notre époque n’est pas moins avide que le siècle passé de mémoires et de confidences ; la simplicité et la franchise sont toutefois portées moins loin aujourd’hui par les écrivains. Ce serait une comparaison instructive à faire dans tous les cas, si la vérité pouvait avoir quelque chose de l’attrait du roman.

III.

PREMIÈRES ANNÉES.

Le village de Saci, situé en Champagne, sur les confins de la Bourgogne, à cinquante lieues de Paris et trois d’Auxerre, est traversé dans toute sa longueur d’une seule rue composée de chaque côté d’une centaine de maisons. À l’une des extrémités, appelée la Porte là-haut, en traversant un ruisseau nommé la Farge, on trouve l’enclos de Labretone, dont les murs blancs se dessinent sur un horizon de bois et de collines vertes. C’est là qu’était né Nicolas Restif, dont le grand-père, homme instruit et allié à la magistrature, se croyait descendant de l’empereur Pertinax. Il est permis de croire que la généalogie qu’il avait dressée à cet effet n’était qu’un jeu d’esprit destiné à ridiculiser les prétentions de quelques gentilshommes, ses voisins, qu’il recevait à sa table. Quoi qu’il en soit, la famille des Restif était considérée dans le pays autant par son aisance que par ses relations ; plusieurs de ses membres appartenaient à l’église : on songea d’abord à lancer le jeune Nicolas dans cette carrière, mais son naturel indépendant et même un peu sauvage contraria longtemps cette idée. Il ne se plaisait qu’au milieu des bergers, dans les bois de Saci et de Nitri, partageant leur vie errante et leurs fatigues. Il avait douze ans environ, quand ce goût se trouva favorisé par une circonstance imprévue. Le berger de son père, qui s’appelait Jaquot, partit tout à coup, sans mot dire, pour le pèlerinage du mont Saint-Michel, qui était pour les jeunes gens du pays comme celui de sainte Reine pour les filles. Un garçon qui n’était pas allé au mont Saint-Michel était regardé comme un poltron. De même, il paraissait manquer quelque chose à la pudeur d’une jeune fille qui n’avait pas visité le tombeau de la belle reine Alise, la vierge des vierges. Jaquot parti, le troupeau se trouva sans gardien. Nicolas s’offrit bien vite à le remplacer. Les parents hésitaient : l’enfant était si jeune, et les loups se montraient souvent dans le voisinage ; mais enfin on manquait de monde à la ferme, le voyage de Jaquot ne devait durer que quinze jours : on nomma Nicolas berger intérimaire.

Quelle joie ! quel délire dans ce premier jour de liberté ! Le voilà qui sort à la pointe du jour du clos de Labretone, suivi des trois gros chiens Pinçard, Robillard et Friquet. Les deux plus forts moutons portaient sur leur dos les provisions de la journée avec la bouteille d’eau rougie et le pain pour les chiens. Le voilà libre, libre dans la solitude ! Il respire à pleine poitrine ; pour la première fois, il se sent vivre… Les nuages blancs qui glissent dans le ciel, la bergeronnette qui se balance sur les taupinières, les fleurettes d’automne sans feuilles et sans parfums, le chant de l’œnante solitaire, si monotone et si doux, les prés verts baignés au loin par la brume, tout cela le jette dans une douce rêverie. En passant près d’un buisson où Jaquot, deux mois auparavant, lui avait montré un nid de linotte, il pense au pauvre berger qu’il remplace et aux dangers qu’il court dans son périlleux voyage. Ses yeux se mouillent de larmes, sa tête s’exalte, et pour la première fois il se prend à rimer des vers sur l’air des pèlerins de Saint-Jacques, qu’il avait entendu chanter à des mendiants :

Jaquot est en pèlerinage — à Saint-Michel ;
Qu’il soit guidé dans son voyage — par Raphaël !
Nous n’irons plus garder ensemble — les blancs moutons :
Jaquot va par le pont qui tremble — chercher pardons.

Voilà le premier pas fait dans une route dangereuse ; Nicolas s’est trompé sur son goût pour la solitude… Ce goût n’annonçait pas un berger, mais un poète. Malheur aux moutons, qu’il entraîne dans les endroits les plus sauvages et les moins riches en pâture ! Il aime les ruines de la chapelle Sainte-Madeleine et y revient souvent, sous prétexte d’y cueillir des mûres sauvages ; le fait est que ce lieu lui inspire des pensées douces et mélancoliques. Ce n’était pas assez encore. Derrière le bois du Boutparc, vis-à-vis les vignes de Montgré, on rencontrait un vallon sombre bordé de grands arbres. Nicolas hésitait d’abord à s’y engager ; il se rappelait les histoires de voleurs et d’excommuniés changés en bêtes que Jaquot lui avait souvent racontées. Moins effrayées que leur gardien, les bêtes sautent dans le vallon. Il y en avait de plusieurs sortes dans le troupeau ; les chèvres grimpent aux broussailles, les brebis broutent l’herbe, et les porcs fouillent la terre pour y trouver une espèce de carotte sauvage que les paysans nomme échavie. Nicolas les suivait pour les empêcher d’aller trop loin, lorsqu’il aperçut sous un chêne un gros sanglier noir, qui, en humeur de folâtrer, vint se mêler à la bande plus civilisée des pourceaux. Le jeune pâtre tressaillait à la fois d’horreur et de plaisir, car la vue de cet animal augmentait l’aspect sauvage du lieu qui avait tant de charmes pour lui. Il se garda de faire un mouvement à travers les feuilles. Un instant après, un chevreuil, puis un lièvre vinrent jouer plus loin sur une bande de gazon ; puis ce fut une huppe qui se percha dans un de ces gros poiriers dont les paysans appellent le fruit poire de miel. Le rêveur se croyait transporté dans le pays des fées ; tout à coup, parmi les broussailles, un loup montra son poil fauve et son nez pointu avec deux yeux qui brillaient comme des charbons… Les chiens qui arrivaient lui firent la chasse, et adieu tout ce qui complétait le tableau, chevreuil, lièvre et sanglier ! La huppe même, l’oiseau de Salomon, s’était envolée ; seulement, comme une fée bienfaisante, elle avait signalé l’arbre aux poires de miel, si douces et si sucrées que les abeilles les dévorent. Nicolas emplit ses poches de ce fruit délicieux, dont, à son retour, il régala ses frères et ses sœurs.

En y réfléchissant, Nicolas se dit : Ce vallon n’est à personne… Je le prends, je m’en empare ; c’est mon petit royaume ! Il faut que j’y élève un monument pour qu’il me serve de titre, ainsi que cela s’est toujours fait selon la Bible que lit mon père. Pendant plusieurs jours, il travailla à dresser une pyramide. Quand elle fut terminée, il lui vint à l’esprit, toujours d’après l’inspiration de la Bible, d’y faire un sacrifice dans les règles. Un être libre comme moi, se dit-il, devant se suffire à lui-même, doit être à la fois roi, pontife, magistrat, berger, boulanger, cultivateur et chasseur. En vertu de ces titres, il se mit en quête d’une victime, et parvint à atteindre avec sa fronde un oiseau de proie de l’espèce qu’on nomme bondrée, qu’il crut avoir condamné justement comme coupable de troubler l’innocence et la sécurité des hôtes du vallon. Peut-être sa conscience eût-elle, plus tard, trouvé à redire à ce raisonnement, quand l’étude de l’harmonie universelle lui eût appris l’utilité des êtres nuisibles. Aussi n’appuyons-nous sur ces enfantillages que pour signaler la teinte mystique des premières idées du rêveur[1]. Cependant, il fallait avoir des témoins de cet acte religieux. C’est à midi que les bêtes de trait sont conduites au pâturage après les travaux de la matinée. Nicolas attendit cette heure et appela par ses cris les bergers qui passaient au loin. Aussitôt accoururent les compagnons ordinaires de ses jeux et les jolies Marie Fouare et Madeleine Piat. — Venez, venez, disait Nicolas, je vais vous montrer mon vallon, mon poirier, et aussi mon sanglier et ma huppe. (Mais ces animaux se gardèrent bien de se rendre aux vœux du propriétaire.) Nicolas exposa à la troupe ses droits de premier occupant, constatés par sa pyramide et son autel. On les reconnut pour inviolables. Dès-lors commença la cérémonie : on alluma du bois sec où l’on jeta les entrailles de l’oiseau, selon le rite patriarcal ; puis Nicolas posa le corps sur un petit bûcher et improvisa une prière qui fut accompagnée de quelques versets des psaumes. Il se tenait debout, très grave et pénétré de la grandeur de son action ; ensuite il distribua aux assistants les chairs rôties de l’oiseau dont il mangea le premier, et qui étaient détestables. Les trois chiens seuls se régalèrent avec joie des reliefs de cette cuisine sacerdotale.

Qui eût pu prévoir que ce scrupuleux propriétaire deviendrait l’un des plus fervents communistes dont les doctrines aient enflammé l’époque révolutionnaire. Toutefois ses prétentions avaient trouvé des jaloux parmi les pâtres de Saci, car le secret fut dévoilé, le sacrifice fut traité d’abominable profanation des choses saintes, et l’abbé Thomas, frère du premier lit de Nicolas, qui demeurait à quelques lieues de Saci, se rendit exprès à La Bretone pour donner le fouet au jeune hérétique ; l’abbé motiva le fait de cette correction sur ce qu’ayant été le parrain du coupable, il répondait indirectement de ses péchés. Le pauvre homme ne se doutait pas qu’il s’était engagé bien imprudemment envers le ciel.

Nicolas avait deux frères du premier lit qu’on voyait peu dans la famille ; l’aîné était curé de Courgis ; le dernier, que nous venons d’entrevoir, l’abbé Thomas, était précepteur chez les jansénistes de Bicêtre, et venait voir sa famille pendant les vacances. Lorsqu’il repartit cette année-là, on lui confia son jeune frère, auquel il convenait d’inspirer enfin des idées sérieuses. Tous deux s’embarquèrent à Auxerre par le coche d’eau. L’abbé Thomas était un grand garçon maigre, ayant le visage allongé, le teint bilieux, la peau luisante tachée de rousseurs, le nez aquilin, les sourcils noirs et fournis comme tous les Restif. Il était concentré et très vigoureux sans le paraître, d’un tempérament emporté et plein de passion, qu’il était parvenu à mâter par une volonté de fer et une lutte obstinée. À peine eut-il placé Nicolas parmi les autres enfants de Bicêtre, qu’il ne s’occupa plus de lui que comme d’un étranger. Quand ce dernier se vit seul au milieu de tous ces petits curés, comme il le disait, perdu dans les longs corridors voûtés de cette prison monastique, il fut pris du mal du pays. La monotonie des exercices religieux n’était pas de nature à le distraire, et les livres de la bibliothèque, les Provinciales de Pascal, les Essais de Nicole, la Vie et les Miracles du diacre Pâris, la Vie de M. Tissard et autres œuvres jansénistes, ne lui plaisaient pas autrement. — L’écrivain toutefois se rappela plus tard avec attendrissement les leçons des jansénistes. Selon lui, Pascal, Racine et les autres port-royalistes devaient à l’éducation janséniste une sagacité, une exactitude de raisonnement, une justesse, une profondeur de détails, une pureté de diction qui ont d’autant plus étonné, que les jésuites n’avaient produit que des Annat, des Caussin, etc. C’est que les jansénistes, sérieux, réfléchis, font penser plus fortement, plus tôt et plus efficacement que les molinistes ; ils donnent du ressort par la contrariété à toutes les passions ; ils créent des logiciens qui deviennent des dévots parfaits ou des philosophes résolus. Le moliniste est plus aimable, il ne croit pas que l’homme soit obligé d’avoir toujours son Dieu devant les yeux pour trembler à chaque action, à chaque acte de volonté ; mais, moins propre à la réflexion, tolérant, superficiel, il arrive à l’indifférence plus souvent encore que l’autre n’arrive à l’impiété.

Cependant un changement se préparait dans la situation des jansénistes de Bicêtre. L’archevêque Gigot de Bellefond, qui les protégeait, étant venu à mourir, fut remplacé par Christophe de Beaumont. Celui-ci nomma un nouveau recteur qui, dès le jour de son installation, regarda de travers le maître des enfants de chœur et les gouverneurs jansénistes. Cet intrus était un homme fougueux, plein de dispositions hostiles ; il demanda à voir la bibliothèque, et fronça le sourcil en apercevant les livres de controverse que l’abbé Thomas n’avait pas cherché à cacher, se faisant gloire de ses sentiments. Le recteur s’écria que de tels livres ne devaient pas se trouver dans une bibliothèque d’enfants.

— On ne peut trop tôt connaître la vérité, répondit l’abbé Thomas.

— Simple clerc tonsuré, vous voulez nous enseigner la religion ! dit le recteur.

Le maître humilié se tut. Les élèves jouissaient de cette scène avec l’impitoyable malignité de l’enfance. De livres en livres, le recteur tomba sur le Nouveau-Testament annoté par Quesnel.

— Pour celui-ci, dit-il, c’est aller contre le jugement spécial de l’Église ! — Et il le jeta à terre avec horreur. Le pauvre abbé Thomas le ramassa humblement et baisa la place.

— Songez-vous, dit-il, Monsieur, que le texte de l’Évangile y est tout entier ?

Le recteur, plus irrité encore, voulut emporter tous les Nouveaux Testaments des élèves. L’abbé Thomas éleva alors la voix : Ô mon Dieu ! s’écria-t-il, on ôte la parole à vos enfants ! Cette fois, les élèves se prononcèrent pour le maître. Nicolas osa s’avancer vers le recteur et lui dit : « Je tiens de mon père, que j’en croirai mieux que vous, que voilà le Testament de Jésus-Christ. — Ton père était un huguenot », répondit le recteur. Ce mot était alors le synonyme d’athée. La scène finit par l’intervention de deux prêtres de la maison qui s’appliquèrent à calmer les esprits ; mais l’abbé Thomas sentit qu’il fallait quitter la place. En effet, quelques jours plus tard, il fut averti que l’ordre d’expulsion des jansénistes allait être expédié. Il était prudent de le prévenir. Les élèves furent renvoyés à leurs parents, puis le maître se mit en route avec son sous-maître et Nicolas pour retourner à Saci.

IV.

JEANNETTE ROUSSEAU.

En retournant à son village, Nicolas frémissait de joie, quand il aperçut les collines de Côte-Grêle son cœur bondit, et ses larmes coulèrent en abondance. Il découvrit bientôt le Vendenjeau, la Farge, Triomfraid, le Boutparc enfin, derrière lequel était son vallon. Il voulut faire partager son enthousiasme à l’abbé Thomas, et se livra à une énumération pittoresque, à laquelle ce dernier répondit : Je conçois que tout cela est fort touchant puisque vous pleurez ; mais nous approchons de Saci, récitons sextes avant d’y entrer.

L’abbé Thomas ne se plaisait pas dans la maison paternelle. Dès le lendemain, il emmena Nicolas chez son frère aîné, curé à Courgis, pour lui enseigner le latin. Les fables de Phèdre et les églogues de Virgile ouvrirent bientôt à l’imagination du jeune homme des horizons nouveaux et charmants. Les dimanches et les fêtes, l’église se remplissait d’une foule de jeunes filles sur lesquelles il levait les yeux à la dérobée. Ce fut le jour de Pâques que son sort se décida. La grand’messe était célébrée avec diacre et sous-diacre ; les sons de l’orgue, l’odeur de l’encens, la pompe de la cérémonie, exaltaient à la fois son âme ; il se sentait dans une sorte d’ivresse. À l’offerte, on vit défiler les communiantes dans leurs plus beaux atours, puis leurs mères et leurs sœurs. Une jeune fille venait la dernière, grande, belle et modeste, le teint peu coloré, « comme pour donner plus d’éclat au rouge de la pudeur ; » elle était mise avec plus de goût que ses compagnes, son maintien, sa parure, sa beauté, son teint virginal, tout réalisait la figure idéale que toute âme jeune a rêvée. La messe finie, l’écolier sortit derrière elle. La céleste beauté marchait de ce pas harmonieux que l’on prête aux grâces antiques. Elle s’arrêta en apercevant la gouvernante du curé, Marguerite Pâris.

Cette dernière aborda la jeune fille et lui dit : — Bonjour, Mademoiselle Rousseau. — Et elle l’embrassa.

— Voici déjà son nom de famille, se dit Nicolas.

— Ma chère Jeannette, ajouta Marguerite, vous êtes un ange pour la figure comme pour l’âme.

— Jeannette Rousseau ! se dit Nicolas, quel joli nom !

Et la jeune fille répondit quelques mots d’une voix douce et claire, dont le timbre était enchanteur[2].

Depuis ce moment, Nicolas ne fut plus occupé que de Jeannette. Il la chercha des yeux tout le reste de la journée, et ne la revit qu’à l’encensement du Magnificat, quand tous ceux qui sont dans le chœur se tournent vers la nef. Le lendemain, l’impression était plus forte encore ; il se promit de se rendre digne d’elle par son application à l’étude ; de ce jour aussi, son esprit s’agrandit et s’arracha pour jamais aux frivoles préoccupations de l’enfance. Laissé seul un jour au presbytère dans la journée, parce que le curé et l’abbé Thomas étaient allés voir ensemencer le champ de la cure, il lui vint une idée singulière : ce fut de chercher dans les registres de la paroisse l’extrait de baptême de Jeannette, afin de savoir au juste son âge ; lui-même avait alors quinze ans, et il jugeait que Jeannette était plus âgée. Il allait en remontant depuis 1730, et ce fut pour lui une jouissance délicieuse de lire les lignes suivantes : « Le 19 décembre 1731 est née Jeanne Rousseau, fille légitime de Jean Rousseau et de Marguerite, etc. » Nicolas répéta vingt fois cette lecture, apprenant par cœur jusqu’aux noms des témoins et des officiants, et surtout cette date du 19 décembre qui devint un jour sacré pour lui. Une seule pensée triste résulta de cette connaissance, c’est que Jeannette avait trois ans de plus que lui, et qu’elle serait mariée peut-être avant qu’il pût prétendre à elle. Instruit de la demeure des parents de Jeannette, il passait tous les jours devant la maison, située au fond d’une vallée et entourée de peupliers qu’arrosait le ruisseau de la Fontaine-Froide ; il saluait ces arbres comme des amis, et rentrait l’âme pleine d’une douce mélancolie.

Mais c’est à l’église que l’apparition revenait dans tout son charme. Nicolas avait fait une prière qu’il répétait sans cesse pour concilier sa religion et son amour : Unam petii a Domino, disait-il tout bas, et hanc requiram omnibus diebus vitæ meæ ? (Je n’en ai demandé qu’une au Seigneur, et je la chercherai tous les jours de ma vie !) Confiant dans cette oraison, il s’était donné une jouissance dont jamais personne n’a eu l’idée. Le sonneur était vigneron, et son travail à l’église le dérangeait souvent de l’autre. Nicolas lui offrit de le remplacer ; il entrait alors de bonne heure dans l’église, et, s’y trouvant seul, il courait à la place habituelle de Jeannette, s’y agenouillait, puis s’appuyait aux mêmes endroits qu’elle, baisait la pierre qu’avaient touchée les pieds de la jeune fille et récitait sa prière favorite.

Un jour d’été, par un temps de sécheresse, on manquait d’eau pour arroser le jardin de la cure. L’abbé Thomas dit à Nicolas et à un enfant de chœur nommé Huet : « Allez chercher de l’eau au puits de M. Rousseau. » Mais il se trouva que ce puits manquait de corde. Que faire ? Huet dit aussitôt qu’il apercevait Mlle Rousseau et allait lui en demander une. Nicolas, tout tremblant, retint Huet par son habit. Lui parler, à elle !… Il frissonnait, non de jalousie, mais de la hardiesse de Huet. Cependant Jeannette, qui avait vu leur embarras, apportait une corde, et, pendant qu’elle aidait Huet à la placer, ses mains touchaient parfois celles du jeune garçon. Nicolas ne lui enviait pas ce bonheur, le contact de ces mains délicates eût été pour lui comme du feu. Il ne put parler et respirer que lorsque Jeannette se fut éloignée. Cependant il fit ensuite la réflexion qu’elle ne lui avait pas adressé la parole ainsi qu’à son compagnon, et avait même baissé les yeux en passant près de lui. Se serait-elle aperçue qu’à l’église son regard était toujours fixé sur elle ? Le fait est que, peu de temps après, une dévote nommée Mlle Drouin avertit la gouvernante du curé que Nicolas, pendant le prône, avait toujours les yeux tournés du côté de Mlle Rousseau. Marguerite le redit au jeune homme avec bonté, en assurant que plusieurs personnes avaient fait la même remarque.

V.

MARGUERITE.

Marguerite Pâris, la gouvernante du curé de Courgis, touchait à la quarantaine ; mais elle était fraîche comme une dévote et comme une femme qui avait toujours vécu au-dessus du besoin. Elle se coiffait avec goût et de la même manière que Jeannette Rousseau. Elle faisait venir ses chaussures de Paris et les choisissait à talons minces et élevés, faisant valoir la finesse de sa jambe, qui était couverte d’un bas de coton à coins bleus bien tiré. C’était le jour de l’Assomption ; il faisait chaud ; la gouvernante, après vêpres, se déshabilla et se mit en blanc. Les enfants de chœur jouaient dans la cour, l’abbé Thomas était à l’église, Nicolas étudiait à sa petite table près d’une fenêtre ; Marguerite, dans la même chambre, épluchait une salade ; les yeux du jeune homme se détournaient de temps en temps de son travail, et il suivait les mouvements de Marguerite, tout en pensant à Jeannette. Ce qui unissait en lui ces deux idées, c’était le souvenir de la rencontre de Marguerite et de Jeannette quelque temps auparavant, au sortir de l’église.

— Sœur Marguerite, dit-il, est-ce que Mlle Jeannette Rousseau est bien riche ? Vous savez, la fille du notaire…

Marguerite fit un mouvement de surprise, quitta sa salade et vint vers Nicolas.

— Pourquoi me demandez-vous cela, mon enfant ? dit-elle.

— Parce que vous la connaissez… et mes parents seraient peut-être bien contents, si j’épousais une demoiselle riche…

La finesse de l’écolier, qui voulait concilier à la fois la prévoyance paternelle avec sa flamme platonique, n’échappa point à la gouvernante ; mais une pensée inconnue traversa tout à coup son esprit, et elle vint s’asseoir, attendrie, la poitrine gonflée de soupirs, auprès de la table de Nicolas. Alors elle lui raconta avec effusion qu’autrefois M. Rousseau, le père de Jeannette, l’avait recherchée en mariage et n’avait pu l’obtenir. — De sorte, dit-elle, que j’aime cette jolie fille, en me disant que j’aurais pu être… sa mère ! Et vous, ajouta-t-elle, mon pauvre enfant, votre amour m’intéresse à cause de cela : si j’y pouvais quelque chose, j’irais voir vos parents et les siens ; mais vous êtes trop jeune, et elle a deux ans de plus que vous…

Nicolas se mit à pleurer et se jeta au cou de Marguerite ; leurs larmes se mêlaient sans que ni l’enfant ni la femme songeassent à la nature différente de leur émotion… Marguerite revint à elle et se leva sérieuse et rouge de honte ; mais Nicolas, qui lui pressait les mains, sentit son cœur défaillir. Alors la bonne fille, qui avait un moment voulu redevenir sévère, le prit dans ses bras, lui jeta de l’eau à la figure et lui dit, lorsqu’il reprit connaissance : — Que vous est-il arrivé ?

— Je ne sais, dit Nicolas ; en parlant de Jeannette, en vous regardant, en vous embrassant, j’ai senti le cœur me manquer… Je ne pouvais m’empêcher de contempler votre cou si blanc où tombent vos cheveux dénoués ; votre œil mouillé de larmes m’attirait, Marguerite, comme une vipère qui regarde un oiseau ; l’oiseau sent le danger et ne peut le fuir…

— Mais si vous aimez Jeannette…, dit Marguerite d’un ton sérieux.

— Oh ! c’est vrai, je l’aime !… En disant ces mots, Nicolas fut pris d’une sorte de frisson et se sentit glacé. Le salut vint à sonner, et il se rendit à l’église. Là, quoi qu’il pût faire, l’aspect de Marguerite pleurant, agitée et le sein gonflé de soupirs, se représentait devant ses yeux et repoussait la chaste image de Jeannette. L’apparition de cette dernière à sa place habituelle ramena le calme dans les sens du jeune homme : jamais elle ne les avait troublés ; son pouvoir s’exerçait sur les plus nobles sentiments de l’âme, et lui donnait l’inspiration de toutes les vertus.

Marguerite n’était ni une coquette, ni une dévote hypocrite ; elle n’avait pour Nicolas qu’une bonté maternelle ; son cœur était sensible, elle avait aimé. C’est pourquoi un amour tout jeune, qui lui rappelait ses plus belles années, l’attendrissait outre mesure. Le pauvre Nicolas ignorait comme elle tout le danger qui existe dans ces confidences, dans ces effusions, où les sens participent avec moins de pureté à l’exaltation de l’âme. Un jour, en passant devant la maison de Mlle Rousseau, Nicolas l’avait vue assise sur un banc, filant près de sa mère, et son pied, suivant les mouvements du rouet, l’avait frappé par sa petitesse et sa forme. En rentrant au presbytère, il jeta un coup d’œil dans la chambre de Marguerite et y aperçut une mule à talon mince, en maroquin vert, dont les coutures avaient conservé leur blancheur. « Que cette mule, se dit-il en soupirant, serait jolie au pied de Jeannette ! » Et il l’emporta pour l’admirer à loisir.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, Marguerite cherchait sa chaussure dans toute la maison ; Nicolas trembla qu’elle ne découvrît sa fantaisie, et, en entrant chez elle, il laissa tomber la mule dans un coffre le plus adroitement possible ; mais la gouvernante ne fut pas dupe de cette manœuvre : elle se chaussa sans rien dire cependant. Nicolas admirait comment ce petit objet prenait si facilement la forme du pied de la gouvernante. « Avouez-moi une chose, lui dit celle-ci avec un sourire, c’est que vous aviez caché ma mule… » Nicolas rougit, mais convint de la vérité. Cette mule avait passé la nuit dans sa chambre. « Pauvre enfant ! dit-elle, je vous excuse, et je vois que vous seriez capable d’en faire autant pour Jeannette Rousseau qu’un certain Louis Denesvre en a fait pour… une autre.

— Pour qui donc, sœur Marguerite ? (C’était ainsi qu’on l’appelait au presbytère.)

Marguerite ne répondit pas. Nicolas rêva longtemps sur cette demi-confidence. Le surlendemain, la gouvernante avait affaire à la ville voisine, c’est-à-dire à Auxerre. L’âne de la cure était un roussin fort têtu, et qui, plusieurs fois déjà, avait compromis la sûreté de sa maîtresse. Nicolas, plus fort que les enfants de chœur qui le guidaient ordinairement, fut choisi pour cet office. Marguerite sauta lestement sur sa monture ; elle avait un bagnolet de fine mousseline sur la tête, la taille pincée par un corset à baleines souples recouvert d’un casaquin de coton blanc, un tablier à carreaux rouges, une jupe de soie gorge de pigeon, et les fameux souliers de maroquin ornés de boucles à pierres. Son sourire habituel n’excluait pas une intéressante langueur, ses yeux noirs étaient doux et brillants. À la descente de la vallée de Montaleri, qui était difficile, Nicolas la prit dans ses bras pour lui faire mettre pied à terre et la soutint jusqu’au fond de la vallée, où elle marcha quelque temps sur le gazon. Il fallut ensuite la faire remonter sur l’âne, car de ce moment le chemin était droit jusqu’à la ville. Nicolas arrangeait de temps en temps les jupes de Marguerite sur ses jambes, affermissait ses pieds dans le panier ; celle-ci souriait en le voyant toucher ses mules vertes, ce qui animait la conversation sur Jeannette ; puis l’âne faisait un faux pas, Nicolas soutenait la sœur par la taille, et cela la faisait rougir comme une rose.

— Comme vous aimez Jeannette ! dit-elle, puisque la seule pensée que mes mules vertes pourraient convenir à son pied vous préoccupe encore à présent.

— C’est vrai, dit Nicolas en retirant avec embarras ses mains du panier.

— Eh bien ! moi aussi, dit Marguerite, je ne puis m’empêcher d’aimer tendrement la fille d’un homme qui m’a été cher et qui n’a jamais eu volontairement de torts avec moi. Ainsi, je vous approuve de rechercher la main de cette jolie fille ; mais surtout ayez de la prudence et n’en dites rien à vos frères, qui ne vous aiment pas, étant enfants du premier lit… Moi, je me charge de parler à Jeannette, de la disposer pour vous, et plus tard de voir ses parents.

Nicolas se jeta sur les mains de Marguerite, et inonda de larmes ses bras délicats et beaucoup plus beaux que ceux de Jeannette, qui, comme toutes les jeunes filles, ne les avait pas encore formés. Sœur Marguerite, un peu émue et voulant mettre un terme à cette exaltation, rappela au jeune homme qu’il était temps de lire l’heure canoniale de primes. Nicolas se recueillit aussitôt et commença en qualité d’homme, la sœur disant alternativement son verset, et lui le capitule, l’oraison et tout ce qui est du ressort du célébrant, de sorte qu’ils arrivèrent innocemment à la ville.

Marguerite fit la commission du curé, puis quelques emplettes, et conduisit Nicolas pour dîner chez Mme Jeudi, qui était une marchande mercière janséniste chez laquelle elle achetait d’ordinaire quelques passementeries et dentelles d’église, et aussi des rubans et autres colifichets pour elle-même. Cette dame Jeudi avait une fille très jolie, nouvellement mariée à un jeune janséniste de Clamecy par accord d’intérêts entre les deux familles. La dévotion de la mère poursuivait les deux époux dans leurs rapports les plus simples, de sorte qu’ils ne pouvaient ni se dire un mot, ni se trouver ensemble sans sa permission. On appelait encore la jeune épouse Mlle Jeudi. Cette façon d’agir était du reste assez en usage parmi les honnêtes gens (c’est ainsi que s’appelaient entre eux les jansénistes). Il y avait de plus dans la maison une grande nièce âgée de vingt-six ans, que la mère avait établie surveillante des deux époux, et qui était autorisée, en cas d’abus, à les traiter très sévèrement. Quand Mme Jeudi était forcée de s’absenter, elle obligeait sa grande nièce à tenir un cahier de toutes les infractions aux convenances dont pouvaient se rendre coupables son gendre et sa fille. Tel était l’intérieur un peu austère de cette maison.

Nicolas, assis entre les deux jeunes personnes, jetait çà et là des regards dérobés sur la nouvelle épouse, dont le triste sort l’intéressait beaucoup, et se disait qu’à la place du mari il montrerait plus de caractère pour revendiquer ses droits ; les guimpes solennelles de la grande nièce, placée à sa gauche, le ramenaient à des idées plus sages. Cependant de la table, située dans l’arrière-boutique, il avait encore la distraction de voir les passants dans la rue. « Ah ! que les filles sont jolies à Auxerre ! » s’écria-t-il tout à coup. Mme Jeudi lui jeta un regard foudroyant.

— Mais les plus jolies sont encore ici, se hâta de dire Nicolas.

Le mari baissait la tête et rougissait jusqu’aux oreilles ; la grande nièce était pourpre ; Marguerite faisait tous ses efforts pour paraître indignée, et Mlle Jeudi regardait Nicolas avec une douce compassion.

— C’est le frère du curé de Courgis ? dit sévèrement la marchande janséniste à Marguerite.

— Oui, Madame, et de l’abbé Thomas ; mais on ne le destine pas à l’église.

— N’importe, il a les yeux hardis, et je conseillerais à ses frères de le surveiller.

Nicolas et la gouvernante repartirent d’Auxerre à quatre heures pour pouvoir être rendus à Courgis avant la nuit. Arrivés au-delà de Saint-Gervais, ils dirent ensemble nones et vêpres, puis causèrent de l’intérieur de famille qu’ils venaient de voir. Marguerite ne gronda pas trop Nicolas de son observation si déplacée à table, et consentit à rire de la situation mélancolique du pauvre mari. À l’entrée du vallon de Montaleri, il y avait une place couverte de gazon, ombragée de saules et de peupliers, et traversée par une fontaine qui filtrait entre des cailloux. Les voyageurs résolurent d’y faire leur repas du soir ; Nicolas tira les provisions du panier, et mit rafraîchir la bouteille d’eau rougie dans la fontaine. Tout en goûtant, Nicolas raconta qu’il avait vu après le dîner, chez Mme Jeudi, le mari arrêter sa femme entre deux portes et l’embrasser tendrement, pendant que la mère et la grande nièce s’occupaient de la desserte. — C’est assez causer de cela ! dit Marguerite en se levant ; mais Nicolas la retint par sa robe, et fut assez fort pour la faire rasseoir.

— Eh bien ! causons encore un peu, dit Marguerite après avoir résisté vainement.

— Je veux vous montrer, dit ce dernier, comment il a embrassé sa femme…

— Ah ! monsieur Nicolas, c’est un péché ! s’écria Marguerite, qui n’avait pu se défendre de cette surprise. Et Jeannette, que dirait-elle, si elle vous voyait ?

— Jeannette ! oh ! oui, Marguerite… vous avez raison ; mais je ne sais pourquoi ma pensée est à elle, et c’est vous cependant qui m’agitez le cœur si fort que je ne puis respirer…

— Allons-nous-en, mon fils, dit la gouvernante avec douceur et d’un ton si digne, avec un accent si attendri, que Nicolas crut entendre sa mère. En la faisant monter sur l’âne, il ne la toucha plus qu’avec une sorte d’effroi, et ce fut alors Marguerite qui lui donna un chaste baiser sur le front.

Elle semblait réfléchir profondément, comme saisie d’une impression douloureuse et rompit enfin le silence : — Prenez garde, monsieur Nicolas, dit-elle, à cette âme brûlante qui s’épanche vers tout ce qui vous entoure. Vous êtes enclin à pécher, comme l’était M. Polvé, mon oncle, chez qui je fus élevée. Les passions mal réprimées mènent plus loin qu’on ne pense ; dans l’âge mûr, elles se fortifient, et la vieillesse même n’en défend pas les âmes viciées ; alors elles revêtent une brutalité qui fait horreur, même à la personne aimée. Mon oncle fut ainsi cause de tous mes malheurs, et, quoiqu’il combattît de tous ses efforts l’amour coupable qu’il avait conçu pour moi, il ne pouvait se défendre d’une jalousie stérile qui le conduisit à refuser la demande que M. Rousseau avait faite de moi. Il lui déclara qu’il ne voulait pas que je me mariasse, qu’il se proposait de me faire religieuse, et, pour être plus sûr de me rendre cette union impossible, il en arrangea lui-même une autre de concert avec les parents de M. Rousseau, de sorte que ce dernier finit par épouser celle… qui depuis lui a donné… votre Jeannette. La retraite de M. Rousseau encouragea un autre jeune homme, M. Denesvre, à me faire sa cour ; mais j’étais si timide et si ignorante des motifs secrets de mon oncle, que je ne voulus pas décacheter une lettre qui me fut remise par M. Denesvre, de sorte que celui-ci résolut enfin de me faire demander officiellement en mariage. M. Polvé répondit que « sa nièce n’était pour le nez d’aucun habitant du pays ». Alors M. Denesvre fit en sorte de me parler en secret, et ses plaintes furent si touchantes, que je consentis à l’écouter la nuit à une fenêtre basse. Une fois, mon oncle se réveilla, s’aperçut de ce qui se passait, et monta à son grenier, d’où il tira un coup de fusil sur M. Denesvre. Le malheureux ne poussa pas un cri et parvint à se traîner, tout en perdant son sang, hors de la ruelle qui communiquait à ma fenêtre. Faute de s’être fait panser… ce qui aurait pu me compromettre… il mourut quelques jours après. Il m’avait fait parvenir une lettre écrite au lit de mort… Je la garde toujours… et depuis je n’ai plus jamais songé au mariage !

Marguerite pleurait à chaudes larmes en faisant ce récit ; elle passait ses mains dans les cheveux de Nicolas et ne pouvait s’empêcher de le regarder avec attendrissement, car il lui rappelait M. Rousseau par son amour pour Jeannette, et le pauvre Denesvre par son exaltation, par ses regards ardents, par la douceur même qu’elle sentait à se voir par instant l’objet d’un trouble qui détournait sa pensée de Jeannette. D’ailleurs, si ses peines d’autrefois la rendaient indulgente, la différence des âges lui donnait de la sécurité.

Il était près de neuf heures quand la gouvernante et Nicolas rentrèrent à la cure. On se coucha à dix. L’imagination du jeune homme brodait sur tout ce qu’il avait entendu, une foule de pensées incohérentes qui éloignaient le sommeil. Il couchait dans la même chambre que l’abbé Thomas, au rez-de-chaussée ; il y avait en outre les deux petits baldaquins d’Huet et Melin, les enfants de chœur. La chambre de Marguerite, située dans l’autre aile de la maison, donnait par une fenêtre basse sur le jardin. Tout à coup l’image du jeune Denesvre bravant le danger pour voir Marguerite se retrace vivement à la pensée de Nicolas. Il suppose en esprit qu’il est lui-même ce jeune homme, qu’il y a quelque chose de beau à répandre son sang pour un entretien d’amour, et, moitié éveillé, moitié soumis à une hallucination fiévreuse, il se glisse hors de son lit, puis parvient à gagner le jardin par la porte de la cuisine. Le voilà devant la fenêtre de Marguerite, qui l’avait laissée ouverte à cause de la chaleur. Elle dormait, ses longs cheveux dénoués sur ses épaules ; la lune jetait un reflet où se découpait sa figure régulière, belle et jeune comme autrefois dans ce favorable demi-jour. Nicolas fit du bruit en enjambant l’appui de la fenêtre. Marguerite rêvant murmura entre ses lèvres : « Laisse-moi, mon cher Denesvre, laisse-moi ! » Ô moment terrible, double illusion qui peut-être aurait eu un triste lendemain ! — La mort s’il le faut ! s’écria Nicolas en saisissant les bras étendus de la dormeuse… Il ne manquait à la péripétie que le coup de fusil de l’oncle jaloux. Une autre catastrophe en remplaça l’effet. L’abbé Thomas avait suivi Nicolas dans son escapade ; d’un pied brutal, il l’enleva en un instant à toute la poésie de la situation. Pendant ce temps, la pauvre Marguerite toute effarée croyait voir se renouveler, à vingt ans de distance et sous une autre forme, le sinistre dénoûment du drame amoureux qu’elle venait de rêver. Les deux enfants de chœur, entendant du bruit, venaient compléter le tableau. L’abbé Thomas les chassa avec fureur, puis, prenant Nicolas par une oreille, il le ramena dans sa chambre, le fit habiller aussitôt, et, sans attendre le jour, se mit en route avec lui pour la maison paternelle. Le scandale fut tel qu’il se tint le lendemain un conseil de famille dans lequel on décida que Nicolas serait mis en apprentissage chez M. Parangon, imprimeur à Auxerre. Marguerite fut elle-même soupçonnée d’avoir, par son indulgence et sa coquetterie, donné lieu à la scène qui s’était passée, et on la remplaça au presbytère par une dévote à la taille robuste qui s’appelait sœur Pilon.

Conduit par son père à Auxerre, peu de jours après, Nicolas alla dîner une seconde fois chez Mme Jeudi, la marchande janséniste, amie de leur famille. La tranquillité de cette maison n’avait pas été moins troublée que celle du presbytère de Courgis. La jeune marié était en pénitence et parut à table avec une grosse coiffe et des cornes de papier. Son crime était de s’être dérobée à la double surveillance de Mme Jeudi et de sa grande nièce d’une manière que rendait évidente le raccourcissement de sa jupe, et cela sans la permission de sa mère. Le gendre avait été renvoyé à ses parents comme un libertin et un corrupteur. Mme Jeudi s’écriait à tout moment en pleurant : « Ma fille s’est souillée une seconde fois du péché originel ! » Cependant le gendre, moins timide que par le passé, plaidait pour avoir sa femme et pour toucher sa dot.

VI.

L’APPRENTISSAGE.

L’imprimerie de M. Parangon, à Auxerre, se trouvait près du couvent des Cordeliers. Les presses étaient au rez-de-chaussée, les casses dans une grande salle au-dessus. Les premières fonctions qui furent confiées à Nicolas n’avaient rien d’attrayant ; il s’agissait principalement de ramasser dans les balayures les caractères tombés sous les pieds des compagnons, de les recomposer ensuite, puis de les recaser ; il fallait aussi faire les commissions de trente deux ouvriers, puiser de l’eau pour eux, et subir toutes leurs fantaisies grossières. L’amoureux de la belle Jeannette Rousseau, l’élève des jansénistes acceptait ces humiliations avec peine ; cependant son intelligence, son goût pour le travail, et surtout la connaissance qu’il avait du latin, ne tardèrent pas à le faire respecter des compositeurs. Il y avait quelques livres dans le cabinet du patron ; Nicolas, qui, les jours de fête, préférait la lecture aux parties de plaisir de ses camarades, se prit d’une grande admiration pour les romans de Mme de Villedieu. La facilité avec laquelle les amants s’écrivent dans ces sortes de compositions lui fit trouver tout naturel d’écrire une lettre d’amour à Jeannette en vers octosyllabiques ; seulement par un oubli incroyable des précautions à prendre en pareille circonstance, il se borna à jeter la lettre à la poste, de sorte qu’elle tomba sous les yeux des parents, puis fut envoyée au presbytère, où le curé, l’abbé Thomas et la sœur Pilon jetèrent des cris d’indignation. On s’applaudit d’autant plus, dans la famille, d’avoir éloigné du pays un si dangereux séducteur, et l’impossibilité de retourner à Courgis après cet esclandre désola profondément le jeune amoureux.

Tout à coup, une apparition imprévue vint entièrement changer le cours de ses idées et prendre sur sa vie une influence qui en changea toute la destinée. Mme Parangon, la femme du patron, que Nicolas n’avait pas vue encore, revint d’un voyage de plusieurs semaines qu’elle avait fait à Paris. Voici le portrait que traçait d’elle plus tard l’écrivain, parvenu à l’apogée de sa vie littéraire : « Représentez-vous une belle femme, admirablement proportionnée, sur le visage de laquelle on voyait également fondus la beauté, la noblesse et ce joli si piquant des Françaises qui tempère la majesté ; ayant une blancheur animée plutôt que des couleurs ; des cheveux fins, cendrés et soyeux ; les sourcils arqués, fournis et paraissant noirs ; un bel œil bleu, qui, voilé par de longs cils, lui donnait cet air angélique et modeste, le plus grand charme de la beauté ; un son de voix timide, pur, sonore, allant à l’âme ; la démarche voluptueuse et décente ; la main douce sans être potelée, le bras parfait, et le pied le plus délicat qui jamais ait porté une jolie femme. Elle se mettait avec un goût exquis ; il semblait qu’elle donnât à la parure la plus simple ce charme vainqueur de la ceinture de Vénus auquel on ne pouvait résister. Un ton affable, engageant, était le plus doux de ses charmes ; il la faisait chérir quand la différence de sexe ne forçait pas à l’adorer. »

Telle était Mme Parangon, mariée depuis peu de temps, et dont l’époux paraissait peu digne d’une si aimable compagne. Dans les premiers temps de son apprentissage, Nicolas, se trouvant seul un dimanche à garder l’atelier, avait entendu des cris de femme qui partaient du cabinet de M. Parangon. Il s’y précipita, et vit Tiennette, la servante, aux genoux du patron, qu’elle suppliait d’épargner son honneur. « Vous êtes bien hardi, cria ce dernier, d’entrer où je suis ! Retirez-vous. » L’attitude de Nicolas fut assez résolue pour faire fléchir le maître et pour donner à Tiennette le temps de s’enfuir. M. Parangon, un peu honteux au fond, chercha alors à donner le change aux soupçons trop fondés de son apprenti.

Nicolas était à son travail quand on vint annoncer : « Madame est revenue ! » Il travaillait encore, le nez dans la poussière, à ramasser des lettres, des espaces et des cadratins. Il n’eut que le temps de faire sa toilette dans un seau et de descendre au rez-de-chaussée, où se pressait la foule des ouvriers. Mme Parangon, qui faisait attention à tout le monde et avait un regard, un mot obligeant pour chacun, ne tarda pas à distinguer Nicolas.

— C’est le nouvel élève ? dit-elle au prote.

— Oui, madame, répondit ce dernier… Il fera quelque chose.

— Mais on ne le voit pas, dit Mme Parangon, pendant que le jeune homme, après son salut, se perdait de nouveau dans la foule.

— Le mérite est modeste, observa un des ouvriers avec quelque ironie.

L’apprenti reparut en rougissant.

— Monsieur Nicolas, reprit Mme Parangon, vous êtes le fils d’un ami de mon père ; méritez aussi d’être notre ami…

En ce moment, le sourire gracieux de la jeune femme vint rappeler à Nicolas un souvenir évanoui. Cette femme, il l’avait vue, autrefois, mais non pas telle qu’elle lui apparaissait maintenant ; son image se trouvait à demi noyée dans une de ces impressions vagues de l’enfance qui reviennent par instants comme le souvenir d’un rêve.

— Eh quoi ! dit Mme Parangon, vous ne reconnaissez pas la petite Colette de Vermanton ?

— Colette ? c’est toi ?… C’est vous, madame ! balbutia Nicolas.

Les ouvriers retournaient à leurs travaux ; le jeune apprenti resta seul, rêvant à cette scène, résultat d’un hasard si simple. Cependant la dame avait passé dans une arrière-salle, où sa servante l’aidait à se débarrasser de ses vêtements de voyage. Elle en sortit quelques minutes après. « Tiennette m’a dit que vous étiez un garçon très honnête… et très discret, ajouta-t-elle en faisant allusion sans doute à ce qui s’était passé dans le cabinet de M. Parangon. Voici un objet qui vous sera utile dans vos travaux. » Et elle lui donna une montre d’argent.

De ce moment, Nicolas fut très respecté dans l’atelier et dispensé des ouvrages les plus rebutants. Son goût pour l’étude, son éloignement des dissipations et de la débauche, où tombaient plusieurs de ses camarades, augmentèrent l’estime que faisait de lui Mme Parangon, qui aimait à s’entretenir avec le jeune apprenti et l’interrogeait souvent sur ses lectures. Les romans de Mme de Villedieu, et même la Princesse de Clèves ne lui paraissaient pas d’un enseignement bien solide. — Mais je lis aussi Térence, dit Nicolas, et même j’en ai commencé une traduction. — Ah ! lisez-moi cela ! dit Mme Parangon. Il alla chercher son cahier et lut une partie de l’Andrienne. Le feu qu’il mettait dans son débit, surtout dans les passages où Pamphile exprime son amour pour la belle esclave, donna l’idée à Mme Parangon de lui faire lire Zaïre, qu’elle avait vu représenter à Paris. Elle suivait des yeux le texte et indiquait de temps en temps les intonations usitées par les acteurs de la Comédie Française ; mais bientôt elle se prit à préférer tout-à-fait le débit naturel et simple du jeune homme : elle avait appuyé son bras sur le dossier de la chaise où il était assis, et ce bras, dont il sentait la douce chaleur sur son épaule, communiquait à sa voix le timbre sonore et tremblotant de l’émotion. Une visite vint interrompre cette situation que Nicolas prolongeait avec délices. C’était Mme Minon la procureuse, parente de Mme Parangon. « Je suis encore toute attendrie, dit cette dernière ; M. Nicolas me lisait Zaïre. — Il lit donc bien ? — Avec âme. — Oh ! tant mieux, s’écria Mme Minon en battant des mains… Il nous lira la Pucelle, qui est aussi de M. de Voltaire ! Ce sera bien amusant. » Nicolas dans son ignorance et Mme Parangon dans son ingénuité s’associèrent à ce projet, qui, du reste, ne se réalisa pas ; il suffit à la dame d’ouvrir le livre pour en apprécier la trop grande légèreté.

Cependant la moralité de Nicolas ne devait pas tarder à recevoir une atteinte plus grave. Il se trouvait seul un soir dans la salle du rez-de-chaussée, quand il vit entrer furtivement un homme aux habits en désordre, ou plutôt à moitié vêtu, qu’il reconnut pour un des cordeliers dont le couvent était voisin de l’imprimerie. Ce personnage qui se nommait Gaudet d’Arras, lui dit qu’il était poursuivi, qu’on l’avait attiré dans un piège, et que de plus il ne pouvait rentrer au couvent par la porte ordinaire, attendu qu’on lui demanderait ce qu’il avait fait de sa robe. Une porte de l’imprimerie communiquait avec la cour du couvent ; c’était le moyen d’éviter tout scandale. Nicolas consentit à sauver ce pauvre moine, dont l’escapade demeura inconnue.

Quelques jours après, le cordelier repassa, vêtu de sa robe cette fois, et invita Nicolas à venir déjeuner dans sa cellule. Il lui avoua, dans les moments d’épanchement qu’amenèrent les suites d’un excellent repas accompagné de vin exquis, que la vie religieuse lui était à charge depuis longtemps, d’autant qu’elle n’était pas pour lui le résultat d’un choix, mais d’une exigence de sa famille. Il était du reste en mesure de faire casser ses vœux, ce qui pouvait servir d’excuse à la légèreté de sa conduite.

Il y avait naturellement, dans l’âme indépendante de Nicolas, une profonde antipathie pour ces institutions féodales, survivant encore dans la société tolérante du dix-huitième siècle, qui contraignaient une partie des enfants des grandes familles à prononcer sans vocation des vœux austères qu’on leur permettait aisément d’enfreindre, à condition d’éviter le scandale. Nicolas ne s’était pas senti au premier abord beaucoup de sympathie pour ce moine qui avait oublié sa robe dans les blés ; mais l’idée que Gaudet d’Arras ne faisait qu’anticiper sur l’époque future de sa liberté le rendait relativement excusable. Il s’établit donc une liaison assez suivie entre Nicolas et le cordelier. Si l’on a jusqu’ici apprécié favorablement les actions du premier, on pourra reconnaître encore en lui un cœur honnête, emporté seulement par des rêveries exaltées ; quant à l’autre, c’était déjà un esprit tout en proie au matérialisme de l’époque. Sa mère lui faisait une forte pension qui lui permettait d’inviter souvent à dîner les autres moines dans sa cellule, fort gaie et donnant sur le jardin. Nicolas fut quelquefois de ces parties, où l’on buvait largement, et où l’on émettait des doctrines plus philosophiques que religieuses. L’influence de ces idées détermina plus tard les tendances de l’écrivain ; lui-même en fait souvent l’aveu.

Cette intimité dangereuse amena naturellement des confidences. Le cordelier daigna s’intéresser aux premières amours du jeune homme, tout en souriant parfois de son ingénuité. « En principe, lui dit-il, il faut éviter tout attachement romanesque. L’unique moyen de ne pas être subjugué par les femmes, c’est de les rendre dépendantes de vous. Il est bon ensuite de les traiter durement, elles vous en aiment davantage. Je me suis aperçu de votre attachement pour Mme Parangon ; prenez garde à l’adoration dont vous l’entourez. Vous êtes la souris avec laquelle elle joue, l’humble serviteur qu’elle veut conserver le plus longtemps possible dans cette position. C’est à vous de prendre le beau rôle en ôtant à la belle dame la gloire qu’elle acquerrait en vous résistant… » Nicolas ne comprenait pas une doctrine aussi hardie, il souffrait même de voir son ami profaner le sentiment pur qui l’attachait à sa patronne. — Que voulez-vous dire ? observa-t-il enfin. — Je dis qu’il faut cesser de manger votre pain à la fumée. Osez vous déclarer, et menez vivement les choses, ou bien occupez-vous d’une autre femme : celle-ci viendra à vous d’elle-même, et vous aurez à la fois deux triomphes. — Non, dit Nicolas, je n’agirai jamais ainsi ! — Je reconnais bien là, reprit Gaudet d’Arras, l’amant respectueux de Jeannette Rousseau.

Nicolas se promit de ne plus revoir le cordelier, mais déjà le poison était dans son cœur ; cette existence si douce, cette passion toute chrétienne qu’il n’aurait jamais avouée, et qui n’avait d’autre but que la pure union des âmes, cette image si chaste et si noble qu’elle ne repoussait pas même dans son cœur celle de Jeannette Rousseau, et s’en faisait accompagner comme d’une sœur chérie, toutes ces charmantes sensations d’un esprit de poète auquel suffisait le rêve, il allait désormais les échanger contre les ardeurs d’une passion toute matérielle. Plein des idées nouvelles qu’il avait puisées dans ses lectures philosophiques, il ne lui servait plus à rien de fuir les conseils de Gaudet d’Arras ; la solitude retentissait pour lui de ces voix railleuses et mélancoliques qui venaient des muses latines, et qui reproduisaient les sophismes qu’il venait d’entendre… « Une femme est comme une ombre : suivez-la, elle fuit ; fuyez-la, elle suit. » Le cordelier n’avait pas dit autre chose.

Il voulut entrer dans l’église, où retentissaient les chants de vêpres. Les cordeliers que Gaudet d’Arras avait traités le matin rendaient le plain-chant avec une vigueur inaccoutumée. Nicolas reconnaissait les voix de ses compagnons de table, imprégnées des vins les plus généreux de la Bourgogne ; il entra dans le cimetière pour échapper à ce souvenir, et se prit machinalement à déchiffrer les plus vieilles inscriptions des tombes. L’une d’elles portait en lettres gothiques : Guillain, 1534. En réfléchissant aux deux siècles qui avaient séparé la mort d’un inconnu de l’époque de sa propre naissance, Nicolas crut sentir le néant de la mort et de la vie, et céda à cette voluptueuse tristesse que les Romains se plaisaient à exciter dans leurs festins ; il s’écria comme Trimalcion : « Puisque la vie est si courte, il faut se hâter… »

En rentrant à l’imprimerie, il prit un livre pour changer le cours de ces idées ; mais peu de temps après il vit revenir Mme Parangon, qui sortait de chez la procureuse, où elle avait dîné. Elle était chaussée en mules à languettes, bordure et talons verts, attachées par une rosette en brillants. Ces mules étaient neuves et la gênaient probablement, et, comme Tiennette n’était pas rentrée, elle pria Nicolas de débarrasser un petit fauteuil cramoisi, afin qu’elle pût s’asseoir. Nicolas, la voyant assise, se précipita à ses pieds, et lui ôta ses mules sans les déboucler. La dame ne fit que sourire, et dit : « Au moins donnez-m’en d’autres. » Nicolas se hâta d’en aller chercher ; mais Mme Parangon avait à son retour, caché ses pieds sous sa robe, et voulut alors se chausser elle-même. « Que lisez-vous là ? dit-elle. — Le Cid, madame, dit Nicolas, et il ajouta : Ah ! que Chimène fut malheureuse ! mais qu’elle était aimable ! — Oui, elle se trouvait dans une cruelle position. — Oh ! bien cruelle ! — Je crois, en vérité, que ces positions-là… augmentent l’amour. — Bien sûrement, madame, elles l’augmentent à un point… — Eh ! comment le savez-vous à votre âge ? » Nicolas fut embarrassé, il rougit. Un moment après, il osa dire : « Je le sais aussi bien que Rodrigue. » — Mme Parangon se leva avec un éclat de rire, et elle reprit d’un ton plus sérieux : « Je vous souhaite les vertus de Rodrigue, et surtout son bonheur ! »

Nicolas sentit, à travers l’ironie bienveillante qui termina cette conversation, qu’il avait été un peu loin. Mme Parangon s’était retirée, mais ses mules aux boucles étincelantes étaient restées près du fauteuil. Nicolas les saisit avec une sorte d’exaltation, en admira la forme et osa écrire en petits caractères, dans l’intérieur de l’un de ces charmants objets : « Je vous adore ! » Puis, comme Tiennette rentrait, il lui dit de les reporter.

VII.

L’ÉTOILE DE VÉNUS.

Cette action étrange, cette déclaration d’amour si singulièrement placée, cette audace surtout pour un apprenti de s’adresser à l’épouse du maître, était un premier pas sur une pente dangereuse où Nicolas ne devait plus s’arrêter. On l’a vu jusqu’ici céder facilement sans doute aux entraînements de son cœur ; nous avons dû taire même bien des aventures dont les jeunes filles de Saci et d’Auxerre étaient les héroïnes, souvent adorées, souvent trahies… Désormais cette âme si jeune encore ne se sent plus innocente ; c’était la minute indécise entre le bien et le mal, marquée dans la vie de chaque homme, qui décide de toute sa destinée. Ah ! si l’on pouvait arrêter l’aiguille et la reporter en arrière ! mais on ne ferait que déranger l’horloge apparente, et l’heure éternelle marche toujours.

Ce jour-là même, M. Parangon et le prote assistaient à un banquet de francs-maçons ; Nicolas devait donc dîner seul avec la femme de l’imprimeur. Il n’osait se mettre à table. Mme Parangon lui dit d’une voix légèrement altérée : « Placez-vous. » Nicolas s’assit à sa place ordinaire. « Mettez-vous en face de moi, dit Mme Parangon, puisque nous ne sommes que deux. » Elle le servit. Il gardait le silence et portait lentement les morceaux à sa bouche. — Mangez, puisque vous êtes à table, dit la dame. À quoi rêvez-vous ? — À rien, madame. — Étiez-vous à la grand’messe ? — Oui, madame. — Avez-vous eu du pain bénit ? — Non, madame, je me trouvais derrière le chœur, où l’on n’en distribue pas. — En voici un morceau. — Et elle le lui montra sur un plat d’argent, mais il fallut encore qu’elle le lui donnât. — Vous êtes dans vos réflexions ? ajouta-t-elle. — Oui, madame… — Et, sentant tout à coup l’inconvenance de sa réponse, il reprit un peu de courage ; il se souvint que ce jour était justement celui de la naissance de Mme Parangon : — Je songeais, dit-il, que c’est aujourd’hui une fête… Aussi je voudrais bien avoir un bouquet à vous présenter ; mais je n’ai que mon cœur, qui déjà est à vous. Elle sourit et dit : — Le désir me suffit. — Nicolas s’était levé, et, s’approchant de la fenêtre, il regardait vers le ciel : Madame, ajouta-t-il, si j’étais un dieu, je ne penserais pas à vous offrir des fleurs, je vous donnerais la plus belle étoile, celle que je vois là. On dit que c’est Vénus… — Oh ! monsieur Nicolas ! quelle idée avez-vous ? — Ce qu’on ne peut atteindre, madame, le ciel nous permet du moins de l’admirer. Aussi, toutes les fois maintenant que je verrai cette étoile, je penserai : « Voilà le bel astre sous lequel est née Mlle Colette. » Elle parut touchée et répondit : « C’est bien, monsieur Nicolas, et très joli ! »

Nicolas s’applaudit d’échapper aux reproches que sans doute il méritait ; mais la dignité de sa maîtresse lui parut de la froideur ; Mme Parangon rentra chez elle ensuite. Le jeune homme se sentait si agité, qu’il ne pouvait rester en place. La soirée n’était pas encore avancée, il sortit de la maison, et se promena du côté du rempart des bénédictins. Quand il revint, la maison était vide ; M. Parangon avait reçu une lettre d’affaires qui l’avait obligé de partir pour Vermanton ; sa femme était allée le conduire à la voiture et s’était fait accompagner de sa servante Tiennette. Nicolas avait le cœur si plein, qu’il fut contrarié de ne savoir à qui parler. En jetant les yeux par hasard dans la cour des cordeliers, il aperçut Gaudet d’Arras, qui se promenait à grands pas en regardant les astres.

C’était, nous l’avons dit, un singulier esprit que ce moine philosophe. Il y avait dans sa tête un mélange de spiritualisme et d’idées matérielles qui étonnait tout d’abord. Sa parole enthousiaste lui donnait aussi sur tous ceux qui l’approchaient un empire auquel il n’était pas possible de se soustraire. Nicolas fit quelques tours de promenade avec lui, s’unissant comme il pouvait aux rêveries transcendantes de Gaudet d’Arras. Son amour platonique pour Jeannette, son amour sensuel pour Mme Parangon, lui exaltaient la tête au point qu’il ne put s’empêcher d’en laisser paraître quelque chose. Le cordelier lui répondait avec une apparente distraction. « Ô jeune homme, lui disait-il, l’amour idéal, c’est la généreuse boisson qui perle au bord de la coupe ; ne te contente pas d’en admirer la teinte vermeille ; la nature ouvre en ce moment sa veine intarissable, mais tu n’as qu’un instant pour t’abreuver de ses saveurs divines, réservées à d’autres après toi ! »

Ces paroles jetaient Nicolas dans un désordre d’esprit plus grand encore. « Quoi ! disait-il, n’existe-t-il pas des raisons qui s’opposent à nos ardeurs délirantes ? n’est-il pas des positions qu’il faut respecter, des divinités qu’on adore à genoux, sans oser même leur demander une faveur, un sourire ? » Gaudet d’Arras secouait la tête et continuait ses théories à la fois nuageuses et matérielles. Nicolas lui parla de l’éternelle justice, des punitions réservées au vice et au crime… Mais le cordelier ne croyait pas en Dieu. « La nature, disait-il, obéit aux conditions préalables de l’harmonie et des nombres ; c’est une loi physique qui régit l’univers. — Il m’en coûterait pourtant, disait Nicolas, de renoncer à l’espérance de l’immortalité. — J’y crois fermement moi-même, dit Gaudet d’Arras. Lorsque notre corps a cessé de vivre, notre âme dégagée, se voyant libre, est transportée de joie et s’étonne d’avoir aimé la vie… » Et s’abandonnant à une sorte d’inspiration, il continua, comme rempli d’un esprit prophétique : « Notre existence libre me paraît devoir être de deux cent cinquante ans… par des raisons fondées sur le calcul physique du mouvement des astres. Nous ne pouvons ranimer que la matière qui composait la génération dont nous faisions partie ; probablement cette matière n’est entièrement dissoute, assez pour être revivifiable, qu’après l’époque dont je parle. Pendant les cent premières années de leur vie spirituelle, nos âmes sont heureuses et sans peines morales, comme nous le sommes dans notre jeunesse corporelle. Elles sont ensuite cent ans dans l’âge de la force et du bonheur, mais les cinquante dernières années sont cruelles par l’effroi que leur cause leur retour à la vie terrestre. Ce que les âmes ignorent surtout, c’est l’état où elles naîtront ; sera-t-on maître ou valet, riche ou pauvre, beau ou laid, spirituel ou sot, bon ou méchant ? Voilà ce qui les épouvante. Nous ne savons pas en ce monde comment on est dans l’autre vie, parce que les nouveaux organes que l’âme a reçus sont neufs et sans mémoire ; au contraire, l’âme dégagée se ressouvient de tout ce qui lui est arrivé non-seulement dans sa dernière vie, mais dans toutes ses existences spirituelles… »

À travers ces bizarres prédications, Nicolas suivait toujours sa rêverie amoureuse ; Gaudet d’Arras s’en aperçut et garda pour un autre jour le développement de son système ; seulement, il avait jeté dans le cœur du jeune homme un germe d’idées dangereuses qui, par leur philosophie apparente, détruisaient les derniers scrupules dus à l’éducation chrétienne. La conversation se termina par quelques banalités sur ce qui se passait dans la maison. Nicolas apprit indifféremment à son ami que M. Parangon était parti pour Vermanton : « Voilà une belle veuve… » s’écria le cordelier, et ils se séparèrent sur ces mots.

En remontant dans la maison, Nicolas se sentit comme un homme ivre qui pénètre du dehors dans un lieu échauffé. Il était tard, tout le monde dormait, et il ouvrait les portes avec précaution pour regagner sans bruit sa chambre. Arrivé dans la salle à manger, il se prit à songer au repas qu’il avait fait seul avec sa maîtresse quelques heures auparavant ; la fenêtre était ouverte, et il chercha des yeux cette belle étoile de Mlle Colette, cette étoile de Vénus qui brillait alors au ciel d’une clarté si sereine : elle n’y était plus. Tout à coup une pensée étrange lui monta au cerveau ; les dernières paroles qu’avait dites Gaudet d’Arras lui revinrent à l’esprit, et, comme un larron, comme un traître, il se précipita vers la chambre où reposait l’aimable femme. Grâce aux habitudes confiantes de la province, une simple porte vitrée fermée d’un loquet constituait toute la défense de cette pudique retraite, et même la porte n’était que poussée. La respiration égale de Mme Parangon marquait d’un doux bruit les instants fugitifs de cette nuit. Nicolas osa entr’ouvrir la porte, puis, tombant à genoux, il s’avança jusqu’au lit, guidé par la lueur d’une veilleuse, et alors il se releva peu à peu, encouragé par le silence et l’immobilité de la dormeuse.

Le coup-d’œil que jeta Nicolas sur le lit, rapide et craintif, ne porta pas à son âme tout le feu qu’il en attendait. C’était la seconde fois qu’il avait l’audace de pénétrer dans l’asile d’une femme endormie ; mais Mme Parangon n’avait rien de l’abandon ni de la nonchalance imprudente de la pauvre Marguerite Pâris. Elle dormait sévèrement drapée comme une statue de matrone romaine. Sans la douce respiration de sa poitrine et l’ondulation de sa gorge voilée, elle eût produit l’impression d’une figure austère sculptée sur un tombeau. Le mouvement qu’avait fait Nicolas l’avait sans doute à demi réveillée, car elle étendit la main, puis appela faiblement sa servante Tiennette. Nicolas se jeta à terre. La crainte qu’il eut d’être touché par le bras étendu de sa maîtresse, ce qui certainement l’eût tout-à-fait réveillée, lui causa une impression telle qu’il resta quelque temps immobile, retenant son haleine, tremblant aussi que Tiennette n’entrât. Il attendit quelques minutes, et, le silence n’ayant plus été troublé, l’apprenti n’eut que la force de se glisser en rampant hors de la chambre. Il s’enfuit jusqu’à la salle à manger et se tint debout dans l’encoignure d’un buffet ; peu de temps après, il entendit un coup de sonnette. Mme Parangon réveillait sa servante et la faisait coucher près d’elle.

Comment oser reparaître devant le cordelier après une si ridicule tentative ? Cette pensée préoccupait Nicolas le lendemain plus vivement même que le regret d’une occasion perdue. Ainsi la corruption faisait des progrès rapides dans cette âme si jeune, et les douleurs de l’amour-propre dominaient celles de l’amour.

Le lendemain, après le dîner, Mme Parangon pria Nicolas de lui faire une lecture, et choisit les Lettres du marquis de Roselle. Rien, du reste, dans son ton, dans ses regards, n’indiquait qu’elle connût la cause du bruit qui l’avait réveillée la nuit précédente. Aussi Nicolas ne tarda-t-il pas à se rassurer ; il lut avec charme, avec feu ; la dame, un peu renversée dans un fauteuil devant la cheminée, fermait de temps en temps les yeux ; Nicolas s’en apercevant, ne put s’empêcher de penser à l’image adorée et chaste qu’il avait entrevue la veille. Sa voix devint tremblante, sa prononciation sourde, puis il s’arrêta tout à fait.

— Mais je ne dors pas !… dit Mme Parangon avec un timbre de voix délicieux ; d’ailleurs, même quand je dors, j’ai le sommeil très léger.

Nicolas frémit ; il essaya de reprendre sa lecture, mais son émotion était trop grande.

— Vous êtes fatigué, reprit la dame, arrêtez-vous. Je m’intéressais vivement à cette Léonora…

— Et moi, dit Nicolas, reprenant courage, j’aime mieux encore le caractère angélique de Mlle de Ferval. Ah ! je le vois, toutes les femmes peuvent être aimées, mais il en est qui sont des déesses.

— Il en est surtout qu’il faut toujours respecter, dit Mme Parangon. Puis, après un silence que Nicolas n’osa pas rompre, elle reprit d’un ton attendri :

— Nicolas, ce sera bientôt le temps de vous établir… N’avez-vous jamais pensé à vous marier ?

— Non, madame, dit froidement le jeune homme, et il s’arrêta, songeant qu’il proférait un odieux mensonge : l’image irritée de son premier amour se représentait à sa pensée ; mais Mme Parangon, qui ne savait rien, continua : « Votre famille est honnête et alliée de la mienne, songez bien à ce que je vais vous dire. J’ai une sœur beaucoup plus jeune que moi…, qui me ressemble un peu. » Elle ajouta ces mots avec quelque embarras, mais avec un charmant sourire… « Eh bien ! monsieur Nicolas, si vous travaillez avec courage, c’est ma sœur que je vous destine. Que cet avenir soit pour vous un encouragement à vous instruire, un attrait qui préserve vos mœurs. Nous en reparlerons, mon ami. »

La digne femme se leva, et fit un geste d’adieu. Nicolas se précipita sur ses mains qu’il baigna de larmes. « Ah ! madame, » s’écria-t-il d’une voix entrecoupée, mais Mme Parangon ne voulut pas en entendre davantage. Elle le laissa tout entier à ses réflexions et à son admiration pour tant de grâce et de bonté. Il était clair maintenant pour lui qu’elle savait tout, et qu’elle avait adorablement tout compris et tout réparé.

VIII.

LA SURPRISE.

On va voir maintenant se presser les événements. Nicolas n’est plus ce jeune homme naïf et simple, amant des solitudes et des muses latines, d’abord un petit paysan rude et sauvage, puis un studieux élève des jansénistes, puis encore un amoureux idéal et platonique, à qui une femme apparaît comme une fée, qu’il n’ose même toucher de peur de faire évanouir son rêve. L’air de la ville a été mortel pour cette âme indécise, énergique seulement dans son amour de la nature et du plaisir. Grâce aux conseils perfides qu’il s’est plu à entendre, grâce à ces livres d’une philosophie suspecte, où la morale a les attraits du vice et le masque de la sagesse[3], le voilà maintenant dégagé de tout frein, portant dans un esprit éclairé trop tôt cette froide faculté d’analyse que l’âge mûr ne doit qu’à l’expérience, et se précipitant, ainsi armé, dans une atmosphère de divertissements grossiers, dont l’habitude s’explique chez ceux qui s’y livrent d’ordinaire par l’ignorance d’une meilleure façon de vivre. L’indulgence de Mme Parangon, cette douce pitié, cette sympathie exquise pour un amour honnête qui s’égare, il n’en a pas senti toute la délicatesse. Il a cru comprendre que la noble femme n’était pas aussi irritée qu’il l’avait craint de sa tentative nocturne. Cependant, toutes les fois qu’il se trouvait seul avec elle depuis, elle ne lui reparlait plus que de son projet de le marier à sa sœur, et lui-même, par instants, se prenait à penser qu’il trouverait un jour dans cette enfant une autre Colette ; elle avait ses traits charmants en effet, elle promettait d’être son image, mais que de temps il fallait attendre ! Dans ces retours de vertu, il devenait rêveur, et Mme Parangon ne pouvait lui refuser une main, un sourire qu’il demandait hypocritement comme un mirage du bonheur légitime réservé à son avenir. Elle comprit le danger de ces entretiens, de ces complaisances, et lui dit : — Il faut vous distraire. Pourquoi n’allez-vous pas aux fêtes, aux promenades, comme les autres garçons ? Tous les soirs et tous les dimanches, vous restez à lire et à écrire ; vous vous rendrez malade. — Eh bien ! se dit-il, c’est cela, il faut vivre enfin ! — Et il se précipita dès-lors, avec la rage des esprits mélancoliques, des esprits déçus, dans tous les plaisirs de cette petite ville d’Auxerre, qui n’était alors guère plus vertueuse que Paris. Le voilà devenu le héros des bals publics, le bout-en-train des réunions d’ouvriers ; ses camarades étonnés l’associent à toutes leurs parties. Il leur enlève leurs maîtresses, il passe de la brune Marianne à la piquante Aglaé Ferrand. La douce Edmée Servigné, la coquette Delphine Baron, se disputent ses préférences. Il leur fait des vers à toutes deux, des vers du temps, dans le goût de Chaulieu et de Lafare. Il se plaît parfois à donner à ces liaisons un scandale dont le bruit pénètre jusqu’à Mme Parangon ; il répond aux reproches qu’elle lui fait l’œil mouillé de pleurs, en prenant des airs triomphants : « Il faut bien qu’un jeune homme s’amuse un peu, vous me l’avez dit… On en fait un meilleur mari plus tard… Voyez M. Parangon ! » Et la pauvre femme le quitte sans répondre, et s’en va fondre en pleurs chez elle. Hélas ! il a parfois la voix avinée, le geste hardi, les attitudes de mauvais goût des beaux danseurs de guinguette. Mme Parangon fait ces remarques avec douleur.

Tout à coup sa conduite change, il était devenu sédentaire de nouveau, mais triste ; une de ses maîtresses éphémères, Madelon Baron, venait de mourir, et, sans qu’il l’aimât profondément, cette catastrophe avait répandu un voile de tristesse sur sa vie. Mme Parangon le plaignait sincèrement et avait pris part à sa douleur, qu’elle croyait sans doute plus forte. Sa méfiance avait cessé. Un dimanche qu’ils se trouvaient seuls dans la maison, Tiennette étant allée faire une commission, Mme Parangon, qui rangeait des écheveaux de fil dans une haute armoire, appelle Nicolas pour lui en passer les paquets. Elle était montée sur une échelle double, et, pendant qu’elle se faisait servir ainsi, l’œil de Nicolas s’arrêtait sur une jambe fine, sur un soulier de droguet blanc, dont le talon mince, élevé, donnait encore plus de délicatesse à un pied des plus mignons qu’on pût voir. On sait que Nicolas n’avait jamais su résister à une telle vue. Le charme redoubla lorsque, Mme Parangon ayant de la peine à descendre avec ses pieds engourdis, il se vit autorisé à la prendre dans ses bras, et fut obligé de la déposer sur le tas de lin qui restait à terre. Comment dire ce qui se passa dans cet instant fugitif comme un rêve ? L’amour longtemps contenu, la pudeur vaincue par la surprise, tout conspira contre la pauvre femme, si bonne, si généreuse, qui tomba presque aussitôt dans un évanouissement profond comme la mort. Nicolas, enfin effrayé, n’eut que la force de la porter dans sa chambre. Tiennette rentrait, il lui dit que sa maîtresse s’était trouvée mal et l’avait appelé. Il peignit son embarras et son désespoir, puis s’enfuit quand elle sembla revenir à la vie, n’osant supporter son premier regard…

Tout s’est donc accompli. La pauvre femme, qui peut-être avait aimé en silence, mais que le devoir retenait toujours, ne se lève pas le lendemain matin. Tiennette vient seulement dire à Nicolas qu’elle est malade et que le déjeuner est préparé pour lui seul. Tant de réserve, tant de bonté, c’est une torture nouvelle pour l’âme qui se sent coupable. Nicolas se jette aux pieds de Tiennette étonnée, il lui baigne les mains de ses larmes. — Oh ! laisse-moi, laisse-moi la voir, lui demander pardon à genoux ! que je puisse lui dire combien j’ai regret de mon crime…

Mais Tiennette ne comprenait pas.

— De quel crime parlez-vous, monsieur Nicolas ? Madame est indisposée ; seriez-vous malade aussi ?… Vous avez la fièvre certainement.

— Non ! Tiennette ! mais que je la voie !…

— Mon Dieu ! monsieur Nicolas, qui vous empêche d’aller voir madame ?

Nicolas était déjà dans la chambre de la malade. Prosterné près du lit, il pleurait sans dire une parole, et n’osait même pas lever les yeux sur sa maîtresse. Celle-ci rompit le silence.

— Qui l’aurait pensé ? dit-elle, que le fils de tant d’honnêtes gens commettrait une action… ou du moins la voudrait commettre…

— Madame ! écoutez-moi !

— Ah ! vous pouvez parler… Je n’aurai pas la force de vous interrompre.

Nicolas se précipita sur une main que Mme Parangon retira aussitôt ; sa figure enflammée s’imprimait sur la fraîche toile des draps, sans qu’il pût retrouver un mot, rendre le calme à son esprit. Son désordre effraya même la femme qu’il avait si gravement offensée.

— Le ciel me punit, dit-elle… C’est une leçon terrible ! Je m’étais fait un rêve avec cette union de famille qui nous aurait rapprochés et rendus tous heureux, sans crime ! Il n’y faut plus penser…

— Ah ! madame, que dites-vous ?

— Tu n’as pas voulu être mon frère ! s’écria Mme Parangon, hélas ! tu auras été l’amant d’une morte ; je ne survivrai pas à cette honte !

— Ah ! ce mot-là est trop dur, madame ! — Et Nicolas se leva pour sortir avec une résolution sinistre.

— Il a donc encore une âme ! dit la malade… Où allez-vous ?

— Où je mérite d’être !… J’ai outragé la divinité dans sa plus parfaite image… je n’ai plus le droit de vivre…

— Restez ! dit-elle ; votre présence m’est devenue nécessaire… Notre vue mutuelle entretiendra nos remords… Mon existence, cruel jeune homme, dépend de la tienne : ose à présent en disposer !…

— Je suis indigne de votre sœur, dit Nicolas fondant en larmes ; aussi bien, eussé-je été son mari, c’est vous toujours que j’aurais aimée. C’est pour ne pas me séparer de vous que j’acceptais l’idée de cette union ! Moi vous être infidèle, même pour votre sœur, je ne le veux pas !… Et il s’enfuit en prononçant ces paroles. Il se rendit aux allées qui côtoyaient alors les remparts de la ville, cherchant à calmer l’exaltation morale qui l’aurait tué après les douleurs d’une scène pareille.

C’était un lundi : la promenade était couverte d’ouvriers en fête qui jouaient à divers jeux, de jeunes filles qui se promenaient par groupes isolés de deux ou trois ensemble. Nicolas reconnut là quelques habituées des salles de danse qu’il avait récemment fréquentées. Il essaya de se distraire en s’unissant à l’une de ces parties de plaisir qui du moins laissaient le cœur libre et calmaient l’esprit par une folle agitation. Après un repas qui eut lieu à la campagne, Nicolas quitta ses amis, et ses pensées amères lui revenaient en foule, lorsqu’en passant dans la rue Saint-Simon, près de l’hôpital, il entendit de grands éclats de rire. C’étaient trois jeunes filles qui se moquaient d’une de leurs compagnes qu’elles avaient surprise se laissant embrasser par un pressier de l’imprimerie Parangon, nommé Tourangeau, gros homme fort laid, fort grossier d’ordinaire et un peu ivre ce soir-là. La pauvre jeune fille insultée ainsi s’était évanouie. Le pressier, en fureur, s’élança vers les belles rieuses et frappa l’une d’elles fort brutalement. Des jeunes gens étaient accourus au bruit et voulaient assommer Tourangeau. Nicolas s’élança le premier vers son camarade d’imprimerie, et, le prenant par le bras, lui dit : « Tu viens de commettre une vilaine action. Sans moi, l’on te mettrait en morceaux ; mais il faut une réparation. Battons-nous sur l’heure à l’épée. Tu as été dans les troupes, tu dois avoir du cœur. — Je veux bien, » dit Tourangeau. On essaya en vain de les séparer. Un des jeunes gens alla chercher deux épées, et à la lueur d’un réverbère le duel commença dans toutes les règles. Nicolas savait à peine tenir son épée, mais aussi Tourangeau n’était pas très solide sur ses jambes ce soir-là. Le pressier reçut un coup d’épée porté au hasard sans règle ni mesure, et tomba le cou traversé d’une blessure qui rendait beaucoup de sang. L’atteinte n’était pas mortelle. Cependant Nicolas fut obligé de se soustraire aux recherches de l’autorité. Il ne revit qu’un instant Mme Parangon, dont le mari était revenu, et qui comprit ce qu’il y avait eu de désespoir et de secrète amertume dans l’action du jeune homme. Du reste, ce duel lui avait fait le plus grand honneur dans Auxerre, où il était désormais regardé comme le défenseur des belles. Cette renommée le poursuivit jusque dans sa famille, où il retourna pour quelque temps.

IX.

ÉPILOGUE DE LA JEUNESSE DE NICOLAS.

C’est à la suite de ces événements que Nicolas, après avoir passé quelques jours près de ses parents, à Saci, vint à Paris exercer l’état de compositeur d’imprimerie, dont il avait fait l’apprentissage à Auxerre. Nous avons vu déjà combien tout objet nouveau exerçait d’influence sur cette âme ardente, toujours en proie aux passions violentes, et, comme il le disait lui-même, plus imprégnée d’électricité que toute autre. Ce fut quelque temps avant sa liaison éphémère avec Mlle Guéant qu’il reçut tout à coup l’avis de la mort de Mme Parangon. La pauvre femme n’avait survécu que peu de mois aux scènes douloureuses que nous avons racontées. La vie insoucieuse et frivole que Nicolas menait à Paris ne lui avait pas été cachée, et jeta sans doute bien de l’amertume sur ses derniers instants. Nicolas, né avec tous les instincts du bien, mais toujours entraîné au mal par le défaut de principes solides, écrivait plus tard, en songeant à cette époque de sa vie : « Les mœurs sont un collier de perles ; ôtez le nœud, tout défile. »

Cependant ses habitudes de dissipation avaient épuisé à la fois sa santé et ses ressources. Un simple ouvrier, si habile qu’il fût, gagnant au plus cinquante sous par jour, ne pouvait continuer longtemps l’existence que lui avaient créée ses nouvelles relations. Une lettre lui arriva tout à coup d’Auxerre… elle était de M. Parangon. La fatalité voulut qu’il se trouvât justement sans ouvrage et dans un moment de pénurie absolue à l’époque où cette lettre lui fut remise ; de plus, il se sentait pris d’une sorte de nostalgie, et songeait à s’en aller quelque temps respirer l’air natal. M. Parangon, après quelques politesses et quelques regrets exprimés sur la mort de sa femme, se plaignait de l’isolement où il était réduit, et proposait à son ancien apprenti de venir prendre la place d’un prote qui l’avait quitté. « C’est Tourangeau, ajoutait-il, qui m’a fait songer à vous… Vous voyez combien il est loin de vous en vouloir pour le coup de pointe que vous lui aviez planté dans la gorge. »

Lorsque la lettre arriva à Paris, Nicolas n’avait plus que vingt-quatre sous ; il fut obligé de vendre quatre chemises de toile pour payer sa place dans le coche d’Auxerre. M. Parangon le reçut très bien, et, comme Nicolas ne voulut pas loger dans sa maison, l’imprimeur lui indiqua l’hôtel d’un nommé Ruthot.

La destinée se compose d’une série de hasards, insignifiants en apparence, qui, par quelque détail imprévu, changent toute une existence, soit en bien, soit en mal. Telle était du moins l’opinion de Nicolas, qui ne croyait guère à la Providence. Aussi se disait-il plus tard : « Ah ! si je n’étais pas allé loger chez ce Ruthot ! » ou bien : « Si j’avais eu plus de vingt-quatre sous à l’époque où je reçus la lettre de M. Parangon ! » ou encore : « Quel malheur que je n’eusse pas changé de logement, comme j’en avais eu l’idée avant l’époque où cette lettre m’arriva ! »

Près de l’hôtel tenu par Ruthot demeurait une dame Lebègue, veuve d’un apothicaire, et dont la fille Agnès, douée d’une beauté un peu mâle, devait avoir quelque fortune de l’héritage de son père. Ruthot était assez bel homme et faisait la cour à la veuve Lebègue. Il invita Nicolas à quelques soupers où Agnès Lebègue déploya une foule de grâces et d’amabilités à l’adresse du jeune imprimeur. Ce dernier apprit plus tard que les frais de ces réunions avaient été faits par M. Parangon. Il en resta d’autant mieux convaincu, que le vin y était très bon, M. Parangon étant un connaisseur. La séduction alla son train, et l’on parla bientôt de mariage. Nicolas écrivit à ses parents, qui, renseignés par M. Parangon, donnèrent facilement leur approbation. Tout conspirait à perdre le malheureux Nicolas. Son ancien ami le cordelier Gaudet d’Arras, qui eût pu l’éclairer cette fois de son expérience, comme il l’avait perdu moralement par son impiété, s’était depuis longtemps éloigné d’Auxerre. De plus, M. Parangon prenait peu à peu une grande influence sur Nicolas, qu’il avait tiré de la misère par quelques prêts d’argent. « Quand Jupiter réduit un homme en esclavage, il lui ôte la moitié de sa vertu, » comme disait le bon Homère. Une circonstance bizarre fut qu’au dernier moment Nicolas reçut une lettre anonyme qui lui donnait un grand nombre de détails sur la vie antérieure de sa future. La fatalité le poursuivit encore à cette occasion : il reconnut l’écriture de cette lettre pour celle d’une maîtresse qu’il avait eue à Auxerre à l’époque de son apprentissage, et l’attribua au dépit d’une jalousie impuissante. Le mariage se fit donc sans autre difficulté. Au sortir de l’église seulement, un sourire railleur commença à s’épanouir sur la figure couperosée de M. Parangon. Nicolas avait épousé l’une des filles les plus décriées de la ville. Les biens qu’elle apportait en mariage étaient grevés d’une quantité de dettes sourdes qui en réduisirent la valeur à fort peu de chose. Il devint bientôt clair pour le pauvre jeune homme que M. Parangon avait été instruit de ce qui s’était passé longtemps auparavant dans sa maison. Nicolas n’en eut la parfaite conviction que plus tard ; mais il avait fini par fuir le séjour abhorré d’Auxerre. Agnès Lebègue s’était déjà enfuie avec un de ses cousins.

Nicolas revint à Paris, où il entra chez l’imprimeur André Knapen. « L’ouvrage donnait beaucoup dans ce moment-là, » et un bon compositeur gagnait vingt-huit livres par semaine à imprimer des factums. Cette prospérité relative releva le courage de Nicolas Restif, qui bientôt écrivit ses premiers romans, parmi lesquels on distingua la Femme infidèle, où il dévoilait toute la conduite de sa femme ; plus tard, il publia le Paysan perverti, dans lequel il introduisit sous une forme romanesque la plupart des événements de sa vie.


DEUXIÈME PARTIE


I.

SEPTIMANIE.

Le goût des autobiographies, des mémoires et des confessions ou confidences, — qui, comme une maladie périodique, se rencontre de temps à autre dans notre siècle, — était devenu une fureur dans les dernières années du siècle précédent. L’exemple de Rousseau n’eut pas toutefois d’imitateur plus hardi que Restif. Il ne se borna pas à faire de ses aventures et de celles de personnes qu’il avait connues le plus grand nombre de ses nouvelles et de ses romans ; il en publia le journal exact et minutieux dans les seize volumes de M. Nicolas ou le Cœur humain dévoilé, et, non content de ce récit, il en répéta les principaux épisodes sous la forme dramatique. De là une douzaine de pièces en trois et cinq actes remplissant cinq volumes, et dont il est, sous divers noms, le héros éternel.

Si loin que nos auteurs modernes poussent le sentiment de la personnalité, ils restent encore bien en arrière de l’amour-propre d’un tel écrivain. Nous l’avons vu déjà lisant dans les salons des grands seigneurs et des financiers du temps les aventures scabreuses de sa vie, dévoilant ses amours comme ses turpitudes et les secrets de sa famille comme ceux de son ménage. Une audace plus grande encore fut d’écrire la série de pièces qu’il intitule le Drame de la Vie, et de les faire représenter dans diverses maisons, tantôt par des acteurs de la Comédie-Italienne qu’on engageait à cet effet, tantôt à l’aide d’ombres chinoises qu’un artiste italien faisait mouvoir, tandis que lui-même se chargeait du dialogue. Il est impossible de mieux s’exposer en sujet de pathologie et d’anatomie morale. Et malheur à ceux-là mêmes qui assistaient complaisamment à ce dangereux spectacle ! Ils ne songeaient guère qu’ils prendraient place un jour dans ce cadre éclairé d’un reflet de la vie réelle, avec leur profil hardiment découpé, leurs ridicules et leurs vices ; qu’un baladin les ferait mouvoir, les ferait parler avec les intonations mêmes de leur voix, se servant des paroles qu’ils avaient dites tel jour, dans telle rue, dans tel salon, dans telle société plus ou moins avouable, en présence de l’impitoyable observateur. Qui n’eût fui la société d’un tel homme, si l’on avait prévu qu’après s’être publiquement avili, il s’en vengerait sur les railleurs, sur les admirateurs, sur les simples curieux même ? — À chacun de vous il répétera : Quid rides ?… De te fabula narratur ! Il pénétrera dans vos hôtels princiers, dans vos alcôves, dans le secret de ces petites maisons si bien fermées, dont il aura su toute l’histoire en séduisant votre femme de chambre, ou en se rencontrant au cabaret avec votre suisse ou votre grison. Tel était l’homme, — soutenu jusqu’au bout, il est vrai, par cette étrange illusion qui ne lui montrait que le devoir d’un moraliste dans ce métier d’espion romanesque et sentencieux.

Ce qui manqua toujours à Restif de la Bretone, ce fut le sens moral dans sa conduite, l’ordre et le goût dans son imagination. Un orgueil démesuré l’empêcha même de ne jamais s’en apercevoir. Toujours il attribua ses vices, soit au tempérament, soit à la misère, soit à une certaine fatalité qui, ne laissant jamais ses fautes impunies, lui en garantissait par cela même l’absolution. Ceci faisait partie d’une sorte de religion qu’il s’était faite, et qui supposait dans toutes les souffrances de cette vie l’expiation de toutes les fautes. Un tel système conduisait à tout se permettre, si l’on voulait se résigner à tout souffrir. Ce n’est qu’à titre d’épisodes entre les amours de jeunesse de Nicolas et celui qui clôtura bien tristement sa carrière amoureuse, que nous allons citer encore deux aventures dont le contraste est remarquable. Il est nécessaire, pour les admettre, de se reporter en idée à cette étrange dépravation de la société du xviiie siècle, dont certains romans, tels que Manon Lescaut et les Liaisons dangereuses, offrent un tableau qui paraît ne pas trop s’éloigner de la réalité.

II.

ÉPISODE.

À l’époque où Nicolas travaillait encore chez Knapen, il allait souvent se promener le soir le long des quais de l’île Saint-Louis, lieu qu’il affectionnait à cause de la vue, dont on y jouissait alors, des deux rives de la Seine, couvertes à cette époque de cultures verdoyantes et de jardins. Il y restait d’ordinaire jusqu’au coucher du soleil. Revenant un soir par le quai Saint-Michel, il remarqua en passant une femme enveloppée dans un capuchon de satin noir, et accompagnée d’un homme mûr coiffé d’une perruque carrée à trois marteaux, lequel pouvait être son mari ou son intendant. Le pied de cette dame, chaussé d’une mule verte, le ravit en admiration, — on sait que c’était là son faible, — et il ne pouvait en son esprit le comparer qu’à celui de Mme Parangon ou à celui de la duchesse de Choiseul. La figure était cachée ; il se borna à conclure du pied au reste de la personne, selon le système que Buffon a appliqué à l’étude des races.

Il eut l’idée de suivre ce couple mystérieux, il vit bientôt l’homme mûr et la dame descendre le pont et s’enfoncer dans la rue Saint-Jacques jusqu’à l’embranchement qu’elle forme avec la rue Saint-Séverin. Arrivé là, l’homme indiqua à la dame une porte d’allée, la regarda entrer, s’assura qu’elle était reçue dans la maison, puis il s’éloigna. Ce qui intriguait le plus Nicolas de cette séparation du couple qu’il avait suivi, c’est que la maison où était entrée la dame lui était connue pour un logis assez suspect ; c’était un de ces tripots où joueurs et femmes parées de toute sorte s’assemblaient autour d’un tapis de pharaon. Il entra résolûment, prit place à la table sans affectation, et examina toutes les mules des dames attablées, qui de temps en temps se levaient et parcouraient la salle. Aucune n’avait de mule verte ; aucune surtout n’avait ni le pied de Mme Parangon ni celui de Mme de Choiseul. Qu’était donc devenue la femme voilée ?… Il finit par se décider à le demander à la dame qui présidait à la table de jeu ; mais, en approchant d’elle, Nicolas reconnut sous la parure étincelante, sous les ajustements hasardés de cette personne, une compatriote, une femme de Nitri, — autrefois fort belle, — alors tombée dans la classe des baronnes de lansquenet. La reconnaissance fut touchante. La baronne se souvint d’avoir fait, lorsqu’elle n’était que paysanne, danser sur ses genoux le jeune Nicolas.

— Que viens-tu faire ici ? lui dit-elle : quoi que je puisse être aujourd’hui, j’ai peine à voir que le fils d’honnêtes gens se trouve dans un pareil lieu.

Nicolas lui raconta son amour subit pour la mule verte et surtout pour le pied délicat qu’elle supportait sur son talon évidé, haut de trois pouces.

— Comment se fait-il que je l’aie vue entrer, dit-il, et qu’elle ne soit pas ici ?

— Elle est ici, dit la baronne ; elle est dans la chambre voisine qui donne sur ce salon par une porte vitrée… Tiens-toi bien, elle te regarde peut-être.

— Moi ? dit Nicolas.

— Ainsi que ces messieurs… C’est une grande dame, curieuse de connaître ce qui se passe dans ces maisons qui leur sont interdites, et si…

— Si…

— Enfin, je te l’ai dit, pose-toi bien… sois gracieux !

Nicolas n’y comprenait rien. L’heure du souper était venue. Le jeu fut interrompu, et toute la société prit part à ce banquet, qui est d’usage dans ces sortes de maisons vers une heure du matin. Cependant la dame à la mule verte ne paraissait pas ; tout à coup la maîtresse de la maison, qui était sortie un instant de la salle, revient près de Nicolas et lui dit à l’oreille : — Vous avez plu… je suis contente de voir ce bonheur arriver à un garçon de notre pays. Seulement, résignez-vous, il y a une condition… vous ne la verrez pas ! C’est bien assez d’avoir vu déjà sa mule verte.

Le lendemain matin, Nicolas se réveilla dans une des chambres de la maison. Le rêve avait disparu. C’était l’histoire de l’Amour et Psyché retournée : Psyché s’était envolée avant l’aurore, l’Amour restait seul. Nicolas, un peu confus, encore plus charmé, essaya d’interroger l’hôtesse ; mais c’était une femme discrète et certainement payée pour l’être. Elle voulut même persuader à Nicolas qu’il était venu dans la maison un peu animé par quelque boisson généreuse… et qu’enfin il avait rêvé. Nicolas, qui ne buvait que de l’eau, n’admit pas cette supposition.

— Eh bien ! lui dit la Massé (elle s’appelait ainsi), maintenant, tremble. Tu ignores quelle est cette dame à la mule verte… Tu ne le sauras jamais.

— Quoi ! je ne pourrai la revoir ?

— Tu ne l’as pas vue.

— La retrouver ?…

— Prends garde d’essayer seulement de suivre sa trace. D’ailleurs elle ne portera plus de mules vertes, sois-en assuré. Tu ne la rencontreras plus à pied, comme hier soir. Oublie tout cela.

Et, pour appuyer ce conseil, elle lui remit une bourse pleine de pistoles que Nicolas jeta à terre avec indignation. Ce fut seulement quelque temps plus tard, dans quelques salons littéraires où il raconta cette aventure, qu’il entrevit là-dessous un mystère relatif à quelque grande dame ; mais à peine à cette époque osait-on appuyer sur de telles suppositions. On s’étonnera également aujourd’hui, d’après les allures des héros de romans modernes, qu’il n’eût pas fait l’impossible pour retrouver la dame inconnue ; mais un pauvre imprimeur presque sans ressource avait trop à risquer dans une telle recherche[4]. Son cœur, du reste, changeait facilement d’objet.

Quinze ans plus tard (1771), Nicolas s’éloigne de Paris pour remplir un triste devoir. Il est sur le coche de Sens ; triste et pensif, il regarde avec désespoir une compagnie de dames élégamment vêtues, qui causent et rient sur l’arrière du bateau : « Que de gens, s’écrie-t-il, moins malheureux que moi !… Infortuné ! je vais voir mourir ma mère ! »

Deux dames se détachent de la foule et causent en passant, sans le voir, près du coin obscur où il s’est blotti. — Quel nom, dit l’une des deux, donnerons-nous ici à la jeune demoiselle, afin qu’on ignore le sien ? — Appelons-la : Reine, dit l’autre ; c’est presque une reine, en effet, mais qui s’en doutera ? — Reine, oui, reprit la première en riant, si c’était vraiment la fille du prince de Courtenay, le plus vieux nom de France ; mais c’est sa mère seule qui le dit. — N’a-t-elle pas eu raison, dit l’autre dame, de vouloir revivifier cette branche antique, la plus noble qui soit dans la chrétienté ? Songe donc, ma chère, qu’il n’y aura plus de Courtenay qu’en Angleterre. Qui osera désormais porter l’écusson aux cinq besants d’or, plus éclatant que celui des lis ? — Après tout, ce n’est qu’une fille, dit l’autre dame, par conséquent elle a eu tort. Il fallait un garçon pour ne point laisser périr le titre et pour hériter des positions ! — Elle a fait ce qu’elle a pu. Les légitimités ne sont pas toujours heureuses. — Et le jeune homme était-il bien ? — Elle l’a vu, sans qu’il la pût voir ; il avait vingt ans environ…

En ce moment, les dames s’aperçurent de la présence de Nicolas, qui, dans l’ombre, la tête dans ses mains, ne semblait pas avoir pu les entendre.

— Pauvre homme ! dit l’une des dames, il paraît bien souffrir : il ne fait que pleurer depuis Paris. Il n’est plus jeune, mais ses yeux ont une vivacité pénétrante… Vois avec quel attendrissement il regarde Septimanette… Il pleure encore. Il a peut-être perdu une fille de son âge !

La jeune fille s’était en effet rapprochée de ses deux gouvernantes ; Nicolas se leva comme ayant entendu les derniers mots : — Oui, précisément de son âge ! dit-il avec une émotion profonde qui toucha les deux dames et la jeune fille… Permettez-moi de l’embrasser.

La jeune fille s’y prêta avec une grâce enfantine.

— Et… dit Nicolas en relevant la tête, une de vous, mesdames, est sans doute sa mère ?

— Ni l’une ni l’autre… Elle est d’un sang…

L’une des dames fit signe à l’autre de ne pas achever.

— Oh ! d’un beau sang ! dit Nicolas après avoir attendu vainement la fin de la phrase… Que son père doit être heureux !

— Son père ne l’aime pas, parce que c’est une fille… et qu’il espérait…

Un second coup d’œil de l’une des dames réprima l’indiscrétion de l’autre. En ce moment, le coche s’arrêta devant une prairie au fond de laquelle on apercevait un château. Une barque vint chercher les dames et la jeune fille, qu’une voiture armoriée attendait sur la berge.

— Que je l’embrasse une seconde fois ! dit Nicolas.

On le lui accorda par pitié pour son chagrin, bien que cela parût cette fois quelque peu indiscret. En embrassant la jeune fille, Nicolas tira une fleur du bouquet qu’elle portait, et la mit dans un livre. Le coche avait repris sa marche vers Sens.

— Quel est ce château ? dit Nicolas à un marinier.

— C’est Courtenay.

Il était donc vrai : la dame inconnue était la célèbre Septimanie, comtesse d’Egmont, la fille de Richelieu, l’épouse d’un prince qui n’avait pas su se donner d’héritier. Tout s’expliquait dès-lors, et il regretta les récits imprudents qu’il avait faits de cette aventure, car s’en déclarer le héros, ce ne pouvait être ni très honorable ni très prudent. Ce ne fut qu’en 1793 que Nicolas osa raconter le dernier épisode ; le premier avait paru en 1746, mais déguisé de telle manière, qu’on ne pouvait en reconnaître les personnages. De telles aventures étaient fréquentes à cette époque, où elles eurent lieu quelquefois même du consentement des maris, soit dans l’idée de conserver des titres ou des privilèges dans une famille, soit pour empêcher de grands biens d’aller à des collatéraux par suite d’unions stériles.

III.

ZÉFIRE.

Après l’histoire de ce caprice de grande dame, il faudra descendre bien bas dans la foule, il faudra monter bien haut dans les sentiments pour s’expliquer les circonstances bizarres du récit que nous avons à faire. Depuis la mort de Mme Parangon, nul épisode ne fut plus douloureux dans l’existence de l’écrivain, et il l’a reproduit lui-même sous la triple forme du roman, du drame et des mémoires. Ceci se rapporte encore à l’époque où, toujours ouvrier compositeur, il n’avait encore publié aucun livre. Il dut sans doute à cette aventure l’idée de l’un de ses premiers ouvrages.

Nicolas passait un dimanche près de l’Opéra, qui se trouvait alors faire partie du Palais-Royal. — Il remarqua à une fenêtre de la rue Saint-Honoré une jeune fille qui chantait en pinçant de la harpe. Elle paraissait n’avoir que quatorze ans ; son sourire était divin, son air vif et doux, le son de sa voix pénétrait le cœur ; elle se leva, et sa taille guépée, comme on disait alors, se mouvait avec une désinvolture adorable. Un instant, Mme Parangon fut oubliée ; — un instant après, son souvenir plus vif rendit à Nicolas la force de fuir la sirène.

En retournant le soir chez lui, rue Sainte-Anne, il revint par le même chemin. La jeune fille n’était plus à la fenêtre ; elle marchait le long des boutiques, sur le pavé boueux, avec des mules roses et une robe à falbalas. Nicolas, jeune encore et le cœur plein d’un cher souvenir, n’éprouva qu’un sentiment de pitié. Il interrogea la pauvre enfant, qui lui répondit qu’elle se nommait Zéfire, et qu’elle demeurait dans la maison avec sa mère, sa sœur et leurs amies. Il y avait tant d’innocence apparente dans ses réponses, ou plutôt tant d’ignorance de ce qui était mal ou bien, vice ou vertu, que Nicolas crut qu’elle jouait un rôle appris d’avance. Il s’éloigna et rentra tout pensif à son logement, qu’il partageait avec un autre ouvrier imprimeur, nommé Loiseau. Le jour suivant, comme ils revenaient ensemble après leur journée, Nicolas montra la jeune fille à son compagnon, plaignant le sort d’une pauvre enfant, — perdue sans savoir même qu’elle l’était, — et voulut s’arrêter pour l’interroger encore ; mais Loiseau, homme de mœurs sévères, et qui était prêt à se marier, entraîna Nicolas en lui parlant du danger qu’il y avait seulement à se pencher sur un abîme.

— Et s’il fallait sauver quelqu’un ?… dit Nicolas.

Loiseau hocha la tête, et Nicolas entama une longue dissertation philosophique sur la corruption des grandes villes, sur la nécessité de moraliser la police, le tout mêlé de considérations touchant l’antique institution des hétaïres, sur des règlements à établir dans le goût de ceux qu’avait institués Jeanne de Naples dans sa bonne ville d’Avignon. Il n’était jamais à bout ni d’arguments ni de science. Le bon Loiseau se borna à dire quelques mots de Mme Parangon. Nicolas se tut ; cependant il ne put s’empêcher de passer le soir du côté gauche de la rue Saint-Honoré, en regardant toujours avec intérêt la pauvre enfant et lui adressant quelques paroles. Loiseau lui en fit encore la guerre. Il prit dès-lors un autre chemin pour se rendre de l’imprimerie du Louvre à la rue Sainte-Anne.

Depuis quelque temps, Nicolas se sentait malade ; il lui survenait des étouffements périodiques qui duraient plusieurs heures. Le travail lui devenait impossible, il lui fallut rester au lit. Loiseau travaillait pour tous deux ; mais leurs ressources ne tardèrent pas à s’épuiser. L’infortuné demeurait au cinquième, chez un fruitier, qui en même temps était afficheur. Un grabat, deux chaises, une table boiteuse, un vieux coffre, tel était son mobilier. Il recevait le jour par une chatière garnie de deux carreaux de papier huilé. Les planches de la cloison qui séparait son réduit de celui de Loiseau étaient couvertes d’affiches de théâtre posées par le fruitier pour en clore les interstices, et le malade n’avait d’autre distraction que de lire là Mérope, là Alcyone, là cette Bohémienne où il avait admiré Mme Favart, ailleurs la Gouvernante, où Mlle Hus était si médiocre, mais si jolie, puis encore les Dehors trompeurs, qui lui rappelaient la belle Guéant, ou Arlequin sauvage, drame singulier où brillait une certaine Coraline dont les traits avaient quelque rapport avec ceux de… Zéfire. Tout à coup la porte s’ouvre, le fruitier avance la tête, et dit à Nicolas : — C’est votre cousine qui demande à vous voir.

— Je n’ai pas de cousine à Paris, dit Nicolas.

— Vous voyez bien, mademoiselle, dit le fruitier en se retournant, que c’est un prétexte… On ne reçoit pas de femmes mises comme vous dans la maison.

— Mais je vous dis que c’est mon cousin Nicolas, répondit une voix flûtée, puisque j’arrive du pays.

— Oh ! c’est que vous êtes bien pimpante, et lui ne l’est guère…

Enfin l’interlocutrice se glissa sous le bras du fruitier et pénétra dans la chambre : — Oh ! quelle misère !… mais, monsieur, il se meurt, dit-elle vivement au fruitier.

En effet, l’étouffement avait repris depuis un instant.

— Quel est le plus pressé ? dit la jeune fille d’un ton résolu. Voilà de l’argent.

Et elle donna des pièces d’or.

— Le plus pressé, dit le fruitier adouci, serait un bouillon.

— Apportez-en sur-le-champ du vôtre.

Nicolas, en revenant à lui, sentit une main d’enfant qui soulevait sa tête, tandis que l’autre main approchait une cuiller de sa bouche. Il ne pouvait plus en douter, cette beauté compatissante était Zéfire. Elle avait vu passer Loiseau lorsqu’il se rendait à l’imprimerie, l’avait poursuivi, et lui avait dit : — Pourquoi donc ne voit-on plus votre ami passer par ici ? — Il est bien malade, avait répondu Loiseau, et, interrogé sur l’adresse, il l’avait donnée indifféremment.

Pendant que Nicolas soulagé retrouvait des forces pour se lever à demi sur son grabat, Zéfire, en robe de taffetas rose, balayait le galetas, rangeait les chaises et la table ; puis elle revint au lit du malade, lui mit dans la bouche des bonbons imprégnés de gouttes d’Angleterre, et, tirant de sa poche un mouchoir, lui essuya le front ; elle le coiffa de son fichu, qu’elle assujettit avec un ruban ; puis elle dit tout à coup : « Je ne suis pas en costume décent pour soigner un malade, je vais revenir d’ici à un quart d’heure. » Le fruitier rentra dans l’intervalle, apportant un second bouillon : « Il faut croire, dit-il, que votre cousine est une femme de chambre de grande maison ; elle m’a payé pour un mois, et elle a donné une croix d’or à ma petite. » Nicolas, affaibli par la maladie, ne voyait plus qu’une fée bienfaisante dans cette pauvre fille qui montait à lui de l’abîme, comme les autres viennent du ciel.

Zéfire revint bientôt en robe d’indienne, et resta près de Nicolas jusqu’à la nuit ; le fruitier lui monta à dîner, et, enchanté de la bonté et de la gentillesse de la prétendue cousine, voulut même ajouter à ses frais un petit dessert que Zéfire partagea avec le malade. Cependant la nuit était venue ; elle se leva avec un sentiment pénible : — Où allez-vous ? dit Nicolas. — À la maison ; c’est l’heure où l’on m’attend, dit Zéfire… Et elle s’enfuit pour cacher ses larmes. Nicolas avait eu à peine le temps de songer aux derniers mots de Zéfire, que les pas de son ami Loiseau se firent entendre dans l’escalier.

Loiseau n’était pas de bonne humeur ; ses compagnons de l’imprimerie n’avaient pu lui prêter que fort peu de chose : il apportait seulement du sucre pour le malade et du pain pour lui-même. Une odeur de pot-au-feu le surprit tout d’abord. C’était le dîner que le fruitier avait monté pour Zéfire, laquelle y avait à peine touché. « À la bonne heure, dit Loiseau, ce brave homme a pitié de nous ! » Et il tira la table pour profiter de cette aubaine. Un sac d’écus roula à terre. « Qu’est-ce que cela ? » dit Loiseau. Nicolas n’était pas moins étonné que lui : — T’aurait-on envoyé de l’argent de ton pays ? — Eh ! qui donc songe à moi ?… excepté toi et… mais c’est elle ! — Qui elle ? — Zéfire, que tu as rencontrée ce matin, et qui est venue me soigner en ton absence. — Comment ? une fille du monde ?…

Toutes les idées de l’honnête Loiseau étaient renversées ; tantôt il admirait la bonté et le dévouement de la jeune fille, tantôt il voulait aller reporter l’argent impur déposé par elle. Enfin, sachant qu’elle devait revenir le lendemain, il mit l’argent dans la malle pour le lui rendre.

Le lendemain matin, Zéfire reparut ; elle était si jolie, si naïve, si touchante dans sa pitié, que Loiseau fut attendri. « Qu’importe où soit la vertu ? s’écria-t-il, je me prosterne et je l’adore !… mais cet argent, nous ne pouvons l’accepter ?… » Zéfire comprit sa pensée. « Cet argent vient de mon père, dit-elle ; c’est ma sœur aînée qui me le gardait et qui me l’a donné en apprenant qu’il y avait un pauvre malade à secourir. » Loiseau se laissa aller à ouvrir le sac et à compter les écus en versant des larmes d’attendrissement. Les deux amis étaient accablés de tant de dettes criardes, qu’en y songeant leurs scrupules s’affaiblissaient beaucoup. Le soir même, Zéfire s’oublia et resta jusqu’à la nuit close ; Loiseau la trouva encore en rentrant, elle le pria de la reconduire. « Moi ? dit-il, reconduire… — Sans cela on m’arrêterait. — Allons, dit Loiseau, je vais me faire une belle réputation dans le quartier ! » Quant à Zéfire, elle trouvait sa position fort simple. Sa mère lui avait dit que les femmes se divisaient en deux classes, toutes deux utiles à leur manière, toutes deux honnêtes relativement ; elle appartenait à la seconde classe, n’étant pas née dans la première, voilà tout.

Le lendemain était un dimanche, elle resta avec les deux amis, et leur dit : « J’ai tout appris à ma mère ; elle me permet de venir toute la journée. Elle approuve mes sentiments ; elle aime mieux me voir fréquenter un bon ouvrier qu’un sergent qui me battrait, ou qu’un joueur qui me prendrait tout. Elle est très bonne, ma mère… » Loiseau gardait le silence en fronçant le sourcil ; Nicolas, qui reprenait des forces, se leva tout à coup avec son ancienne exaltation, et revêtit son unique habit. — Allons chez sa mère, dit-il à Loiseau. — Recouche-toi, répondit ce dernier… — Non ! aussi bien, je mourrais à me tordre de désespoir sur ce lit. Ceci est une crise qui me sauve ! Il ne faut pas que cette jeune fille retourne ce soir dans cette maison… Mon mal a changé de caractère ; je n’ai plus d’oppression, j’ai la fièvre et la rage toutes les nuits, à partir de l’heure où elle nous quitte : comprends-tu pourquoi ?

Loiseau essaya en vain des représentations ; Nicolas n’écoutait rien dans ses moments d’enthousiasme. Ils se rendirent rue Saint-Honoré, chez la mère, qui se nommait Perci. C’était une ancienne revendeuse à la toilette et prêteuse sur gages, chez laquelle il s’était donné des rendez-vous de galants et de grandes dames qui avaient été surpris par les sergents ; on l’avait condamnée à une forte amende, moins pour le délit même que pour n’avoir point payé les redevances d’usage à la police : depuis ce temps, elle avait pris patente, afin d’être tranquille. Interrogée par Nicolas et Loiseau, elle jura que sa fille était jusqu’ici demeurée honnête, mais qu’on n’attendait que l’âge convenable pour la lancer dans le monde avec l’autorisation du lieutenant de police. Les deux ouvriers frémissaient de ces détails, que la Perci énumérait avec la plus grande complaisance. Loiseau ne put s’empêcher de marquer son indignation. — Que voulez-vous que je fasse ? dit alors la mère, ne suis-je pas notée ? Qui l’épouserait ?… D’ailleurs, élevée comme elle est, jolie, avec des talens, se résignera-t-elle à gagner quelques sous par jour dans la couture, ou à faire de rudes travaux, à devenir servante ? Qui voudrait d’elle ?… et dans tous les cas serait-elle moins perdue ? Nous connaissons l’histoire des jolies filles dans le peuple…

— Eh bien ! moi, je l’épouserai, dit Nicolas, si elle veut ne plus mettre les pieds chez vous, et apprendre à travailler.

La Perci se jeta à son cou : — Dis-tu vrai, mon garçon ? Tiens, tu me fais pleurer, et j’en avais perdu l’habitude… Écoute bien : ne crois pas que ma fille n’aura point une dot… et de bon argent bien gagné encore. J’ai été revendeuse, j’ai prêté à intérêt : c’est honnête, cela !

— Ne parlons pas de ces choses, dit Nicolas ; je me sens fort maintenant, et je gagne beaucoup quand je travaille… Ainsi vous consentez à ce que votre fille ne rentre plus ici ? Vous êtes une bonne femme au fond.

— Mon Dieu ! dit Loiseau, se peut-il qu’il y ait de la vertu même dans de telles âmes… Je l’ignorais ; cependant j’aurais mieux aimé ne pas le savoir.

Loiseau avait raison ; il vaut mieux, dans l’intérêt des mœurs, supposer que le vice déprave entièrement ses victimes, sauf la chance de l’expiation et du repentir, que de s’exposer au choix difficile qui résulte d’un mélange douteux de bien et de mal. C’était le raisonnement d’un homme vulgaire, mais sage. Nicolas n’était ni l’un ni l’autre malheureusement.

Zéfire accepta avec transport la proposition de vivre pour l’homme qu’elle préférait. L’amour seul assurait Nicolas de sa vertu. Il fallut encore que le bon Loiseau fît son éducation morale, et lui donnât des leçons de décence et de pudeur. On lui fit lire de bons livres, à elle qui n’avait lu encore que des romans de Crébillon fils ou de Voisenon. On lui apprit à tenir un autre langage que celui qu’elle avait entendu tenir jusque-là, et ce fut seulement lorsqu’on n’eut plus rien à craindre de ses manières délibérées ou de son caquet imprévoyant qu’on lui chercha une profession. La prétendue de Loiseau, qui se nommait Mlle Zoé, avait aidé beaucoup les deux amis dans l’éducation préliminaire de Zéfire. Elle la proposa pour demoiselle de boutique à une marchande de modes qui demeurait au coin de la rue des Grands-Augustins. Ses vêtements de grisette, sa coiffure sans poudre et son bonnet à tulle plat la changeaient tellement qu’il eût été impossible de la reconnaître. La mère, avertie par Nicolas, approuva tous ces arrangements, et s’engagea à ne jamais rendre visite à sa fille tant qu’elle serait en apprentissage.

Nicolas ne pouvait voir Zéfire que le dimanche ; Mlle Zoé allait la chercher ce jour-là, et l’on faisait des promenades hors barrière avec Loiseau. Nicolas, toujours impatient, ne pouvait s’empêcher de passer chaque soir devant la boutique ; il regardait aux vitres, et était considéré comme le galant assidu de quelqu’une des jeunes filles, sans qu’on pût savoir de laquelle. Les boutiquières de Paris ne s’étonnent jamais de ces amours à distance, qui sont des plus fréquents. Un dimanche, Nicolas convint avec Zéfire qu’il lui écrirait tous les soirs. Comme elle était placée près du vitrage, il avait soin de plier sa lettre en pli d’éventail, et la passait par l’un des trous de boulon. Zéfire tirait adroitement le papier, et était heureuse jusqu’au lendemain. Quelquefois, lorsque les demoiselles étaient couchées, il venait dans la rue déserte avec son ami Loiseau, qui jouait fort bien du luth, et ils exécutaient les airs d’opéra les plus nouveaux, tels que : L’Amour m’a fait la peinture, ou bien : Dans ce charmant asile, — choisissant de préférence les couplets où se trouvait le mot Zéphir… L’amour fait de l’esprit comme il peut.

Leurs promenades du dimanche avaient lieu le plus souvent aux buttes Montmartre. Un jour, ils furent suivis par trois mousquetaires jusque chez un traiteur où ils allaient dîner. — L’un de ces derniers reconnut Zéfire pour l’avoir vue rue Saint-Honoré. La trouvant en compagnie de simples ouvriers endimanchés, ils voulurent la leur enlever. Heureusement, le fruitier les avait accompagnés, ce qui rendait la partie égale, sauf les épées, dont Nicolas et Loiseau étaient dépourvus. En revanche, le fruitier, prévoyant l’attaque, avait saisi une longue broche dans la cuisine du traiteur. — Prends garde à toi, drôle, dit l’un des mousquetaires menacé par cet instrument, nous sommes des gentilshommes, et nous te ferons fourrer au Châtelet. — Vous déshonorez votre famille et l’habit militaire ! criait Nicolas… — Il s’agit bien d’honneur !… C’est la Zéfire qui est avec vous : eh bien ! demandez-lui si elle ne préfère pas un seigneur à un ouvrier ?… Nous avons de l’or, la belle ! ajoutait le mousquetaire en faisant sonner sa poche.

La querelle tournait à la discussion, grâce à l’attitude des trois défenseurs ; mais ces dernières paroles mirent Loiseau hors de lui : « Infâme ! s’écria-t-il, vous venez de commettre un grand crime… vous avez profané le retour à la vertu ! » Quant à Nicolas, il s’était saisi d’une chaise. « Qu’est-ce que c’est que cela ? dit un des mousquetaires plus aviné que les autres, une vertu qui sort… du vice ? Et l’autre drôlesse, est-ce que c’est aussi une vertu ? » Il cherchait en même temps à s’approcher de Zoé. Loiseau le repoussa rudement : — Respecte la fiancée d’un citoyen ! cria-t-il (cela se passait en 1758). — Un citoyen ! dit le mousquetaire en éclatant de rire, cela ne se dit qu’à Genève… Tu m’as l’air d’un huguenot !

Loiseau prit un escabeau, et frappa le mousquetaire qui avait parlé. La mêlée devint générale. En vain Zéfire et Zoé s’interposaient entre les combattants ; le fruitier faisait merveille avec sa broche, et les mousquetaires étaient vaincus, lorsqu’arriva la garde, appelée par le traiteur ; Nicolas, exaspéré, voulait résister encore, mais Loiseau s’y opposa, et tout ce qu’il put faire fut d’emporter hors de la salle Zéfire évanouie. Quand le commissaire arriva, les mousquetaires, embarrassés eux-mêmes de leur équipée, se servirent de leur conjecture précédente pour affirmer que Loiseau, qui avait l’air grave, et se trouvait vêtu de noir, était un ministre protestant qui tenait un prêche, ajoutant qu’ils étaient arrivés à temps pour disperser les hérétiques. Le commissaire donnait dans cette supposition, et faisait déjà mettre les menottes aux trois hommes, en leur promettant qu’ils seraient pendus, lorsqu’enfin l’un des mousquetaires, moins ivre que les autres, voulut bien convenir que lui et ses compagnons étaient un peu dans leur tort. « Voilà un aveu généreux, observa le commissaire… on reconnaît bien là les personnes de haute naissance. — En vérité, dit le mousquetaire aux ouvriers, la platitude des gens de plume me ferait renoncer à mes prérogatives de gentilhomme !… » Puis, ne pouvant s’empêcher de reprendre un ton de hauteur : « Au revoir ! dit-il en s’éloignant, nous vous couperons les oreilles quelque autre jour ! »

Le commissaire s’était retiré, mais après avoir pris les noms et les adresses des combattants. Malgré le désistement des mousquetaires, l’aventure pouvait avoir des suites fâcheuses pour de pauvres diables comme Nicolas et Loiseau ; de plus, l’instruction de l’affaire, si peu importante qu’elle fût devenue, attirait nécessairement les yeux sur la position particulière de Zéfire, cause innocente de la lutte. Cependant la pauvre fille était moins préoccupée de cela que du danger que pouvaient courir ses amis : on la ramena au magasin en proie à un accès de fièvre. Malheureusement les filles de modes étaient rentrées ; elles entendaient, ainsi que la maîtresse, ce qu’elle disait dans son délire : « J’irai trouver ma mère ! elle a des protecteurs puissants !… J’avais bien juré pourtant de ne plus mettre les pieds dans sa maison… mais il le faut… Ma mère est l’amie intime du lieutenant de police : c’est lui qui lui a fait avoir une patente… et puis elle est riche… et puis elle connaît de grandes dames… Elle est si complaisante, ma mère !… Tous ces gens-là l’ont perdue… mais elle a bon cœur au fond !… Sans cela, Nicolas et Loiseau seraient pendus comme huguenots, et c’est moi qui en serais cause… Pourquoi ? Parce que je suis la fille… de ma mère !… »

Loiseau et Zoé frémissaient de ces aveux entrecoupés et de l’étonnement des personnes de la boutique. Il fallut leur tout avouer ; elles ne furent que profondément affectées du malheur et de la situation de leur compagne. Nicolas n’était pas présent à cette scène, car il n’allait pas à la boutique de modes, craignant de compromettre Zéfire. De plus, il ne s’était pas douté de la gravité du mal qui l’avait atteinte, et pensait, en s’en retournant seul, qu’elle était seulement indisposée des suites de son évanouissement. Loiseau, le retrouvant le soir, n’osa lui rapporter la scène dont il avait été témoin. Le lendemain matin, Nicolas étant plus calme que la veille, il crut pouvoir lui dire une partie de la vérité. Ce dernier ne ménagea plus rien, et courut chez la marchande de modes. « Venez donc, lui dit cette femme, je sais bien qui vous êtes… Montez près d’elle : c’est vous qu’elle demande à grands cris. »

Zéfire était accablée et souffrante, mais calme ; elle affecta de paraître seulement fatiguée des émotions de la veille ; elle dit à Nicolas qu’il devait se rendre à son imprimerie et la laisser reposer, puis elle l’embrassa deux fois en lui disant : « À ce soir. » Tous les ouvriers s’étonnèrent de la pâleur de Nicolas. À huit heures, Loiseau lui dit : « Mangeons un morceau, puis j’irai prendre Zoé pour aller voir Zéfire. Tu ne te montreras pas tout d’abord, afin de ne pas l’agiter ; ta pâleur lui donnerait de l’inquiétude. » Il ne se montra pas en effet, mais il l’entendit parler de la chambre voisine. Loiseau lui dit : « Va te reposer, elle est mieux : c’est toi qui m’inquiètes… »

Nicolas, en s’éveillant, fut étonné de ne pas trouver son ami ; le fruitier lui dit qu’il avait passé la nuit dehors. Il courut à l’imprimerie. Loiseau travaillait à sa casse : « Et Zéfire ? — Zoé et moi, nous avons passé la nuit près d’elle. — Oh Dieu ! sans moi ! — Ta vue aurait redoublé sa fièvre. — Comment va-t-elle ? — Beaucoup mieux. » Loiseau rougissait en disant ces dernières paroles. Il essaya d’amuser l’inquiétude de Nicolas en lui parlant d’un travail pressé ; mais, après quelques hésitations, ce dernier prit son habit et courut au magasin. Loiseau le suivit et arriva sur ses pas. Zéfire étouffait, cependant elle prit la main de son amant, essaya de sourire, et dit : « Ce n’est rien. » Celui-ci ne voulut plus la quitter. Le soir, pendant que Zoé se reposait sur un canapé, Zéfire fit signe à Nicolas qu’elle voulait avoir la tête posée sur sa poitrine, qu’elle respirerait mieux… Il s’étendit en arrière sur sa chaise à moitié penché sur le lit, et soutenant au bord cette tête blonde, si fraîche encore l’avant-veille. Au bout de deux heures de cette position fatigante, un grand soupir réveilla Zoé. « Allez vous reposer à votre tour, » dit-elle à Nicolas. Et, relevant la tête de Zéfire, elle la posa sur l’oreiller. Zéfire avait rendu le dernier souffle. Nicolas trompé par ses amis sur la gravité du mal, ne l’apprit que le lendemain. « Et moi je vais mourir aussi ! » dit-il avec calme. Il était, — selon son expression même, — consolé par le désespoir.

Cependant il ne fit qu’une grave maladie, mêlée de délire et de léthargie ; les premiers mots qu’il prononça furent : « J’ai donc achevé de perdre Mme Parangon. » C’est que les traits de Zéfire lui avaient rappelé ceux de cette femme adorée, comme elle-même lui avait semblé avoir quelque ressemblance avec Jeannette Rousseau, son premier amour.

Cette théorie des ressemblances est une des idées favorites de Restif, qui a construit plusieurs de ses romans sur des suppositions analogues. Ceci est particulier à certains esprits, et indique un amour fondé plutôt sur la forme extérieure que sur l’âme ; c’est, pour ainsi dire, une idée païenne, et il n’est guère possible d’admettre, comme Restif le prétend, qu’il n’a jamais aimé que la même femme… en trois personnes. Les ressemblances tiennent presque toujours à une même origine de pays ou de race, ce qui a pu se rencontrer sans doute pour Jeannette Rousseau et pour Mme Parangon. Aussi Restif suppose que Zéfire était, par sa mère, issue des mêmes contrées. En général, il y a un côté de ses systèmes philosophiques qui se mêle toujours aux récits les plus véridiques de sa vie. — Il croyait à la division des races comme un Indien, et repoussait, de par ce système, les doctrines d’égalité absolue ; le croisement même de familles étrangères ne lui semblait pas changer ce résultat, car il établissait qu’en général une partie des enfants tenait plus du père, une autre davantage de la mère, quoiqu’il admît bien en Europe un certain détritus de natures bâtardes et mélangées. Ces problèmes bizarres ont amusé beaucoup d’hommes distingués au xviiie siècle ; mais nul ne porta plus loin que lui cet esprit de paradoxe, illuminé parfois d’un éclair de vérité.

Si touchante qu’ait été la mort de Zéfire et la pensée d’expiation qui s’y rapporte, on ne peut s’empêcher de déplorer l’influence fatale qu’eut cette aventure sur les ouvrages et les mœurs de l’écrivain. Comme le sentait si justement Loiseau, l’on ne touche pas impunément à la corruption. Le Pornographe, ouvrage à prétentions morales, mais où l’auteur se complaît à exposer des raisonnements d’une moralité souvent contestable, fut le résultat des méditations de Nicolas sur le sort d’une certaine classe de femmes qu’il voulait relever à leurs propres yeux comme aux yeux du monde…

IV.

SARA.

Nous arrivons à une époque féconde en enseignements profonds et en souvenirs douloureux. Nicolas n’est plus le beau danseur d’Auxerre, l’apprenti bien-aimé de Mme  Parangon, l’amoureux de ces onze mille vierges, tant soit peu martyres la plupart, qui se nommaient Jeannette Rousseau, Marguerite Pâris, Manon Prudhot, Flipote, Tonton Laclos, Colombe, Edmée Servigné, Delphine Baron ou Rose Lambelin ; ce n’est plus même l’amant déjà formé de Mlle Prudhomme et de la belle Mlle Guéant, ni le galant obscur que la blonde Septimanie, comtesse d’Egmont, avait pu choisir pour suppléer aux froideurs de son noble époux. — Nous sommes cette fois en 1780 ; Nicolas a quarante-cinq ans. Il n’est pas vieux encore, mais il n’est plus jeune déjà ; sa voix s’éraille, sa peau se ride, et des fils d’argent se mêlent aux mèches de cheveux noirs qui se laissent voir parfois sous sa perruque négligée. Le riche peut garder longtemps la fraîcheur de ses illusions, comme ces primeurs et ces fleurs rares qu’on obtient chèrement au milieu de l’hiver ; mais le pauvre est bien forcé de subir enfin la triste réalité que l’imagination avait dissimulée longtemps. Alors malheur à l’homme assez fou pour ouvrir son cœur aux promesses menteuses des jeunes femmes ! Jusqu’à trente ans, les chagrins d’amour glissent sur le cœur qu’ils pressent sans le pénétrer ; après quarante ans, chaque douleur du moment réveille les douleurs passées, l’homme arrivé au développement complet de son être souffre doublement de ses affections brisées et de sa dignité outragée.

À l’époque dont nous parlons, Nicolas demeurait rue de Bièvre, chez Mme Debée-Léeman. Cette dame était une juive d’Anvers de quarante ans, belle encore, veuve d’un mari problématique, et vivant avec un M. Florimond, galant émérite, adorateur ruiné et réduit au rôle de souffre-douleur. À l’époque où Nicolas vint se loger chez Mme Léeman, il remarqua à peine une jeune fille de quatorze ans, qui déjà reproduisait sous un type plus frais et plus pur les attraits passés de la mère. Pendant les quatre années suivantes, il ne songea même à cette enfant que quand il entendait sa mère la gronder ou la battre. Elle était cependant devenue à la fin une grande blonde de dix-huit ans, à la peau blanche et transparente ; elle avait dans la taille, dans les poses, dans la démarche, une nonchalance pleine de grâce, et dans le regard une mélancolie si touchante, que, rien qu’à la regarder, Nicolas se sentait souvent les larmes aux yeux. C’était un avertissement de son cœur, qu’il croyait mort, et qui n’était qu’endormi.

Depuis fort longtemps, Nicolas vivait seul, ne parlant à personne, travaillant le jour, et le soir errant à l’aventure le long des rues désertes. Ses amis étaient morts ou dispersés, et il était peu à peu tombé dans cet affaissement profond, dans cette indifférence complète qui suit ordinairement une jeunesse trop agitée. Enfin il était tranquille du moins dans son anéantissement, quand, un dimanche matin, une petite main blanche frappa doucement à la porte de sa chambre. Il ouvrit. C’était Sara.

— Je viens, dit-elle, monsieur Nicolas, vous prier de me prêter quelque livre dont vous ne vous serviez pas ; vous en avez beaucoup, et moi j’aime la lecture.

— Choisissez, mademoiselle, dit Nicolas ; ensuite vous êtes bien maîtresse de les lire tous les uns après les autres.

Sara paraissait si timide, elle avait si peur d’être importune, sa modestie, sa rougeur, son embarras, étaient si naturels, que Nicolas s’abandonna entièrement au charme. Elle resta peu, et, en sortant, elle présenta son front au baiser paternel de l’écrivain.

Toute la semaine, elle travaillait chez les demoiselles Amei, où sa mère l’avait placée pour apprendre à faire de la dentelle ; mais les dimanches elle ne quittait pas la maison. Aussi renouvela-t-elle ses visites, toujours pour emprunter des livres que Nicolas finit par lui donner. Rien n’était pur et touchant comme ces premières entrevues. Nicolas avait bien appris certains bruits qui couraient sur le compte de la jeune fille, mais il les regardait comme des calomnies. Peut-être cette jeune fille avait-elle été compromise par quelque cause provenant de l’avidité de sa mère ; puis elle avait l’air si candide, qu’il se serait fait un scrupule d’altérer par un mot, par un geste, même par un regard, la pureté de son innocence ; il lui témoignait du respect, de l’estime et un empressement dont il n’osait lui-même s’expliquer la nature. Sara le sentit, ou du moins sa mère le sentit pour elle, car, arrivées à ce point, les visites devinrent plus fréquentes, les conversations plus intimes ; elle lui apporta d’abord quelques chansons très bien choisies, de celles qu’on appelait brunettes, et lui chanta celle qui avait le plus de rapport avec la situation qu’elle voulait prendre vis-à-vis de lui.

Si les passions sont moins subites à quarante ans, le cœur est beaucoup plus tendre : l’homme a moins de fougue, de violence, d’emportement ; mais en revanche il aime avec abnégation et dévouement. L’avenir l’épouvante, et il se cramponne au passé pour tenter de ne pas mourir ; il veut recommencer la vie, et plus la femme aimée est jeune, plus aussi les émotions deviennent vives et délicieuses. Qu’on juge avec quel ravissement Nicolas écoutait les vers suivants chantés par la plus jolie bouche avec une expression des plus tendres :

Mon cœur soupire dès l’aurore.
Le jour, un rien me fait rougir ;
Le soir, mon cœur soupire encore ;
Je sens du mal et du plaisir !


Je rêve à toi quand je sommeille,
Ton nom m’agite, il me saisit ;
Je pense à toi quand je m’éveille,
Ton image partout me suit…

— Vous chantez avec sentiment, dit Nicolas. Auriez-vous le cœur aussi sensible que votre voix est touchante ?

— Ah ! monsieur, dit Sara, si vous me connaissiez mieux, vous ne me feriez pas cette question ; mais vous m’apprécierez un jour, et vous saurez si je suis constante dans mes sentiments.

— Voilà ce que votre jolie bouche pouvait me dire de plus agréable.

— Mon Dieu, c’est tout naturel. Quand on a aimé une fois, n’est-ce pas pour la vie ? et peut-on oublier jamais la personne qu’on a aimée ?

— Voilà une bien douce morale !

— C’est celle de la nature.

— Vous avez de l’esprit et de la philosophie, mademoiselle.

— J’ai vu un peu de monde, c’est vrai… Je vous conterai cela quelque jour.

Nicolas fronça le sourcil, mais il se rassura bien vite en entendant la jeune fille ajouter avec un entraînement naïf qu’elle avait été invitée avec sa mère à de très belles tables, notamment dans une maison de campagne à quelques lieues de Paris, chez un magistrat de cour où il venait du beau monde. Peut-être y eût-il plus réfléchi, si le babillage de l’enfant n’avait tout à coup changé d’objet.

— Vous savez, dit-elle, que j’ai été au couvent… Eh bien ! j’y ai reçu une éducation si soignée, qu’il m’est venu à l’esprit de faire une pièce de théâtre. Oh ! le théâtre, c’est ce qui m’a formée. J’y serais allée plus souvent encore, si ce n’est que maman n’aime pas les bons spectacles ; elle s’ennuie à la comédie et elle n’aime que Nicolet et les Grands-Danseurs du roi. Audinot même est trop sérieux pour elle, ou, si vous voulez, trop… »

Sara n’osa prononcer le mot qu’elle avait dans la pensée. Nicolas plus tard jugea qu’elle avait voulu dire « trop décent. »

— Eh bien ! reprit-il après un silence, puisque vous aimez le théâtre, il faut y essayer vos dispositions, vos grâces et votre esprit.

— Non, dit-elle, je les réserve pour quelque chose de plus important.

— D’important comme quoi ?

— Je les garde pour mériter votre estime.

Le coup avait porté ; Nicolas la regarda avec attendrissement et la serra dans ses bras.

Insensiblement les visites se multiplièrent. Mme Léeman y mettait un aveuglement et une complaisance inexplicables chez une mère. Quelques relations s’établirent entre les voisins. Le jour des Rois étant arrivé, Nicolas offrit le gâteau à la famille, — dans laquelle il fallait bien compter M. Florimond. Ce dernier, entièrement dans la dépendance de Mme Léeman, avait une conversation superficielle où régnait une politesse recherchée qu’il affectait de tenir de ses souvenirs d’homme du monde. Au dessert, la fève ne se trouva pas dans le gâteau, et Florimond fut soupçonné par la jeune fille de l’avoir fait disparaître pour se dispenser de payer son avénement à la royauté.

— Quelle apparence ? dit Mme Léeman ; on sait bien que c’est toujours mon argent qui aurait dansé.

M. Florimond repoussait ces insinuations avec la dignité de l’honneur outragé.

— Je crois plutôt, dit Nicolas, que c’est moi qui aurai avalé la fève par mégarde ; je me regarde donc comme obligé de vous offrir du vin chaud.

La satisfaction de Florimond et l’admiration des deux femmes pour le procédé de Nicolas le payèrent avec usure de son sacrifice.

Le lendemain, Nicolas reçut la visite de Mme Léeman. « J’ai à vous parler, dit-elle, au sujet de ma fille. » Et elle lui raconta qu’elle avait dû la marier à un M. Delarbre, jeune homme qui était venu fréquemment dans la maison, puis avait cessé tout à coup ses visites. Elle demanda à Nicolas si sa fille lui avait parlé de ces relations antérieures, innocentes du reste. « Oui, dit-il, mais comme d’un souvenir entièrement effacé. » La mère répondit que ce parti ne convenait nullement à sa fille ; puis, adoucissant sa voix, elle ajouta qu’une nouvelle proposition lui était faite. Un nommé M. de Vesgon, ancien ami de la famille, offrait d’assurer le sort de cette enfant moyennant une donation de vingt mille livres, et cela par un sentiment tout paternel, résultant de l’amitié que cet homme respectable avait autrefois pour le père de Sara… Toutefois cette dernière avait refusé la proposition, et Mme Léeman, sentant son autorité de mère impuissante à vaincre la prévention de la jeune fille, venait prier Nicolas d’agir à son tour par la persuasion que son esprit supérieur était sûr de produire.

Nicolas ne put retenir un mouvement de surprise. Mme Léeman fit valoir le mauvais état de sa santé. « Si ma pauvre enfant venait à me perdre, qu’arriverait-il ? ajouta la mère… J’ai de l’expérience, moi, mon bon monsieur Nicolas ; le temps passe, la beauté s’en va ; Sara se procurerait avec cette somme une petite rente viagère qui, avec le peu que je lui laisserai, pourrait plus tard la faire vivre honorablement… » Nicolas secoua la tête ; la mère le pressa encore en raison de l’amitié qu’il avait pour sa fille, et lui proposa même de le faire dîner avec M. de Vesgon, afin qu’il pût s’assurer de la pureté des intentions de ce vieillard.

Nicolas se sentit blessé au cœur et ne put dormir de la nuit. Le lendemain matin, Sara monta chez lui comme à l’ordinaire. Il aborda franchement la question des vingt mille francs, et demanda à la jeune fille si elle croyait pouvoir les accepter sans compromettre sa réputation. Sara baissa les yeux, rougit beaucoup, s’assit sur les genoux de Nicolas et se mit à pleurer. Nicolas la pressa de répondre. — Ah ! si j’osais parler ! s’écria-t-elle entre deux soupirs.

— Confie-moi tes peines, ma charmante enfant.

— Si vous saviez combien je suis malheureuse !

— Malheureuse ! Pourquoi et depuis quand ?

— Je l’ai toujours été… J’ai une mère…

— Je la connais.

Sara paraissait faire un violent effort pour parler.

— Ma mère, dit-elle enfin, a fait mourir ma sœur de chagrin. Moi, dans ce temps-là, je n’étais qu’une enfant folle, étourdie et riant toujours… J’ai bien changé depuis ! Aujourd’hui encore ma mère me fait trembler ; rien qu’à l’entendre marcher, je frissonne de peur !

Et elle lui fit l’histoire d’une époque où elle demeurait avec sa mère dans une petite rue du Marais, chez un menuisier. C’étaient souvent de nouvelles figures qui se succédaient dans l’amitié de la veuve, et la petite fille était reléguée presque toujours dans un grenier, souffrant du froid, de la faim même… Quand elle criait trop fort, sa mère arrivait furieuse, la pinçait, lui tordait les mains ou lui laissait le visage ensanglanté. Un soir, un homme osa monter jusqu’à ce réduit… et …

— Pauvre enfant ! s’écria Nicolas.

— Ah ! mon ami ! ah ! mon père ! reprit Sara en se jetant tout en larmes dans les bras de l’écrivain, j’ai juré depuis longtemps que jamais je ne consentirais à me marier… et que dans tous les cas, je n’épouserais jamais un jeune homme…

Nicolas la regarda avec attendrissement.

— Un jeune homme ! Et cependant ce jeune Delarbre qui venait ici il y a quelques mois… si souvent ?

— Celui-là, dit Sara en soupirant, oh ! celui-là, je puis bien l’avouer, je l’aimais… autant du moins que l’on peut aimer à l’âge où j’étais ; mais il ne viendra plus… je lui ai tout dit !

Nicolas pencha la tête dans sa main, réfléchit un instant, puis s’écria rempli de pitié : « Et il t’a quittée ! Il n’a pas compris que la pureté de ton âme… rachetait mille fois, pauvre victime, l’infâme lâcheté commise envers toi ! » En s’arrêtant sur cette idée, Nicolas pensa involontairement à Mme Parangon. Cette fatalité de sa vie revenait encore une fois, sous une forme nouvelle, retourner un fer vengeur dans son éternelle blessure. Il se leva, parcourut la chambre avec des gestes désespérés. Sara, qui ne comprenait pas toutes les causes d’une douleur si vive, courut à lui, le fit rasseoir, et, tâchant de sourire à travers ses larmes, lui dit en l’embrassant : — Eh ! pourquoi tant me plaindre ? pourquoi tant de désespoir ? Cela empêchera-t-il l’amitié la plus tendre de durer entre nous, mon protecteur, mon guide ! Pensez-y donc ; je ne suis pas coupable, hélas ! et vous n’aurez rien à me pardonner… Ensuite, si Delarbre ne m’avait pas quittée, est-ce que je serais ici, avec vous… dans vos bras… causant, pleurant… riant ?…

Elle s’était assise de nouveau sur ses genoux, et passait le bras autour de son cou, ce bras de juive déjà parfait, bien qu’elle n’eût que quinze ans, cette petite main effilée dont les doigts roses traversaient les boucles encore bien fournies de la chevelure de Nicolas.

Le calme rentrait peu à peu dans le cœur de l’écrivain ; l’agitation nerveuse se calmait ; Nicolas reposait ses yeux avec charme sur les traits si réguliers de la pauvre enfant ; il ne put retenir un aveu, longtemps arrêté sur ses lèvres : — Qu’avez-vous ? lui dit Sara en le voyant un instant rêveur.

— Je pense à toi, dit-il, charmante enfant ! Il faut te le dire enfin, depuis longtemps je t’aime… et je te fuyais toujours, effrayé de ta jeunesse et de ta beauté !

— Toujours, jusqu’au matin où je suis venue te voir moi-même !

— Que voulais-tu que je t’offrisse ? Un cœur flétri par la douleur… et par les regrets !

— Que regrettes-tu maintenant ? Ton cœur n’est-il point calmé ?

— Il bat plus que jamais ; tiens ! touche ma poitrine.

— Ah ! c’est qu’il y a là sans doute…

— Eh ! quoi donc ?

— De l’amour !… dit faiblement Sara.

Nicolas revint à lui-même ; sa philosophie d’écrivain lui rendit un instant de force.

— Non, dit-il gravement ; je n’ai pour toi, mon enfant, qu’une sincère et constante amitié.

— Et moi, si j’avais de l’amour ?

— Il cesserait trop tôt.

Sara baissa les yeux.

— Il y a un an, reprit Nicolas, j’avais encore une fois cédé au charme…

— Et pour qui ? dit Sara levant vivement la tête.

— Pour une image que je me créais en moi-même, pour une chimère, fugitive comme un rêve, et que je ne songeais même pas à réaliser, pour une de ces impossibilités que j’ai poursuivies toute ma vie, et que je ne sais quel destin a quelquefois rendues possibles !

— Mais quelle était cette image ? quel était ce rêve ?

— C’était toi.

— Moi, grand Dieu !

— Toi que je voyais courir çà et là dans cette maison, toi qui passais à mes côtés dans l’escalier, dans la rue,… et qui grandissais de plus en plus, qui devenais toujours plus belle, et que je surprenais parfois à causer le soir sur le pas de la porte avec le jeune Delarbre…

Sara rougit et dit : — Mais je vous jure…

— Eh ! qu’importe ? dit Nicolas avec résolution ; n’était-il pas jeune, n’était-il pas beau et digne alors de toi, sans doute ?… N’est-ce pas naturel, n’est-ce pas même un doux spectacle pour le cœur de l’homme que l’amour pur de deux êtres beaux et jeunes… Moi je t’aimais d’une autre manière ; je t’aimais comme on aime ces étranges visions que l’on voit passer dans les songes, si bien qu’on se réveille épris d’une belle passion, faible souvenir des impressions de la jeunesse… dont on rit un instant après !

— Oh ! mon Dieu ! on le voit bien, vous êtes un poète !

— Tu l’as dit. Nous ne vivons pas, nous ! nous analysons la vie !… Les autres créatures sont nos jouets éternels… et elles s’en vengent bien aussi ! Amitié, amour, qu’est cela ? Suis-je bien sûr moi-même d’avoir aimé ? Les images du jour sont pour moi comme les visions de la nuit ! Malheur à qui pénètre dans mon rêve éternel sans être une image impalpable !… Comme le peintre, froid à tout ce qui l’entoure, et qui trace avec calme le spectacle d’une bataille ou d’une tempête, nous ne voyons partout que des modèles à décrire, des passions à rendre, et tous ceux qui se mêlent à notre vie sont victimes de notre égoïsme, comme nous le sommes de notre imagination !

— Vous m’effrayez ! s’écria Sara.

— Non, je suis calme, dit Nicolas ; c’est de l’expérience, ma chère enfant ; j’ai appris à connaître et les autres et moi-même, et si j’ai l’amertume au cœur, je n’ai plus du moins l’ironie sur les lèvres… Sais-tu ce que nous faisons, nous autres, de nos amours ?… Nous en faisons des livres pour gagner notre vie. C’est ce qu’a fait Rousseau le Génevois… c’est ce que j’ai fait moi-même dans mon Paysan perverti. J’ai raconté l’histoire de mes amours avec une pauvre femme d’Auxerre qui est morte ; mais, plus discret que Rousseau, je n’ai pas tout dit… peut-être aussi parce qu’il aurait fallu raconter…

Il s’arrêta. — Oh ! faites-moi lire ce livre, s’écria Sara.

— Pas encore !… Mais tiens, tu vas voir maintenant combien mon amitié est dangereuse… Je t’ai mise déjà dans mes Contemporaines !

— Quel bonheur ! s’écria la jeune fille en frappant des mains ; mais comment est-ce possible ?

— Puisque tu veux bien me pardonner, charmante fille, voici le livre. Tu vois bien le nom d’Adeline, c’est celui que je t’ai donné.

— Oh ! quel joli nom ! Je n’en veux plus porter d’autre… Et qui aime-t-elle ?

— Chavigny.

— Chavigny ?… C’est donc le nom que vous avez choisi pour vous.

— Non, je l’ai choisi pour le jeune Delarbre, qui alors venait ici tous les jours. En le voyant si empressé, si amoureux, si tendre, un souvenir de mes jeunes années me revint à l’esprit… Je me figurai que j’étais à sa place, et que c’était moi qui t’aimais. Oh ! que j’eusse été plus tendre et plus enthousiaste encore… Il n’était lui-même que l’image affaiblie et vague de ma jeunesse, et cependant je ne pouvais le haïr… Je n’espérais rien. Alors j’exprimai en moi-même, j’exprimai tout seul à sa place les sentiments que tu m’aurais inspirés. Ce qui n’était pour lui que de l’amour était pour moi de l’adoration ; j’eusse été jaloux pour lui au besoin… j’aurais tué son rival !… Je t’aurais épousée, moi, à sa place…

Sara se cacha honteuse dans les bras de Nicolas, puis elle leva vers lui son visage souriant à travers les pleurs.

— Oh ! parle toujours, dit-elle, mais laisse-moi t’admirer dans ton enthousiasme, dans ta bonté, dans ton génie… Avant ce jour, j’aimais à t’écouter surtout… Maintenant je te regarde, et je te trouve jeune et beau ; oh ! que j’envie celles que tu as aimées !

— Une seule te valait, ma Sara ! mais elle n’avait pour moi que de l’amitié… Elle n’est plus… Reparlons de cet amour bizarre où je me substituais en pensée à celui qui me paraissait plus digne de toi que moi-même ; tu ne sais pas jusqu’où allait ma folie… Il y a un endroit où j’aime à me promener le soir ; on y voit les plus beaux couchers du soleil du monde : c’est l’île Saint-Louis… Eh bien ! en m’appuyant, à travers mes contemplations, sur les pierres grises du quai, j’y gravai furtivement les initiales du nom que je t’avais choisi : AD. AD. Cela signifiait pour moi : Adeline adorée

— Oh ! nous irons ensemble au premier beau jour, et tu me feras voir ces lettres, dit Sara, et tu me diras tout ce que tu pensais en les gravant !

— Oui, mon amie, puisque tu le veux… Mais, hélas ! je suis plus vieux d’un an encore, et j’ai tant souffert !

Sara se jeta à son cou riant et pleurant tour à tour, versant un baume divin sur les blessures du malheureux.

— Tes chagrins aussi seront les miens ! dit-elle. Nous parlerons ensemble de cette femme d’Auxerre que tu aimais tant…

— Oh ! dit Nicolas, tant de joie… tant de peines… tout cela me brise le cœur ! Que Dieu te bénisse, ma fille, mon enfant ! Oui, je t’aime… j’ai encore la folie de t’aimer ; pardonne-moi…

En ce moment, on entendit dans l’escalier la voix de la veuve Léeman appelant sa fille pour le déjeûner.

— Je suis forcée de descendre, dit Sara ; j’ai seulement un mot à vous dire avant de vous quitter.

— Tu me dis vous maintenant ?

— Non, c’est une distraction… Je voulais te parler d’une de mes amies que tu as pu voir avec moi, car elle travaille chez la même marchande de modes… Mlle Charpentier.

— Je l’ai vue ; elle est charmante.

— Et elle est si bonne !… mais, en vérité, je n’ose te dire…

— Quoi donc ? Parle vite, ma charmante enfant !

— Je crains si fort d’être indiscrète… Mon amie a perdu sa mère, qui, après une longue maladie, ne lui a laissé que des dettes… Que je voudrais être riche pour la pouvoir obliger !… Il ne faudrait, quant à présent, qu’un louis pour la tirer du plus grand embarras !… Elle le rendrait dans six semaines.

— Un louis ! rien qu’un louis ? s’écria Nicolas, et il alla chercher un gros étui d’où il en tira deux, qu’il mit dans la main blanche de Sara en y ajoutant un baiser.

— Oh ! qu’elle sera heureuse ! dit Sara, et elle se précipita joyeuse dans l’escalier.

De ce jour, Nicolas renonça à tous ses projets de solitude. La répugnance qu’il avait conçue pour la veuve Léeman, d’après les aveux de sa fille, céda bientôt devant le désir de la voir plus souvent ; il cultiva l’amitié de M. Florimond en flattant ses goûts aristocratiques, et celle de la veuve en s’invitant lui-même chez elle à des soupers qu’il faisait venir de chez le traiteur ; il avait soin même d’y ajouter toujours quelque grosse volaille qui reparaissait pendant les jours suivants sur la table de l’avare Mme Léeman.

Nous avons dit que c’était seulement les dimanches que Sara pouvait venir rendre visite à Nicolas. Le reste de la semaine, elle demeurait dans la maison où elle faisait son apprentissage. Le lendemain lundi, on entendit un grand bruit dans l’escalier. « Vous êtes une effrontée, criait Mme Léeman à sa fille. — Si je ne le suis pas, ce n’est pas votre faute, répondait cette dernière. — Attends, insolente, attends !… » Et Nicolas descendit aux cris de Sara. « Une fille, monsieur, qui me répond des impertinences ! s’écria la mère. — Ma chère Sara, calmez-vous ! » dit Nicolas ; mais la jeune fille le reçut assez mal, et cependant s’adoucit un peu en s’habillant pour aller chez ses maîtresses. Mme Léeman dit à Nicolas, quand elle fut partie : — N’est-il pas malheureux de n’avoir qu’une enfant et de la voir aller chez les autres ? — Pourquoi ne pas la garder chez vous ? — Ah ! monsieur, je suis si pauvre… et puis je ne voudrais rien devoir à mes amis.

Nicolas était alors dans une assez bonne position ; ses premiers romans, surtout le Paysan perverti et les Contemporaines, lui rapportaient beaucoup plus que son travail d’imprimeur : — Prenez votre fille chez vous, dit-il à Mme Léeman, et nous ferons ce que nous pourrons pour son entretien. — Dans le fait, dit la mère, il y a au second un logement qui va être libre ; nous le meublerons à frais communs. Vous serez son père, et nous ne ferons qu’une seule famille.

À la fin de cette semaine, Sara cessa donc d’aller travailler chez les demoiselles Amei. Bientôt la liaison devint complète, indissoluble. C’étaient des causeries sans fin, des dîners délicieux, souvent à la campagne ou aux barrières, en compagnie de la mère et de Florimond… Toujours pendant ces repas le petit pied de Sara restait posé sur celui de Nicolas ; on allait aussi au spectacle avec les billets qu’obtenait l’écrivain par ses relations littéraires, et là toujours la jeune fille, indifférente à l’admiration qu’excitait sa ravissante beauté, laissait l’une de ses mains dans celle de son ami.

Cependant Mme Léeman n’admettait pas qu’on se divertît sans elle, et, lorsque dans la journée il se présentait quelque occasion de sortir pour la jeune fille et pour Nicolas, elle les faisait toujours accompagner par Florimond. Ce dernier, usé par les excès de toutes sortes, était d’une compagnie assez morne, mais n’avait rien d’hostile à l’attachement des deux amants. Il les suivait comme un chien de berger, sans interrompre leurs tendres entretiens. Un jour, Nicolas s’était chargé d’acheter pour la mère des graines et des oignons de fleurs. Elle était, nous l’avons dit, du Brabant et curieuse de tulipes. Sara et lui partirent pour le quai aux Fleurs et furent si longtemps à fixer leur choix, que Florimond, fort ennuyé, se décida à entrer dans un cabaret d’où il les suivait des yeux. Quand il revint, il se tenait à peine sur ses jambes. Sara lui dit de se charger du sac de graines, et, pendant qu’il cherchait à l’affermir sur ses épaules, elle écrivit au crayon un billet pour sa mère, dans lequel elle lui disait que Florimond était tellement gris, que, voulant aller à la promenade, Nicolas et elle s’étaient fait conscience de l’y entraîner. Florimond partit avec ce billet, qu’il ne lut pas.

« Si nous allions au spectacle ! » dit gaiement Sara. Nicolas jeta les yeux sur elle. Elle était fort joliment coiffée d’un chapeau à l’anglaise et d’un casaquin de taffetas à reflets changeants. L’heure du spectacle étant encore éloignée, ils prirent par le plus long. Nicolas conduisit la jeune fille le long des quais jusqu’à l’île Saint-Louis, qu’il affectionnait particulièrement, comme on sait, dans ses promenades solitaires. La vue en était charmante alors, parce qu’on y découvrait d’un côté la campagne, et de l’autre le magnifique aspect des deux bras de la Seine, de la vieille cathédrale et l’Hôtel-de-Ville ; le Mail et la Râpée, s’étendant à droite et à gauche, bordés au loin de guinguettes aux berceaux verdoyants, présentaient aussi un spectacle fort animé. Nicolas avait encore une pensée : c’était de faire voir à Sara les pierres du quai sur lesquelles il avait gravé le chiffre mystique : AD. AD. (Adeline adorée), à l’époque où il venait dans ces lieux mêmes exhaler les plaintes d’un amour sans espoir. Tout était changé. Les deux amants gravèrent tour à tour sous ces chiffres à demi effacés les initiales réelles de leurs noms, et ne quittèrent l’île qu’après avoir vu le soleil descendu derrière les tours énormes du petit Châtelet. Ils remontèrent par la place Maubert, la rue Saint-Séverin, la rue Saint-André-des-Arts et celle de la Comédie[5], pour arriver à ce même théâtre encore plein pour Nicolas des souvenirs de la belle Guéant. Chemin faisant, il racontait avec larmes cette histoire de sa jeunesse, et Sara s’unissait de tout son cœur au chagrin de son ami. — Morte ! elle est morte ! s’écriait Nicolas. Morte comme cette autre si belle et plus aimante (Mme Parangon), et tout ce que j’aimais est ainsi dans le tombeau !…

— Et moi, est-ce que je ne t’aimerais pas comme elles ? disait Sara attendrie.

— Quelque temps peut-être ; mais après ?

— Mon ami, ne parle plus ainsi… Songe que je suis impressionnable à l’excès ; ne mets jamais à l’épreuve cette sensibilité qui n’a fait encore que mon supplice.

— Oh ! pardonne, ma fille ! c’est que j’ai beaucoup vécu, beaucoup souffert, et toi…

— Moi, je n’ai que souffert, et je serais plus affectée de ce qui viendrait de ta part que de tout ce qui m’est arrivé.

Ils s’étaient placés dans la salle. On jouait justement la Pupille de Fagan, où Mlle Guéant avait été si ravissante de sentiment et de grâce. Nicolas, comme tous les esprits pleins d’orgueil, croyait toujours à quelque fatalité qui, relativement à lui seul, prenait la place du hasard. Il ne pouvait s’empêcher cette fois de trouver la pièce détestable, l’actrice déplaisante, et ne remarquait pas que, dans la loge voisine de la sienne, il venait d’entrer une très jolie femme qui avait les plus beaux cheveux cendrés (on commençait alors à ne plus porter la poudre), un bel œil sous un sourcil noir, et des manières pleines de distinction. Sara la lui fit remarquer. « Elle est bien, dit-il, mais comme vous êtes plus belle ! » Cette femme, se voyant l’objet de l’admiration de Sara, saisit une occasion pour lui dire quelque chose d’obligeant. Celle-ci répondit avec froideur. Nicolas s’en étonnant, elle lui dit à l’oreille : « Je suis très jalouse. Si j’avais lié conversation avec elle, tu aurais pu lui parler, et tu as trop de mérite pour ne pas lui plaire… » Nicolas répondit plein de joie : « Mais qui pourrait me plaire à moi, si ce n’est Sara ? »

Après cette soirée délicieuse, la difficulté étant d’affronter la colère de Mme Léeman, Nicolas eut l’idée la plus triomphante en pareil cas : ce fut d’acheter une paire de pendeloques assez belles chez un bijoutier de la rue de Bussy. La précaution n’était pas inutile, car en entrant Nicolas et Sara trouvèrent devant la porte l’infortuné Florimond, que la veuve avait mis dehors en le voyant revenir seul. Dégrisé par la scène d’imprécations qu’il avait subie, il se livrait au désespoir. Nicolas affronta bravement l’orage, qu’il parvint à calmer en faisant briller entre ses doigts sa récente acquisition. Tout rentra dans l’ordre habituel.

La mère était toutefois décidée à ne point admettre qu’on prît du plaisir en son absence. « Puisque Sara a besoin de distraction, dit-elle un jour, je la conduirai à la promenade sur les Grands Boulevards. » Elles partirent donc pour s’y rendre par une belle soirée de printemps. Nicolas, retenu jusqu’à sept heures à son imprimerie, devait les aller rejoindre. Il les retrouva assises sur des chaises dans une contre-allée, faisant partie de deux ou trois rangées de femmes élégantes et très remarquées. Un homme mis avec soin, fort brun, et qui paraissait un créole, s’était assis près d’elles, et avait déjà noué une conversation assez soutenue avec la mère. Sara semblait sérieuse ; — elle sourit en apercevant Nicolas, et lui fit place près d’elle. Le cavalier ne tarda pas à saluer ses nouvelles connaissances, et reprit sa promenade.

Deux ou trois jours après, une affaire importante empêcha Nicolas d’aller retrouver les dames à l’heure habituelle. Mme Léeman lui dit en raillant que le cavalier brun leur avait tenu compagnie. La même circonstance se reproduisit l’un des jours suivants. Sara prit Nicolas à part en rentrant et lui dit : « Vous m’abandonnez à des vues que vous n’ignorez pas… Ah ! mon ami ! » Quelques jours plus tard, Mme Léeman parla d’une occasion qui se présentait pour marier sa fille à un homme de condition. Ce fut un coup de poignard pour l’écrivain, qui, comme on sait, était marié, bien que séparé depuis longtemps de l’indigne Agnès Lebègue. Il répondit en soupirant que le bonheur de Sara était pour lui au-dessus de tout, mais qu’il espérait que le prétendu serait digne d’elle. Le lendemain, comme il était indisposé, il vit se glisser sous sa porte une lettre ainsi conçue :

« On veut absolument que ta fille sorte aujourd’hui sans toi, cher bon ami !… Il faut souffrir ce qu’on ne saurait empêcher. Tâche de guérir ton rhume et de te bien porter… Si tu pouvais me trouver une place près d’une dame ou seulement de l’ouvrage, j’aurais de la fermeté pour résister, et je vivrais satisfaite comme on peut l’être dans ma position. Aime toujours ton amie.

» Sara. »

Dès ce jour, Nicolas alla rendre visite à une dame de condition qui habitait l’île Saint-Louis, et dont il a parlé souvent dans ses Nuits de Paris. Cette dernière consentit à recevoir Sara comme demoiselle de compagnie. En rentrant, il rencontra la mère et la fille en voiture. Mme Léeman lui cria qu’elles allaient au Palais-Royal, qu’il n’avait qu’à les venir rejoindre comme à l’ordinaire. Rassuré sur les sentiments de Sara par sa lettre, il eut l’imprudence de ne pas se presser. Quand il arriva, elles étaient parties.

Nicolas retourne à la maison ; point de lumière… Le cadenas de la porte n’est point ôté. Il monte chez lui, se consume d’impatience, se promène à grands pas, et sort de temps en temps pour aller au-devant des deux femmes. Personne ne vient : minuit sonne ; au dernier coup, ses yeux fondent en larmes… Il se rappelle ce que lui a dit Sara, ce qu’a insinué sa mère. À une heure du matin, n’y pouvant plus tenir, il se met à parcourir les rues. Le hasard le ramène sur les quais déserts de l’île Saint-Louis. Il cherche à la clarté de la lune les pierres où il a inscrit les chiffres amoureux complétés par la main de Sara, et, en les retrouvant, il pousse des gémissements et des cris de désespoir. Un homme ouvre sa croisée et lui demande ce qu’il a : « C’est un père, répond-il, qui a perdu sa fille ! » Il rentre dans sa chambre, avec l’espoir qu’elles ont pu être invitées à un bal. Rien encore. À cinq heures du matin, Nicolas s’assoupit de fatigue ; il voit dans un rêve apparaître Sara, ses belles tresses blondes éparses sur sa poitrine et criant : « Mon ami ! sauve-moi, sauve-moi ! » Il se réveille… le jour est avancé déjà ; personne n’est rentré[6].

Le surlendemain seulement, Nicolas entendit une voiture s’arrêter à la porte. Jusqu’à ce moment, toutes les voitures qui passaient lui avaient fait bondir le cœur… Il se précipite dans l’escalier. Mme Léeman rentrait sans sa fille, accompagnée d’un inconnu, ou plutôt d’une connaissance bien nouvelle, le galant créole des boulevards.

— Où est votre fille ? s’écria brutalement Nicolas.

— Elle est restée à la campagne, chez M. de La Montette, que vous voyez, et qui a bien voulu me ramener ici.

— Et pourquoi laissez-vous votre fille seule chez un homme ?

— Et pourquoi me le demander ?… D’ailleurs Sara n’est point seule, elle est là-bas avec la famille de monsieur… et monsieur est avec moi, comme vous voyez !

M. de La Montette s’inclina en observant finement l’étrange expression du visage de Nicolas. Il était clair du reste que la veuve Léeman tenait à ménager ce dernier : « Est-ce que ma fille ne vous avait pas prévenu de notre partie de campagne ? dit-elle d’un ton radouci.

— Je n’en savais pas un mot !

— Ah ! la pécore !… s’écria Mme Léeman. Elle employa même un terme plus vif en priant aussitôt M. de La Montette d’excuser la sévérité d’une mère comme appréciation de son enfant. « Monsieur était devenu pour ma fille un second père, ajouta-t-elle en montrant Nicolas, et je comprends son inquiétude… Mais Sara avait mis un mot sous votre porte, lui dit-elle encore.

— C’est vrai, c’est vrai, madame, répondit-il en se retirant, je l’avais oublié. »

Nicolas était confondu. S’il s’agissait d’un mariage avec un homme de considération, sa générosité l’empêchait de s’y opposer, son cœur même en eût été moins froissé sans doute ; mais la lettre de Sara, qui d’ailleurs ne disait pas un mot de la partie de campagne, indiquait un danger d’une autre nature. Pendant qu’il réfléchissait ballotté dans cette incertitude, la voiture était repartie, car Mme Léeman n’était revenue chez elle que pour prendre quelques effets. Courir après une voiture pour savoir où elle s’arrêterait, Nicolas l’avait tenté jadis avec succès ; mais quelle apparence qu’à plus de quarante ans on pût renouveler ce tour de force ! Il fallut attendre toute la nuit et tout un jour encore.

Le surlendemain, Sara frappait à la porte de son ami d’une manière bien connue ; il renverse tout pour ouvrir. Sara lui dit d’un air glacé :

— Eh bien ! qu’est-ce donc ? me voilà !

— Qu’est-ce donc ?… Mais vous ai-je rien dit, ma pauvre enfant ?

— Non, dit Sara embarrassée, mais votre air effaré…

— Mon air n’était pas un reproche… Vous avez prévu seulement qu’après une absence de trois jours…

— Vous dînerez avec nous, n’est-ce pas ? reprit Sara, qui s’était tenue près de la porte, et que sa mère rappelait dans cet instant.

Nicolas vit bien que tout était fini. « Maintenant, se dit-il, soyons véritablement père, et sachons si cet homme est capable de la rendre heureuse. » Il descendit pour le dîner et y trouva M. de La Montette. C’était un homme de près de quarante ans, que les passions ne semblaient jamais avoir trop inquiété… Nicolas se sentit très inférieur à son rival, et crut encore qu’il ne s’agissait que d’un mariage de raison ; la réserve de la jeune fille s’expliquait par là ; seulement il eut le chagrin de ne plus sentir le petit pied de Sara s’appuyer sur le sien.

Le dîner se serait terminé fort convenablement, si, vers la fin, la mère, dans un moment d’expansion, ne se fût écriée, en regardant M. de La Montette : « Et dire que nous ne connaissions pas monsieur il y a quinze jours ! Si M. Nicolas était venu nous rejoindre avant sept heures, nous avions le projet d’aller au spectacle, et nous n’aurions pas eu le plaisir de rencontrer un cavalier si aimable,… qui est devenu pour nous un véritable ami ! » Ô supplice ! pendant que Nicolas se disait : « Et il faut m’avouer encore que c’est ma faute ! » Sara se penchait languissamment sur le bras du créole et ne semblait point choquée de l’exclamation triviale de sa mère. Il appela toute sa philosophie à son aide et ne marqua nul étonnement. Après le dîner, on alla se promener au Jardin des Plantes. La politesse commandait que l’invité prît le bras de Sara, ce qui obligeait Nicolas d’offrir le sien à la mère ; mais il songea aussitôt que c’était la corvée habituelle de Florimond, lequel était parti pour un voyage relatif aux affaires de la veuve. Nicolas, déjà connu comme écrivain, craignit les regards, et se contenta de marcher près de Mme Léeman. Cette dernière, contrariée, dit à sa fille : « Une jeune personne n’a pas besoin de s’appuyer sur un bras, je m’en passe bien ! » M. de La Montette dut faire comme Nicolas ; mais son entretien avec Sara paraissait fort animé et même fort tendre. À la fin de la soirée, M. de La Montette invita les deux dames à dîner pour le lendemain et comprit Nicolas dans cette invitation. C’était d’un homme bien élevé. Pourtant l’écrivain ressentit au cœur une douleur mortelle ; son rival avait l’avantage de ce moment, car, au dire de Sara elle-même, « M. Nicolas avait été bien maussade toute cette soirée-là. »

Le lendemain, M. de La Montette fit les honneurs de sa villa avec beaucoup de convenance ; sa conversation marquait de l’esprit, du moins il savait compenser par l’usage du monde ce que Nicolas avait de plus élevé par l’imagination. La journée fut terrible pour ce dernier ; partout éclatait la supériorité de l’homme de goût et du propriétaire. Plusieurs autres invités se trouvaient réunis dans la maison, principalement des gens de loi et de finance. Sara était mal à l’aise, parce que sa mère se livrait parfois à des observations qui trahissaient une éducation négligée ; elle sentit le besoin de soutenir presque continuellement la conversation, et le fit avec un certain esprit de liberté et de saillie qui prouvait moins de naïveté qu’elle n’en avait laissé supposer jusque-là. Lorsqu’on se leva, Nicolas s’alla mettre à une fenêtre et pleura à chaudes larmes en disant : « Tout est fini ! » Sara, passant près de lui, le frappa en riant et lui dit : « Que faites-vous là ? vous ne descendez pas au jardin ? » Il ne se retourna pas, n’osant montrer son visage décomposé. Sara s’écria brusquement : « Eh bien ! restez… vous êtes bien ennuyeux ! »

L’orgueil révolté tarit les pleurs dans les yeux du malheureux. « Il te sied bien, se dit-il, d’aimer encore ! Souviens-toi de celles qui ont été par toi malheureuses et perdues ! » Il se remit et descendit au jardin. Sara cueillait des roses avec une joie enfantine et en formait des bouquets qu’elle distribuait aux dames de la société. M. de La Montette, voyant venir Nicolas, l’emmena dans une allée et lui parla avec une telle affabilité, qu’il semblait n’avoir conçu aucune idée d’une rivalité possible entre eux deux. Ils parlèrent longtemps de la jeune fille ; Nicolas ne put s’empêcher de la louer avec enthousiasme. Toute l’imagination de l’écrivain se déploya dans ce panégyrique ; le cœur y joignait aussi tout le feu dont il brûlait encore. M. de La Montette étonné dit à Nicolas : « Mais vous l’aimez donc ? — Je l’adore ! » répondit celui-ci.

— Pourtant sa mère m’avait dit que vous n’aviez pour cette enfant qu’une amitié toute paternelle… J’aurais pensé plutôt, d’après les âges, qu’un sentiment assez tendre pour Mme Léeman, qui est belle encore…

— Moi !… s’écria Nicolas vivement offensé, et, regardant en face M. de La Montette, il se dit : « Mais cet homme a presque mon âge… Quoi ! pour cinq ou six ans de différence, il me croit incapable d’être son rival près d’une jeune fille ! » Toutefois, il se contint, mais l’aigreur de la jalousie et de l’amour-propre blessé changea entièrement le ton de sa conversation. Tout son ressentiment éclata dans ce qu’il dit de la mère. Il raconta les amours du jeune Delarbre, la proposition de vingt mille francs faite par M. de Vesgon, et qui avait failli être acceptée… Il fit plus ; il trahit sa propre position, les sacrifices qu’il avait faits, l’amour de Sara tant de fois juré, les rendez-vous, les parties de spectacle, les lettres écrites… Maintenant, s’écria-t-il enfin, je vois que j’ai été joué, trompé… comme vous allez l’être !

— Trompé ! dit M. de La Montette, pourquoi donc ? J’ai de l’expérience, et j’avais compris tout cela.

— Quoi ! vous souffririez qu’une mère vous vendît sa fille ?

— Mais non, mon cher, je n’achète pas l’amour.

— Vous voyez donc qu’il vous faut renoncer à elle ?

— Pourquoi donc ?… si je lui plais mieux que tout autre !

Au moment où Nicolas, étourdi de cette réponse, allait rassembler toutes ses forces pour une provocation, le visage frais et souriant de la jeune fille apparaissait entre les arbres. Insouciante et folâtre, ignorante surtout de ce qui venait de se dire, elle apportait un paquet de roses dont elle fit deux parts qu’elle leur offrit. Il faisait déjà sombre dans cette allée, et elle ne put apercevoir la figure attristée de Nicolas. Ce dernier avait senti tomber toute sa colère. Sara leur dit à tous les deux des choses obligeantes, puis disparut comme pour les laisser aux charmes d’un sérieux entretien de politique ou de philosophie.

— Écoutez, dit La Montette, je ne suis plus à l’âge de l’enthousiasme, et le vôtre m’étonne. Il paraît que cela se conserve plus longtemps chez les écrivains… Puisque vous aimez cette jeune fille à ce point, je renoncerai à mes vœux… Cependant, si elle ne vous aimait pas, vous m’en avez dit tant de bien, que je chercherais d’autant plus à lui plaire…

Un moment auparavant, Nicolas eût provoqué en duel La Montette, et maintenant il se sentait ridicule ; le sang-froid de son rival l’avait vaincu. Avec cette terreur profonde de la vérité qui est le propre des amants trahis, il n’osa pousser plus loin les choses ; seulement il prétexta des affaires qui l’obligeaient de retourner le soir même à Paris. On parut vivement regretter son départ, et tout le monde sortit pour le reconduire sur la route. Sara marchait près de La Montette avec la même gaîté qu’auparavant ; ce dernier lui dit : « Mais prenez donc le bras de M. Nicolas. » Cette générosité était le coup le plus sensible pour un rival malheureux. Nicolas tenta de cacher son chagrin, mais il ne put s’empêcher de dire à Sara qu’il avait instruit M. de La Montette des intentions de Mme Léeman et autres particularités peu édifiantes. Alors la jeune fille entra dans une grande colère : « En vérité, monsieur, dit-elle, je suis fâchée de vous avoir connu et d’avoir été affectueuse et bonne avec vous. De quel droit vous mêlez-vous de ce qui me concerne ? de quel droit révélez-vous des secrets et déshonorez-vous ma mère ?… Au reste, ajouta-t-elle en élevant la voix, je ne sais pourquoi nous allons ainsi ensemble. C’est sans doute pour faire croire que nos relations n’ont pas toujours été innocentes. Osez le dire, monsieur ! »

Nicolas ne voulut même pas répondre. Le rouge sur le front, la mort dans le cœur, il n’eut pas la force d’être généreux en venant en aide au mensonge de la jeune fille. Il salua gauchement la société, et ce ne fut qu’en poursuivant sa route qu’il exhala tour à tour ses plaintes et ses imprécations. Une seule pensée venait tempérer sa douleur, c’était de reconnaître que la Providence l’avait justement frappé.

V.

LES MARIAGES DE NICOLAS.

Les mariages de Nicolas sont les côtés tristes de sa vie ; c’est le revers obscur de cette médaille éclatante où rayonnaient tant de beautés au profil gracieux. L’hymen devait faire expier durement à Nicolas les faveurs si multipliées de l’amour, et, d’après son système d’une Providence qui faisait succéder toujours l’expiation à la faute commise, il n’avait nulle raison de se plaindre des douleurs morales qui l’accablèrent jusqu’aux derniers jours de sa vie. Il trouva du reste quelque adoucissement à ses maux dans cette pensée que l’enfer existait déjà pour lui sur la terre, et que la mort le renverrait pur et suffisamment éprouvé dans le sein de l’âme universelle. Cette doctrine, longuement développée dans sa Morale, a l’inconvénient de n’empêcher personne de se livrer au mal, en bravant dans une heure d’enivrement les conséquences fatales qui ne doivent se manifester que plus tard. N’est-ce pas là une singulière application de cet épicuréisme superstitieux que Cyrano, l’un des élèves de Gassendi, prêtait à Séjan, menacé du tonnerre :

Il ne tombe jamais en hiver sur la terre :
J’ai pour six mois encore à me rire des cieux,
Ensuite je ferai ma paix avec les dieux !

Le premier mariage de Nicolas eut lieu à l’époque de son premier séjour à Paris, dans des circonstances singulières. Il se promenait au Jardin des Plantes, relevant depuis peu d’une maladie que lui avait causée le triste dénoûment de son aventure avec Zéfire. Deux dames anglaises vinrent s’asseoir sur un banc où il se reposait. L’une d’elles s’appelait Macbell, — c’était la tante de l’autre, nommée Henriette Kircher, — une ravissante figure encadrée d’admirables grappes de cheveux dorés s’échappant de dessous un large chapeau à la Paméla. La conversation s’engage. La tante parle d’un procès qui intéresse toute la fortune de la jeune personne, et qu’elles vont perdre, attendu leur qualité d’étrangères. Un seul moyen se présente pour éviter ce malheur : il faudrait qu’Henriette Kircher épousât un Français, et cela dans les vingt-quatre heures, car le procès se juge le surlendemain ; mais comment trouver en si peu de temps un parti convenable ? Nicolas, l’homme des impressions et des résolutions subites, se déclare amoureux fou de la jeune miss ; celle-ci le trouve à son gré, et le lendemain même, devant quatre témoins, domestiques de l’ambassade anglaise, le mariage se célèbre tour à tour à la paroisse de Nicolas et à la chapelle anglicane. Le procès fut gagné. De ce moment, Nicolas vécut avec sa nouvelle famille, épris de plus en plus des charmes de l’Anglaise, qui paraissait l’adorer. Un lord nommé Taaf était l’unique visiteur reçu dans la maison. Il avait de longs entretiens avec la tante, et paraissait contrarié des marques d’affection que se donnaient les époux.

Un matin, Nicolas se réveille ; il s’étonne de ne plus trouver sa femme auprès de lui, il l’appelle, il se lève ; l’appartement est en désordre, les armoires sont ouvertes, tout est vide, ses habits même ont disparu. Voici la lettre qu’il trouve sur une table :

« Cher époux, on m’enlève à ta tendresse. On me livre à ce lord que tu as vu… mais sois sûr que, si je puis m’échapper, je reviendrai dans tes bras.

» Ta tendre épouse, Henriette. »

Il serait difficile de peindre la honte et le désespoir de Nicolas. On lui avait enlevé une forte somme qu’il avait en dépôt. Sa seule consolation fut de voir déclarer plus tard la nullité de son mariage, attendu que, comme catholique, il n’avait pu épouser légalement une protestante. Sa vengeance fut d’écrire, avec les éléments de cette aventure, une comédie intitulée la Prévention nationale.

Nous avons vu qu’il ne fut pas moins dupe dans son mariage avec Agnès Lebègue. Malheureusement, il le fut plus longtemps. Bien qu’il n’eût pas conservé d’illusions sur le caractère et la conduite de sa femme, il vécut quelque temps avec elle en assez bon accord, lui passant philosophiquement quelques faiblesses, — dont il se vengeait en courtisant les amies d’Agnès Lebègue ou les épouses de ses galants. Le cynisme de ces aveux indique une dépravation morale toute systématique. Un épisode extraordinaire des premières années de son mariage pourrait bien avoir inspiré à Goethe l’idée de son roman des Affinités électives, dans lequel on trouve établi une sorte de chassez-croisez d’affections entre deux ménages mal assortis, qui, s’isolant du monde, conviennent de réparer l’erreur de leur situation légale. Il est curieux, dans tous les cas, de voir le poète du panthéisme se rencontrer, dans cet immense paradoxe, avec un écrivain auquel il n’a manqué que le génie pour élucider des inspirations où se trouvent tous les éléments de la doctrine hégélienne.

Pour clore tout ce qui se rapporte à la vie amoureuse de Nicolas, il est bon de parler de son dernier mariage, accompli à soixante ans. — C’est par là que se termine cette longue série de pièces en trois et en cinq actes qu’il a intitulée : Le Drame de la Vie. — Nicolas, fatigué des scènes révolutionnaires qui se sont déroulées à Paris sous ses yeux, — par un beau jour de l’automne de 1794, retourne à Courgis, — ce village où il a passé ses premières années, où il a appris le latin chez son frère le curé, où il a servi la messe, où il a aimé Jeannette Rousseau. L’église est vide et dévastée ; mais ce n’est pas là ce qui le frappe : peu sympathique aux idées républicaines, il leur a pourtant emprunté la haine du principe chrétien, — ou plutôt il l’a toujours eue. Il se promène en rêvant amèrement aux jours perdus de son printemps. Il pense à Jeannette Rousseau, la seule des femmes qu’il a aimées à laquelle il n’a jamais osé dire un mot. « C’était là le bonheur peut-être ! Épouser Jeannette, passer sa vie à Courgis, en brave laboureur, — n’avoir point eu d’aventures, et n’avoir pas fait de romans, telle pouvait être ma vie, telle avait été celle de mon père… Mais qu’a pu devenir Jeannette Rousseau ? qui a-t-elle épousé ? est-elle vivante encore ? »

Il s’informe dans le village… Elle existe ; elle est toujours restée fille. Sa vie s’est écoulée d’abord dans le travail des champs, puis à faire l’éducation des jeunes filles dans les châteaux voisins ; heureuse ainsi, elle a refusé plusieurs mariages… Nicolas se dirige vers la maison du notaire ; une vieille file à la porte : c’est Jeannette ; c’est bien cette figure de Minerve, à l’œil noir, souriant à travers les rides ; sa taille, quoique légèrement courbée, a conservé la finesse et l’élégance flexible qu’on admirait jadis. Quant à lui-même, il a toujours l’expression tendre du regard se jouant au-dessus des pommettes saillantes de ses joues, sa bouche gracieusement découpée, fraîche encore, empreinte de sensualisme, — comme l’avait indiqué Lavater d’après son portrait de 1788, — et ce nez busqué des Restif, qui l’avait fait à Paris surnommer le hibou ; au-delà de ces sourcils bruns, épais et arqués, se dessine un front osseux, vaste, mais rejeté en arrière, qu’agrandit la perte des cheveux supérieurs. Ce n’est plus le charmant petit homme d’autrefois, comme disaient ses amoureuses ; mais le temps a respecté, en apparence au moins, dix ans de sa vie.

— Me reconnaissez-vous, dit il, mademoiselle… à soixante ans ?

— Monsieur, dit Jeannette, je vous nommerais bien ;… mais mes yeux ne vous auraient pas reconnu, car vous étiez enfant lorsque j’avais dix-neuf ans ; j’en ai aujourd’hui soixante-trois.

— Je suis ce petit Nicolas Restif, l’enfant de chœur du curé de Courgis…

Et les deux vieilles gens s’embrassèrent en versant des larmes.

Ce fut une effusion pleine de charme et de tristesse. Nicolas racontait avec une mémoire soudainement ravivée son amour trop discret, ses pleurs d’enfant, et ce souvenir immortel qui le suivait au milieu de ses plus grands égarements, image virginale et pure, impuissante, hélas ! à le préserver, fuyant toujours, comme Eurydice, que le destin arrache au bras du poète parjure !… Il songeait avec amertume que le sort l’avait justement puni d’avoir oublié son premier amour pour une passion adultère, — pour cette vertueuse et charmante Mme Parangon, dont le mari s’était vengé en lui faisant épouser Agnès Lebègue, qui pendant quarante ans l’avait abreuvé de chagrins. — La réciprocité ! la réciprocité, cette doctrine fatale sortie du cerveau du sophiste, lui avait été appliquée bien durement, et cet homme, qui n’avait cru qu’au vieux destin des Grecs, se voyait obligé de confesser la Providence !

« — Oh ! n’importe ! il est temps encore, reprit-il ; je suis libre aujourd’hui, je sais que vous l’êtes restée ;… vous étiez l’épouse que la nature me destinait : quoique tard, voulez-vous la devenir ? »

Jeannette avait lu, dans un château où elle était gouvernante, plusieurs des écrits de Restif ; elle savait qu’il avait toujours pensé à elle. Ces pages éperdues d’admiration et de regret, qui se retrouvent en effet dans tous les livres de l’écrivain, — elle les avait amèrement méditées : « Je crois, dit-elle enfin, que vous étiez en effet le seul époux que le ciel m’eût destiné ; aussi je n’en ai pas voulu d’autre. Puisque nous ne pouvons plus nous marier pour être heureux, épousons-nous pour mourir ensemble[7]. »

Si l’on en croit l’auteur lui-même, qui a répété dans trois ouvrages différents la scène que nous venons de décrire, le mariage se serait accompli devant un curé, et en secret, à cause de l’époque, — ce qui indiquerait, ou une exigence de sa dernière épouse, ou un retour tardif aux idées chrétiennes.


DERNIÈRE PARTIE


I.

LE PREMIER ROMAN DE RESTIF.

L’intérêt des mémoires, des confessions, des autobiographies, des voyages même, tient à ce que la vie de chaque homme devient ainsi un miroir où chacun peut s’étudier, dans une partie du moins de ses qualités ou de ses défauts. C’est pourquoi, dans ce cas, la personnalité n’a rien de choquant, pourvu que l’écrivain ne se drape pas plus qu’il ne convient dans le manteau de la gloire ou dans les haillons du vice. Chez saint Augustin, la confession est sincère. Elle ressemble à celle que les anciens chrétiens faisaient à la porte d’une église devant leurs frères assemblés, pour obtenir l’absolution de certaines fautes qui leur fermaient l’entrée du saint lieu. Chez le bon Laurent Sterne, cela devient une sorte de confidence bienveillante et presque ironique, qui semble dire au lecteur : « Vaux-tu mieux que moi. » Rousseau a mêlé ces deux sentiments si distincts, et les a fondus avec la flamme de la passion et du génie ; mais s’il s’est abaissé en public par des confidences qui n’appartenaient qu’à l’oreille de Dieu, s’il a répandu, d’un autre côté, des flots d’ironie destructive sur ceux qui se jugeaient meilleurs que lui-même, il voulait du moins servir la vérité, il croyait attaquer des vices, et ne s’apercevait pas que l’humaine nature s’appuierait de son exemple pour excuser de mauvaises inclinations, sans accepter en revanche les remords, les privations, les tortures morales qu’il s’imposait pour les expier. On peut dire surtout que Rousseau, s’il a présenté dans ses Confessions des tableaux séduisants, n’a jamais eu l’intention d’outrager les mœurs. Il écrivait dans une époque dépravée et pour une société privilégiée à laquelle l’épisode des demoiselles Galley, celui de la courtisane de Venise et sa liaison avec Mme de Warens n’offraient même qu’un ragoût bien fade et bien faiblement épicé. Il emmiellait parfois d’un peu de cynisme les bords du vase qu’il croyait avoir rempli d’une généreuse boisson. Quant à Restif, son concurrent rustique et vulgaire, comment chercherions-nous à l’excuser ? Ce n’était pas aux belles dames, aux grands seigneurs blasés, aux financiers, aux gens de robe, aux coquettes, que s’adressaient ses livres ; c’était à ces classes bourgeoises qui, bien qu’étant encore du peuple, en différaient de plus en plus par l’éducation et par l’oubli progressif de ce qu’on appelait alors les préjugés. Si Rousseau disait quelquefois : « Jeune homme, prends et lis ! » d’autres fois il s’écriait en tête d’un ouvrage qui aujourd’hui passe pour fort peu dangereux : « Toute jeune fille qui lira ce livre est perdue ! » La misère et l’orgueil ont empêché Restif d’en faire autant.

Ses livres s’adressaient sous toutes les formes à quiconque savait lire. Les titres excitaient l’attention de tous ; des gravures nombreuses, attrayantes dans leur médiocrité même, séduisaient les regards de la foule. Le roman moderne, dans ses combinaisons les plus violentes, n’offre rien de supérieur à ces images d’enlèvement, de viol, de suicide, de duel, d’orgie nocturne, de scènes contrastées, où la vie crapuleuse des halles mêle ses exhalaisons malsaines aux parfums enivrants des boudoirs. Par exemple, voici le vieux Pont-Neuf vu de nuit, et plus haut la Samaritaine ; des voleurs cachés sous l’arche Marion évitent la clarté de la lune ; un fiacre s’est arrêté sur le pont ; une femme qui en sort est précipitée dans l’eau noire, un gentilhomme se penche sur le parapet, un autre s’élance de la portière ouverte. — Qui n’a vu partout cette gravure ? Qui ne s’est demandé : « Que signifie cela ? » En faut-il plus pour le succès ? Les romans de Restif n’ont pas dû leur vogue à ces seuls moyens, dont ses contemporains d’ailleurs ne se faisaient pas faute. Il peignait souvent avec feu, quelquefois avec grâce et avec esprit, les mœurs des classes bourgeoises et populaires. Le peu qu’il savait du monde lui venait de ses fréquentations avec Beaumarchais, La Reynière et la comtesse de Beauharnais, puis encore de certains salons mixtes entre la robe et la noblesse, où il fut reçu quelquefois par curiosité ; mais ce sont les mœurs des classes bourgeoises et populaires que peignent principalement ses romans, ses nouvelles, et ses longues séries de contes connus sous le titre des Contemporaines, des Parisiennes, des Provinciales, qui firent les délices de la province et de l’étranger longtemps après que Paris les eut oubliés.

Nous avons jusqu’ici séparé, pour ainsi dire, dans Restif, l’écrivain de l’homme. Il nous reste à montrer cette étrange nature sous un dernier aspect, à raconter cette vie littéraire qui, dans ses écarts et ses bizarreries, reflète le cynisme du xviiie siècle et présage les excentricités du xixe. Ce qu’on connaît de l’homme nous aidera d’ailleurs à mieux apprécier le procédé du conteur. On s’assurera sans peine que tous les romans que Restif a écrits ne sont, avec quelques modifications et les noms changés, que des versions diverses des aventures de sa vie. À l’en croire, toutes ses héroïnes auraient été ses maîtresses ; le nombre même en est tel qu’il en a composé un calendrier, et que les trois cent soixante-cinq notices consacrées aux principales remplissent tout un volume. Quelle faculté d’attraction avait donc cet homme qui s’est représenté lui-même comme la nature la plus fortement électrisée de son siècle ! Nous devons croire qu’il s’est mêlé, dans les dernières années de sa vie, beaucoup d’infatuation et quelque peu d’érétisme maniaque à ces énumérations : préoccupé du nombre des bonnes fortunes de sa jeunesse, il croyait rencontrer partout quelqu’un de ses rejetons. De postérité légale, il n’eut que les enfants d’Agnès Lebègue : deux filles, dont l’existence devint un long sujet de procès, avec sa femme d’abord, et ensuite avec son gendre, nommé Augé, qui paraît avoir été la cause des plus grands chagrins de sa vieillesse.

Ce sont tour à tour les Mémoires de M. Nicolas, le Drame de la Vie et les Nuits de Paris qui nous révéleront sous toutes ses faces la vie littéraire de Restif. Lui-même nous apprend comment il fut conduit à écrire son premier roman.

Le mariage de Restif avec Agnès Lebègue n’avait pas été heureux, comme l’on sait. Après plusieurs infidélités réciproques, ils convinrent cependant de supporter de leur mieux la vie commune. Le travail assidu d’un simple ouvrier ne pouvait suffire aux habitudes de dissipation d’une femme coquette. Restif, découragé, travaillait peu à l’imprimerie royale, où il venait d’entrer, et se laissait souvent surprendre à lire en cachette les chefs-d’œuvre des beaux esprits du temps ; il arrivait alors que le directeur, Anisson Duperron, lui rabattait une demi-journée de 25 sols. Sa misère et son avilissement devinrent tels que, sans la crainte de déshonorer son père, il aurait, il l’avoue, pris quelque parti vil et bas. Cette lutte intérieure, qui rappelait sans cesse à sa pensée les vertus d’Edme Restif que, dans son pays, on avait surnommé l’honnête homme, lui fit dès-lors concevoir l’idée d’écrire le livre intitulé la Vie de mon père, qui parut quelques années plus tard, et qui est peut-être le seul irréprochable de ses écrits.

Cependant, pour écrire une œuvre de longue haleine, il fallait plus de force morale et plus de loisir que Restif n’en avait alors. Une veine plus favorable s’ouvrit pour lui en 1764 ; un de ses amis lui fit avoir la place de prote chez Guillau, rue du Fouarre. C’était une affaire de 18 livres par semaine, outre une copie de tous les ouvrages, ce qui valait 500 livres en plus. Cette bonne chance dura trois années. Le goût du travail revint avec une telle amélioration dans l’existence, et ce fut grâce aux loisirs de cette position que Restif écrivit son premier ouvrage, la Famille vertueuse. Avec une franchise que n’ont pas tous les écrivains, il avoue qu’il n’a jamais pu rien imaginer, que ses romans n’ont jamais été, selon lui, que la mise en œuvre d’événements qui lui étaient arrivés personnellement, ou qu’il avait entendu raconter ; c’est ce qu’il appelait la base de son récit. Lorsqu’il manquait de sujets, ou qu’il se trouvait embarrassé pour quelque épisode, il se créait à lui-même une aventure romanesque, dont les diverses péripéties, amenées par les circonstances, lui fournissaient ensuite des ressorts plus ou moins heureux. On ne peut pousser plus loin le réalisme littéraire.

Ainsi, passant un dimanche par la rue Contrescarpe, Restif remarque une dame accompagnée de ses deux filles qui se rendait au Palais-Royal. La beauté de l’une de ces personnes le frappa d’admiration ; il s’attache aux pas de cette famille, et se fait remarquer à la promenade en s’asseyant sur le même banc, et par divers moyens analogues. Il suit encore les dames à leur retour ; elles demeurent rue Traversière, dans un magasin de soieries. À partir de ce jour, Restif vient tous les soirs admirer à travers le vitrage la belle Rose Bourgeois, comme il faisait autrefois pour Zéfire. Le souvenir chéri de cette pauvre fille lui donne l’idée d’écrire des lettres amoureuses qu’il glissera par un trou de boulon dans la boutique. Les jours suivants, il parvient à en introduire une tous les soirs, et, après avoir fait le coup, il repasse indifféremment ; le père et la mère sont en possession de la lettre que l’on lit à haute voix comme une plaisanterie, d’autant qu’on ne sait à laquelle des sœurs s’adresse la déclaration. Cela dure douze jours ; une telle insistance paraît plus sérieuse ; on poursuit en vain le coupable. Enfin, un soir, les voisins le signalent ; on l’arrête, et les garçons de boutique se disposent à le conduire chez le commissaire. La rue était pleine de monde. Le père, craignant le scandale, fait entrer Restif dans l’arrière-boutique. « Il ne faut pas lui faire de mal ! » disaient les deux sœurs. On ferme la porte. « Vous avez écrit ces lettres ? dit le père… à laquelle de mes filles ?… — À l’aînée. — Il fallait donc le dire… Et maintenant, de quel droit cherchez-vous à troubler le cœur d’une jeune personne et même de deux ? — Je l’ignore, un sentiment impérieux… » Il se défend avec chaleur, le père s’attendrit et dit enfin : « Il y a de l’âme dans vos lettres… Faites-vous connaître ; tirez parti de vos talents, et nous verrons. »

Restif n’osa pas dire qu’il était marié, et garda cette scène à effet pour son roman, où il employa consciencieusement les lettres écrites à deux fins, la jalousie innocente des deux sœurs, l’arrestation, la scène du père, dont il fait un Anglais, parce qu’alors Richardson était en vogue ; il y ajouta quelques épisodes de ses propres aventures, et renforça le tout d’un caractère de jésuite qui, devenu père d’une fille, la marie en Californie, « pays, dit l’auteur, où l’on est pour le moins aussi stupide qu’au Paraguay. » Le manuscrit fini, Restif voulut consulter un aristarque. Il choisit un certain Progrès, romancier et critique dont le chef-d’œuvre était la Poétique de l’opéra bouffon. Progrès lui fit couper la moitié du livre. Il fallait encore demander un censeur ; on pouvait le choisir. Restif obtint M. Albaret, qui lui donna une approbation flatteuse. « Cette approbation, dit Restif, m’éleva l’âme. » Il se hâta de l’envoyer à M. Bourgeois, le marchand de soieries, en le priant de lui permettre de dédier l’ouvrage à Mlle Rose ; le marchand répondit en déclinant cet honneur dans une lettre fort polie. « Comment, dit l’auteur, pouvais-je alors imaginer qu’il me serait permis de dédier un roman à une jeune personne aussi belle et d’une classe de citoyens qui doit rester dans une honorable obscurité !… » L’ouvrage fut vendu à la veuve Duchesne 15 livres la feuille, ce qui fit plus de 700 francs. Jamais Restif n’avait eu dans les mains une si forte somme. Il quitta dès-lors fort imprudemment sa place de prote : l’axe de sa vie était changé désormais.

Quant à Rose Bourgeois, il ne la revit plus ; mais il aurait manqué quelque chose à l’aventure, si le hasard n’y avait ajouté un dernier élément romanesque pour couronner ceux que la volonté de Restif avait créés. Les deux sœurs étaient petites filles d’une nommée Rose Pombelins, dont le père de Restif avait été amoureux. Supposez ce père moins vertueux qu’il ne l’était en réalité, et voici tout un drame de famille d’où peut sortir un dénoûment terrible… En fait de combinaisons étranges, on n’en demanderait pas plus, même aujourd’hui.

II.

LES ROMANS PHILOSOPHIQUES DE RESTIF.

La vie littéraire de Restif ne commence réellement qu’en l’année 1766. Nous avons vu que sa jeunesse s’était partagée entre l’amour et le travail peu lucratif d’ouvrier compositeur. En commençant à raconter dans ses Mémoires la phase nouvelle qui s’ouvrait dans son existence, il s’écrie : « Je termine ici l’époque honteuse de ma vie, celle de ma nullité, de ma misère et de mon avilissement. » Il attribue le peu de succès de la Famille vertueuse à l’audace de l’orthographe, entièrement conforme à la prononciation et réglée par un système qu’il modifia plusieurs fois depuis.

Lucile ou les Progrès de la vertu, qui parut peu de temps après, est le récit des escapades de Mlle Cadette Forterre, fille d’un commissionnaire en vins et l’une des plus charmantes Auxerroises dont Nicolas ait jamais rêvé. Il signa ce livre un mousquetaire, et voulut le dédier à Mlle Hus de la Comédie-Française, qui refusa cet honneur par une lettre fort polie, où elle marquait la crainte que la légèreté du livre ne nuisît à sa réputation. Peut-être Restif espéra-t-il alors, mais en vain, d’être admis à cette fameuse table du financier Bouret, ouverte à la littérature par le goût et la bonne grâce de Mlle Hus, et dont Diderot a donné une si piquante description dans le Neveu de Rameau.

Le Pied de Fanchette contient cette préface curieuse : « Si je n’avais eu pour but que de plaire, le tissu de cet ouvrage aurait été différent. Fanchette, sa bonne, un oncle et son fils, avec un hypocrite, suffisaient pour l’intrigue ; le premier amant de Fanchette se fût trouvé fils de cet oncle, la marche aurait été plus naturelle et le dénoûment plus vif ; mais il fallait dire la vérité. » Ce roman n’est autre chose que l’histoire d’une jolie femme aimée par un vieillard que la séduction d’un pied, le plus charmant du monde, entraîne aux plus vertes folies. On retrouve dans l’ouvrage et dans les notes qui l’accompagnent cette préoccupation constante du pied et de la chaussure des femmes qu’on remarque dans tous les écrits de l’auteur. Cette monomanie ne l’a pas abandonné un seul jour. Dès qu’il avait trouvé un joli pied dans ses promenades, il s’empressait d’aller chercher Binet, son dessinateur, afin qu’il en vînt prendre le croquis. Selon lui, « les femmes qui se chaussent à plat, comme les infâmes petits maîtres pointus, se pataudent et s’hommassent d’une manière horripilante, tandis qu’au contraire les souliers à talons hauts affinent la jambe et sylphisent tout le corps. » Les mots bizarres, quoique expressifs, qui émaillent cette phrase, donnent une idée de la singulière phraséologie qui se joint aux hardiesses de l’orthographe pour rendre difficile la lecture des premiers ouvrages de Restif. Toutefois le Pied de Fanchette commença sa réputation. Il y a de l’originalité et même du style dans ce roman, qui lui rapporta fort peu à cause du grand nombre des contrefaçons, c’est-à-dire à cause même de son succès.

Le Pornographe succéda au Pied de Fanchette, et se compose d’un roman par lettres destiné à prouver l’utilité d’une réforme de certains règlements de police, et d’un projet de règlement appuyé d’appendices et de notes justificatives. L’auteur admet comme nécessaire que, dans les grands centres de population, quelques femmes soient dévouées à garantir et à préserver la moralité des autres. Dans l’Inde, c’étaient les femmes des castes inférieures ; en Grèce, c’étaient les esclaves auxquelles était assigné ce but social. L’âge moderne trouverait des classifications analogues dans l’étude des tempéraments ou dans le malheur inné de certaines positions. — Quelque chose de la doctrine de Fourier se rencontre à l’avance dans cette hypothèse ; — la papillonne est, selon Restif, la loi dominante de certaines organisations. Il s’opère toutefois dans ces natures abaissées des transformations amenées par l’âge ou par les idées morales, ou encore par quelque sentiment imprévu qui épure l’esprit et le cœur. Dans ce cas, toute aide, tout encouragement doivent être donnés à qui veut rentrer dans l’ordre général, dans la société régulière. La tendance principale qui devrait régner dans l’institution particulière des parthénions, que Restif voudrait créer, à l’instar des Grecs, — serait même d’amener les esprits à ce résultat. Restif suppose que les natures les plus vicieuses ne se dégradent entièrement qu’en raison du mépris qui pèse sur leur passé, et d’après une situation résultant du malheur de la naissance, des conséquences d’une seule faute, ou d’une complication de misères qu’il est difficile d’apprécier. Le plus grand mérite des règlements qu’il avait conçus était de soustraire, disait-il, les jeunes gens aux tentations extérieures, d’éloigner des familles le spectacle du vice promenant insolemment son luxe d’un jour, de neutraliser enfin pour l’homme un instant égaré la possibilité de maux dont les races sont solidaires.

Cet ouvrage eut un succès européen, et les idées qu’il renferme frappèrent vivement l’esprit philosophique de Joseph II[8], qui appliqua dans ses états les projets de règlements contenus dans la seconde partie du livre. Le Pornographe fut suivi de plusieurs ouvrages du même genre, que l’auteur range sous le titre d’Idées singulières. Le second volume s’intitule le Mimographe ou le Théâtre réformé. Restif insiste dans ce livre sur la nécessité d’admettre la vérité absolue au théâtre, et de renoncer au système conventionnel de la tragédie et de la comédie, dont les règles académiques ont opprimé même des génies tels que Corneille et Molière. On croirait lire les préfaces de Diderot et de Beaumarchais, — qui, plus heureux ou plus habiles, parvinrent à réaliser leurs théories, — tandis que le théâtre de Restif fut toujours repoussé de la scène. On se convaincra de l’excès de réalité qu’il voulait introduire en sachant qu’il proposait, pour augmenter l’utilité, la moralité et la volupté du théâtre, de faire jouer les scènes d’amour par de véritables amants la veille de leur mariage.

Jusqu’à son livre du Paysan perverti, Restif n’avait presque rien gagné en dehors de son travail d’imprimeur, qui représentait pour lui le gagne-pain, comme les copies de musique pour Jean-Jacques Rousseau. Les libraires payaient rarement leurs billets, la contrefaçon réduisait de beaucoup les bénéfices possibles, et les censeurs arrêtaient souvent des ouvrages tout imprimés, ou les grevaient de frais énormes en faisant substituer des cartons aux passages dangereux. « Au 18 auguste 1790, dit l’auteur, j’étais encore plus pauvre que pendant ma proterie. Je mangeais rapidement le profit de ma Famille vertueuse ; mon École de la jeunesse était refusée par le libraire, mon Pornographe par le censeur… Cependant je ne me décourageai pas. Je fis Lucile en cinq jours. Je ne pus la vendre que 5 louis à un libraire, qui en tira quinze cents exemplaires au lieu de mille, et qui communiqua les épreuves aux contrefacteurs. Cet homme, suppôt de police, a fait une fortune ; il est mort au moment d’en jouir. » On voit, par ce passage, à quel point en était alors la librairie française. Le Pornogaphe et le Mimographe avaient rapporté peu de chose à Restif, par suite d’un système d’association peu productif que l’écrivain tenta avec un ouvrier qui lui avançait quelques fonds. La Fille naturelle et les Lettres d’une Fille à son Père, publiées par Lejay, n’avaient guère eu de plus brillants résultats. Un roman imité de Quévédo, intitulé le Fin Matois, avait été payé en billets dépourvus de toute valeur. On voit dans ce roman Restif osciller entre les diverses tendances étrangères qui dominaient les écrivains de son temps, avant de prendre son aplomb définitif dans le Paysan perverti.

Restif, ayant reçu quelque argent de son héritage paternel, put faire les frais du Paysan perverti, que le libraire Delalain avait refusé d’acheter. La première édition fut enlevée en six semaines, et la deuxième en vingt jours. La troisième se vendit plus lentement à cause des contrefaçons ; mais le succès hors de France fut tel qu’il s’en publia jusqu’à quarante-deux éditions en Angleterre seulement. La peinture des mœurs françaises a, de tout temps, intéressé les étrangers plus que la France même. L’ouvrage fut d’abord attribué à Diderot, ce qui fit naître une foule de réclamations. On suspendit la vente ; cependant, au moyen d’un présent au censeur Demaroles, Restif obtint main levée sous la condition de faire imprimer quelques cartons aux endroits signalés comme dangereux.

La Paysanne pervertie parut trois ans après le Paysan, puis les deux ouvrages furent fondus ensemble sous le titre du Paysan-Paysanne. Ici se développent nettement les idées du réformateur mêlées aux combinaisons dramatiques du romancier. Il faut bien, à ce propos, parler du système général de philosophie et de morale qu’avait conçu l’auteur, et qu’il développa plus tard dans quelques livres spéciaux. Il en attribue la conception première aux entretiens qu’il eut, du temps de son apprentissage, avec le cordelier Gaudet d’Arras. La science de ce dernier suppléait à ce qui manquait de ce côté aux pensées aventureuses du jeune homme, et le système se formait ainsi, comme l’antique chimère, de deux natures bizarrement accouplées.

Il semble évident, d’après la vie de Restif de la Bretone, qu’il suivait dans ses idées philosophiques une sorte de patron tracé, que brodait à plaisir son imagination fantasque. La logique de son système manque entièrement dans sa conduite personnelle, et il ne peut que s’écrier à chaque instant : « Ah ! que je me suis trompé ! ah ! que j’ai été faible ! ah ! que j’ai été lâche ! » — Voilà le réformateur. — Pour Gaudet d’Arras, au contraire, dont il a longuement détaillé le type dans le Paysan perverti, il n’y a ni vertu, ni vice, ni lâcheté, ni faiblesse. Tout ce que fait l’homme est bien, en tant qu’il agit selon son intérêt ou son plaisir, et ne s’expose ni à la vengeance des lois ni à celle des hommes. Si le mal se produit ensuite, c’est la faute de la société qui ne l’a pas prévu. Cependant Gaudet d’Arras n’est pas cruel, il est même affectueux pour ceux qu’il aime, parce qu’il a besoin de compagnie ; sensible aux maux d’autrui par suite d’une espèce de crispation nerveuse que lui fait éprouver le spectacle de la souffrance ; mais il pourrait être dur, égoïste, insensible, qu’il ne s’en estimerait pas moins, et n’y verrait qu’un hasard de son organisation, ou plutôt qu’un but mystérieux de cette immortelle nature qui a fait le vautour et la colombe, le loup et la brebis, la mouche et l’araignée. Rien n’est bien, rien n’est mal, mais tout n’est pas indifférent. Le vautour débarrasse la terre des chairs putréfiées, le loup empêche la multiplication de races innombrables d’animaux rongeurs, l’araignée réduit le nombre des insectes nuisibles ; tout est ainsi : le fumier infect est un engrais, les poisons sont des médicaments… L’homme, qui a le gouvernement de la terre, doit savoir régler les rapports des êtres et des choses relativement à son intérêt et à celui de sa race. Là, et non dans les religions ou les formes de gouvernement, se trouve le principe des générations futures. Avec une bonne organisation sociale, on se passera fort bien de la vertu : — la bienfaisance et la pitié seront l’affaire des magistrats ; — avec une philosophie solide, on annulera de même les peines morales, lesquelles sont le résultat soit de l’éducation religieuse, soit des lectures romanesques.

Rien n’est bien neuf aujourd’hui dans cette doctrine de 1750, qui remonte aux illustres épicuriens du siècle de Louis XIV directement, et que l’on retrouve tout entière dans le Système de la Nature. Nous n’avons voulu que marquer la base sur laquelle s’est fondé tout le système de l’auteur du Pornographe. Quant à lui-même, il n’a accepté que sous bénéfice d’inventaire les idées de Gaudet d’Arras. Ce matérialisme absolu lui répugnait, et il s’applaudit d’avoir trouvé dans un autre ami, son camarade d’imprimerie, le bon Loiseau, un caractère tout spiritualiste à opposer aux sentiments épicuriens du cordelier. Toutefois, entre Gaudet et Loiseau, il y avait une moyenne à prendre. Loiseau, quoique philosophe, croyait au Dieu rémunérateur et même à des anges ou esprits, acolytes divins, dont le célèbre Dupont de Nemours a voulu depuis prouver l’existence, en dehors de toute tradition religieuse. L’aridité du naturalisme primitif se trouvait ainsi corrigée par certaines tendances mystiques où tombèrent plus tard Pernetty, d’Argens, Delille de Salles, d’Espréménil et Saint-Martin. Si étranges que puissent sembler aujourd’hui ces variations de l’esprit philosophique, elles suivent exactement la même marche que dans l’antiquité romaine, où le néo-platonisme d’Alexandrie succéda à l’école des épicuriens et des stoïciens du siècle d’Auguste.

Quelque faible que puisse être la valeur des idées philosophiques de monsieur Nicolas, il était impossible de ne pas les indiquer dans l’appréciation de ses œuvres littéraires, car Restif est de ces auteurs qui n’écrivent pas une ligne, vers ou prose, roman ou drame, sans la nouer par quelque fil à la synthèse universelle. La prétention à l’analyse des caractères et à la critique des mœurs s’était manifestée déjà dans les trois ou quatre romans obscurs qui précédèrent le Pornographe ; à dater de ce livre, les tendances réformatrices se multiplièrent chez l’auteur, grâce au succès qu’il avait obtenu ; après le Mimographe, voici encore l’Anthropographe et le Gynographe, l’homme et la femme réformés, puis le Thesmographe et le Glossographe, concernant les lois et la langue. Les deux premiers s’éloignent peu des idées de Rousseau. À l’exemple du philosophe de Genève, Restif ne voit d’autre remède à la corruption que le séjour des champs et les travaux à l’agriculture, toutefois il s’abstient de blâmer les spectacles et les arts. Mais où est le mérite de la philosophie, si elle ne trouve d’autre moyen de moralisation sociale que l’anéantissement des villes ? Faut-il donc supprimer les merveilles de l’industrie, des arts et des sciences, et borner le rôle de l’homme à produire et à consommer les fruits de la terre ? Il vaudrait mieux sans doute chercher à établir des principes de morale pour tous les états et pour toutes les situations.

III.

LES ŒUVRES CONFIDENTIELLES DE RESTIF.

À côté des romans à prétention philosophique viennent sans cesse se placer dans la collection de Restif d’autres romans que nous avons déjà caractérisés, et qui ne sont que des chapitres d’une même confession : on pourrait appeler ces récits les œuvres confidentielles de Restif. C’est à ce groupe qu’appartient le livre appelé les Mémoires de M. Nicolas, où il raconte sa vie étrange sans détours et sans voiles ; c’est à ce groupe aussi qu’il faut rattacher quelques parties d’un recueil volumineux de récits et d’esquisses de mœurs, les Contemporaines.

Les Mémoires de M. Nicolas, c’est-à-dire la vie même de l’auteur, offrent à peu près tous les éléments du sujet déjà traité dans le Paysan perverti. L’analyse du roman fera connaître les Mémoires. Dans le roman, il s’est représenté lui-même sous le nom d’Edmond, et ses aventures d’Auxerre en forment la première partie : on voit qu’il n’y a pas là de grands frais d’imagination ; l’art se montre dans l’agencement des détails et dans la peinture des caractères. Celui de Gaudet d’Arras est surtout fort saisissant et peut compter comme le prototype de ces personnages sombres qui planent sur une action romanesque et en dirigent fatalement les fils. On a beaucoup abusé depuis de ces héros sataniques et railleurs ; mais Restif a l’avantage d’avoir peint un type véritable, compensé bien tristement par le malheur de l’avoir connu. À voir ainsi la réalité servir à la fable du drame, on pense à ces groupes que certains statuaires composent avec des figures qui ne sont pas le produit de l’étude ou de l’imagination, mais qui ont été moulées sur nature. D’après ce procédé, nous voyons aussi paraître le type adorable de Mme Parangon, puis en opposition celui de Zéfire : il est inutile de répéter toute cette histoire ; mais on peut remarquer que Mme Parangon et Gaudet d’Arras se rencontrent à Paris avec l’auteur, comme son bon et son mauvais génie. C’est cette portion qui constitue en réalité la force et le mérite de ce livre, qui autrement ne serait qu’une ébauche de mémoires personnels. Gaudet d’Arras devient le Mentor funeste d’Edmond ; il l’entraîne à travers tous les désordres, toutes les corruptions, tous les crimes de la capitale, et cela sans intérêts, sans haine, et même avec une sorte d’amitié compatissante pour un jeune homme dont la société lui plaît. D’après sa philosophie longuement développée, il faut, pour être heureux, tout connaître, user de tout, et satisfaire ses passions sans trouble et sans enthousiasme, puis se tarir le cœur progressivement, pour arriver à cette insensibilité contemplative du sage, qui devient sa vraie couronne et le prépare aux douceurs futures de la mort, son unique récompense. En suivant ce système, Edmond, après avoir mené vie joyeuse, déshonoré sa bienfaitrice, essayé jusqu’au plus honteux raffinement du vice, finit par épouser une vieille de soixante ans, pour avoir sa fortune ; elle meurt au bout de trois mois, et l’on accuse Gaudet d’Arras de l’avoir empoisonnée. Cette action ultrà-philosophique lui réservait l’échafaud, mais Gaudet se tue. Edmond est condamné aux galères. Après de longues années de douleurs et de remords, il parvient à s’échapper et retourne dans son village ; il est si changé, si souffrant, que personne ne le reconnaît. Ses parents sont morts de douleur : il s’en va errer dans le cimetière, cherchant leurs tombes ; il y rencontre son frère Pierrot, qui n’a point quitté le village, et qui a mené doucement son existence en cultivant son champ ; il y a là une scène fort touchante et une belle opposition. L’auteur est un peu retombé dans le roman banal en faisant retrouver ensuite à Edmond sa bienfaitrice, Mme Parangon, qui lui pardonne, le console, et consent même à l’épouser ; mais, le jour même du mariage, il est renversé par une voiture qui lui passe sur le corps.

On voit que l’auteur ne s’est pas ménagé en se peignant sous le personnage d’Edmond. Il est certain qu’il a lui-même exagéré les traits du personnage pour le rendre plus saisissant, et qu’il ne se jugeait pas digne de la punition qu’il suppose. Toutefois on reconnaît bien dans Edmond le fond même du caractère qui se trahit dans M. Nicolas, c’est-à-dire une sorte de faiblesse présomptueuse qui infirme singulièrement les prétentions philosophiques du disciple de Gaudet d’Arras. Jamais Edmond ne peut rencontrer la force morale nécessaire pour résister au malheur ou à l’abjection ; contraint à chaque instant d’avouer sa faiblesse, il ne s’adresse qu’à la pitié ou à ce sentiment qui lui fait mille fois répéter : « J’ai voulu peindre les événements d’une vie naturelle et la laisser à la postérité comme une anatomie morale ; » il se fait un mérite de sa hardiesse « à tout nommer, à compromettre les autres, à les immoler avec lui, comme lui, à l’utilité publique. » Jean-Jacques Rousseau, selon lui, a dit la vérité, mais il a trop écrit en auteur. Il ne le loue que d’avoir tiré de l’oubli et fait vivre éternellement Mme de Warens ; il fait remarquer à ce propos le rapport qui existe entre elle et Mme Parangon, s’applaudissant d’avoir célébré cette dernière et rapporté, sous des noms supposés, ses aventures avec elle dans le Paysan perverti, publié en 1775, avant les Confessions de Rousseau. « Ne vous indignez pas contre moi, ajoute-t-il, de ce que je suis homme et faible ; c’est par là qu’il faut me louer, car, si je n’avais eu que des vertus à vous exposer, où serait l’effort sur moi-même ? Mais j’ai eu le courage de me dévêtir devant vous, d’exposer toutes mes faiblesses, toutes mes imperfections, mes turpitudes, pour vous faire comparer vos semblables à vous-mêmes… On croit, ajoute-t-il, s’instruire par les fables : eh bien ! moi, je suis un grand fabuliste qui instruit les autres à ses dépens ; je suis un animal multiple, quelquefois rusé comme le renard, quelquefois bouché, lent et stupide comme le baudet, souvent fier et courageux comme le lion, parfois fugace et avide comme le loup… » L’aigle, le bouc ou le lièvre lui fournissent encore des assimilations plus ou moins modestes ; mais quelle est donc cette singulière philosophie qui, sous prétexte de vivre selon la nature, abaisse l’homme au niveau de la brute, ou plutôt ne l’élève qu’à la qualité d’animal multiple ?

Nous arrivons aux Contemporaines, un des ouvrages les plus connus de Restif. Beaucoup de ses premiers romans ont été reproduits dans cette immense collection, qui comprend quarante-deux volumes de 1781 à 1785. Les Contemporaines, illustrées de cinq cents gravures fort soignées pour la plupart, resteront comme une reproduction curieuse, mais exagérée, des costumes et des mœurs de la fin du xviiie siècle. Elles eurent beaucoup de succès, surtout en province et à l’étranger. Ce fut cette compilation énorme, payée à 48 livres la feuille, qui permit à l’auteur de faire graver les cent vingt figures du Paysan-Paysanne pervertis. Comme Dorat, il se ruinait à faire illustrer ses œuvres. Le succès de cette collection fit qu’il y ajouta un grand nombre de suites, telles que les Françaises, les Parisiennes, les Provinciales, et jusqu’à une dernière série aux descriptions scabreuses, intitulée le Palais-Royal.

À cette époque, Agnès Lebègue ne vivait plus avec lui. Retirée à la campagne, elle s’était consacrée à l’éducation de quelques jeunes personnes. Restif charma son isolement par des relations assez suivies avec la fille d’un boulanger, Virginie, qui lui coûta quelque argent et lui causa d’assez grands chagrins en dépensant avec des étudiants les produits de la vente de ses chefs-d’œuvre. De plus, elle le traitait d’avare et finit par l’abandonner pour un caissier de banque. La seule vengeance de l’auteur fut d’écrire le Quadragénaire, afin de regagner du moins avec sa triste aventure l’argent qu’elle lui avait coûté. Ce titre indique l’âge où commençait la décadence du séducteur, mieux prononcée encore cinq ans plus tard, lorsqu’il eut le malheur de connaître Sara. La tristesse qu’il éprouva lui donna l’idée de commencer le Hibou ou Spectateur nocturne, se désignant lui-même sous cet aspect d’oiseau de nuit que lui donnaient de loin cet œil noir et ce nez aquilin qui gracieux jadis, tournait déjà à la caricature. Ce livre est l’origine des Nuits de Paris.

Lorsque Restif composa le Nouvel Abailard, il était épris d’une jolie charcutière appelée Mlle Londo, car il lui fallait toujours un modèle pour chacun de ses ouvrages. On trouve dans ce livre le germe de sa Physique. La charcutière, ignorante par état, était curieuse d’astronomie non moins que la belle marquise à laquelle Fontenelle adressait ses savants entretiens. De là tout un système cosmogonique à la portée… des jolies charcutières ! À force de creuser ses idées transmondaines, Restif se vit conduit à écrire l’Homme volant, plaidoyer fort ingénieux en faveur de l’aérostation. La machine qui transporte Victorin dans les airs est décrite avec une scrupuleuse minutie. Il s’est inspiré là probablement du Voyage de Cyrano, qui prévoyait aussi longtemps à l’avance la découverte de Montgolfier.

Enfin parut l’ouvrage intitulé la Vie de mon père, qui, sans obtenir le succès matériel du Paysan perverti, fit grand honneur à Restif de la Bretone auprès du public sérieux. Il décrit là avec simplicité et avec charme l’existence paisible et les vertus modestes d’un honnête homme dont il avoue qu’il aurait dû suivre l’exemple. Deux portraits de son père Edme Restif et de sa mère Barbe Bertrô illustrent cet ouvrage où l’auteur manifeste pour la vertu et la pureté des mœurs les regrets que l’ange déchu put concevoir du paradis.

Un livre amer, douloureux, plein de rage et de désespoir succéda à cette idylle domestique. La Malédiction paternelle, livre où se révèle peut-être le triste souvenir de quelque drame de famille, contient l’histoire de Zéfire, premier échelon de la décadence morale de l’écrivain. La Découverte australe et l’Andrographe, ouvrages philosophiques où l’utopie tient une grande place, se rattachent à cette dernière période de la vie littéraire de Restif, pendant laquelle il lui arriva d’écrire quatre-vingt-cinq volumes en six ans. Restif eut le malheur à cette époque de perdre un ami précieux qui l’avait souvent aidé de sa bourse, et qui, comme censeur, le protégeait dans la publication de ses ouvrages. Cet homme, qui s’appelait Mairobert, s’ennuyait de la vie. Résolu à mourir, il eut la bonne idée de parapher d’avance plusieurs des ouvrages de Restif. Ce dernier vint les retirer et lui conta ses chagrins de ménage et de fortune. En même temps il enviait le sort de Mairobert, jeune, riche et en grand crédit. « Que de gens, lui répondit ce dernier, que l’on croit heureux et qui sont au désespoir ! » Le surlendemain, Restif apprit que son protecteur s’était coupé les veines dans un bain et s’était achevé d’un coup de pistolet. « Me voilà seul ! s’écrie Restif dans le Drame de la Vie, après avoir rapporté cette fin douloureuse. Ô Dieu ! comme le sort me poursuit ! Cet homme allait me donner une existence… Retombons dans le néant ! »

Cependant un autre ami riche, nommé Bultel-Dumont, remplaça pour lui Mairobert. Restif fut introduit par ce dernier patron dans une sorte de société intermédiaire où se rencontraient la haute bourgeoisie, la robe, la littérature et quelque peu de la noblesse. Robé, Rivarol, Goldoni, Caraccioli, — des acteurs, des artistes, — le duc de Gèvres, Préval, Pelletier de Mortefontaine, tel était le côté brillant de cette société, avide de lectures, de philosophies, de paradoxes, de bons mots et d’anecdotes piquantes. Les salons de Dumont, de Préval et de Pelletier s’ouvraient tour à tour à ce public d’intimes. Une des personnes qui produisirent le plus d’impression sur Restif, encore un peu nouveau dans le monde, fut Mme Montalembert, qui l’accueillit avec sympathie. — Que n’ai-je trente ans de moins ! s’écria-t-il, et il s’inspira du type de cette aimable femme pour en faire la marquise des Nuits de Paris, sorte de providence occulte qu’il chargeait du sort des malheureux et des souffrants rencontrés dans ses expéditions nocturnes.

Vers la même époque, Restif fit la connaissance de Beaumarchais, qui, appréciant son double talent d’écrivain et d’imprimeur, voulut le mettre à la tête de l’imprimerie de Kehl, où se faisait la grande édition de Voltaire ; il refusa et s’en repentit plus tard.

Une autre maison s’ouvrit encore pour l’écrivain que signalait alors une célébrité croissante, ce fut celle de Grimod de la Reynière fils, jeune homme spirituel, à l’âme ardente, à la tête un peu faible, qui donnait alors des réunions littéraires de gens choisis tels que Chénier, les Trudaine, Mercier, Fontanes, le comte de Narbonne, le chevalier de Castellane, Puis Larive, Saint-Prix, etc. La bizarrerie de l’amphitryon éclatait toujours dans l’ordonnance de ses fêtes. Tout Paris s’occupa de deux grandes fêtes philosophiques que donna la Reynière, dans lesquelles il avait établi des cérémonies selon le goût antique. L’élément moderne était représenté par une abondance extraordinaire de café. Pour être admis, il fallait s’engager à boire vingt-deux demi-tasses au déjeûner. L’après-midi était occupé par des séances d’électricité. On dînait ensuite à une vaste table ronde dans une salle éclairée par trois cent soixante-six lampions. Un héraut, vêtu d’un costume de Bayard, précédait, la lance à la main, les quatorze services, conduits par la Reynière lui-même en habit noir. Un cortège de cuisiniers et de pages accompagnait les mets servis dans d’énormes plats d’argent, et de jolies servantes en costumes romains, placées près des convives, leur présentaient de longues chevelures pour y essuyer leurs doigts.

IV.

RESTIF COMMUNISTE. — SA VIE PENDANT
LA RÉVOLUTION.

On sait maintenant sur la vie étrange de Restif tout ce qu’il faut pour le classer assurément parmi ces écrivains que les Anglais appellent excentriques. Aux détails caractéristiques indiqués çà et là dans notre récit, il est bon d’ajouter quelques traits particuliers. Restif était d’une petite taille, mais robuste et quelque peu replet. Dans ses dernières années, on parlait de lui comme d’une sorte de bourru, vêtu négligemment et d’un abord difficile. Le chevalier de Cubières sortait un jour de la Comédie-Française ; en chemin, il s’arrêta chez la veuve Duchesne pour acheter la pièce à la mode. Un homme se tenait debout au milieu de la boutique avec un grand chapeau rabattu qui lui couvrait la moitié de la figure. Un manteau de très gros drap noirâtre lui descendait jusqu’à mi-jambe ; il était sanglé au milieu du corps, avec quelque prétention sans doute à diminuer son embonpoint. Le chevalier l’examinait curieusement. Cet homme tira de sa poche une petite bougie, l’alluma au comptoir, la mit dans une lanterne, et sortit sans regarder ni saluer personne. Il demeurait alors dans la maison. « Quel est cet original ? demanda Cubières. — Eh quoi ! vous ne le connaissez pas ? lui répondit-on ; c’est Restif de la Bretone. » Pénétré d’étonnement à ce nom célèbre, le chevalier revint le lendemain, curieux d’engager des relations amicales avec un écrivain qu’il aimait à lire. Ce dernier ne répondit rien aux compliments que lui fit l’écrivain musqué si chéri dans les salons du temps. Cubières se borna à rire de cette impolitesse. Ayant eu plus tard occasion de rencontrer Restif chez des amis communs, il vit en lui un tout autre homme plein de verve et de cordialité. Il lui rappela leur première entrevue. — Que voulez-vous ? dit Restif, je suis l’homme des impressions du moment ; j’écrivais alors le Hibou nocturne, et, voulant être un hibou véritable, j’avais fait vœu de ne parler à personne.

Il y avait bien aussi quelque affectation dans ce rôle de bourru, renouvelé de Jean-Jacques. Cela excitait la curiosité des gens du monde, et les femmes du plus haut rang se piquaient d’apprivoiser l’ours. Alors il redevenait aimable ; mais ses galanteries à brûle-pourpoint, son audace, renouvelée de l’époque où il jouait le rôle d’un Faublas de bas étage, effrayaient parfois les imprudentes forcées d’écouter tout à coup quelque boutade cynique.

Un jour, il reçut une invitation à déjeûner chez M. Senac de Meillan, intendant de Valenciennes, avec quelques bourgeois provinciaux qui désiraient voir l’auteur du Paysan perverti. Il y avait là en outre des académiciens d’Amiens et le rédacteur de la Feuille de Picardie. Restif se trouva placé entre une Mme Denys, marchande de mousseline rayée, et une autre dame modestement vêtue qu’il prit pour une femme de chambre de grande maison. En face de lui était un jeune provincial plaisant qu’on appelait Nicodème, puis un sourd qui amusait la société en parlant çà et là de choses qui n’avaient aucun rapport avec la conversation. Un petit homme propret, affublé d’un habit en camelot blanc, faisait l’important et traitait de fariboles les idées politiques et philosophiques qu’émettait le romancier. Une Mme Laval, marchande de dentelles de Malines, le défendait au contraire et lui trouvait du fonds. On était alors en 1789, de sorte qu’il fut question pendant le repas de la nouvelle constitution du clergé, de l’extinction des privilèges nobiliaires et des réformes législatives. Restif, se voyant au milieu de bonnes gens bien ronds, et qui l’écoutaient en général avec faveur, développa une foule de systèmes excentriques. Le sourd les hachait de coq-à-l’âne d’une manière fort incommode, l’homme en camelot blanc les perçait d’un trait vif ou d’une apostrophe pleine de gravité. On finit, selon l’usage d’alors, par des lectures. Mercier lut un fragment de politique, Legrand d’Aussy une dissertation sur les montagnes d’Auvergne. Restif développa son système de physique, qu’il proclamait plus raisonnable que celui de Buffon, plus vraisemblable que celui de Newton. On se jeta à son cou, on proclama le tout sublime. Le surlendemain, l’abbé Fontenai, qui s’était trouvé aussi au déjeûner, lui apprit qu’il avait été victime d’un projet de mystification dont le résultat du reste avait tourné à son honneur. La marchande de mousseline était la duchesse de Luynes, la marchande de dentelle était la comtesse de Laval, la femme de chambre était la duchesse de Mailly ; le Nicodème, Matthieu de Montmorency ; le sourd, l’évêque d’Autun ; l’homme en camelot, l’abbé Sieyès, qui, pour réparer la sévérité de ses observations, envoya à Restif la collection de ses écrits. On avait voulu voir le Jean-Jacques des halles dans toute sa fougue et dans toute sa désinvolture cynique. On ne trouva en lui qu’un conteur amusant, un utopiste quelque peu téméraire, un convive assez peu fait aux usages du monde pour s’écrier que c’était la première fois qu’il mangeait des huîtres, mais prévenant avec les dames et s’occupant d’elles presque exclusivement. Si en effet quelque chose peut atténuer les torts nombreux de l’écrivain, son incroyable personnalité et l’inconséquence continuelle de sa conduite, c’est qu’il a toujours aimé les femmes pour elles-mêmes avec dévoûment, avec enthousiasme, avec folie. Ses livres seraient illisibles autrement.

Mais bientôt nous voici en pleine Révolution. Le philosophe qui prétendait effacer Newton, le socialiste dont la hardiesse étonnait l’esprit compassé de Sieyès, n’était pas un républicain. Il lui arrivait, comme aux principaux créateurs d’utopies, depuis Fénélon et Saint-Pierre jusqu’à Saint-Simon et Fourier, d’être entièrement indifférent à la forme politique de l’État. Le communisme même, qui formait le fond de sa doctrine, lui paraissait possible sous l’autorité d’un monarque, de même que toutes les réformes du Pornographe et du Gynographe lui semblaient praticables sous l’autorité paternelle d’un bon lieutenant de police. Pour lui comme pour les musulmans, le prince personnifiait l’État propriétaire universel. En tonnant contre l’infâme propriété (c’est le nom qu’il lui donne mille fois), il admettait la possession personnelle, transmissible à certaines conditions, et jusqu’à la noblesse, récompense des belles actions, mais qui devait s’éteindre dans les enfants, s’ils n’en renouvelaient la source par des traits de courage ou de vertu.

Dans le second volume des Contemporaines, Restif donne le plan d’une association d’ouvriers et de commerçants qui réduit à rien le capital : — c’est la banque d’échange dans toute sa pureté. — Voici un exemple. Vingt commerçants, ouvriers eux mêmes, habitent une rue du quartier Saint-Martin. Chacun d’eux est le représentant d’une industrie utile. L’argent manque par suite des inquiétudes politiques, et cette rue, autrefois si prospère, est attristée de l’oisiveté forcée de ses habitants. Un bijoutier-orfèvre qui a voyagé en Allemagne, qui y a vu les hernutes, conçoit l’idée d’une association analogue des habitants de la rue : — on s’engagera à ne se servir d’aucune monnaie et à tout acheter ou vendre par échange, de sorte que le boulanger prenne sa viande chez le boucher, s’habille chez le tailleur et se chausse chez le cordonnier ; tous les associés doivent agir de même. Chacun peut acquérir ou dépenser plus ou moins, mais les successions retournent à la masse, et les enfants naissent avec une part égale dans les biens de la société ; ils sont élevés à frais communs, dans la profession de leur père, mais avec la faculté d’en choisir une autre en cas d’aptitude différente ; ils recevront du reste une éducation semblable. Les associés se regarderont comme égaux, quoique quelques-uns puissent être de professions libérales, parce que l’éducation les mettra au même niveau. Les mariages auront lieu de préférence entre des personnes de l’association, à moins de cas extraordinaires. Les procès seront soutenus pour le compte de tous ; les acquisitions profiteront à la masse, et l’argent qui reviendra à la société par suite de ventes faites en dehors d’elle sera consacré à acheter les matières premières en raison de ce qui sera nécessaire pour chaque état. — Tel est ce plan, que l’auteur n’avait pas du reste l’idée d’appliquer à la société entière, car il donne à choisir entre différentes formes d’association, laissant à l’expérience les conditions de succès de la plus utile, qui absorberait naturellement les autres. Quant à la vieille société, elle ne serait point dépouillée, seulement elle subirait forcément les chances d’une lutte qu’il lui serait impossible de soutenir longtemps.

Cependant l’écrivain vieillissait, toujours morose de plus en plus, accablé par les pertes d’argent, par les chagrins de son intérieur. Sa seule communication avec le monde était d’aller le soir au café Manoury, où il soutenait parfois à voix haute des discussions politiques et philosophiques. Quelques vieux habitués de ce café, situé sur le quai de l’École, ont encore présents à la mémoire sa vieille houppelande bleue et le manteau crotté dont il s’enveloppait en toute saison. Le plus souvent il s’asseyait dans un coin, et jouait aux échecs jusqu’à onze heures du soir. À ce moment, que la partie fût achevée ou non, il se levait silencieusement et sortait. Où allait-il ? Les Nuits de Paris nous l’apprennent : il allait errer, quelque temps qu’il fît, le long des quais, surtout autour de la Cité et de l’île Saint-Louis ; il s’enfonçait dans les rues fangeuses des quartiers populeux, et ne rentrait qu’après avoir fait une bonne récolte d’observations sur les désordres et les scènes sanglantes dont il avait été le témoin. Souvent il intervenait dans ces drames obscurs, et devenait le don Quichotte de l’innocence persécutée ou de la faiblesse vaincue. Quelquefois il agissait par la persuasion ; parfois aussi son autorité était due au soupçon qu’on avait qu’il était chargé d’une mission de police.

Il osait davantage encore en s’informant auprès des portiers ou des valets de ce qui se passait dans chaque maison, en s’introduisant sous tel ou tel déguisement dans l’intérieur des familles, en pénétrant le secret des alcôves, en surprenant les infidélités de la femme, les secrets naissants de la fille, qu’il divulguait dans ses écrits sous des fictions transparentes. De là des procès et des divorces. Un jour, il faillit être assassiné par un certain E… dont il avait fait figurer la femme dans ses Contemporaines. C’était habituellement le matin qu’il rédigeait ses observations de la veille. Il ne faisait pas moins d’une nouvelle avant le déjeûner. Dans les derniers temps de sa vie, en hiver, il travaillait dans son lit faute de bois, sa culotte par-dessus son bonnet, de peur des courants d’air. Il avait aussi des singularités qui variaient à chacun de ses ouvrages, et qui ne ressemblaient guère aux singularités en manchettes d’Haydn et de M. de Buffon. Tantôt il se condamnait au silence comme à l’époque de sa rencontre avec Cubières, tantôt il laissait croître sa barbe, et disait à quelqu’un qui le plaisantait : « Elle ne tombera que lorsque j’aurai achevé mon prochain roman. — Et s’il a plusieurs volumes ? — Il en aura quinze. — Vous ne vous raserez donc que dans quinze ans ? — Rassurez-vous, jeune homme, j’écris un demi-volume par jour. »

Quelle fortune immense il eût faite de notre temps en luttant de vitesse avec nos plus intrépides coureurs du feuilleton, et de fougue triviale avec les plus hardis explorateurs des misères de bas étage ! Son écriture se ressent du désordre de son imagination ; elle est irrégulière, vagabonde, illisible ; les idées se présentent en foule, pressent la plume, et l’empêchent de former les caractères. C’est ce qui le rendait ennemi des doubles lettres et des longues syllabes, qu’il remplaçait par des abréviations. Le plus souvent, comme on sait, il se bornait à composer à la casse son manuscrit. Il avait fini par acquérir une petite imprimerie où il casait lui-même ses ouvrages, aidé seulement d’un apprenti.

La révolution ne pouvait lui être chère d’aucune manière, car elle mettait en lumière des hommes politiques fort peu sensibles à ses plans philanthropiques, plus préoccupés de formules grecques et romaines que de réformes fondamentales. Babeuf aurait pu seul réaliser son rêve ; mais, découragé de ses propres plans à cette époque, Restif ne marqua aucune sympathie pour le parti du tribun communiste. Les assignats avaient englouti toutes ses économies, qui ne se montaient pas à moins de 74,000 fr., et la nation n’avait guère songé à remplacer, pour ses ouvrages, les souscriptions de la cour et des grands seigneurs dont il avait usé abondamment. Toutefois Mercier, qui n’avait pas cessé d’être son ami, fit obtenir à Restif une récompense de 2,000 fr. pour un ouvrage utile aux mœurs, et le proposa même pour candidat à l’Institut national. Le président répondit dédaigneusement : « Restif de la Bretone a du génie, mais il n’a point de goût. — Eh ! messieurs, répliqua Mercier, quel est celui de nous qui a du génie ! »

On rencontre dans les derniers livres de Restif plusieurs récits des événements de la révolution. Il en rapporte quelques scènes dialoguées dans le 5e volume du Drame de la Vie. Il est à regretter que ce procédé n’ait pas été suivi plus complètement. Rien n’est saisissant comme cette réalité prise sur le fait. Voici, par exemple, une scène qui se passe le 12 juillet devant le café Manoury :

« Un homme, des femmes. — Lambesc ! Lambesc !… on tue aux Tuileries !

Une marchande de billets de loterie. — Où courez-vous donc ?

Un fuyard. — Nous remmenons nos femmes.

La marchande. — Laissez-les s’enfuir seules, et faites volte-face.

Son futur. — Allons ! allons, rentrez. »

Il n’y a rien de plus que ces cinq lignes ; on sent la vérité brutale : les dragons de Lambesc qui chargent au loin, les portes qui se ferment, une de ces scènes d’émeute si communes à Paris.

Plus loin Restif met en scène Collot-d’Herbois, et le félicite de son Paysan magistrat ; mais Collot n’est préoccupé que de politique. « Je me suis fait jacobin, dit-il ; pourquoi ne l’êtes-vous pas ? — À cause de trois infirmités très gênantes… — C’est une raison. Je vais me livrer tout entier à la chose publique, et je ne perdrai ni mon temps ni mes peines. D’abord je veux m’attacher à Robespierre ; c’est un grand homme. — Oui, invariable. » Collot continue : « J’ai l’usage de la parole, j’ai le geste, la grâce dans la représentation… J’ai une motion à faire trembler les rois. Je viens de faire l’Almanach du père Gérard, — excellent titre. Je tâcherai d’avoir le prix pour l’instruction des campagnes ; mon nom se répandra dans les départements ; quelqu’un d’eux me nommera… »

La silhouette de Collot-d’Herbois n’est-elle pas là tout entière ? Mais l’auteur ne s’en est pas tenu toujours à ces portraits rapides, et, à côté de ces esquisses fugitives, on trouve des pages qui s’élèvent presque à l’intérêt de l’histoire, comme celles qu’il consacre à Mirabeau, et que cette grande figure semble avoir illuminées de son immense reflet.

V.

UNE VISITE À MIRABEAU.

Le dialogue de Restif et de Mirabeau est un des plus curieux chapitres des Mémoires de Nicolas. L’auteur, qui avait la rage des pseudonymes, se déguise ici sous le nom de Pierre qu’il a employé déjà dans d’autres ouvrages. « En approchant de Mirabeau, dit-il, je vis un homme qui était dans un resserrement de cœur et qui avait besoin de s’épancher. » Restif lui manifesta des doutes sur la pureté de cette révolution qui avait commencé par des meurtres :

« Réfléchi par caractère, ajouta-t-il, et courageux par réflexion, les têtes m’effrayèrent ; lorsque je rencontrai le corps de Bertier traîné par vingt-quatre polissons, je frémis, — je me tâtai pour sentir si ce n’était pas moi… Cependant, à la vue de la Bastille prise et démolie, je sentis un mouvement de joie… je l’avais redoutée, cette terrible Bastille !

» Mirabeau en ce moment me serra la main avec transport : Regarde-moi, dit-il ; toute l’énergie des Français réunis n’égale pas celle qui était dans cette tête ; mais, hélas ! elle diminue !… C’est moi qui ai fait prendre la Bastille, tuer Delaunay, Flesselle… C’est moi qui ai voulu que le roi vînt à Paris le 17 juillet : ce fut moi qui le fis garder, recevoir, applaudir ; c’est moi qui, voyant les esprits se rasseoir, fis arrêter Bertier à Compiègne par un des miens, qui le fis demander à Paris, qui, la veille de son arrivée, cherchai un vieux bouc émissaire dans Foulon, son beau-père, que je fis dévouer aux mânes du despotisme ministériel : ce fut moi qui fis porter sa tête enfourchée au-devant de son gendre, non pas pour augmenter l’horreur des derniers moments de cet infortuné, mais pour mettre de l’énergie dans l’âme molle et vaudevillière des Parisiens par cette atrocité… Tu sais que je réussis, que je fis fuir d’Artois, Condé, tous les plats courtisans et les impudentes courtisanes, c’est moi qui ai tout fait, et, si la révolution réussit jusqu’à un certain point, j’aurai un jour un temple et des autels. N’oublie pas ce que je te dis là… Continue tes questions ; j’y répondrai, quand il le faudra.

» — Et Versailles, les 5 et 6 octobre ?

» — Versailles ! s’écria Mirabeau. (Il se tut d’abord et marcha vite…) Versailles ! c’est mon chef-d’œuvre… Mais, va, va !

» — Je t’écoute, et je te jure un inviolable silence !

» — Je ne sais ce que tu veux dire par ton silence inviolable, car tu as des termes à toi : on ne viole pas le silence, mais la grammaire !… Apprends que c’est moi qui ai fait venir ici et l’Assemblée nationale, et le roi, et la cour. D’Orléans n’a seulement pas été consulté, quoiqu’il payât… Juge combien étaient ridicules les informations de ce vil Châtelet, que j’avais fait nommer juge des crimes de lèse-nation, et qui, s’il n’avait pas été composé de têtes à perruques, aurait pu devenir quelque chose !… Mais l’horrible et nécessaire spectacle de Foulon, de Bertier (c’est ceci qui a creusé l’effroi ; la Bastille, Delaunay, Flesselle, n’avaient effrayé que la cour), avait bouleversé toute l’infâme oligarchie des prêtres, des robins, des sous-robins, et même de l’officiaille, à la tête de laquelle mon frère voulait se mettre : malheureusement pour lui, quand nos parents le firent, mon père était auteur et ma mère ivre, de sorte qu’il n’a que la soif pour toute énergie… Je sentais depuis longtemps que, tant que nous serions à Versailles, nous ne ferions rien qui vaille, environnés que nous étions de gardes-du-corps et de gardes-suisses, qu’un souris, une caresse pouvait mettre dans le parti de la cour ; j’arrangeai mâlement tout cela. Je n’en voulais aux jours de personne ; je voulais, après avoir soûlé le peuple d’anarchie, comme pendant les cinq jours d’interrègne des anciens Perses, rétablir le roi, et me faire… maire du palais… Mais, ayant pris toute la canaille, jusqu’aux dévergondées de la rue Jean Saint-Denis, il arriva quelque désordre que je sus arrêter par mes émissaires. Quelques-unes de ces malheureuses menacèrent la reine ; je l’appris, et je les fis fusiller adroitement. L’effervescence était telle, que tout Paris fut ébranlé, tout, honnêtes, déshonnêtes, malhonnêtes, catins, femmes mariées, jeunes filles, gens de courage et lâches ; on vit, dans la bagarre, jusqu’au petit Rochelois Nougaret, qui talonnait le chasseur Josse, récemment libraire… J’en ai ri de bon cœur ; je me croyais au spectacle de la Grand’-Pinte, et qu’on y donnait la tragédie du Peccata ; passe-moi cette idée bouffonne, la dernière peut-être que j’aurai ; elle me fut suggérée en voyant dans la troupe une foule de bas auteurs, Camille Desmoulins à côté de Durosoi, Royou en garçon tailleur, Geoffroy en cordonnier, l’abbé Poncelin en ramoneur, Mallet-du-Pan en écrivain des Charniers, Dussieux et Sautereau en charcutiers, l’abbé Noël et Rivarol en perruquiers… »

Ici, l’énumération devient satirique et attaque la plupart des auteurs du temps ; on cite même une certaine auteuse, à cheval sur un canon, qui criait : « Ma rose au premier héros ! — En avez-vous un million ? » lui répondit un enthousiaste. Mirabeau se compare lui-même au frère Jean des Enthomures, et, après le récit bouffon de cette expédition terrible, se plaint de ses ennemis, qui ont gagné par de l’or une petite juive, sa maîtresse, appelée Esther Nomit… « Mais je le sais, ajoute-t-il, et je trompe Dalila et les Philistins. »

Puis la conversation se porte sur l’abolition de la noblesse, sur la nouvelle constitution du clergé, avec des interruptions et des à parte bizarres, qui rappellent le dialogue du Neveu de Rameau. Mirabeau se livre à de longues tirades, qu’il interrompt de temps en temps pour reprendre haleine, en disant à son interlocuteur : « Allons, parle, continue… car, je le sais, tu aimes à pérorer… » Puis, à la première objection, il lui crie : « Ô buse !… pauvre homme ! je t’ai vu plus de verve autrefois. » Puis il entame une dissertation sur les biens du clergé, et se plaint du peu de talent que Maury a déployé à la tribune dans cette question. « Voilà ce que j’aurais dit à sa place, » s’écrie-t-il, et, se promenant dans sa chambre comme un lion dans une cage, il prononce tout le discours qu’aurait dû tenir l’abbé Maury. De temps en temps il s’interrompt, s’étonnant de ne pas entendre les applaudissements de l’assemblée, tant il est à son rôle. Il s’applaudit des mains, il pleure aux arguments qu’il arrache à l’éloquence supposée de son adversaire ; puis, quand l’émotion qu’il s’est produite à lui-même s’est dissipée, il essuie la sueur de son front, relève sa noire chevelure, et dit : « Et, si Maury avait eu le nerf de parler ainsi, voilà ce que j’aurais répondu… » Nouveau discours qui dure une heure et amène une péroraison qu’il commence par : « Je me résume, messieurs… » Enfin il éclate de rire en s’apercevant qu’il vient d’épuiser ses poumons pour un seul auditeur.

Il revient à la discussion simple, et fait le portrait de Necker :

« … Un grand homme, parce qu’il a eu par hasard une grande place… Du reste, plus petit en place que dehors, comme tous les hommes médiocres… Il était calqué pour être premier commis ; il aurait pu ne pas se déshonorer dans cette position, où l’on n’est jamais vu qu’à demi-jour. C’est aujourd’hui un piètre sire, incapable d’une résolution solide, et qui revient par pusillanimité à la noblesse, qui le hait et le méprise. Il est étonné de ce qu’il a fait, comme les sots et les petits scélérats… Juge combien de pareils hommes doivent m’inspirer de mépris, à moi qui marcherais seul contre un million ! Eh ! combien dans notre assemblée sont des Mirabeau en apparence, qui eussent été des Necker, s’ils n’avaient pas été soutenus par une assemblée !… Non, mon ami, je n’en vois pas un, pas un, qui eût fait seul ce que j’ai fait seul… Quand j’ai tenu le despotisme ministériel dans mes mains nerveuses, je l’ai serré à la gorge ; je lui ai dit : Combat à mort ! je t’étouffe, ou tu m’étoufferas ! Je l’ai presque étouffé… mais il me garde un croc-en-jambe…

» — En vérité, je crois, lui dis-je alors, mon cher Riquetti, que vous feriez un grand ministre !… Puissiez-vous réussir à mériter dans cette place la seule véritable gloire, celle de contribuer au bonheur des peuples !…

» — Te voilà donc aussi dans la triviale vertu de nos philosophistes ! Le peuple ! le peuple ! Le peuple est fait pour les gens de mérite, qui sont le cerveau du genre humain : ce n’est que par et pour nous qu’il doit être heureux. Moïse a été le cerveau juif, Mahomet le cerveau arabe ; Louis XIV, tout petit qu’il fût, a été le cerveau français pendant quarante ans… C’est moi qui le suis maintenant. »

Ici Restif pose la question de savoir si la liberté est un bien pour les individus.

« La liberté, dit Mirabeau, n’est pas un avantage réel pour les enfants, les imbéciles, les fous,… pour certains hommes qui ne sont pas fous, mais dont la judiciaire est fausse, — comme sont tous les scélérats, les timbrés, les méchants par caractère, — les trop passionnés, comme nous l’avons été quelquefois, ajoute-t-il, les joueurs, les débauchés, les ivrognes, en un mot les trois quarts des hommes !… »

Le républicisme, ajoute-t-il, comme le conçoivent Robespierre et quelques autres, est l’anarchisme, un gouvernement inétablissable ; mais les chefs qui sont dans l’assemblée nationale sont soutenus par des subalternes, auxquels on ne fait pas assez d’attention : Camille Desmoulins, qui crie, clabaude, a la plus mauvaise tête, parle mal, écrit bien ; un homme plus obscur, Danton, est un fourbe, fripon, égoïste, scélérat dans toute la force du terme, comme certaines gens disent que je le suis ; un autre intrigant, qui se remue, s’agite, a une immense activité, l’ex-capucin Chabot ; un honnête homme, mais trop exalté, c’est Grangeneuve… Oh ! que je plains la nation, si ces fous sont mis en place ! Que je plains la nation, si l’on y met des nullités, comme nous en avons tant dans notre assemblée actuelle ! Une foule de procureurs, d’avocats, des Chapelier, des Sumac, des… des… empestent l’Assemblée de l’esprit d’astuce et de chicane… Mon ami, si je cesse d’exister, que ces plumassiers feront de mal !… Si un homme méprisé, comme ce faquin de Robespierre, venait à acquérir quelque prépondérance, vous le verriez devenir grave, couvert, atroce… Moi seul, je pourrais l’arrêter… »

Peu de jours après cette conversation, Mirabeau mourut. « Je ne pus entrer, dit l’écrivain, pendant sa dernière maladie, parce que je n’étais pas connu de ses alentours, surtout du sieur Cabanis… Ah ! si Préval avait vécu, Mirabeau vivrait encore ! » Préval était un médecin qui avait sauvé Restif de plusieurs maladies dangereuses.

Restif attribue à la mort de Mirabeau la chute suprême de la monarchie. C’est en se voyant privés de ce dernier appui, appui intéressé sans doute, puisque Mirabeau comptait devenir une sorte de maire du palais, que Louis XVI et Marie-Antoinette se décidèrent au voyage de Varennes… « Cet homme était, dit-il ailleurs, le dernier espoir de la patrie, que ses vices mêmes eussent sauvée… tandis que les vertus des sots, tels que Chamillard et d’Ormesson, l’ont perdue. » Et, revenant sur ses propres misères, causées par la dépréciation des assignats, qui lui faisait perdre ses 74,000 fr. d’économies, il se rappelle avec amertume que Mirabeau lui avait dit : « Il faudrait déchirer à coups de nerf de bœuf tout marchand d’argent, et faire brûler vif ou piler dans un mortier tout dépréciateur des assignats. »

VI.

LA VIEILLESSE DU ROMANCIER.

À cette époque, Restif de la Bretone passait une partie de ses journées au Palais-Royal, où s’était établie une sorte de bourse qui devenait le thermomètre de la valeur des assignats. Tous les jours il voyait sa fortune fondre et espérait en vain un retour favorable : — les derniers volumes des Nuits de Paris sont pleins d’imprécations contre les agioteurs qui faisaient monter l’or à des prix fabuleux et anéantissaient les richesses en papier de la république ; — puis il allait passer ses soirées au Caveau, car ses ressources ne lui permettaient plus le café Manoury. Lorsque, par une réaction rare, l’assignat avait haussé dans la journée, il emmenait quelques femmes de moyenne vertu souper à la Grotte flamande, où l’on se permettait encore quelques orgies à bon marché. Ses chagrins affaiblissaient parfois son esprit, toujours enthousiaste, et dans chaque jolie personne au pied fin et à la chaussure élégante il croyait retrouver une de ses filles, produit des bonnes fortunes si nombreuses de sa jeunesse. Il est probable qu’on abusait souvent de cette monomanie paternelle pour obtenir de lui des cadeaux ou des soupers.

Peu communicatif ou très prudent sur les matières politiques, il ne courut pas de dangers pendant l’époque de la terreur. Les hommes lui importaient peu, et l’ambition des partis lui répugnait. Ce qu’il voyait se passer à cette époque ne répondait nullement à ses rêves. Personne ne songeait au communisme ; parmi les jacobins tout au plus, on voulait le partage des biens, c’est-à-dire une autre forme de la propriété, — la propriété morcelée, populaire. — Quant au panthéisme, qui donc y pensait, sinon un petit nombre d’illuminés ?… On était généralement athée. La fête donnée par Robespierre à l’Être suprême lui parut une tendance bien faible vers une rénovation philosophique ; toutefois il eut quelque regret à voir Robespierre renversé par des gens qui ne le valaient pas. À partir de ce moment, son homme fut Bonaparte. Dans les écrits mystiques des derniers jours de sa vie, il le représente comme un esprit médiateur, issu de la planète de Syrius, et qui a mission de sauver la France. Pour comprendre cette supposition étrange, il faut se faire une idée du livre de Restif, intitulé Lettres du Tombeau ou les Posthumes, qui parut sous le nom de Cazotte.

Les deux premiers volumes de cet ouvrage furent inspirés par une idée charmante de la comtesse de Beauharnais et faits en partie par Cazotte, ainsi que Restif le reconnaît dans ses Mémoires. — Un jeune homme nommé Fontlèthe est amoureux de la femme d’un magistrat, ce personnage est fort âgé, et la femme, victime d’un mariage de convenance, promet à Fontlèthe qu’il sera éventuellement son second époux. Le jeune homme se fatigue d’attendre ; dans un moment de découragement, il renonce à la vie et prend de l’opium. En ce moment on lui apporte un billet de faire-part qui l’instruit de la mort du magistrat. Désespéré doublement, il court chez son médecin, qui lui donne un contre-poison. Il se croit sauvé : il épouse bientôt celle qu’il aimait ; mais, quelques jours après le mariage, une langueur inconnue le saisit : il consulte la faculté. C’est le poison mal combattu qui cause son mal. On lui annonce, sur ses instances réitérées, qu’il n’a plus guère qu’un an à vivre. La mort l’épouvante moins que la pensée de quitter une femme jeune, honnête, il est vrai, mais qui ne peut manquer de se remarier après lui. Il conçoit alors un projet singulier, c’est de s’éloigner de sa femme et de faire en sorte qu’elle ignore le moment où il mourra. Il demande au ministre une mission pour l’Italie et part pour Florence, sous prétexte de services importants à rendre à l’état. Il prolonge son séjour sous divers motifs, et, dans l’année qui lui reste, écrit une série de lettres qui devront être adressées à sa femme de différents points de la terre et à diverses époques, comme si l’état l’eût envoyé de pays en pays sans qu’il pût refuser ses services. Ces lettres, confiées à des amis sûrs, se succèdent, en effet, pendant plusieurs années, apportant la consolation à cette veuve sans le savoir. Le correspondant posthume n’a eu qu’une pensée, c’est de prouver à sa femme, un peu adonnée aux idées matérialistes du temps, que l’âme survit au corps et retrouve dans d’autres régions toutes les personnes aimées. Ce cadre est fort beau sans doute ; seulement Restif, qui, en réalité, est une sorte de spiritualiste païen, tire de la doctrine des Indous et des Égyptiens la plupart de ses arguments. Tantôt l’âme repasse dans un autre corps après mille ans, comme chez les anciens ; tantôt elle s’élève dans les astres et y découvre des paradis innombrables, comme dans Swedenborg ; tantôt elle s’éthérise et passe à l’état d’ange ailé, comme dans Dupont de Nemours ; mais après toutes ces hypothèses, le véritable système se démasque, et on arrive à une cosmogonie complète, qui présente la plupart des suppositions du système de Fourier. Un personnage nommé Multipliandre a trouvé le secret d’isoler son âme de son corps et de visiter les astres sans perdre la possibilité de rentrer à volonté dans sa guenille humaine. Il s’établit, sur un sommet des Alpes, dans une grotte couverte par les neiges, et, s’étant enduit de substances conservatrices et placé dans un coffre bien défendu contre les ours, il arrive à cet état d’extase et d’insensibilité où certains santons indiens se réduisent, dit-on, pendant des mois entiers. Là commence la description des planètes, des soleils et des cométo-planètes, avec une hardiesse d’hypothèses qu’on ne nous a pas épargnée depuis. Il est fort curieux de pénétrer dans cet univers formulé, après tout, d’après quelques bases scientifiques, où nous trouvons la lune sans atmosphère, Mars habité par des poissons à trompe et le soleil par des hommes d’une telle taille que le voyageur ne trouve à causer là qu’avec un ciron qui se promène sur l’habit d’un individu solaire : cet insecte n’a qu’une lieue de haut et son intelligence, quoique fort supérieure, se rapproche de celle des hommes. Il explique que l’être suprême n’est qu’un immense soleil central, cerveau du monde, duquel émanent tous les soleils ; chacun d’eux vivant et raisonnant et donnant le jour à des cométo-planètes, c’est-à-dire les secouant dans l’espace, à peu près comme l’aster de nos jardins secoue ses graines. Quand les cométo-planètes sont ce qu’on appelle aujourd’hui des nébuleuses, elles nagent dans l’éther comme des poissons dans l’eau, s’accouplent et produisent des astroïdes plus petites. En mourant, elles se fixent et deviennent satellites ou planètes. Dans cet état, elles ne subsistent plus que quelques milliards d’années, et c’est de leur décomposition successive que naissent les végétaux, les animaux et les hommes. Les espèces dégénèrent à mesure que la corruption s’avance ; la planète se pourrit tout-à-fait ou se dessèche, et finit par être la proie d’un soleil qui la consume pour en reproduire les éléments sous les formes nouvelles. Le ciron solaire n’en sait pas davantage, et l’auteur avoue qu’il peut s’être trompé sur bien des points ; mais combien ces données sont déjà supérieures à l’intelligence des hommes ! Multipliandre finit par trouver le secret de créer une race d’hommes ailés et d’en repeupler la terre. Du reste, la plupart des hypothèses de ce livre sont présentées sous la forme caustique de Micromégas et de Gulliver : c’est ce qui en fait supporter la lecture.

Jamais écrivain ne posséda peut-être à un aussi haut degré que Restif les qualités précieuses de l’imagination. Cependant sa vie ne fut qu’un long duel contre l’indifférence. Un cœur chaud, une plume pittoresque, une volonté de fer, tout cela fut insuffisant à former un bon écrivain. — Il a vécu avec la force de plusieurs hommes ; il a écrit avec la patience et la résolution de plusieurs auteurs. Diderot lui-même plus correct, Beaumarchais plus habile, ont-ils chacun la moitié de cette verve emportée et frémissante, qui ne produit pas toujours des chefs-d’œuvre, mais sans laquelle les chefs-d’œuvre n’existent pas ? — Son style, chacun le connaît par l’une ou l’autre de ces œuvres qu’on n’avoue guère avoir lues, mais où l’on a parfois jeté les yeux. Une ligne qui serait digne des classiques apparaît tout à coup au milieu du fumier comme les joyaux d’Ennius. On connaît déjà celle-ci : « Les mœurs sont un collier de perles ; ôtez le nœud, tout défile. » Veut-il peindre un homme d’un trait, le voici : « Mirabeau servait les patriotes comme Santeuil louait les saints, avec un mauvais cœur. » Quand le mot lui manque, il le crée, heureusement quelquefois. C’est ainsi qu’il parlera d’un sourire cythéréique, de la mignonnesse d’une femme… « Je chimérais, dit-il, en attendant le bonheur. »

Pour trouver dans le passé un pendant à Restif de la Bretone, il faudrait remonter jusqu’à Cyrano de Bergerac pour l’extravagance des hypothèses, jusqu’à Furetière pour ces facéties d’analyse morale et de langage où il se complaît, jusqu’à d’Aubigné pour cette audace d’immoralité gauloise qu’il ne sut point supporter, — car, très capable souvent d’afféterie et de recherche prétentieuse, il appliquait d’autres fois le mot propre à des détails qu’il eût mieux valu cacher. — Comme Voltaire, à l’école duquel il s’honorait d’appartenir, il haïssait les critiques, les feuillistes, et les attaquait souvent en termes peu mesurés. Il les appelle soit des malhonnêtes gens, soit des polissons cruels ; Laharpe est pour lui un stupide animal qu’il faudrait traîner dans le ruisseau ; Fréron, un faquin ; Geoffroi, un pédant. De Marsy, éditeur de l’Almanach des Muses, est une simple brute qui a lu le Paysan perverti sans en être touché. — Ceci n’approche pas encore des aménités littéraires du vieillard de Ferney, mais Restif n’avait pas le crédit qu’il fallait pour hausser le ton à ce point. Toutefois sa susceptibilité vis-à-vis de critiques qui avaient été même bienveillants pour quelques-uns de ses écrits finit par amener à son égard la conspiration du silence. Il demeura le seul à annoncer ses livres, comme depuis longtemps il était le seul à les imprimer, et comme il finit plus tard à être le seul à les vendre. Les libraires l’aimaient peu, parce qu’une fois introduit dans leurs maisons, il racontait l’histoire galante de leurs femmes, s’éprenait de leurs filles, en faisait le portrait minutieux et parlait de leurs aventures. Ce n’était pas toujours un voile suffisant pour la curiosité que l’anagramme des noms qu’il employait volontiers. Mérigot devenait Torigém ; Vente, Etnev ; Costard, Dratsoc, ainsi de suite… si bien qu’il ne faut pas s’étonner de trouver sur ses derniers livres cette simple désignation : « Imprimé à la maison, et se vend chez Marion Restif, rue de la Bûcherie, no 27. » Ceci explique en partie le peu de succès de ses derniers ouvrages et la résolution qu’il prit de faire paraître le plus remarquable d’entre eux, les Lettres du Tombeau, sous le nom de Cazotte, qui du reste avait coopéré au plan de cette œuvre toute empreinte d’illuminisme.

On a dit à tort que Restif était mort dans la misère. La chute des assignats lui avait fait perdre ses économies ; le peu qu’il tirait de ses livres pendant la révolution le réduisait souvent à une gêne rendue plus pénible par ses charges de famille ; mais quelques amis, Mercier, Carnot et Mme de Beauharnais, le relevèrent dans ses moments les plus critiques, et, lorsque l’état devint plus tranquille, on lui procura une place de 4,000 francs, qu’il remplit jusqu’à sa mort arrivée en 1806.

Cubières-Palmezeaux publia, en 1811, un ouvrage posthume de Restif intitulé : Histoire des Compagnes de Maria. Le premier volume est consacré en entier à une appréciation littéraire qui, dans beaucoup de points, est spirituelle et bien sentie. Cubières cite un trait qui prouvera que Restif, bien que communiste, n’était pas un ennemi de la monarchie. Il avait à la convention nationale un ami qu’il aimait et estimait depuis longtemps. Le jour de la condamnation de Louis XVI, Restif alla, avec un pistolet dans sa poche, attendre son ami sous les portiques, et lui dit, quand il le vit sortir de l’assemblée : « Avez-vous voté la mort du roi ? — Non, je ne l’ai pas votée. — Tant mieux pour vous, reprit l’écrivain, car je vous aurais brûlé la cervelle. »

L’œuvre complète de Restif de la Bretone s’élève à plus de deux cents volumes. Nous n’avons pas compris dans notre énumération quelques romans-pamphlets tels que la Femme infidèle et Ingénue Saxancourt, dirigés l’un contre sa femme Agnès Lebègue, l’autre contre son gendre Augé. Cette rage de vouloir constamment prendre le public pour arbitre et pour juge de ses dissensions domestiques était devenue, dans les derniers temps de la vie du romancier, une véritable maladie, de celles que les médecins rangent parmi les variétés de l’hypocondrie. On conçoit qu’une injustice aveugle a pu résulter de cette disposition. Du reste, sa femme elle-même le comprit ainsi, car, dans une lettre adressée à Palmezeaux, qui lui demandait des renseignements sur le caractère de son mari, on ne trouve que des éloges sur sa bienfaisance et sur cette sympathie pour l’humanité en général, qui, ainsi que chez la plupart des réformateurs, ne se répandait pas toujours sur ses amis et sur ses proches.

Nous avons donné, avec trop de développement peut-être, le récit d’une existence dont l’intérêt ne réside sans doute que dans l’appréciation des causes morales qui ont amené nos révolutions. Les grands bouleversements de la nature font monter à la surface du sol des matières inconnues, des résidus obscurs, des combinaisons monstrueuses ou avortées. La raison s’en étonne, la curiosité s’en repaît avidement, l’hypothèse audacieuse y trouve les germes d’un monde. Il serait insensé d’établir sur ce qui n’est que décomposition efflorescente et maladive, ou mélange stérile de substances hétérogènes, une base trompeuse, où les générations croiraient pouvoir poser un pied ferme. L’intelligence serait alors pareille à ces lumières qui voltigent sur les marécages, et semblent éclairer la surface verte d’une immense prairie, qui ne recouvre cependant qu’une bourbe infecte et stagnante. Le génie véritable aime à s’appuyer sur un terrain plus solide, et ne contemple un instant les vagues images de la brume que pour les éclairer de sa lueur et les dissiper peu à peu des vifs rayons de son éclat.

Notre siècle n’a pas encore rencontré l’homme supérieur par l’esprit comme par le cœur, qui, saisissant les vrais rapports des choses, rendrait le calme aux forces en lutte et ramènerait l’harmonie dans les imaginations troublées. Nous sommes toujours en proie aux sophistes vulgaires, qui ne font que développer sous mille formes des idées dont ils n’ont pas même, on le voit, inventé les données premières. Il en est de même de cette école si nombreuse aujourd’hui d’observateurs et d’analystes en sous-ordre qui n’étudient l’esprit humain que par ses côtés infimes ou souffrants, et se complaisent aux recherches d’une pathologie suspecte, où les anomalies hideuses de la décomposition et de la maladie sont cultivées avec cet amour et cette admiration qu’un naturaliste consacre aux variétés les plus séduisantes des créations régulières.

L’exemple de la vie privée et de la carrière littéraire de Restif démontrerait au besoin que le génie n’existe pas plus sans le goût que le caractère sans la moralité. Les aveux qu’il fait des regrets et des malheurs constants qui ont suivi ses fautes nous ont paru compenser la légèreté de certains détails. Il y avait là une leçon qu’il fallait donner tout entière, et dont une réserve plus grande aurait peut-être affaibli la portée.


  1. Il est curieux de trouver en effet dans les premières années de Restif ce trait d’un sacrifice à l’Éternel, qui rappelle un récit analogue de Goëthe, devenu comme lui panthéiste plus tard.
  2. Bien des années plus tard, sous la République, l’auteur avait gardé un souvenir attendri de ce premier amour : « Citoyen lecteur, écrit-il, cette Jeannette Rousseau, cet ange, sans le savoir, a décidé mon sort. Ne croyez pas que j’eusse étudié, que j’eusse surmonté toutes les difficultés parce que j’avais de la force et du courage. Non ! Je n’eus jamais qu’une âme pusillanime ; mais j’ai senti le véritable amour : il m’a élevé au-dessus de moi-même et m’a fait passer pour courageux. J’ai tout fait pour mériter cette fille, dont le nom me fait tressaillir à soixante ans, après quarante-six ans d’absence… Oh ! Jeannette ! si je t’avais vue tous les jours, je serais devenu aussi grand que Voltaire, et j’aurais laissé Rousseau loin derrière moi ! Mais ta seule pensée m’agrandissait l’âme. Ce n’était plus moi-même ; c’était un homme actif, ardent, qui participait du génie de Dieu. »
  3. Il écrivait plus tard : « Sans mon amour du travail, je serais devenu un scélérat. »
  4. Restif de la Bretone prétend dans un des récits qu’il a faits de cette aventure qu’un homme était aposté pour le suivre et le tuer à l’écart, s’il avait tenté de suivre la dame mystérieuse. Le fait lui aurait été assuré depuis.
  5. Nicolas Restif a conservé ces détails minutieux pour marquer plus vivement son dernier jour de bonheur et d’illusions.
  6. Quinze ans après, l’écrivain disait, en racontant cette nuit d’angoisse : « Et alors je n’étais pas encore jaloux ! »
  7. Le Drame de la Vie, 5e volume, page 1251. (L’auteur suivait la pagination dans tous les volumes du même ouvrage.)
  8. Quelques années plus tard, Restif, arrivé à une plus grande réputation, reçut de la part de Joseph II un brevet de baron enfermé dans une tabatière ornée d’un portrait de l’empereur. Il renvoya le brevet, et garda l’image du souverain philosophe.