Les Iles de la côte allemande

Les Iles de la côte allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 190-202).
LES ÎLES DE LA CÔTE ALLEMANDE

Quand tous les Français, au moins deux fois par jour, se penchent anxieusement sur les cartes de l’Europe, le moment serait mal choisi de rappeler le mot de Gœthe. Me sera-t-il permis de dire, cependant, que, si nous avons fait depuis un an de grands progrès en géographie, il est encore certaines parties ou certains détails des théâtres d’opérations de cette grande guerre qui ne sont pas suffisamment connus ? Telles sont, il me semble, les îles qui bordent, sur la Mer du Nord et sur la Baltique, le littoral de l’Empire allemand. Tachons, dans une brève étude où je m’efforcerai de me tenir également éloigné d’une sèche nomenclature et de l’exposé de plans de campagne qui n’auraient rien à faire ici[1] ; tâchons, dis-je, de combler cette lacune de nos connaissances, en ce qui touche d’intéressantes parties du territoire de nos adversaires. On verra, j’espère, que le sujet en vaut la peine.

Je disais tout à l’heure : « les îles qui bordent le littoral de l’Empire allemand.., » Il convient de prendre l’expression au pied de la lettre. C’est en effet l’une des plus essentielles caractéristiques de ces îles qu’elles sont toutes, — à l’exception du seul îlot d’Helgoland, — très voisines de la côte forme et que quelques-unes, celles de la Baltique, en particulier, y sont comme collées, n’étant séparées de la frange littorale que par des bras de mer d’une largeur inférieure, souvent, à celle des grands fleuves de l’Allemagne dans la dernière partie de leur cours. L’intérêt militaire de cette considération ne saurait échapper aux lecteurs de la Revue.

D’autre part, dans chacune des deux mers, — et ceci résulte naturellement du fait précédent, — les îles allemandes présentent à l’observateur les mêmes traits extérieurs que les portions les plus voisines du continent dont elles sont détachées. Le chapelet régulier des îles de la Frise orientale (Ost Friesische Inseln) ne se distingue de l’Harrlingerland, sablonneux, bas, humide, bordé de digues, que par les chenaux maritimes qui séparent ces îles l’une de l’autre. C’est peut-être l’ancien ourlet de dunes qui a été déchiré par un violent assaut de la mer, celui qui, au XIIIe siècle, forma le Zuyderzée.

Moins régulier dans son tracé d’ensemble, le groupe des îles de la Frise septentrionale (Nord Friesische Inseln) offre aussi les mêmes caractères que la lisière maritime du Slesvig dont il couvre l’abord occidental : derrière le cordon de dunes ou de digues, on y voit des polders déjà très raffermis et utilisés par la culture

Dans la mer Baltique, Alsen ne se distingue pas du Sundewitt, ni Fehmarn du Wagrien, qui va de Kiel à Lübeck ; et si la grande île de Rügen montre, dans sa péninsule septentrionale de Wittow-Jasmund seulement, des falaises crayeuses qui rappellent un peu prématurément celles des promontoires de la Prusse orientale, Usedom et Wollin, les deux îles du delta de l’Oder ont, toutes deux, la même physionomie que la côte poméranienne dont elles forment l’exact prolongement.

Venons-en maintenant à quelques détails et, tout d’abord, examinons les longues îles sablonneuses de la Frise orientale.

La première, en partant de l’Ouest, est l’ile de Borkum, qui partage en deux branches l’embouchure de l’Ems. De ces deux branches, une seule, l’Ems occidental, compris entre Borkum et l’Ile hollandaise de Rottum, puis entre la province néerlandaise de Groningue et le cercle hanovrien d’Emden, est utilisée par la navigation. Le mouillage de Borkum, qui s’étend du Sud-Ouest au Sud de l’île, est excellent et fréquenté par les escadres allemandes. La défense de cet ancrage, en même temps que du fleuve et de l’important port d’Emden, est assurée depuis quelques années par des batteries dressées sur la face Ouest de Borkum, à peu de distance d’une ancienne redoute française, — la Franzosischc Schanze, — qui nous rappelle qu’il y a cent cinq ans Borkum faisait partie de l’Empire napoléonien (département des Bouches-de-l’Ems). D’ailleurs on les retrouve partout, ces redoutes françaises, sur le littoral allemand, aussi bien dans la Baltique que dans la Mer du Nord. Leur construction et leur armement firent partie de l’ensemble des mesures prises par Napoléon pour interdire aux Anglais l’accès de cette longue bande de côtes derrière laquelle se pressaient des peuples irrités contre le blocus continental qui les privait des sucres, des épices, des lainages, des cotonnades que leur offrait la Grande-Bretagne. Tout est renversé aujourd’hui, et on a pu lire dans un grand journal français la poignante lettre dans laquelle sir William Ramsay, le célèbre chimiste, adjure pour la seconde fois le gouvernement britannique de déclarer contrebande de guerre ce coton avec lequel les Allemands fabriquent les explosifs qui tuent les soldats alliés[2].

Je parlais tout à l’heure de l’importance du port d’Emden, qui s’est complètement transformé depuis une vingtaine d’années. Cette importance n’est pas seulement commerciale. Dans sa poussée vers l’Ouest, vers l’Angleterre ennemie, la politique militaire de l’Empereur allemand ne pouvait négliger un point aussi bien placé et un havre aussi sûr. Le secret fut d’ailleurs mal gardé, — à dessein, peut-être, et dans des vues d’intimidation, — des travaux entrepris pour faire d’Emden le commode port d’embarquement de l’avant-garde de l’armée d’invasion. Ce n’était pas seulement la Grande-Bretagne que l’on visait. Emden n’est qu’à 19 kilomètres de Delfzijl, le port hollandais de l’Ems. Dans le cas d’un conflit où la Hollande prendrait parti contre l’Empire, la prise de possession des provinces septentrionales de la Néerlande pouvait être singulièrement facilitée par une descente, au moyen de laquelle on tournait les nombreuses lignes d’eau qui coupent la voie ferrée de Leer à Groningue et à Leeuwarden. En attendant, tout fut disposé, à Emden et à Borkum, pour le ravitaillement et les réparations courantes des sous-marins. La précaution s’est trouvée inutile après la prise d’Anvers et de Zéebrügge. La position de ce dernier port et son excellent outillage donnent, toute satisfaction aux envahisseurs de la Belgique.

Borkum est donc le point d’appui de la flotte allemande le plus rapproché de l’Angleterre. On se rappelle que c’est aux atterrages de cette île que s’est arrêtée la poursuite de l’escadre des croiseurs de bataille angla is, à la fin du brillant combat du Doggerbank (25 janvier 1915) où succomba le grand croiseur cuirassé Blücher. On peut considérer d’ailleurs l’île comme le pivot de l’aile gauche du dispositif général de la flotte allemande, l’aile droite s’appuyant à Sylt, île du groupe de la Nord-Friesland, tandis que le centre est soutenu par Helgoland avec, pour ligne de retraite et noyau de défense, la position de Cüxhaven-Brunsbüttel, dans l’estuaire de l’Elbe.


Je passe rapidement sur les îles qui forment, entre Borkum et Wangeroog, les grains du chapelet de la Frise orientale, les unes, comme Juist, Baltrum, Langeoog et Spikeroog, habitées par de simples pêcheurs, tandis qu’une autre, Norderney (qui s’insère entre Juist et Baltrum), adoptée par la mode, est devenue une très brillante station de baigneurs.

C’est la dernière île du groupe, celle de Wangeroog, qui, bordant exactement la passe extérieure la plus profonde de la Jade[3], est chargée de défendre les abords de Wilhelm’s haven, le grand arsenal allemand de la mer du Nord.

Nos adversaires ont longtemps hésité avant de fortifier cette île. La question était délicate. Wangeroog, éloignée de 8 kilomètres environ de la côte ferme, est à 28 kilomètres du fort le plus avancé de Wilhelm’s haven, celui de Rüstersiel. Il y a bien, à la pointe de Schillig-Horn, qui forme le mouillage extérieur de la Jade et qui reste à quelque douze kilomètres de l’île, une batterie nouvelle ; mais cet ouvrage ne semble avoir pour objet que d’interdire le mouillage en question aux bâtimens légers et ne saurait constituer un appui sérieux pour les batteries de Wangeroog. Celles-ci sont donc tout à fait « en l’air » et elles résisteraient difficilement à des feux convergens, que favoriseraient les circonstances géographiques, l’ile présentant au large une face convexe qu’enveloppe la passe principale dont je parlais tout à l’heure.

C’est un principe admis, et d’ailleurs de bon sens, que si, dans un tel cas, on n’est pas certain de pouvoir donner à des ouvrages isolés la force et l’armement nécessaires pour résister à toutes les attaques, il vaut mieux s’abstenir et ne compter que sur la défense mobile maritime pour disputer à l’assaillant les avancées lointaines de la place.

Quelle est, en réalité, la valeur de l’organisation défensive de Wangeroog ? On n’est pas et l’on ne peut pas être exactement fixé là-dessus, puisque celle organisation a probablement été renforcée depuis un an


Notons seulement que l’altitude de la partie la plus élevée de Wangeroog ne dépasse pas 10 mètres


Il n’y a point d’armes qui ne puissent être retournées contre qui les emploie. Les mines au moyen desquelles on prétend arrêter l’assaillant arrêteront aussi bien le défenseur lorsqu’il voudra se porter au secours d’un point menacé. Les mines automatiques furent même, tout d’abord, créées en vue de ces « embouteillages » de circonstance, et on les appelait « mines de blocus. »

Laissons au Sud l’embouchure de la Weser, dont les bancs, qui se confondent avec ceux de la Jade, sont dominés par le curieux phare du Rother Sand, et, avant de parler de la petite île de Neuwerk, qui jalonne l’entrée de l’Elbe, disons un mot d’Helgoland.

Cet îlot a un caractère géologique très particulier. C’est un bloc d’argile assez dure, mais qui pourtant ne résiste pas aux assauts de la mer. Au moyen âge, Helgoland était une assez grande ile, siège d’un évêché. Ce qu’il en reste suffit à peine (1 770 mètres sur 550) à porter les quatre coupoles de canons de 305 millimètres, la batterie de mortiers enterrés et la batterie de pièces légères qui constituent l’armement de cette importante « avancée » de la défense allemande.

J’ai expliqué dans l’étude citée plus haut quel était le rôle assez complexe d’Helgoland, à la fois poste d’observation, station de bâtimens légers (sous-marins compris) et place forte maritime battant de près un très bon mouillage qui s’étend à l’Est du Sand Insel[4] et, de loin, jusqu’à 25 kilomètres peut-être, les approches des embouchures de la Jade-Weser, de l’Elbe et de l’Eyder.

Je viens de dire : jusqu’à 25 kilomètres peut-être. Ceci veut être commenté.

Au cours de cette guerre, les Allemands ont opéré des bombardemens « sensationnels » avec des canons de marine, — un des 381 millimètres, destinés à un cuirassé en construction, a tiré sur Dunkerque, — dont la portée atteignait 38 kilomètres. Mais on ne peut guère obtenir l’angle de projection nécessaire qu’à la condition de donner à la bouche à feu un affût, un châssis, une plate-forme dont les dispositions ne se concilient pis aisément avec l’organisation intérieure d’une grande coupole battant tous les points de l’horizon et qui a la charge d’assurer à la pièce une protection à peu près complète. Dans ces dernières conditions, qui se rapprochent singulièrement de celles qui s’imposent pour les canons de bord, et même en tenant compte de l’altitude (50 mètres en moyenne) du plan de site des bouches à feu d’Helgoland, je ne pense pas que leur portée puisse dépasser les 25 kilomètres dont je parlais tout à l’heure. Encore est-ce beaucoup, et convient-il d’observer que ce n’est pas là une portée pratique, quand il s’agit d’atteindre des bâtimens, buts très mobiles et de très faible étendue. A peine, d’ailleurs, les verrait-on avec les meilleures lunettes de pointage, obligées de percer une atmosphère chargée d’humidité.

Or, entre Helgoland et Cüxhaven, il y a 56 kilomètres. Si, par conséquent, les Allemands ont prétendu que les feux de la côte ferme pouvaient se croiser avec ceux des coupoles d’Helgoland, ils ont, dans une intention facile à comprendre, joué sur les mots. Les portées extrêmes des canons mis en jeu ne « mordraient », les unes sur les autres que dans des conditions qui sont rarement réalisables.


Notons, pour mémoire, qu’il y a sur le plateau d’Helgoland de grands hangars de dirigeables, ainsi qu’un parc d’aéroplanes

Quand on va d’Helgoland à Cüxhaven, on rencontre, après avoir fait les deux tiers du trajet, la tête, le plus souvent découverte, du banc de sable de Scharhorn, puis la petite île basse de Neuwerk, qui n’est plus qu’à 9 ou 10 kilomètres de la côte ferme. Il ne saurait être question, là, que d’une batterie de circonstance qui aurait surtout pour objet de battre les bâtimens légers. Neuwerk n’est que le piédestal d’une énorme et ancienne tour carrée servant de phare, que les Allemands n’ont certainement pas détruite.


Arrivons au groupe des « Nord Friesische Insein, » pelotonnées sur la côte occidentale du Slesvig, entre l’embouchure de l’Eyder et celle du Varde-Aa (Jutland Sud). Les chenaux qui séparent ces îles sont plus profonds que ceux qui s’insèrent entre les îles de la Frise orientale. Il y a là des « fosses » profondes et bien abritées, qui forment d’excellentes rades pour les bâtimens que leur tirant d’eau n’a pas retenus sur les seuils, où l’on ne trouve guère que quatre ou cinq mètres à basse mer et 6 mètres au plein de l’eau. Tels l’Heverström, qui conduit au port d’Husum, en terre ferme ; les Norder et Süder Auë ; le Vortrapp tief, et enfin le Lister tief, le plus intéressant de tous, parce qu’il est le plus accessible et qu’il forme une grande rade entre la côte du Slesvig et la longue ile de Sylt.

J’ai déjà dit quelle était, au point de vue de la défense maritime du grand golfe allemand, l’importance de cette île.


Les conditions géographiques générales et les circonstances locales pouvaient faire de Sylt une remarquable station d’appareils aériens. La petite ville de Sylt, au centre de l’île et bien abritée des vues du large par un assez haut cordon de dunes, est, à vol d’oiseau, à 85 kilomètres d’Helgoland, 115 de Cüxhaven, 105 du canal maritime allemand[5], 130 de Kiel, 90 de Sonderburg-Duppel, 105 du Petit Belt, 170 environ du Grand Belt et du Fehmarn Belt, 185 enfin de Hambourg. Il serait difficile de trouver une position plus avantageusement placée, et je n’ai pas besoin de signaler au lecteur les perspectives qui s’ouvriraient dans un tel cas au commandant d’une nombreuse escadrille d’avions puissans, comme on les construit en ce moment.


L’intérêt qui peut s’attacher aux iles germaines de la Baltique n’apparaît pas comme immédiat, en ce moment où la maîtrise de la partie méridionale de l’Ost sée appartient sans conteste aux Allemands. Les événemens qui se déroulent depuis trois mois sur le théâtre oriental de la guerre se sont chargés de montrer combien il eût été utile que des communications continues pussent s’établir par la mer Baltique entre Anglo-Français d’une part, Russes de l’autre. Des circonstances politiques défavorables, qui sont, dans leur ensemble, suffisamment connues du lecteur, ont privé les Alliés de ce que j’appellerai « l’organe de liaison nécessaire » et leur ont interdit jusqu’ici de réaliser un desideratum dont l’évidente valeur ne pouvait être méconnue par leurs chefs.

Mais cette guerre n’est pas finie. D’aucuns, rapprochant le conflit actuel de celui d’il y a cent vingt ans, tiennent la campagne de 1914-1915 pour une préparation à celle de 1915-1916, comme le fut la campagne de 1792-93 pour celle de 1794-95. Quoi qu’il en soit de ces spéculations, il serait bien téméraire de considérer comme définitif l’équilibre qui règne actuellement dans le Nord d’une Europe si profondément convulsée. Sous le bénéfice de ces simples observations et sans nous préoccuper le moins du monde d’établir des plans d’opérations sur des bases qui seraient à l’heure présente si fragiles, nous pouvons examiner ce que j’appellerai les propriétés stratégiques des cinq grandes îles allemandes de la Baltique : Alsen, Fehmarn, Rügen, Wollin et Usedom.

La première de ces îles, qui affecte grossièrement la forme d’une écrevisse, — d’où son nom, — se colle exactement au flanc de la presqu’île slesvigeoise du Sundewitt, dont les collines verdoyantes portent encore les talus affaissés des redoutes de Düppel. Sonderbourg, la toute petite capitale d’Alsen, n’est séparée de l’ouvrage qui formait le réduit de la défense (en même temps que la tête de pont, en cas de retraite des défenseurs dans l’île) que par le Sund d’Alsen, qui n’a là que 150 mètres de largeur. Il y a quelque vingt-quatre ans, alors que l’équilibre des forces navales entre la France et l’Allemagne n’était pas encore rompu à notre détriment, l’État-major de Berlin éprouva quelques préoccupations au sujet de la possibilité d’un débarquement français dans le Slesvig, par la voie de l’île d’Alsen. Les grandes manœuvres de septembre 1891, combinées entre la flotte allemande et le IXe corps (Slesvig-Holstein), prirent pour thème cette descente qui fut, expérience faite, jugée possible. Le soir de la rencontre finale entre les deux partis, un officier français, que les circonstances avaient conduit par-là, entrait dans un hôtel de Sonderbourg pour s’y restaurer, au moment où un groupe d’officiers allemands, fort bruyant d’ailleurs, célébrait, le verre en main, le succès de l’attaque. La maîtresse de la maison, reconnaissant l’étranger à son accent, lui dit aussitôt : « Vous êtes Français, je suis Danoise… je l’étais, du moins !… je ne veux pas que vous preniez votre repas avec ces gens-là. Venez dans ma salle à manger particulière… Tenez ! regardez ce portrait : c’est celui de mon frère qui était sergent-major dans notre armée et qui a été tué à Düppel, en 1864, là, presque sous mes yeux… » Des larmes coulaient sur son visage. L’officier français était profondément ému. Et maintenant, au milieu de cette guerre si longtemps attendue et si différente, à beaucoup d’égards, de ce qu’il imaginait alors, le mélancolique souvenir le poursuit de ce bref entretien avec l’honnête et vaillante Danoise qui, sous la domination du vainqueur détesté, n’avait rien oublié, rien pardonné…

Ne quittons pas l’ancienne île danoise sans noter que la longue et profonde baie de Ilorup, au Sud-Est de Sonderbourg, reçoit fréquemment la visite des escadres impériales. Toute cette région abonde d’ailleurs en excellons mouillages, et il est rare, en quelque saison que ce soit, que le golfe de Kiel, parfaitement couvert par l’archipel danois, connaisse des mers inclémentes.

Quand on a franchi du Nord au Sud le Grand Bell, puis le Langeland Dell, qui débouche justement dans le golfe de Kiel, on n’est pas encore à plein dans la mer Baltique. Il faut, pour y pénétrer et courir vers l’Est, passer par le Bell de Fehmarn, détroit de 17 kilomètres de largeur, qui sépare l’île danoise de Laaland de l’île allemande dont il emprunte le nom.

Cette île de Fehmarn, bloc trapézoïdal de 13 kilomètres sur 20, est une des belles positions militaires de la côte allemande. Outre qu’elle garde aisément, — lignes de mines probablement soutenues de batteries à Marienleucht, — ce dernier vestibule de la Baltique dont je viens de parler, elle commande, d’un côté le golfe de Kiel, de l’autre celui de Lubeck (ou de Neustadt) que borde, au fond, une magnifique plage de sable de 8 kilomètres de longueur. C’est cette plage que le général Fay, en 1868, signalait à l’Etat-major français comme la plus favorable de cette région à un grand débarquement, en même temps que la mieux située au point de vue stratégique. ! N’insistons pas sur une constatation dont l’intérêt s’est fort atténué, les opérations dont il s’agit ne pouvant plus être exécutées sur le continent allemand de la même manière qu’il y a cinquante ans, et revenons à l’île de Fehmarn.

Séparée du continent par un canal d’eau salée, le Fehmarn Sund, dont la largeur n’excède pas 400 mètres, Fehmarn a en face d’elle une sorte de presqu’île à large pédoncule coupée elle-même, à 18 kilomètres du Fehmarn Sund, par une ligne d’eau très marquée qu’élargissent des marécages ou de petits lacs. Cette presqu’île a, en moyenne, une quinzaine de kilomètres de largeur ; elle est, comme Fehmarn, absolument plate. Les feux des vaisseaux se croiseraient donc avec la plus grande facilité au-dessus d’elle, soit pour en chasser le défenseur, soit pour lui en interdire, plus tard, l’accès. On peut noter que le point central de la ligne d’eau qui barre la presqu’île est exactement à la même distance (45 kilomètres) de Kiel et de Lubeck. Neumunster, le remarquable nœud de voies ferrées du Holstein, en reste à 65 kilomètres ; Oltlesloë, sur la Trave, autre point de jonction important, est à la même distance un peu plus au Sud, sur le chemin de Hambourg, qui est éloigné de 95 kilomètres. Un bon aéroplane « couvre » ce trajet en moins de deux heures. C’est l’affaire de 12 heures pour un détachement à cheval et de trois étapes pour des fantassins. A la plage de Neusladt on n’est plus qu’à 62 kilomètres de Hambourg.

Une particularité de ce pays du Wagrien, que prolonge vers Hambourg le Störmarn, c’est que les routes y sont pavées avec des briques cuites, posées de champ. Les chars de campagne y sont légers, longs, assez bas et portés sur quatre roues.

La position centrale de la Baltique Allemande est occupée par la grande lie de Rüigen (970 kilomètres carrés), qui fait saillie très sensible vers le Nord et dont le beau promontoire d’Arkona constitue, pour le navigateur, le point de reconnaissance le plus précieux de ces parages. Ce promontoire élevé (50 mètres) est naturellement aussi un observatoire de premier ordre, largement utilisé par la marine allemande qui y possède des établissemens de tous genres, depuis le simple sémaphore, jusqu’au hangar de dirigeables et parc d’avions.

Rien de plus capricieusement découpé que cette île de Rügen, depuis certaine inondation du moyen âge qui en emporta les terres basses. Un long golfe tourmenté, le Jasmunder Bodden, la divise en deux parties inégales : au Nord c’est une sorte de presqu’île irrégulière qui comprend les deux massifs d’Arkona, et de Jasmund avec les deux golfes à grandes plages de sable, de Tromperwiek et Prorerwiek ; au Sud, c’est le gros de l’ile, avec, au Sud-Est, la petite péninsule de Thiessow, qui offre, elle aussi, des plages aisément abordables.

La capitale, Bergen, est au centre de l’ile. Elle est reliée par une voie ferrée à Altefähr, qui communique avec Stralsund par des bacs à vapeur ; cette voie se prolonge nu Nord-Est jusqu’aux deux petits ports de Krampas et de Sassnitz et détache un embranchement, au Sud, jusqu’à la vieille ville slave de Puttbus. On achève d’ailleurs les voies secondaires d’un réseau plus étendu dont la prospérité de Rügen justifie le développement.

Le détroit qui sépare l’ile du continent, — la Poméramie suédoise d’il y a cent ans, — est commandé par Stralsund et par l’îlot de Danholm, qui dépend de cette ancienne et célèbre place forte. Ce canal a de 1 200 à 1 500 mètres dans sa partie la plus étroite devant Danholm et, là, le passage est couvert, sur la rive de Rügen, par le fort relativement moderne de Grahthof.


Le port de Sassnitz, qui a pris dans ces dernières années de l’importance en raison des exploitations voisines de gypse, est une des stations des flottilles de torpilleurs allemands.

C’est d’ailleurs à quelque 43 milles marins dans le Sud-Est de Sassnitz que ces flottilles et aussi les groupes de sous-marins de la Baltique trouvent une de leurs bases secondaires les mieux outillées, le port de Swinemünde, qui est à peu près à Stettin, le grand emporium de la Prusse centrale, ce que Cüxhaven est à Hambourg.

L’Oder qui, grâce aux canaux du Havel (Finow-Kanal) et de la Sprée (Fr. Wilhelm-Kanal) est le fleuve de Berlin, plus encore que l’Elbe, rencontre, après son débouché dans le Stettiner Haff, grande lagune où il se décante, la barrière des îles d’Usedom et de Wollin, qu’il perce en trois endroits. Les branches latérales de ce delta sont la Peene à l’Ouest, la Dievenow à l’Est. La Peene débouche d’ailleurs dans la Baltique, ou plutôt dans le Greifswalder Bodden, ou golfe de Rügen, juste au Sud et à 11 kilomètres de la pointe de la presqu’île de Thiessow. La branche centrale de l’Oder, la Swine, de beaucoup la plus importante et qui est creusée à 6m, 50, au minimum, continue le long chenal de Stettin et débouche dans la mer à Swinemünde. Ce port d’escale, qui se trouve ainsi à cheval sur les deux îles, mais dont les principaux établissemens sont plutôt du côté d’Usedom, est pourvu du côté de la mer d’ouvrages anciens qui ne pourraient servir que de point d’appui assez précaire à une force navale acculée à la côte.

Au Nord-Ouest de Swinemünde et en bordure de la côte, les bourgs d’Ahlbeck et de Heringsdorf, autrefois pauvres ports de pêche, aujourd’hui opulentes stations de bains de mer, présentent à qui vient du large d’admirables plages de sable blanc, que dominent des villas, des hôtels, des parcs découpés dans la forêt de pins qui ourle la dune littorale. Encore plus au Nord et sur une longueur d’une trentaine de kilomètres au-delà de ces agglomérations artificielles, la plage continue, touiours parfaitement abordable, tandis que la dune s’abaisse et disparaît, ainsi que les sombres massifs de pins.

Sur la côte de Wollin, mêmes plages de sable en pente douce, mais presque partout bordées de forêts de pins qui faciliteraient la défense immédiate.

Swinemünde est à 160 kilomètres, à vol d’oiseau, de Berlin. C’est la distance de Paris au Havre.

Une dernière remarque : les îles qui bordent la côte allemande ont une superficie totale qui équivaut à peu près à celle d’un grand département français. On pourrait donc dire qu’elles auraient, le cas échéant, une réelle valeur d’échange. Mais ce serait faire, à notre détriment, un bien faux calcul. Quelques-unes de ces îles ont, en effet, au point de vue stratégique et politique, une importance qui dépasse de beaucoup celle que l’on peut mesurer avec le compas ou évaluer avec des statistiques. Quand on connaît exactement l’orgueil des Allemands, — et ce n’est point si aisé, — quand on sait quelle est leur foi dans l’intangibilité de leur territoire, surtout de ce côté-là, on se sent assuré que, si les circonstances avaient permis aux Alliés d’opérer librement dans la Baltique, par exemple, et d’occuper Rügen avec des forces suffisantes pour s’y maintenir et menacer sérieusement la Poméranie, bien des choses eussent été et seraient encore changées.

Le cours des événemens a été tout autre. Disons encore, avec une entière confiance, que ce n’est pas une raison pour que l’issue finale n’en soit pas favorable à la bonne cause. Tout système rationnel de guerre est bon, que l’on suit avec énergie, avec suite, avec ténacité… avec, aussi, la claire notion de tout ce qu’il est nécessaire de faire pour le pousser jusqu’au succès final.


CHARLES ROPE.

  1. On trouvera d’ailleurs quelques utiles complémens à l’étude actuelle dans celle qui a paru dans la Revue des Deux Mondes, le 1er août 1913, sur les progrès de la défense des côtes de l’Allemagne.
  2. La mesure vient enfin d’être prise ces jours-ci.
  3. Ce qu’on appelle la Jade est un golfe, affectant grossièrement la forme d’une gourde, profond de 36 kilomètres environ et où se jette, vers la petite ville de Varel, le pauvre ruisseau qui lui donne son nom.
  4. C’était justement le mouillage de l’escadre française pendant le blocus de 1870-71.
  5. A Rendsbourg, centre d’exploitation et nœud de voies ferrées et à Grünthal, où il existe un magnifique pont métallique dominant de très haut le canal.