Les Idées politiques de Herder

LES
IDÉES POLITIQUES
DE HERDER

I. R. Haym, Herder nach seinem Leben und seinen Werken. Berlin; Gärtner. — II. Herder’s sämmtliche Werke, édités par Bernhard Suphan. Berlin; Weidmann. — III. Ch. Joret, Herder et la Renaissance littéraire en Allemagne. Paris, 1875.

Un savant contemporain a dit fort ingénieusement que la première condition de la mémoire, c’est l’oubli. S’il nous fallait conserver le souvenir de toutes les impressions, de tous les sentimens, de toutes les idées qui traversent notre esprit, il succomberait sous le poids, et dans cette masse énorme et confuse rien ne se distinguerait. Nous ne comprenons notre vie passée qu’en la voyant dans un prodigieux raccourci. L’histoire est soumise à une loi semblable. Comme la mémoire, elle évoque le passé, mais avec la même illusion d’optique mentale. Elle ne redonne pas non plus la sensation présente du temps qui s’est écoulé et de tout ce qui l’a rempli. A mesure que les faits s’éloignent dans le passé, ils se pressent, ils se resserrent, et du même coup la logique intime qui les relie apparaît. Les plus saillans dominent les autres, et le sens du tableau, qui presque toujours échappe aux contemporains, se dégage comme de lui-même. Cette perspective de l’histoire est surtout nécessaire pour les périodes de transition, où des courans divers s’entremêlent; où, sans être ouverte encore, la lutte se prépare entre les traditions et les idées nouvelles ; où enfin les tendances les plus opposées s’ignorent et semblent s’unir en attendant qu’elles se combattent. Ces périodes ne sont pas les moins intéressantes pour l’historien ; il y trouve l’origine des grands mouvemens sociaux, politiques et religieux qui plus tard bouleversent et réorganisent les états.

A la fin du XVIIIe siècle, l’Allemagne se trouvait à un de ces momens qui précèdent les grandes crises : on en peut juger non par la vie politique, que les circonstances paralysaient presque partout, mais par le caractère de la littérature, où se manifestaient les forces vives de la nation. Le travail obscur qui s’accomplissait en elle s’éclaire à la lumière des grands événemens qui ont changé depuis la face de l’Europe ; mais, de leur côté, ces événemens demandent, pour être bien compris, une étude approfondie de cette époque. Veut-on se rendre un compte exact de l’évolution de l’Allemagne dans notre siècle, il faut savoir de quelles idées, de quels sentimens vivaient les Allemands de la génération de Goethe et de Herder, comment ils concevaient leur patrie et son rôle dans l’humanité. Là est l’intérêt historique de la biographie de Herder que M. Havm vient d’achever. Auteur de travaux estimés sur Guillaume de Humboldt, sur l’école romantique, sur Hegel et son temps, M. Haym possède à fond l’histoire littéraire de cette période en Allemagne. Sa biographie de Herder est une œuvre définitive, complète, on serait tenté d’ajouter : trop complète. « Les arbres empêchent de voir la forêt, » dit un proverbe allemand. La forêt de M. Haym est terriblement touffue. Reconnaissons, pour être juste, qu’il y fait clair cependant et que des sentiers y sont tracés. L’auteur suit l’ordre chronologique, naturellement indiqué pour une biographie, et l’histoire des grands ouvrages de Herder s’y mêle sans confusion aux plus petits détails de sa vie intime. Nous ne suivrons pas M. Haym partout où Herder l’entraîne. Philosophie, esthétique, histoire, théologie, critique littéraire, Herder a touché à tout, il a écrit sur tout. Il a semé en Allemagne nombre d’idées nouvelles, ou du moins éveillé nombre de tendances latentes ; il a été, selon la très heureuse expression de Gervinus, un véritable ferment pour son temps. Nous nous attacherons seulement à ses idées politiques, souvent vagues, parfois contradictoires en apparence, et pourtant destinées à une fortune singulière, qu’il était lui-même loin de prévoir. Nous trouverons en lui un cosmopolite pénétré des idées humanitaires du XVIIIe siècle, et un patriote qui se réclame déjà du principe des nationalités, si gros de discussions et de guerres pour notre temps. Herder se trouve ainsi au point de jonction des deux siècles. Il appartient au XVIIIe par son éducation et par les principes qu’il professe : mais ceux qui ont lutté au XIXe pour la patrie allemande doivent reconnaître en lui un précurseur ; son œuvre conspirait d’avance avec eux.

I.

Herder était né en 1744 à Mohrungen, dans cette province de la Prusse orientale qui, vingt ans auparavant, avait déjà donné Kant à l’Allemagne. Son père était maître d’école, et cumulait ces fonctions avec celles de chantre et de sonneur de cloches ; il élevait à grand’peine cinq enfans, dont Herder était le troisième. Éducation sévère, et d’une piété exacte et rigide. Tous les jours on lisait la Bible en famille et l’on chantait des psaumes. Lorsque Herder quitta la maison paternelle, il savait depuis longtemps par cœur tout le livre des Cantiques. Il désirait entrer dans la carrière ecclésiastique. Le pasteur de Mohrungen, bel esprit et poète à ses heures, ne l’y encourageait pas trop. Il consentit cependant à prendre Herder chez lui pour lui faire copier ses œuvres manuscrites : la belle écriture du jeune homme l’avait séduit. Pour comble de malheur, la sœur aînée du pasteur se mit à traiter Herder en famulus à tout faire. Elle l’envoyait au marché, le chargeait de la besogne du ménage et le malmenait comme un mauvais domestique. Ces quelques années furent extrêmement pénibles ; le caractère de Herder s’aigrit, devint ombrageux et irritable, et il lui resta de ces humiliations un fonds d’amertume qui ne disparut jamais. Heureusement la bibliothèque du pasteur était très riche. Herder s’y consolait par des orgies de lecture. Auteurs grecs, latins, allemands, français, il dévora tout, s’assimila tout avec une merveilleuse facilité.

A la fin de la guerre de Sept ans, comme les troupes russes quittaient le territoire prussien, un détachement s’arrêta quelque temps à Mohrungen. Un médecin militaire s’intéressa à ce jeune homme, si savant déjà et si avide de savoir. Il lui offrit de l’emmener à Kœnigsberg étudier la médecine. Herder était sauvé. Toutefois, à la première séance de dissection, il s’évanouit, et, renonçant aussitôt à des études vers lesquelles son goût ne l’avait pas porté, il revint à ses premiers projets et étudia la théologie. Plusieurs personnes considérables, entre autres Kant, dont il suivait les cours, s’occupèrent de lui. Son ardeur et son érudition, qui contrastait avec son extrême jeunesse, appelaient l’attention. Herder était, selon l’expression allemande, un génie essentiellement réceptif. Son originalité consiste pour une bonne part dans une vivacité d’imagination incroyable qui le fait s’éprendre des objets les plus divers. La Bible, la poésie de l’Orient, l’origine du langage, les principes des beaux-arts, la philosophie de l’histoire, les légendes populaires l’attirent et le retiennent tour à tour. Il apprend les langues pour lire les chefs-d’œuvre de tous les temps dans le texte original et pour goûter ce qui ne se traduit pas, la couleur et la sonorité des vers. Sans doute, il a ses préférences. A ses yeux comme aux yeux de Goethe et de Schiller, l’art le plus parfait, c’est l’art grec. Mais en même temps qu’il vante l’idéal classique, il exalte le moyen âge et prépare la levée de boucliers des romantiques. Il entre dans l’esprit de la poésie biblique comme personne ne l’avait fait avant lui en Allemagne; il s’enthousiasme pour les chants de guerre des vieux pirates scandinaves et normands. Une autre fois, ce sont des chansons d’amour des Finnois et des Lapons qu’il traduit dans leur simplicité et leur fraîcheur, et qu’il envoie à sa fiancée; plus tard, il publiera les légendes des indigènes de la mer du Sud. Sa dernière œuvre sera une traduction du Romancero du Cid. L’Allemagne savante et littéraire dut à Herder beaucoup de ce désintéressement intellectuel que nous admirions autrefois chez elle et qui a été sans doute une des origines de sa grandeur. C’était un effort sincère pour pénétrer et pour sentir les œuvres des peuples étrangers sans qu’il s’y mêlât encore aucune arrière-pensée intéressée, aucun élément de mauvaise foi.

Au sortir de l’Université, Herder fut appelé comme prédicateur et professeur près la cathédrale de Riga, quoiqu’il eût à peine vingt ans. Riga avait conservé dans ses traits essentiels la constitution des villes hanséatiques. C’était une république aristocratique se gouvernant et s’administrant elle-même, fière et jalouse de ses libertés. Herder l’appelait « une Genève florissant à l’ombre du drapeau russe.» Nulle part, ni près du comte de Buckebourg, ni plus tard à Weimar, Herder ne devait retrouver l’indépendance qu’il connut dans cette grande cité presque libre. Cet esprit municipal très vif n’excluait pas, d’ailleurs, chez les habitans de Riga, un attachement dévoué à la Russie, à qui la ville devait de jouir d’une situation privilégiée. Justement, quelques mois avant l’arrivée de Herder, la tsarine Catherine avait fait à Riga une visite solennelle et y avait reçu un accueil enthousiaste. L’émotion n’était pas encore tout à fait calmée lorsque Herder vint prendre possession de son poste. Prompt, comme tous les hommes d’imagination, à entrer dans les sentimens de son entourage, Herder fut bientôt un des plus zélés parmi les bourgeois de Riga. Il exprima pour eux, dans un très beau langage, leur dévoûment aux vieilles institutions de la cité et leur loyalisme reconnaissant envers la grande tsarine leur souveraine. Chargé de prononcer un discours à l’inauguration d’un nouveau palais de justice, il prend le ton d’un fidèle sujet de l’impératrice Catherine, qu’il appelle « arbitre de l’Europe, déesse de la paix, ministre de la philosophie sur le trône ; » il lui prédit qu’elle donnera son nom au siècle, comme Pierre le Grand. Aussi, estimé et aimé des patriciens de Riga, apprécié par le gouvernement russe, Herder aurait pu, s’il l’eût voulu, s’établir définitivement à Riga et y parvenir à une haute situation. Il n’y resta que cinq ans. Son inquiétude naturelle ne lui permettait pas de suivre une carrière si simple, si unie et qui n’offrait guère à son imagination de chances d’imprévu ; un instinct secret, mais puissant, le rappelait vers l’Allemagne, où son nom était déjà célèbre. Il voulut voyager d’abord et vint par mer de Riga à Nantes. Rien n’est plus extraordinaire que son journal pendant cette traversée. Mille projets plus hardis, plus chimériques, plus bizarres les uns que les autres se croisent dans son esprit. Il se reproche sévèrement d’écrire et de parler trop au lieu d’agir. Dorénavant il se dévouera, sans phrases, au progrès de l’humanité. Mais en même temps l’intempérance de son érudition déborde. Luther, Locke, Shaftesbury, Rousseau, Montesquieu, lui apparaissent tour à tour comme des modèles qu’il doit imiter et dont il lui est réservé peut-être d’achever l’œuvre. L’auteur de l’Emile a surtout enflammé son esprit. Il ne voit rien de plus sublime que la pédagogie. Lui-même sera le grand éducateur de l’empire de Russie : il va transformer Riga et la Livonie, l’Ukraine deviendra une nouvelle Grèce!

Après un séjour en France, dont Herder ne semble pas avoir tiré grand profit, et un long voyage en Allemagne, il s’arrête à Strasbourg pour y faire soigner une fistule lacrymale dont il souffrait depuis son enfance. Goethe était alors étudiant à Strasbourg. Il rencontra Herder, se lia avec lui, et tous deux passèrent de longues journées ensemble. Herder avait cinq ans de plus que Goethe, différence considérable entre jeunes gens ; il jouissait du prestige d’une réputation déjà faite. Il était le maître et Goethe le disciple : disciple d’une espèce rare, impénétrable à toute influence qui n’eût pas agi dans le sens de sa propre originalité : « Goethe se développe, disait un contemporain, en vertu d’une loi de la nature, comme les arbres poussent. « Quel contraste entre les deux esprits! Herder mobile, inquiet, enthousiaste, enclin à se plaindre et pourtant agressif; Goethe dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, en pleine possession de soi, jamais troublé par sa sensibilité tout intellectuelle. Herder ne fut pas avare de sa science, et Goethe en profita largement. Il apprit à bien connaître Rousseau, à admirer Shakspeare, à comprendre la poésie populaire et à goûter l’art chrétien du moyen âge.

Quelques années plus tard, Goethe, devenu l’ami et le conseiller écouté du duc de Saxe-Weimar, lui suggéra d’appeler Herder et de lui confier les fonctions d’administrateur ecclésiastique et de prédicateur de la cour. Herder consentit et se fixa à Weimar. Non qu’il y fût très content de son sort. Sa tendance à l’hypocondrie augmentait avec l’âge, et son amour-propre devenait de plus en plus irritable. Wieland, établi avant lui à Weimar, l’avait accueilli avec une joie extrême. Wieland admirait fort son talent et se réjouissait de l’avoir pour collaborateur au Mercure allemand. Herder accepta ces hommages avec le sentiment superbe de sa supériorité, mais sans honorer de la moindre attention les œuvres nouvelles que lui soumettait son admirateur. Le pauvre Wieland en fut mortifié, et Herder finit par perdre une amitié précieuse. En outre, il était mal satisfait de la générosité du prince. Il aurait voulu assurer le sort de ses nombreux enfans ; il se plaignait amèrement de tout le temps que lui prenait une besogne ingrate et souvent inutile. Même avec Goethe, ses relations n’étaient pas toujours des meilleures. La cour de Weimar était fort élégante et même assez dissipée. Le temps s’y passait en fêtes et en divertissemens. Herder accusait Goethe d’entretenir cet esprit, d’éloigner le duc de toute idée de piété et d’une vie modeste et régulière. Le reproche était mal fondé, et Herder lui-même, dans ses bons momens, l’avouait. De là des refroidissemens, puis des réconciliations, puis de nouvelles brouilles, dont Goethe à la fin se lassa. Quand le grand poète eut trouvé dans Schiller le véritable compagnon qu’il lui fallait, Herder se sentit délaissé. Il se consolait de son mieux par le travail. Les atteintes de l’âge affaiblirent son talent, mais ne diminuèrent pas sa fécondité. Son style demeura brillant, fleuri, riche d’images et même plus orné que précis. La métaphore y nuit souvent à la pensée, et pour vouloir être frappante, l’expression perd de sa justesse : « Chacun, a dit George Eliot, porte avec soi son auditoire ordinaire, et involontairement pense et parle pour lui. » Herder avait l’habitude de la chaire, et il s’efforce de persuader plutôt que de convaincre. Les images souvent tiennent lieu d’argumens dans ses écrits. Aussi bien n’a-t-il pas pu saisir le puissant effort de pensée qui a produit l’œuvre de Kant. Il a essayé de réfuter la Critique de la raison pure, et il a prouvé seulement qu’il ne l’avait pas comprise. Il ne put même avoir le dessus dans une malheureuse querelle avec Nicolaï. Par là s’explique le vague que l’on remarque dans ses meilleurs ouvrages, et jusque dans les Idées sur la philosophie de l’histoire, si pleines de vues nouvelles dans le détail, si faibles de construction dans l’ensemble. On ne s’étonnera donc point que ses idées politiques manquent souvent aussi de précision.

Quoique ne dans les états du grand Frédéric, Herder ne semble pas s’être particulièrement attaché à la Prusse. L’ardeur patriotique que les victoires de Frédéric II avaient excitée subsista sous la forme d’orgueil militaire dans l’armée, mais se communiqua peu à la classe moyenne. Herder, en tout cas, quitta avec joie le territoire prussien. Comme Gottsched, qui jadis s’était réfugié à Leipsig, parce que sa haute taille aurait certainement tenté les recruteurs du roi-sergent, Herder craignait d’avoir maille à partir avec les autorités militaires. Son inquiétude redoubla lorsqu’on exigea de lui le serment de se présenter à toute réquisition. Il ne respira que quand il vit la frontière derrière lui. Il eût volontiers, dit un contemporain, baisé la terre dans un transport de joie, en se sentant sauvé et libre. En vain, son ami Hamann lui demande, dans ses lettres, un peu de patriotisme prussien; Herder reste sourd à ses exhortations. S’il eût éprouvé ce sentiment, ce n’est pas la Prusse, selon toute apparence, c’est plutôt l’Allemagne qui en aurait été l’objet. Mais cette indifférence repose sur des convictions raisonnées et qui ne sont pas particulières à Herder. Le patriotisme était rejeté en général par la philosophie du temps, cosmopolite et humanitaire, et les gens de lettres surtout, en Allemagne, tenaient à honneur de s’en dégager. Aucun n’a mieux exposé cet état d’esprit que Herder, dans un discours prononcé à Riga, en 1764, sur ce sujet : « Avons-nous encore un public et une patrie comme les anciens? » Herder revint à ce discours trente ans plus tard, pour le développer, mais sans en changer les idées essentielles.

La cité antique, dit Herder, et la société moderne sont choses bien différentes. Dans l’antiquité, la prospérité et la grandeur de la patrie étaient le but suprême de l’activité des citoyens libres. Point d’intérêt supérieur à celui-là. Religion, morale, traditions, tout est étroitement attaché à la cité, tout vient d’elle; tout périt si elle succombe. Par suite, le patriotisme est le premier et le plus impérieux des devoirs, devant lequel les autres s’effacent, ou, pour mieux dire, sous lequel ils se rangent. D’une certaine manière, toutes les vertus se confondent dans l’amour de la patrie. Mais l’Europe, l’Europe chrétienne, ne ressemble plus aux petites ni même aux grandes républiques de l’antiquité. Le progrès des siècles et surtout le christianisme ont élevé les modernes à une conception plus haute, à l’idée suprême de l’humanité. Dès lors, le patriotisme exclusif des anciens n’a plus de raison d’être, et, loin de regarder l’étranger comme l’ennemi, il faut voir et aimer tous les peuples en l’humanité, qui seule est notre vraie patrie. « Nous avons, dit Herder, de plus nobles héros qu’Achille, et un patriotisme plus élevé qu’Horatius Coclès. » Pour Herder comme pour les positivistes de notre siècle, l’humanité est un idéal politique et social. Il y a sans doute cette différence très importante que Herder sous-entend toujours l’humanité chrétienne; mais c’est la même ferveur, la même foi, le même enthousiasme. Le triomphe de la civilisation sera de supprimer les barrières entre les peuples : chacun ne verra plus sa patrie que dans l’humanité.

A peu près à la même époque, Goethe exprimait des idées toutes semblables dans vos Annonces savantes de Francfort. « Le patriotisme à la façon des Romains, disait-il, que Dieu nous en préserve! » Il goûtait fort peu les poésies soi-disant patriotiques où Klopstock célébrait les défaites des légions et la victoire d’Arminius. Cet enthousiasme archéologique lui paraissait assez ridicule. Il trouvait inutile de remuer ces cendres éteintes depuis tant de siècles et de s’échauffer à froid pour une patrie en l’air. Et, d’ailleurs, à quoi bon ces efforts pour réveiller des sentimens qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être les nôtres ? Le patriotisme se comprenait à certaines époques, dans des circonstances politiques déterminées ; ces conditions n’existent plus aujourd’hui, et nous n’avons aucun intérêt à les voir reparaître. Goethe demeura toute sa vie dans cette disposition d’esprit; même les événemens de 1806 et de 1813 n’eurent pas le pouvoir de l’en faire changer. Beaucoup de ses compatriotes ne le lui pardonnèrent pas. Ils prenaient pour du dédain et de l’indifférence à l’égard de l’Allemagne ce qui n’était, en effet, qu’un attachement fidèle aux convictions de sa jeunesse. Mais Schiller, l’écrivain favori des patriotes allemands, le poète de la liberté, Schiller ne tenait pas un autre langage. Il écrivait en 1789 à son ami Koerner : « Nous autres modernes, nous avons par devers nous un intérêt que les Grecs et les Romains n’ont pas connu, et qui laisse loin derrière lui l’intérêt patriotique. Celui-ci n’a d’importance que pour les nations qui ne sont pas encore mûres, pour la jeunesse du monde. C’est un bien pauvre idéal que d’écrire pour une seule nation... Un esprit philosophe ne peut s’intéresser particulièrement à une nation que si elle lui apparaît comme la condition du progrès de l’humanité entière. » Telle fut, par exemple, la France pendant les premiers temps de la révolution. Marchant à l’avant-garde de l’humanité, elle devenait par là même la véritable patrie de tous les esprits éclairés, qu’ils fussent nés d’un côté du Rhin ou de l’autre. En 1804, Fichte distinguait encore les « fils de la terre » pour qui la patrie consiste dans les champs, les fleuves et les bois, et les esprits libres, « parens du soleil, » qui vont vers la lumière et dont la véritable patrie est l’état qui réalise le mieux l’idéal du philosophe. Bien longtemps auparavant, Lessing avait écrit qu’il ne se doutait pas de ce que le patriotisme pouvait être ; tout au plus se le représentait-il comme une « faiblesse héroïque, » — sans doute une sorte de sentiment de tragédie.

D’où vient que les esprits les plus divers s’accordent ainsi à rejeter le patriotisme dans l’antiquité classique, et ne veulent en entendre parler que pour les héros de Plutarque et de Tite-Live? L’état politique de l’Allemagne au XVIIIe siècle rend compte du fait dans une certaine mesure. Le saint-empire romain germanique n’existait plus guère que de nom ; à vrai dire, il n’y avait pas d’Allemagne, mais seulement des états allemands, de toute grandeur, de toute forme, de tout esprit. Loin de chercher à s’unir, ils ne craignaient rien tant qu’une solidarité qui eût compromis leur indépendance. On comprenait encore le patriotisme prussien ou le patriotisme autrichien, fait surtout d’orgueil militaire, mais non le patriotisme allemand, qui, pour trouver un objet, devait remonter avec Klopstock à Henri l’Oiseleur ou à Arminius. Cette explication n’est pas cependant suffisante. L’histoire nous montre d’autres pays où le regret au moins de l’unité nationale perdue a survécu pendant des siècles au morcellement politique; où, même dans les conditions les plus défavorables, l’amour ardent de la patrie, joint à la haine de l’étranger, n’a jamais complètement disparu. Il y a toujours eu des patriotes en Italie, même lorsqu’il n’y avait pas de patrie. En Allemagne, au contraire, l’indifférence des gens de lettres et des penseurs pour les intérêts généraux de la nation ne provenait pas de la lassitude ou de l’oubli. Elle était consciente, voulue ; on s’en faisait gloire au besoin. La philosophie du temps enseignait que la patrie s’efface devant l’humanité. Porter à son pays un amour exclusif, — Et nécessairement aveugle; regarder les autres nations comme étrangères et souvent comme ennemies, prendre enfin en face d’elles une attitude défensive, voisine de l’hostilité, tout cela eût paru un arrêt dans la marche de la civilisation et un recul vers la barbarie. Ces idées humanitaires jouissaient d’un crédit universel. Elles semblaient si bien établies qu’on ne les discutait même plus ; on se contentait de les exposer ou d’y faire allusion en passant, comme à un principe qui va de soi.

Au reste, Herder ne condamnait pas absolument toute sorte de patriotisme. Il se flatte, non sans raison, d’être lui-même un patriote à sa manière. Dans l’amour universel qu’un homme éclairé ressent pour l’humanité, s’il réserve un sentiment plus tendre à son pays natal, rien n’est plus légitime ni plus innocent. Il suffit qu’il le contienne dans les limites que la raison lui assigne. La langue qu’il parle, la maison où il a grandi, la famille qui l’a élevé, les traditions qui lui sont communes avec ses concitoyens, ne vont point sans des sentimens naturels d’affection. Il serait trop dur d’y fermer son cœur. Mais cette affection ne fera jamais oublier ce que l’on doit à l’humanité. En un mot, Herder comprend fort bien une espèce de patriotisme sentimental, qui, à vrai dire, peut plutôt s’attacher à une maison ou à une ville qu’à une grande nation. Un patriotisme plus déterminé lui est suspect, comme menant droit au chauvinisme, qu’il juge à la fois ridicule et odieux. C’est une sottise qui peut mener à des crimes. « Entre tous les glorieux, dit-il, le glorieux de sa nationalité me paraît un sot accompli, tout comme le glorieux de sa naissance ou de sa richesse. Qu’est-ce qu’une nation ? Un grand jardin sans culture, plein de bonnes et de mauvaises herbes. Qui voudrait prendre en bloc la défense de cette multitude où les vices et les sottises se mêlent aux mérites et aux vertus? Quel don Quichotte irait rompre des lances pour cette Dulcinée contre les autres nations? » Herder craint surtout l’esprit belliqueux, les revendications et les conquêtes auxquels entraîne presque toujours un patriotisme ardent. Une guerre internationale est à ses yeux une guerre civile, une lutte fratricide : elle ne lui inspire qu’horreur et dégoût. Il se représente l’humanité comme une grande famille, et, sans plus ample informé, il admet qu’il y a place pour tous au foyer commun. C’est qu’au fond, comme les autres philosophes ses contemporains, Herder est optimiste dans sa conception de l’univers. Malgré les horreurs de la guerre de Sept ans, — dont il n’avait guère pu être témoin, — il croit encore aux harmonies providentielles de la nature. Voltaire seul avait jeté, avec Candide, une note discordante. Le sentiment général était d’avis, avec Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, que les maux de la société, la guerre comme les autres, proviennent surtout du fait de l’homme, de ses erreurs et de ses vices. Il ne tiendrait presque qu’à lui de s’en délivrer, en se corrigeant. « Tout est bien, sortant des mains de la nature; tout dégénère entre les mains de l’homme.» Cette maxime célèbre de l’Emile exprime à merveille l’optimisme propre à la seconde moitié du XVIIIe siècle. La paix régnerait dans l’univers, si seulement les hommes savaient être sages et vertueux. Herder, qui avait été un des plus fervens disciples de Rousseau, affirme que les mots de guerre et de patrie jurent d’être accouplés. « Des patries engagées contre des patries dans une lutte sanglante, écrivait-il encore en 1794, c’est le pire barbarisme des langues humaines. « Il ne veut admettre que les luttes pacifiques dans les arts de la paix, que la rivalité féconde des peuples pour le progrès et la civilisation. Kant, de son côté, montrait dans la paix universelle le but lointain, mais non inaccessible, vers lequel marche l’humanité. L’idée de Leibniz, — une idée chrétienne, — persiste à travers les leçons de Rousseau : l’harmonie est le vrai fond des choses, la justice et le bien sont les forces qui, en fin de compte, dirigent l’univers. C’est seulement au commencement de notre siècle que Malthus publiera son livre de la Population. Darwin y prendra, de son propre aveu, l’idée mère de sa philosophie naturelle, l’idée de la sélection naturelle et de la concurrence vitale. Peu à peu, l’idée d’une lutte universelle, impitoyable, pour l’existence, deviendra aussi familière, aussi naturelle que l’était auparavant l’idée de l’harmonie. Hegel, d’ailleurs, y a préparé les esprits. Les faits politiques, sociaux, économiques, semblent confirmer la loi, et chaque nation se persuade qu’il faut combattre pour vivre et manger pour ne pas être mangé. Le patriotisme des anciens, que Herder, Schiller, Goethe et tous les grands esprits de leur génération croyaient mort, reprend, en Allemagne même, les allures d’un fanatisme farouche, et apparaît inséparable de l’idée de guerre. Qui se souvient que ces idées et ces sentimens auraient paru révoltans et barbares il y a à peine un siècle? Aujourd’hui, l’optimisme humanitaire de Herder fait sourire. Une sorte de pessimisme naturaliste règne incontesté à son tour. N’aura-t-il pas un jour le même sort? La loi du rythme s’applique aussi bien aux grands courans d’idées qu’aux mouvemens de la matière, et, comme nos devanciers, nous ne voyons sans doute qu’un aspect de l’infinie complexité des choses.


II.

Par une sorte d’ironie de l’histoire, Herder, qui faisait profession d’être cosmopolite, devait contribuer efficacement au réveil du sentiment national en Allemagne. Sans qu’il s’en rendît compte peut-être, sa critique littéraire tendait à cette fin. Originale et hardie pour le temps, elle rompait avec les traditions et annonçait un esprit nouveau. La critique de ses prédécesseurs était avant tout abstraite et raisonneuse; pour juger des œuvres, elle les rapportait à des types immuables, modèles incontestés dans chaque genre. Elle se plaçait, pour ainsi dire, au-dessus du temps. Lessing lui-même, ce grand rénovateur de la littérature allemande au XVIIIe siècle, esprit ouvert s’il en fut, était, comme ses contemporains, peu doué de sens historique. Lorsqu’il veut mettre en lumière les défauts des tragiques français, il les compare bien aux écrivains grecs et à Shakspeare; mais il suppose toujours qu’il existe un type idéal de la tragédie ou du drame, et il montre à quelle distance Corneille et Voltaire en sont restés. Cette critique discute, argumente, démontre. Elle instruit le procès d’un auteur, prononce un réquisitoire ou un plaidoyer, selon le cas, et la sentence suit. Ce n’est plus, sans doute, le procédé du professeur Gottsched, qui réduisait bonnement l’art à un certain nombre de recettes, et qui corrigeait les œuvres littéraires comme des thèmes d’écoliers. C’est encore une critique autoritaire, préoccupée de traiter chacun selon ses mérites. Elle tire les œuvres à soi au lieu d’aller à elles.

Juger et classer, voilà en deux mots le but que se proposait la critique littéraire en Allemagne jusqu’à Herder. Comprendre et sentir, voilà la tâche nouvelle qu’il lui assigne, dès ses débuts, dès l’âge de vingt ans. « Toute saine critique, écrit-il, admet que pour comprendre un morceau littéraire et pour le faire comprendre à d’autres, il faut se placer dans l’esprit de l’auteur, de son public et de son temps. » Par exemple, si vous voulez pénétrer le sens de l’Ancien-Testament, ne le lisez point avec les préjugés et avec le scrupules théologiques de notre époque, n’essayez point d’en expliquer les miracles par la physique ou par l’allégorie. Quelle absurdité que de commenter et de torturer, comme un texte juridique, cette poésie naïve et spontanée! Il faut lire la Bible comme elle a été écrite, dans la langue où elle a été écrite, en s’inspirant du génie du peuple qui parlait cette langue ; il faut étudier les mœurs et la littérature des peuples de la même famille qui existent encore. « Faites-vous berger avec les bergers, agriculteur avec un peuple agricole, Oriental avec les anciens peuples de l’Orient, si vous voulez goûter ces livres dans l’esprit même qui les a inspirés. » Herder a admirablement compris que la critique est à la fois œuvre d’intelligence et de sympathie. Ce fut une heureuse réaction contre l’esprit dogmatique du siècle, trop porté à juger de tout par des principes abstraits, au nom de la raison souveraine, sans tenir compte des circonstances particulières qui font la réalité. D’ailleurs, Herder ne croyait pas se séparer absolument de ses contemporains. Comme Lessing, qu’il admirait fort, comme Mendelssohn, comme les autres critiques allemands, il a toujours à la bouche le grand nom de l’humanité. Mais voici qui lui est propre : par humanité, il n’entend pas une abstraction, une généralité vague, un nombre indéfini d’êtres tous semblables entre eux, sauf l’âge et Le costume. Il ne goûte pas les Orientaux des romans de Wieland ou de Voltaire, qui ne sont que des Français ou des Allemands déguisés. L’humanité est à ses yeux une grande famille, dont les nations sont les membres, chacune ayant son caractère, son tempérament, son originalité. La critique suppose donc avant tout l’étude attentive des civilisations disparues, des caractères divers des périodes historiques et de la physionomie propre de chaque peuple.

Herder applique ces idées nouvelles à la critique de la littérature allemande, qui est l’objet tout particulier de sa sollicitude. Autant il se montre indifférent aux intérêts matériels ou politiques de l’Allemagne, autant il prend souci de sa grandeur littéraire. Déjà dans les Fragmens sur la littérature contemporaine, qu’il écrivit à Riga et qui fondèrent sa réputation, il veut déterminer à quel point en est arrivée la littérature allemande, juger son passé, éclairer son avenir, lui épargner les faux pas et les erreurs. Une idée générale relie ces fragmens décousus en apparence : c’est qu’il est grand temps que l’Allemagne reprenne conscience de son originalité. Aussi Herder ne conseille-t-il pas, comme le fera encore Frédéric II, que l’on traduise les chefs-d’œuvre des autres nations pour se les assimiler. Une œuvre même médiocre, mais sortie spontanément du génie de l’Allemagne, vaudra mieux que la meilleure traduction d’un excellent ouvrage étranger. A plus forte raison, Herder condamne la fureur d’imitation qui avait si longtemps régné en Allemagne. Les uns, s’attachaient à des modèles français, d’autres à De Foë ou à Richardson, d’autres enfin à la poésie grecque ou orientale. Tout cela est artificiel, sans chaleur, sans âme, mort avant d’avoir vécu. Quoi de plus désolant qu’une imitation allemande de la Henriade ? « Quand le public allemand, s’écrie Herder, cessera-t-il d’être ce monstre à trois têtes de l’Apocalypse, à la fois grec, français et anglais? Quand prendrons-nous la place qui revient à notre peuple? Il n’y a qu’un coup de sonde à donner dans le sol allemand, et la poésie nationale en jaillira. » Déjà les Chants de guerre d’un grenadier prussien, de Gleim, ont ravi Herder. Gleim avait célébré en quelques odes, fort médiocres du reste, les victoires de Frédéric II dans la guerre de Sept ans. Herder avait trop de goût pour ne pas estimer Gleim à sa juste valeur. Mais c’est un premier essai qu’il veut encourager. Le patriote se substitue ici au critique, et son indulgence prend le ton de l’enthousiasme. Il avoue sans détour sa partialité pour un écrivain allemand qui n’imite pas. Évidemment il continue l’œuvre de Lessing. Il veut déblayer le terrain, il veut le débarrasser de toute la végétation parasite qui l’encombre et empêche le bon grain de lever. Il juge malheureuse l’idée de fonder de toutes pièces un théâtre allemand sur le modèle de notre théâtre classique ; car ce qui convient à des Français ne convient précisément pas à des Allemands. Si l’Allemagne doit avoir un théâtre, elle le produira d’elle-même. Et, comme Lessing, Herder estime que Gottsched a fait plus de mal que de bien à la littérature allemande.

Si Herder s’était borné, comme tant d’autres, à protester contre l’imitation servile des modèles français ou anglais, s’il avait pris simplement la défense du génie national méconnu par les Allemands eux-mêmes, sa critique n’aurait rien eu de bien original. Elle a été féconde, au contraire, parce que Herder ne s’en est pas tenu là. Il est remonté jusqu’au principe de toute poésie, il l’a étudiée dans son origine et dans son essence. Il a tiré des conséquences inattendues de la grande maxime de Rousseau, qui avait été accueillie en Allemagne avec tant de faveur. « Revenons à la nature, source de toute bonté et de toute vérité. » S’il en est ainsi, et si chaque peuple a comme les individus un caractère qui lui est propre, tout ce qui sortira spontanément de son génie, tout ce qui en sera la floraison naturelle ne saurait manquer d’être bon ; tout ce qui provient de l’imitation réfléchie n’échappe pas à la médiocrité, et, à vrai dire, ne compte pas. Faute de comprendre cette vérité si simple, la littérature allemande restera une collection de pastiches plus ou moins ingénieux, qui, n’étant point sortis des entrailles de la nation, ne seront pas adoptés par elle, et périront avec la mode qui les aura fait naître, Herder aurait volontiers résumé sa pensée en ces termes : « La littérature allemande sera nationale, ou elle ne sera pas. » Et, par un retour inévitable sur le passé, Herder se demande quelles causes ont entravé le libre épanouissement du génie germanique. Il en arrive insensiblement à déplorer les funestes effets de la renaissance en Allemagne. « Depuis ce temps-là, dit-il, nous avons tout reçu de la main des Latins, mais aussi ils nous ont pris tout ce que nous avions. » Selon lui, l’Allemagne a perdu au change. Il eût mieux valu pour elle, au risque de marcher plus lentement, suivre la voie que son propre génie lui aurait tracée. Elle aurait échappé ainsi aux influences extérieures, à l’influence française surtout, qui pendant plus d’un siècle l’a arrachée à elle-même, et qui avait fait des Allemands des étrangers dans leur propre pays. On n’aurait pas vu les classes supérieures, divisées sur tout le reste, s’accorder à mépriser les mœurs et les traditions nationales. On n’aurait pas vu un héros allemand comme Frédéric II ne savoir et ne vouloir parler que le français. « Le dommage le plus grave que puisse subir une nation, c’est, dit Herder, qu’on lui enlève le caractère propre de son esprit et de sa langue... Réfléchis à cela, et tu verras les pertes irréparables que l’Allemagne a subies. Plût au ciel que l’Allemagne, à la fin du moyen âge, eût été une île comme la Grande-Bretagne! » Son isolement aurait été une sauvegarde de son originalité. Le mal a été d’autant plus grave qu’il y a une différence profonde, une opposition tranchée entre le génie latin et le génie germanique. Dès lors, l’influence de l’esprit français ne pouvait être bienfaisante, douce, ou du moins inoffensive. Elle devait être, et elle a été, en effet, une violence cruelle faite à l’esprit allemand. Il a fallu qu’il se mît à la gêne et qu’il se torturât pour s’accommoder au goût du maître qu’il avait accepté: et il s’y est efforcé avec la docilité et la persévérance qui sont des traits distinctifs de sa nature. Trop longtemps il en a souffert. Il est temps qu’il reprenne possession de soi. « Ce qui est passé est passé, dit Herder, n’en parlons plus; mais, à l’avenir, suivons notre route et tirons de notre propre fonds ce qui pourra s’en tirer. Que l’on dise du bien ou du mal de notre nation, de notre littérature, de notre langue, elles sont à nous, elles sont nous-mêmes, et cela suffit. » Si l’on ne savait que Herder est un philosophe cosmopolite, ne croirait-on pas entendre un patriote singulièrement jaloux de l’indépendance et de la grandeur de son pays ?

Même conclusion inattendue aux travaux de Herder sur le langage. Son maître Hamann, le bizarre auteur des Croisades d’un philologue, avait appelé de bonne heure son attention sur cet ordre de questions qui intéressent à la fois le philosophe et le littérateur. Plus tard, l’académie de Berlin devait couronner un mémoire de Herder sur ce sujet: « Quelle est l’origine du langage? » Les langues, selon Herder, ne sont pas des produits de la convention ou de l’art humain. Une langue est un tout organique qui vit, qui se développe et qui meurt comme un être vivant; la langue d’un peuple, c’est, pour ainsi dire, l’âme même de ce peuple devenue visible et tangible. Son caractère, son tempérament, sa façon de penser et de sentir, son originalité, s’y expriment au vif. Posséder une langue, c’est vraiment posséder du même coup l’esprit de toute une race. Et lorsqu’une nation est déjà vieille de plusieurs siècles, lorsqu’elle a, comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, un long et glorieux passé derrière elle, l’évolution de sa langue donne la clé de son histoire; car la langue ne reste jamais immobile, elle vit de la vie même de la nation. Quels sont les grands écrivains dont chaque peuple s’honore le plus? Ceux dont la langue est le plus nationale, ceux qui ont le plus largement puisé au trésor populaire, ceux, en un mot, par la bouche desquels le peuple même semble avoir parlé. Réflexions banales aujourd’hui, mais alors assez neuves, et dont Herder tire d’importantes conséquences. Tout d’abord, le premier devoir d’un écrivain est de bien connaître les ressources de sa langue et de ne pas l’accuser de pauvreté quand il devrait s’accuser lui-même d’ignorance. Que de richesses dorment enfouies dans la littérature allemande du moyen âge! Herder en parle un peu de confiance et comme par divination, plutôt que pour les avoir explorées lui-même. « Notre langue, dit-il, possède une poésie plus ancienne que celle des Espagnols, des Italiens, des Français et des Anglais. Seule, notre constitution politique est cause que ce champ est resté pendant des siècles sans être défriché. » Il exhorte les jeunes poètes à cultiver ce fond, dont ils tireront une moisson magnifique. Dans ces vieux poèmes oubliés, ils verront le génie allemand tel qu’il s’exprimait avant d’être déformé par l’influence latine : ils trouveront dans ce commerce la vigueur qui trop souvent leur fait défaut. Le conseil était bon. L’école romantique le suivit et s’en trouva bien.

Chaque nation pense comme elle par le et par le comme elle pense. Toutes les formes, toutes les particularités d’une langue ont leur raison d’être dans la nature des hommes qui l’ont peu à peu façonnée par un travail séculaire et inconscient; toutes sont également précieuses. Prétendre réformer une langue comme on change une loi est une entreprise ridicule : lui enlever ses idiotismes, c’est lui ôter sa physionomie originale, c’est la défigurer pour l’embellir. Quand on parle de donner à la langue allemande plus de douceur et de grâce, on montre seulement que l’on ne se doute pas de ce qu’est une langue. D’ailleurs, l’allemand n’est ni dur, ni bizarre, ni barbare ; cette réputation lui a été faite par des gens qui ne le parlent pas. Loin de se débarrasser de ses inversions et de sa construction synthétique, qu’il les conserve, au contraire, avec soin: c’est le moule que s’est forgé à elle-même la pensée allemande et le seul qui lui convienne parfaitement. Qui touche à la langue d’un peuple touche à son âme même, le blesse dans les sources de sa vie. Voilà le principe des revendications désespérées qui ont retenti de toutes parts dans notre siècle. Les Tchèques, les Magyars, les Polonais réclament le droit de parler leur langue comme on réclame le droit de respirer; ils sentent que c’est pour eux une question de vie ou de mort. La lutte pour la vie devient la lutte pour la langue nationale. Mais Herder ne se doute pas que ce principe se retournera un jour contre les Allemands. Il l’invoque formellement en leur nom. « Voici donc, écrit-il en 1794, que nous avons à lutter contre une nation voisine, de peur que sa langue n’absorbe la nôtre. Éveille-toi, lion endormi, éveille-toi, peuple allemand, ne te laisse pas ravir ton palladium ! »

Ému par l’approche du danger, Herder revient sans cesse sur la domination que la langue française a exercée en Allemagne pendant un long siècle. C’est peu qu’elle ait retardé l’essor de la littérature nationale, qu’elle ait creusé l’abîme entre les hautes et les basses classes, et qu’elle ait accoutumé l’Allemagne à l’intervention continuelle de l’étranger dans ses affaires. Le mal est plus profond. En elle-même, la langue française était un poison pour l’esprit allemand. Car cette langue si fine, si agile, si claire, est le plus pur produit du génie de la France : il s’exprime par la logique de la phrase, il se décèle dans les moindres tournures. La perfection même du langage veut qu’il ne se prête vraiment qu’à des sentimens, qu’à des idées françaises. qu’arrivera-t-il si des Allemands se mettent en tête de ne vouloir parler et écrire qu’en français? Ils s’exprimeront mal, et ce n’est que ridicule ; mais, ce qui est plus grave, l’usage malheureux d’une langue qui ne leur est pas naturelle faussera leur esprit et leur cœur. Leur pensée, au lieu de jaillir sous la forme qui lui serait propre, entrera péniblement dans un vêtement qui la gêne. On ne se soumet pas impunément à une transposition continuelle de ses sentimens et de ses idées. L’impropriété de l’expression entraîne l’affaiblissement et même l’hypocrisie de la pensée. Aussi que de sottises, que de faux sentimens dans les correspondances françaises des Allemands au XVIIIe siècle ! Goethe aussi regrettait, pour la gloire de ses compatriotes, que l’on eût publié tant de ces lettres, qui disent si peu de chose et qui le disent si mal.

il y a sans doute beaucoup de finesse dans l’analyse psychologique de Herder : mais ne veut-il pas trop prouver? L’illustre exemple de Frédéric II suffirait à démontrer qu’un Allemand peut fort bien parler et écrire naturellement en français. Pour comprendre où Herder veut en venir, il faut connaître un préjugé national que nous voyons poindre chez Luther, se développer chez Leibniz, et qui s’est transmis par Herder à notre siècle. « La langue allemande ne se prête naturellement qu’à l’expression du vrai. Si l’on veut lui faire dire autre chose, elle s’y refuse, ou elle le rend mal. » C’est là une proposition qui n’a pas besoin d’être démontrée, un axiome. De même que les historiens latins parlent couramment de la foi punique, comme si la foi romaine défiait tout soupçon, ainsi les écrivains allemands trouvent les langues romanes souples, insinuantes, diplomatiques, merveilleusement propres à l’expression subtile du mensonge ; la langue germanique est l’organe incorruptible de la vérité. Dans un passage célèbre de Wilhelm Meister, Goethe a exprimé finement cette opinion courante en Allemagne : une femme s’aperçoit que son amant songe à la quitter parce qu’il se met à lui écrire en français. A force d’entendre répéter ce lieu commun, Mme de Staël s’est laissée persuader à son tour, et elle écrit, sans se douter peut-être qu’elle reproduit Leibniz : « l’allemand est moins flexible, et il fait bien de rester tel, car rien n’inspire plus de dégoût que cette langue tudesque quand elle est employée aux mensonges, de quelque nature qu’ils soient. Sa construction traînante, ses consonnes multipliées, sa grammaire savante, ne lui permettent aucune grâce dans la souplesse; et l’on dirait qu’elle se roidit d’elle-même contre l’intention de celui qui la parle, dès qu’on veut la faire servir à trahir la vérité. »

Il est naturel que chaque peuple trouve dans sa propre langue des raisons de la préférer aux autres, et nous ne chicanerons pas Herder sur ce point-là. Ce que nous voulons retenir, c’est qu’ici encore ce cosmopolite si peu soucieux des intérêts politiques de l’Allemagne prépare des argumens aux futurs patriotes, et même aux futurs gallophobes. Fichte, Arndt, Jahn et tant d’autres s’inspireront de Herder quand ils insisteront sur l’influence néfaste du français et sur les prérogatives de la langue allemande. Herder l’avait appelée « la sœur du grec, la reine et la mère d’un grand nombre de peuples que l’Allemagne doit protéger et défendre dans l’intérêt de l’Europe entière. » Évidemment, il compare l’allemand aux langues romanes, filles du latin, qui ne sont que des nièces du grec. Ces langues dérivées, et de formation récente, ne sauraient rivaliser de noblesse avec une langue aussi ancienne que le peuple qui la parle, et qui est demeurée pure. Or, tant vaut une langue, tant vaut la nation. Fichte, dans les célèbres Discours à la nation allemande, va développer ce que Herder a seulement indiqué. Se fondant sur la comparaison des langues, il prouve que de tous les peuples de l’Europe les Allemands sont le plus ancien, le plus noble, le plus exempt de mélange. Des considérations philologiques deviennent les armes d’un patriotisme brûlant. Fichte exalte, devant ses auditeurs attentifs, l’excellence des biens qu’ils sont menacés de perdre. Si leur langue disparaît, c’en est fait de leur nationalité. Idée de génie, que Herder avait exprimée au point de vue littéraire et esthétique, et qui tout à coup allait prendre une importance considérable au point de vue politique. Toute l’histoire de notre siècle en témoignera. Herder était ainsi un précurseur du principe des nationalités, tout en se croyant cosmopolite. Mais est-il rien de plus imprévu que l’incidence des idées?

Herder se rendait bien compte de l’état politique de l’Allemagne. La décrépitude de l’empire frappait les yeux les plus indifférens. « Tout y est divisé, dit-il, et tant de circonstances favorisent cette division : les religions, les sectes, les dialectes, les provinces, les gouvernemens, les mœurs et les droits. » Le tableau est exact en peu de mots. A un patriote préoccupé des questions politiques, la situation eût paru des plus alarmantes. Herder reconnaît parfois que l’Allemagne en souffre ; mais le plus souvent il ne s’y arrête pas, et il paraît en prendre aisément son parti. Au fond, cette considération est secondaire à ses yeux. L’Allemagne, qui est sa patrie, et qui seule l’intéresse, c’est une Allemagne idéale en quelque sorte, qui ne dépend point des hasards des guerres et des traités. Même dans la situation présente, on peut travailler à unir les provinces allemandes (Herder emploie volontiers ce terme assez impropre) par des liens spirituels, qui sont les plus forts de tous. Pour cette œuvre commune, il n’est besoin ni de gouvernement central, ni de capitale unique. La vie nationale ne gagnerait rien à être concentrée en un seul point. Au contraire, plus il y a de centres distincts, plus l’originalité des différentes branches de la race allemande se développe librement, sans que l’unité, toute morale, de la patrie en souffre. Voilà pourquoi à Riga, près des Russes, et à Strasbourg, près des Français, Herder se sentait aussi bien chez lui qu’à Weimar ou à Kœnigsberg. Encore une conception pacifique grosse de guerres pour l’avenir. Le jour où l’Allemagne, mal satisfaite d’une unité tout idéale, aspirera à réaliser aussi son unité matérielle et politique, elle étonnera l’Europe par l’étendue et l’âpreté de ses revendications, car elle n’aura jamais cessé de regarder comme allemandes des provinces qui vivent depuis longtemps de la vie d’autres états. Herder n’a pas encore cette idée géographique de la nation allemande. Il ne se la représente pas avec des frontières bien distinctes ; et si ce vague permet toutes les espérances et tous les regrets, il ne songe pas, quant à lui, à une Germania irredenta. Mais il définit très nettement l’Allemagne par sa langue, par son caractère, par ses traditions, par son génie, et il travaille de toutes ses forces à lui donner conscience d’elle-même. En 1785, à l’occasion de la ligue des princes, sur laquelle tant d’espérances s’étaient fondées en Allemagne, le margrave Charles-Frédéric de Bade, un des princes les meilleurs et les plus éclairés du temps, eut l’idée d’établir une académie nationale allemande. Le projet fut agréé par un certain nombre de souverains, entre autres par le duc de Saxe-Weimar, le maître de Goethe et de Herder. Celui-ci fut chargé de préparer des statuts pour cette académie. Elle devait être, d’après lui, une sorte d’institut national. « Tout ce qui vit en Allemagne, écrivait-il à ce propos, peut et doit travailler pour elle. Aucun intérêt politique particulier ne doit s’opposer au zèle de ces efforts. L’intérêt commun de l’Allemagne prime tous les autres. » Le projet de Herder était impraticable. Ne l’eût-il pas été, l’état de l’Allemagne condamnait à un échec certain toute tentative de ce genre. Mais le langage de Herder en cette occasion n’en est pas moins significatif. Tout plein du cosmopolitisme humanitaire de son temps, il se soucie peu des intérêts politiques de l’Allemagne; mais dès qu’il s’agit de ses intérêts supérieurs, de sa langue, de son génie, de son unité morale, cette indifférence se change en une sollicitude ardente et passionnée.

Quelques années plus tard, Herder voyait les Français maîtres de toute la rive gauche du Rhin. Le fléau de la guerre, qu’il redoutait si fort, menaçait de pénétrer jusqu’au cœur de l’Allemagne. En même temps, la Pologne venait de subir un nouveau partage, définitif cette fois. Il ne servait guère à ce malheureux pays, dépecé par des voisins avides et imprévoyans, que ses habitans fussent enfin unis par un sentiment commun de fidélité à leur patrie. Ces grands événemens ouvrirent les yeux à Herder et lui inspirèrent des craintes toutes nouvelles pour lui. Précisément à cette époque, il écrivait ses Lettres sur le progrès de l’humanité. M. Haym aperçoit avec raison, dans cet ouvrage, les premiers signes évidens de la décadence du penseur et de l’écrivain. Ses défauts ordinaires, la prolixité, le manque de méthode, l’indécision de la pensée, qui perçaient çà et là dans ses œuvres antérieures, se donnent ici librement carrière. Mais aussi faut-il dire que Herder n’a pas voulu ou n’a pas osé publier ces lettres telles qu’il les avait écrites. Heureusement, M. Suphan, dans l’admirable édition des œuvres de Herder qui est en cours de publication, a imprimé aussi le texte primitif. Ce n’est plus de la philosophie extrêmement vague, de l’érudition pure parfois, où il devient difficile de démêler quelle est la pensée de l’auteur, ou même s’il en a une. Dans la rédaction inédite, les préoccupations politiques sont au premier plan. Elles se révèlent à chaque instant par les allusions les plus claires ; parfois elles s’expriment librement. La révolution française a produit sur Herder une impression profonde. Il appelle franchement les émigrés des traîtres, et trouve que les Français soutiennent une guerre légitime contre l’étranger qui veut intervenir dans leurs affaires. Visiblement il fonde de grandes espérances sur le mouvement libéral qui a pris naissance en France, et il l’accompagne de sa sympathie et de ses vœux. Mais il s’en effraie bientôt; sa crainte et sa répugnance augmentent à mesure qu’il apprend la mort du roi et les crimes de la Terreur. Il se rejette alors sur le libéralisme humanitaire de Benjamin Franklin, qui le consolé et qui l’enchante. Voilà le politique selon le cœur de Herder, pacifique, philosophe, réformateur sans violence, patriote sans fanatisme.

Pourtant les leçons de l’expérience ont instruit Herder. Il ne croit plus que les « liens spirituels » suffisent à maintenir une nation, et que la communauté de langue, de mœurs et de traditions constitue à elle seule une patrie. « Une nation, écrit-il, qui n’est pas capable de se protéger et de se défendre elle-même contre l’étranger n’est pas vraiment une nation et ne mérite pas l’honneur de ce nom. » Nous sommes loin de ce dédain superbe qui renvoyait à l’antiquité les vertus militaires du patriotisme. Combien d’autres Allemands, cosmopolites pur éducation et par système, qui se seraient contentés toute leur vie, comme Herder, d’une patrie purement idéale, et qui ont changé de sentimens et de principes, sous la pression des événemens! Des convictions philosophiques qui semblaient être au-dessus de toute discussion s’évanouirent comme par enchantement : elles ne tinrent pas contre la présence de l’étranger sur le sol national. « Tout notre raisonnement, disait Pascal, se réduit à céder au sentiment. » Et, de fait, le sentiment a sa logique à lui, logique profonde et complexe, déconcertante comme la vie, mais plus rigoureuse et plus vraie dans ses contradictions apparentes que la logique du raisonnement dans son infaillibilité abstraite. Beaucoup d’esprits réfléchis voulurent néanmoins justifier à leurs propres yeux cette brusque conversion. Fichte, par exemple, encore cosmopolite en 1805, sera le plus ardent des patriotes en 1806, après Iéna : mais il n’admet pas qu’il y ait contradiction entre ses dispositions présentes et celles de l’année passée. Il voit là simplement un progrès, une nouvelle phase de son évolution. C’est une habitude d’esprit familière aux Allemands. Les causes extérieures et accidentelles ne sont jamais pour eux des causes suffisantes : on doit chercher l’explication vraie non dans les circonstances, mais dans l’essence intime, dans la substance même des êtres. Le présent doit être plein du passé. Il s’agissait donc de montrer comment du cosmopolitisme même avait dû sortir le sentiment patriotique qui lui semblait contraire. Tâche ingrate, problème difficile, si Herder ne l’eût résolu d’avance avec une singulière hardiesse. C’est dans la nature même du génie allemand qu’il a trouvé la conciliation.


III.

Rien n’est plus malaisé, Herder l’avoue lui-même, que de donner la caractéristique générale d’un peuple, et de trouver une formule brève et saisissante pour le définir. Un grand peuple comprend des gens de toute nature, de toutes mœurs, de tout esprit. Et cependant Herder, avec son imagination vive et son goût pour les synthèses rapides et brillantes, se trouve amené insensiblement à se représenter les nations comme des individus. Chacune lui apparaît avec un tempérament propre et une physionomie originale, qui ne permettent pas de les confondre dans la famille humaine. Les mêmes sentimens et les mêmes passions forment le fond de toutes les littératures; mais chacune les exprime avec des nuances qui lui sont particulières, comme la même note, donnée par un violon, une flûte ou un cor, accuse une différence de timbre qui provient de la nature de l’instrument. Herder se croyait donc en droit de formuler, en quelques traits plus ou moins précis, le caractère et pour ainsi dire l’essence des peuples dont il étudiait la poésie et l’histoire. Le plus souvent, il se contente d’une esquisse sommaire. Quelques épithètes, toujours les mêmes, lui suffisent pour caractériser un peuple au passage. Il dira volontiers des Français que c’est un peuple de «représentation. » Leur esprit est plus théâtral que sincère, plus porté à la rhétorique que puissant par l’imagination, plus habile dans la convention qu’amoureux de la nature; il a plus de surface que de profondeur. Pas n’est besoin de s’arrêter à ces esquisses vagues, nécessairement fausses par ce qu’elles ne disent pas, même s’il faut reconnaître quelque vérité à ce qu’elles disent. Herder juge la France d’après son théâtre, et son théâtre, sans doute, d’après Lessing.

Mais dès qu’il s’agit de l’Allemagne, Herder est infiniment plus intéressant. Saisir le vif du génie allemand dans sa langue, dans sa poésie, dans son histoire, dans son art, ce fut la préoccupation constante de cet esprit si mobile et si prompt à changer d’objet. Il y est revenu non pas dix fois, mais cent fois, c’est une œuvre de patience et de précision ; les contours sont nets et précis, le portrait achevé. Aussi bien Herder est loin d’avoir dessiné le premier ce type idéal du caractère et de l’esprit allemands. Déjà dans Leibniz, dans Luther, dans Lessing, nous en trouvons l’esquisse, et, en cherchant bien, on en découvrirait les traits essentiels chez les humanistes allemands de la renaissance. Même à l’époque où l’influence française était prédominante, ou, pour mieux dire, toute-puissante en Allemagne, Gottsched revendiquait encore hautement l’honneur dû, selon lui, aux caractères distinctifs du génie germanique. Herder recueille toutes ces indications et les fond dans un tableau d’ensemble qui restera fixe désormais. Les Allemands l’adopteront, s’y reconnaîtront avec ingénuité. Aux jours d’épreuve, ils y trouveront une source de force morale. Convaincus qu’ils sont vraiment les originaux de ce portrait, ils ne perdront pas tout ressort et toute confiance en eux-mêmes. Ils seront prémunis contre l’excès de l’abattement et du désespoir.

« Deux qualités maîtresses, dit Herder, distinguent d’abord le caractère allemand : le courage et la fidélité. » Le courage s’est assez illustré dans toutes les épreuves que l’Allemagne a subies depuis des siècles et auxquelles toute autre nation, moins énergique, aurait succombé. Par fidélité, Herder entend la sincérité, le respect de la foi jurée, de la parole donnée, l’horreur de la perfidie, du mensonge et de la duplicité. Cette fidélité, plus encore que le courage, est le signe particulier de la nature allemande. Déjà Luther avait dit, et Fichte le répétera, que la véritable origine de la réforme a été dans la droiture allemande, qui ne pouvait se plier au mensonge italien. « On a voulu, dit Herder, refuser à notre nation bien des mérites de l’esprit... Mais ce que l’on n’a jamais pu contester à ses braves citoyens, à ses héros, à ses bons rois, c’est la bravoure, la fidélité, la bonne foi. Leur parole valait mieux qu’un serment et qu’un écrit contresigné du sceau officiel. Le seigneur se reposait sur ses vassaux et les vassaux sur leur seigneur : voilà ce que nous trouvons dans les vieux proverbes allemands. » A l’occasion, les contemporains de Herder renchérissent sur cette idée. Schiller, dans une de ses premières poésies, laisse entendre que, le Rhin une fois passé, il ne faut plus s’attendre à rencontrer la bonne foi sur son chemin. Kant voit dans le mensonge le type même du mal moral et de la dégradation, l’avilissement de la personne humaine. Et d’où vient cette horreur caractéristique pour toute tromperie, toute fourberie, même dans les mots, même innocente? C’est que le respect de la vérité est la base de la moralité. Or la nature allemande est avant tout essentiellement morale. « Par là, dit Herder, l’Allemand se distingue de toutes les autres nations. » Les autres peuples peuvent supporter et entretenir en eux-mêmes une certaine immoralité. Ils ont l’habileté de la déguiser, de l’orner, de la transformer enfin de telle sorte qu’ils en vivent, ou du moins qu’ils s’y accommodent. L’Allemand ne le peut pas. Sa nature intime répugne trop à l’immoralité pour qu’il en invente jamais une forme qui lui soit longtemps supportable. « Rien ne serait plus anti-allemand que si la moralité devenait, chez nous aussi, un objet de dérision. Il nous manque l’esprit, il nous manque une nature légère, il nous manque un beau ciel pour rendre l’immoralité tolérable et agréable. La débauche allemande a toujours été grossière, parce que la débauche ne va pas à notre climat, à notre façon de vivre, à notre nature en général. »

Henri Heine s’est moqué spirituellement de ce brevet de vertu que ses compatriotes se décernaient à eux-mêmes et que Mme de Staël a contresigné. A vrai dire, le portrait tracé par Herder n’est guère réaliste, et la moralité allemande, au XVIIIe siècle, n’était rien moins qu’exemplaire. Les mémoires du temps nous édifient sur ce point, et les historiens les plus récens, M. Biedermann, par exemple, ne font pas difficulté de l’avouer. Mais Herder ne prétend pas s’attacher à tel ou tel moment de l’histoire allemande : il peint l’Allemand idéal, l’Allemand en soi. Aussi bien, il ne nie pas les désordres de son siècle, trop éclatans et qui crevaient les yeux : il les tourne habilement à l’avantage de sa thèse. Le vice allemand est choquant, grossier, brutal : c’est qu’il est d’emprunt, c’est qu’il n’est pas allemand. On peut sourire de cette conclusion; mais Herder était sincère en l’écrivant et beaucoup de ses lecteurs en y croyant. Ils n’entendaient pas raillerie là-dessus. N’est-ce pas une force pour une nation qu’un idéal de moralité où elle se reconnaît et qu’elle a la confiance de pouvoir seule atteindre ?

Herder a exprimé sa pensée tout entière dans une épître en vers qui parut seulement quelques années après sa mort, en 1812. Il n’avait pas cru pouvoir la publier en 1792, lorsqu’il l’écrivit, sans doute par crainte de la censure. Cette pièce, intitulée : la Gloire nationale allemande, est extrêmement curieuse. M. Haym ne la goûte pas. Il la trouve à la fois trop violente et trop résignée. L’ironie de Herder lui paraît amère et désagréable. Le tableau qu’il trace de la misère allemande serre le cœur, et la consolation qu’il laisse entrevoir n’est guère qu’une continuation des souffrances. Herder, il est vrai, avec toute son imagination, n’est pas un poète ; il n’a pas le don merveilleux, la magie souveraine qui adoucit les vérités cruelles et apaise les contrastes douloureux. Mais, justement, c’est le mélange d’un réalisme cru et d’un idéalisme raffiné qui donne à ce morceau, à défaut de mérite poétique, une étrange saveur historique. « Avec toutes leurs qualités naturelles, dit Herder en substance, les Allemands sont malheureux chez eux. Le besoin les presse et la misère les chasse au dehors. » Ce n’est pas d’aujourd’hui que les choses en sont à ce point. La veuve de Luther n’a-t-elle pas dû implorer du roi de Danemark les secours qu’elle ne trouvait pas en Allemagne ? Kepler n’est-il pas mort de faim ? Regardez dans tout l’univers : en Angleterre, en Transylvanie, en Russie, les plus travailleurs, les plus artistes, les plus inventeurs ne sont-ils pas des Allemands ? L’Allemagne seule ne leur donne pas à vivre. Et cependant ils sont, au service de leurs maîtres héréditaires, « d’une fidélité de chiens. » Ils se laissent vendre et exporter sans résistance sur les bords du Mississipi ou de l’Ohio. L’esclave mort, le maître supprime la solde. Sa femme et ses enfans périssent à leur tour. Qu’importe ? le prince a besoin d’argent. — Ce n’est pas que Herder conseille la révolte ou la vengeance à ces « nègres allemands. » Il trouve bon au contraire qu’ils s’en remettent à Dieu et qu’ils attendent du temps la justice infaillible. Quelle est donc la gloire nationale de ce peuple si maltraité et si patient ? C’est justement qu’il s’oublie lui-même pour se consacrer au progrès de l’humanité ; c’est que tous travaillent à cette œuvre sainte, obscurs et résignés, avec dévoûment, sans aucune arrière-pensée d’intérêt public ou privé. Longtemps auparavant, Herder avait dit que la philosophie est l’occupation nationale des Allemands. Mais ce désintéressement n’expose-t-il pas l’Allemagne à être humiliée, pillée, exploitée par des voisins moins nobles et plus habiles ? — Si fait, répond Herder, mais qu’importe ? N’est-ce pas une destinée sublime que d’être pour les autres plutôt que pour soi-même ? Sic von non vobis peut être notre devise avec un sens admirablement profond. Apprenons, travaillons, semons en paix : La moisson ne peut manquer de venir. La nation allemande a mieux à faire que d’acquérir puissance et richesses par les moyens brutaux de la force et de : la ruse. Qu’il lui suffise d’être l’éducatrice du monde et comme la philosophie vivante de l’univers.

Dans ce rêve à la fois patriotique et humanitaire germait une idée qui devait être reprise par les premiers combattans de la guerre contre Napoléon, et trouver dans notre siècle une fortune singulière. Chaque peuple, de par son tempérament et son caractère national, a une mission particulière à remplir dans l’histoire. De là une conséquence évidente. Les peuples dont la mission est accomplie doivent laisser la place, sur la scène du monde, à d’autres dont le tour est venu ; mais une nation qui a encore sa destinée à remplir ne saurait disparaître. Or l’Allemagne, selon Herder et ses contemporains, a encore une mission importante dans l’avenir. L’Allemagne ne peut pas périr, proclamera Fichte après Iéna, parce qu’à elle, et à elle seule, il est réservé de trouver la vraie forme de l’état qui conciliera le christianisme avec les principes de la société moderne. Si l’Allemagne était perdue sans retour, le progrès de la civilisation s’arrêterait, et cela est impossible. Vingt ans auparavant, Herder tenait déjà un langage à peu près semblable : « Nous sommes arrivés tard, écrivait-il, eh bien! nous en sommes d’autant plus jeunes. Nous avons encore beaucoup à faire, tandis que d’autres nations entrent dans le repos après avoir produit ce dont elles étaient capables. » L’allusion est claire : Herder songe à la France. Dans le curieux journal de son voyage de Riga à Nantes, Herder résumait déjà ses impressions sur la France. Il va la visiter, il la connaît bien peu, et il ne la connaîtra guère davantage quand il y aura séjourné quelques mois ; mais son jugement est bien arrêté. Selon lui, la France est entrée, avec la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans une période de décadence. Le génie français a donné, avec les œuvres classiques, avec Rousseau, Voltaire et Montesquieu, les plus beaux fruits qu’il pouvait produire, n’en est réduit à se répéter. Sa mission est terminée, celle de l’Allemagne commence à peine.

Rien de plus aisé maintenant que de concilier le cosmopolitisme et le sentiment national allemand. Loin de se combattre, ils se confondent. L’idéal allemand ne fait qu’un avec l’idéal de l’humanité. A l’Allemagne, il est réservé de guider l’Europe civilisée et chrétienne dans la voie du progrès. Cette mission, la plus haute et la plus noble de toutes, et qui est assurée à l’Allemagne par la moralité de son caractère, fait d’elle une nation privilégiée : le peuple par excellence, dira Fichte. Sa grandeur se révélera quand le temps en sera venu : elle sera la juste récompense de son désintéressement, qui ne l’aura pas recherchée. Dans la conscience d’un Français ou d’un Anglais, il peut s’élever un douloureux conflit de devoirs : il lui faut opter parfois entre ce qu’il doit à l’humanité et ce qu’il doit à sa patrie. L’Allemand n’a rien de pareil à craindre. Plus il travaille avec dévoûment au bien de l’humanité entière, plus il est fidèle à l’essence même du génie allemand. Moins il se préoccupe des intérêts particuliers de son pays, et plus il contribue, en effet, à accomplir la destinée nationale. Rêveries humanitaires qui peuvent paraître aujourd’hui bien creuses ou tristement ironiques, mais rêveries qui ont aidé à sauver l’Allemagne par la foi que l’Allemagne a eue en elles. Le fond des Discours à la nation allemande, de Fichte, c’est que l’Allemagne n’a pas le droit de s’abandonner elle-même et de périr. La mission qu’elle doit remplir dans l’univers exige d’elle tous les sacrifices.

Lorsque Herder mourut, en 1804, fatigué, découragé, croyant depuis dix ans « vivre dans un mauvais rêve, » la lutte fratricide de « patries contre patries, » dont l’idée seule lui était insupportable, allait se déchaîner avec plus de fureur que jamais. Il ne se doutait guère que Fichte, Arndt et les autres patriotes allemands trouveraient dans son œuvre tout un arsenal d’armes guerrières pour exalter l’enthousiasme national contre l’étranger. Seulement, instruits par une dure expérience, les Allemands ne devaient plus dire comme lui : « Notre royaume n’est pas de ce monde. » Ils gardèrent l’idée de la mission allemande, mais en lui donnant pour condition préalable l’unité politique et la grandeur matérielle de l’Allemagne. Après que le congrès de Vienne eut trompé leurs espérances, ils devinrent utilitaires, comme les idéalistes seuls le sont, quand ils s’y décident : avec obstination, avec entêtement, avec une résolution froide et opiniâtre. Gervinus leur fit honte de leur désintéressement passé, et ils acceptèrent le reproche en se promettant de ne plus le mériter. En même temps la philosophie de Hegel, ce puissant effort pour élever le réel, le fait, à la hauteur de l’idée et du droit, triomphait en Allemagne. C’est la seule doctrine, comme on l’a remarqué, qui ait jamais fait école à Berlin : Hegel a dit lui-même qu’entre sa philosophie et l’esprit de l’état prussien, il y avait une affinité élective. Aujourd’hui, cet esprit triomphe. Ce n’a pas été sans combat, car l’esprit prussien, utilitaire et autoritaire, n’est pas ou du moins n’était pas l’esprit allemand. Si Herder était témoin de l’œuvre accomplie aujourd’hui, ne regretterait-il rien? Le philosophe, sans doute, à l’aspect des nations européennes armées jusqu’aux dents et prêtes à s’entre-égorger, jugerait que l’humanité a fait depuis un siècle plus d’un pas en arrière: les progrès matériels lui paraîtraient peu de chose, au prix des maux infinis que des guerres, toujours plus terribles, entraînent après elles. Mais le patriote ne serait-il pas effrayé de la responsabilité qui retombera sur l’Allemagne dans tous ces malheurs? Trouverait-il que l’hégémonie de la Prusse a été un bienfait pour le peuple allemand tout entier, et les satisfactions de l’orgueil national compenseraient-elles le regret d’un passé moins glorieux, mais plus pur? La mission que Herder assignait à l’Allemagne était toute de paix et de civilisation. Dans le rêve de grandeur qu’il avait fait pour elle, il n’y avait point de sang, car il savait qu’il est écrit : « Celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée. » S’il a, sans le savoir, contribué d’avance à l’œuvre de notre siècle, en travaillant au réveil des nationalités, au moins ne prévoyait-il que leur développement libre et harmonieux. Il croyait semer la paix, et c’est la guerre qui a levé. Mais Herder est-il le seul qui ait reçu de l’histoire ce cruel démenti, qui ait préparé la ruine de ses propres espérances, et collaboré malgré lui à une œuvre qu’il eût peut-être détestée de toute son âme?


LEVY-BRUHL.