Les Idées musicales d’un révolutionnaire italien

Les Idées musicales d’un révolutionnaire italien
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 918-934).
LES IDÉES MUSICALES
D’UN RÉVOLUTIONNAIRE ITALIEN


Mazzini : Filosofia della musica (Scritti editi ed inediti, vol. IV : Milano, Carlo Aliprandi, (1897).


La musique étant le plus social ou le plus sociologique des arts, il est naturel qu’elle ait souvent attiré l’attention et la sympathie des socialistes, des démocrates et des révolutionnaires. Par ces noms divers on nous permettra d’entendre ici, sans distinction et sans jugement, une seule classe d’hommes : ceux que possède le souci des questions sociales et le zèle des causes populaires ; les avocats du peuple, ou ses apôtres ; ceux qui se donnent pour mission de chercher et de procurer, par la parole ou les actes, ce qu’ils croient le bien du plus grand nombre ; ceux que l’amour de leurs frères illumine et conduit, à moins qu’il ne les aveugle et ne les égare. Ces hommes, lorsqu’ils écrivent, ne craignent pas d’accorder à la musique une place en leurs écrits. Ils lui demandent souvent de consacrer leurs théories, ou de bercer leurs rêves. Volontiers, et non sans quelque raison, ils voient en elle une représentation ou un exemple, en même temps qu’une vertu ou un bienfait. Il est vrai qu’elle contient tout cela.

La musique est sociale par nature. Plus que d’autres arts, elle offre non seulement l’image, mais l’idéal d’une société. En elle tout est nombre. Ceux mêmes de ses élémens qui paraissent le plus uns : une mélodie, que dis-je, une note isolée, sont en réalité composés et multiples. Une œuvre musicale : fugue, sonate, chœur, symphonie, est, par définition et par essence, collection et groupe.

C’est par ce caractère collectif que la musique agit sur le nombre. Elle est par excellence l’art populaire, celui que le peuple comprend et goûte le mieux, le seul que, par l’instinct ou le génie, et non pas seulement par le travail, il ait fait un peu sien. Le peuple n’est pas architecte, il n’est ni peintre, ni statuaire ; mais il est musicien. Un millier de maçons n’ont jamais suffi pour bâtir une cathédrale ; mais il ne faut parfois qu’un laboureur ou un pâtre pour trouver une chanson.

Si la foule, si les inconnus, si les petits et les humbles peuvent quelque chose pour la musique, elle n’est pas ingrate ; à son tour, elle fait beaucoup pour eux. Elle les élève et elle les unit. Elle sait plus d’un secret qui leur importe. Elle leur donne la grande leçon de l’ordre, de la hiérarchie, des rapports nécessaires et harmonieux. Mais, non contente de les instruire, elle les réjouit et les console. Elle allège leur travail et charme leur repos. Et sans doute c’est cette influence sociale, c’est ce pouvoir mystérieux et secourable, ce double privilège d’enseignement et de charité, qui constitue aux yeux des socialistes l’éminente dignité de la musique et son plus noble titre à leur faveur.

« Mazzini, a dit Louis Veuillot, Mazzini, homme intelligent, a entrevu quelque chose. » Oui, même en musique, et quelque chose de l’avenir. Ce voyant n’était pas un savant ; sa culture musicale était pauvre, et lui-même l’avoue. Il écrit, au début de sa Philosophie de la musique : « L’auteur de ces pages ne sait de musique que ce qu’en enseigne le cœur, ou à peine davantage. Mais il est né en Italie, dans la patrie de la musique, où la nature est un concert, où l’harmonie pénètre l’âme avec la première chanson que chantent les mères au berceau des enfans. C’est assez pour qu’il se croie en droit d’écrire, sans étude et comme sous une dictée intérieure, des choses vraies, jusqu’ici peu remarquées, mais indispensables au relèvement de la musique et du drame musical. » Rien qu’en ce peu de lignes, on voit déjà se dessiner les deux traits qui dominent et résument l’esthétique musicale de Mazzini : l’un est la sensibilité, l’autre est le désir ou le besoin d’une réforme. Le second est bien d’un révolutionnaire, et le premier d’un Italien.


Mazzini donna de bonne heure des marques de cette sensibilité qui n’est pas toujours incompatible avec l’esprit de révolte ou même d’anarchie. À cinq ans, il se jetait dans les bras d’un pauvre qui demandait l’aumône sur les degrés d’une église de Gênes, et le mendiant rendait l’enfant à sa mère en disant : « Gardez-le bien, madame, celui-là aimera le peuple. » Plus tard il dut abandonner l’étude de la médecine parce qu’il n’avait pas la force de supporter la vue du sang ou seulement de la douleur. Nerveux et frémissant devant l’injustice, charitable jusqu’à donner ses vêtemens, il était déjà celui qu’un poète de son pays devait appeler « l’homme de tous les sacrifices, de tous, les amours, de toutes les pitiés et d’aucune haine. »

Révolutionnaire de cœur plutôt que de tête, c’est de la même façon que Mazzini fut musicien. Les quelque cinquante pages qu’il a consacrées à la musique furent écrites en des jours de découragement, sinon de désespoir. C’était en 1836. Mazzini, tout jeune encore (il avait trente et un ans), était déjà un vieux conspirateur. Déjà il avait beaucoup entrepris, beaucoup combattu, beaucoup souffert. Emprisonné, puis banni, condamné à mort par contumace en son pays, et chassé deux fois de la terre d’exil ; pressé par la misère et trahi par quelques-uns des siens, la cause de la liberté lui paraissait perdue. Et tous ces maux en quelque sorte extérieurs n’étaient rien. C’est au dedans de lui-même que Mazzini subissait les plus rudes assauts et la pire torture. Il faut lire le récit de cette crise effroyable, qu’il a nommée « la tempête du doute. » Toute confiance, toute croyance même l’abandonna. Il sentit naître, puis grandir en son âme le dégoût et l’horreur de sa vocation. Elle lui parut insensée, peut-être criminelle. Il s’accusa d’ambition, d’égoïsme, et d’avoir servi moins une idée que son idée, l’idée de lui-même et de lui seul. Alors il éprouva, comme l’a dit un de ses biographes, ce qu’éprouverait un coupable conscient de sa faute et incapable de l’expier. Il lui sembla que la personnalité, la recherche et l’amour de soi, tout le mal qu’il avait cru détruire en son cœur y repoussait de mystérieuses et funestes racines. Il se vit inégal à sa tâche et ne fut pas loin de s’en juger indigne. La Philosophie de la musique date de ces jours troublés. Il est permis de croire que, dans cette crise aiguë, et qui faillit être mortelle, la contemplation de la beauté fut pour Mazzini le remède et le salut. Dans l’ordre des réalités humaines, son rêve était sur le point de lui échapper ; il le transporta et le ressaisit dans l’ordre de l’idée pure. Et c’était bien le même rêve. Devant le problème esthétique comme devant le problème social, Mazzini se retrouva le même aussi, toujours plus sentimental que logicien. Ce qu’il aima dans la musique, ce qu’il tenta de surprendre en elle, ce n’est pas ce qu’elle contient de rationnel ou de métaphysique, mais ce qu’elle exprime de la passion, de l’humanité et de la vie. La musique est esprit et elle est âme. C’est l’âme surtout que chercha Mazzini. Il connut, il comprit la musique par l’amour encore plus que par l’intelligence, et ce mode de connaissance est peut-être, en matière de beauté, le plus sûr et le plus profond.

En bon révolutionnaire, Mazzini se devait à lui-même de médire de son temps et de lui chercher querelle. Il ne s’en est pas fait faute. Son devoir était aussi d’en appeler à l’avenir. Il n’y a pas manqué. On peut s’étonner davantage qu’il ait loué le passé. Il l’a loué pourtant. Il a parlé brièvement des anciens, mais avec respect, même avec amour. Il n’a pas sacrifié tout à fait le souvenir à l’espérance.

Ce passé qu’il admire, il semble l’avoir imparfaitement connu. Alors déjà, — comme aujourd’hui, — on ne possédait guère de la musique de l’antiquité que la doctrine, sans les œuvres. À cette doctrine du moins Mazzini rend hommage. Il regrette les siècles qui furent » grands non par la science, mais par des pressentimens sublimes ; » les siècles où la musique « se confondait avec la première pensée de la civilisation naissante ; où cet art nouveau-né, qui bégayait encore, était pour toute la Grèce la langue nationale, l’interprète sacré de l’histoire, de la philosophie, des lois et de l’éducation morale. » Dans un passé moins lointain, il semble que Mazzini n’ait pas regardé très avant. Il a mal parlé de Palestrina ; je veux dire qu’il l’a mal compris, car, s’il est vrai que Palestrina « traduisit le christianisme en musique, » on ne saurait soutenir qu’ « il créa par ses mélodies l’école italienne et lui donna le caractère qu’elle a conservé depuis. » Sur le XVIIe et le XVIIIe siècle, Mazzini garde le silence. Une ou deux fois seulement il parle avec admiration de Mozart. Enfin, parmi les morts qui, pour le temps où il écrivait, étaient des morts d’hier, et quels morts ! c’est à peine s’il nomme Beethoven et Weber : le second seulement pour s’attendrir sur cette fameuse Dernière Pensée, qui n’a que le double défaut d’être une pensée insignifiante et de ne pas être de Weber. Faut-il croire que Rossini jetait alors des feux trop éclatans ? Mais, tout à l’heure Mazzini nous dira lui-même que ses yeux n’en furent pas éblouis. N’importe, ses yeux n’ont pas vu Beethoven, et c’est dommage : ils étaient dignes de le regarder. J’imagine que Mazzini, s’il avait connu les neuf symphonies, eût peut-être trouvé moins à redire au présent, qu’il eût exigé moins de l’avenir. Mais il ne les a pas connues : d’où l’amertume de ses plaintes et l’impatience de ses vœux.

« Lorsque l’élément qui constitue un art, lorsque l’idée qui en fait la règle et la vie est parvenue au dernier degré de son développement, à la plus haute expression qu’il lui soit donné d’atteindre, alors cet élément ne saurait plus rien produire, cette idée est épuisée et morte. Le génie même est impuissant à la ressusciter, à rouvrir une époque fermée ou qui se ferme. C’est folie de s’obstiner à faire d’un principe usé la loi d’un art, à chercher la source de la vie dans un sol désormais stérile. C’est se condamner soi-même à errer parmi les morts, au lieu de regarder devant soi le mouvement, la puissance et la vie. » Telle parut à Mazzini l’obstination et la folie de ses contemporains. Il estima que le grand mal dont souffrait la musique, et dont elle pouvait mourir, consistait en ceci : l’idéal ancien n’existait plus, et le nouvel idéal ne paraissait pas encore.

La doctrine générale de Mazzini commande en quelque sorte son esthétique. Sa conception musicale est beaucoup moins d’un métaphysicien que d’un socialiste religieux. La devise du politique : Dio e il popolo, fut également la devise du musicien. Le plus grave reproche qu’il adresse à la musique, et qui contient tous les autres, c’est d’avoir trahi sa vocation religieuse et populaire ; c’est d’avoir oublié L’amour du peuple et l’amour divin, d’être descendue des hauts lieux où jadis elle siégeait, « accanto al legislatore e alla religione, » entre le prêtre et le législateur. Væ soli ! Pour s’être de plus en plus séparée de la vie générale, pour avoir enclos son domaine et cherché en elle-même, en elle seule, son objet ou sa fin, la musique subit maintenant la malédiction qui s’attache à la solitude. Le libre et saint ministère qu’elle exerçait autrefois n’est plus qu’un mécanisme profane, inutile surtout, car l’isolement de la musique n’a d’égal aujourd’hui que sa vanité. Elle ne sert à rien, ne servant qu’à soi-même. Stérile combinaison de notes, sacrifiant le fond à la forme et l’idée à la matière, elle ne aurait plus être un refuge pour la souffrance, ni pour le doute un réconfort. Le public, qu’il ne faut pas confondre avec le peuple, a dit à L’artiste : « Sauve-nous de l’ennui. » L’artiste s’est contenté de cette fonction misérable. Pauvre trouvère d’un jour ! À ceux qui ne lui demandent plus davantage il prête plutôt qu’il ne donne l’agrément d’une sensation passagère, un plaisir, une volupté qui s’évanouit avec le son. « Aujourd’hui, qu’il nous égaie ou nous attriste, ce n’est plus du fond de nous-mêmes qu’il tire le rire ou les larmes. Riso senza pace, pianto senza virtù. Le rire sans la paix, des larmes sans vertu ! Rire qui déforme le visage sans effacer de nos fronts une ride, sans calmer un gémissement de nos cœurs ! Larmes involontaires, inconscientes et comme arrachées par force, qui nous rappellent seulement que nous portons en nous un instinct de pitié, d’amour, et que la musique pourrait développer tout cela, si nous n’avions étouffé la musique elle-même. »

… « Qu’est devenu l’art souverain, profond, qui insiste, qui enfonce la pensée dans la chair et dans le cœur ? » L’art aujourd’hui ne creuse plus, il frôle. Il a remplacé par les effets multiples, épars, l’effet jadis concentré et unique. « Qui donc, dans le drame musical, a souci d’une idée ? Qui donc va chercher, dans le cercle des scènes diverses qui composent un opéra, le centre ou le nœud qui les rassemble ? Ce n’est pas le public, ennuyé, frivole, ennemi des impressions profondes, qui ne demande à la musique qu’un passe-temps d’une heure et s’informe des interprètes plutôt que de l’ouvrage. Ce n’est pas l’auteur, avili, dégradé, abruti par la honte des temps, par le public même, par l’amour du lucre, par l’ignorance de tout ce qui n’est pas les notes et les accords. » Alors qu’arrive-t-il ? « Un opéra n’est plus qu’une chose sans nom… Un opéra ne saurait plus se définir que par l’énumération des morceaux qui le composent : cavatines, duos, trios, finales, interrompus et non reliés par je ne sais quel récitatif que nul n’écoute… Où va-t-on ? Que nous veut cette musique ? Où nous mène-t-elle ? Pourquoi s’arrêter ici ? Pourquoi cette idée coupée par une autre ? Allons, allons. L’heure presse. Il est minuit passé. Mais le public en veut pour son argent. Il veut son compte de motifs. Donnez-le-lui. Il manque une cavatine, il manque le rondo de la prima donna. L’heure a sonné, on applaudit, on sort. Et le jeune homme, qui s’était promis de rentrer au logis avec une idée de plus, avec une émotion nouvelle, s’en va pensif et muet, la tête fatiguée et douloureuse, les oreilles bourdonnantes, et, sur les lèvres, le mot de Fontenelle : « Musique, que me veux-tu ? » Est-ce donc là que, de nos jours, la musique est tombée ! »

Pour la relever, il faut plus qu’une réforme : une révolution. Il ne s’agit pas de perfectionner l’exécution ou la méthode, de corriger le style ou la lettre. C’est l’esprit qui doit souffler d’ailleurs, afin de renouveler la face de la terre. Voici la première rencontre entre le révolutionnaire italien et le musicien qui fut le plus révolutionnaire de tous. Par la rigueur de ses exigences, par le caractère radical, absolu, des conditions qu’il pose à l’avenir, Mazzini se montre incontestablement le précurseur de Richard Wagner. Ou la musique ne sera plus, ou elle sera telle que la voit et que la veut l’impérieux prophète. Et cette volonté, comme cette vision, est exactement wagnérienne. D’avance, et par je ne sais quelle sympathie préétablie, Mazzini s’accorde avec Wagner non seulement sur la nécessité, mais sur la nature même de l’évolution musicale. Socialiste avant tout, son vœu le plus cher est de socialiser la musique. Autrement dit, il entreprend de l’arracher à l’orgueil et à l’amour de soi-même. Elle s’était isolée, il souhaite qu’elle se rallie ; égoïste et jalouse, elle s’était reprise, il veut que de nouveau elle se communique et se donne. Il lui montre l’avenir et le salut dans le rétablissement d’une alliance avec les autres arts, qui fut glorieuse, et qu’elle a brisée. Hélas ! qui donc aujourd’hui rappellera l’infidèle et la fugitive ? Qui l’avertira du péril, et l’en saura sauver ? « Parmi tous ceux qui parlent ou écrivent de la musique, en est-il un seul qui remonte jusqu’aux origines philosophiques du problème musical ? On oublie qu’autrefois la musique et les autres arts ne formaient qu’un seul groupe, ou plutôt une seule famille. On ignore que le principe fondamental de la musique se confond avec le principe du progrès universel, que son développement coïncide avec le développement de l’esprit contemporain. Que la décadence musicale ait pour cause le triomphe du matérialisme et la perte de la foi sociale ; que la musique ne puisse ressusciter que par la résurrection de cette foi, par l’association de sa propre destinée avec celle des lettres et de la philosophie, » autant de vérités nécessaires, éternelles et méconnues. Il est urgent de les rappeler, non pas aux maîtres, qui ne se convertissent ni ne se corrigent, mais aux jeunes gens. C’est aux jeunes gens qu’il faut dire : « Votre art est saint, et, pour en être les prêtres, vous devez être saints comme lui. L’art qui vous est confié est étroitement uni à la civilisation ; il peut en être le souffle, l’âme, le parfum sacré, si vous cherchez l’inspiration dans le mouvement, dans le progrès de cette civilisation même, et non dans de règles, des canons arbitraires, étrangers aux lois supérieures qui régissent l’ensemble des choses. La musique est une harmonie de la création, un écho du monde invisible, une note de l’accord divin que l’univers entier est appelé à réaliser un jour. Comment voulez-vous saisir cette note, si vous ne vous élevez à la contemplation de cet univers, si vous ne vous mettez, par la foi, en présence de l’invisible, si vous n’embrassez la création tout entière de toute votre étude, de toute votre âme, de tout votre amour ! » Partout, ainsi, le socialiste reparaît dans le musicien et le domine. Mazzini transporte ou transpose dans l’ordre esthétique cette formule de Michelet : « L’individu ne saurait tirer sa gloire que de sa participation volontaire à l’ensemble. » Il propose à la musique un idéal exclusivement social, je veux dire un idéal de participation ou de communauté. Il souhaite, il ordonne qu’elle se déprenne d’elle-même et se désapproprie ; que, renonçant au mouvement personnel, excentrique, qui ne peut que la perdre, elle rentre dans le concert universel et se contente d’y concourir.

Voilà bien l’esprit général de la réforme wagnérienne, et la conception d’une œuvre d’art, œuvre de tous les arts. Mais il n’est pas jusqu’à la lettre de la loi future que Mazzini n’ait prédite, et le détail même de ses vœux, ou de ses prophéties, n’a pas manqué de s’accomplir. Un premier point sur lequel on peut croire qu’il se tiendrait aujourd’hui pour satisfait, c’est l’allongement du spectacle. « Pourquoi, demandait-il, pourquoi ne pas étendre les proportions du drame, quand la raison historique ou l’idée principale l’exige ? Je sais bien que la plupart des spectateurs trouvent déjà l’opéra démesuré. Faute d’un intérêt moral, il n’en peut être autrement. Mais j’espère en un temps où le drame et le public se seront l’un par l’autre améliorés… Alors, devant un auditoire non plus matérialiste et frivole, mais régénéré par la conscience d’une vérité à conquérir, alors le drame lyrique pourra développer son haut enseignement moral. » Ce temps est venu sans doute, puisqu’il n’est pas rare aujourd’hui qu’un acte d’opéra dure une heure et demie, puisque, même dans les récits, discours et dialogues de la Tétralogie, un public admirable d’intelligence, ou de longanimité, ne trouve plus rien au-dessus de son attention, ou de sa patience.

La question de temps n’est pas la seule que Mazzini ait posée et résolue d’avance selon l’esprit wagnérien. Il a compris comme Wagner l’union, je dirais presque l’unité de la poésie et la musique ; comme Wagner, il a senti le besoin de distribuer le drame musical non plus entre des voix seulement, mais entre des personnages, entre des êtres vivans. Quant au rôle du chœur, c’est-à-dire de la foule, Mazzini s’en faisait aussi une idée ou un idéal wagnérien : « Pourquoi, si l’évolution du drame musical doit se conformer à l’évolution de la société elle-même, pourquoi le chœur, qui, dans le drame grec, représentait l’unité d’impression et de jugement moral, ne se développerait-il pas dans le drame musical moderne ? Pourquoi ne s’élèverait-il pas, du rôle secondaire et passif où on le réduit, à la représentation solennelle et intégrale de l’élément populaire ? Aujourd’hui le chœur est, comme le peuple dans les tragédies d’Alfieri, condamné à l’expression d’une seule idée, d’un sentiment unique, traduit par une seule mélodie que chantent dix ou vingt voix n’en faisant qu’une. Il apparaît de temps en temps, beaucoup plus comme une occasion de repos pour les premiers sujets, que comme un élément musical et philosophique distinct… Eh bien ! pourquoi le chœur, individualité collective, n’aurait-il pas droit, comme le peuple, dont il est l’interprète naturel, à une vie propre, indépendante et spontanée ? Pourquoi, par rapport au principal ou aux principaux personnages, ne constituerait-il pas l’élément de contraste essentiel à toute œuvre dramatique ? En lui-même et à lui seul, pourquoi, par la combinaison de phrases et de mélodies plus nombreuses, par une harmonieuse disposition de demandes et de réponses, pourquoi le chœur n’exprimerait-il pas la variété infinie de sensations, de pensées, de désirs et de passions qui frémit en toute multitude ? » Voilà encore des souhaits que Wagner devait combler. Dans ceux de ses ouvrages où il a usé de la polyphonie vocale, il a singulièrement accru le sens, la vie et surtout la variété du chœur. Que le chœur wagnérien soit un concert ou un conflit ; qu’il ait pour mission de combattre le sentiment d’un personnage, ou bien de le consacrer et, par le nombre, par la diversité des voix, de l’étendre jusqu’à l’universel et à L’infini, la page que nous venons de citer s’applique et s’impose toujours. Elle est en quelque sorte un programme prophétique, que certains « ensemble » de Tannhaüser ou de Lohengrin, des Maîtres Chanteurs ou de Parsifal ont magnifiquement réalisé.

Enfin, parmi tant de pressentimens, voici Les plus singuliers, parce qu’ils sont les plus précis. « Pourquoi, se demande Mazzini, pourquoi Le récitatif obligé, qui fut jadis en honneur, et qu’on néglige trop aujourd’hui, ne prendrait-il pas dans les compositions futures, une importance plus grande et toute l’efficacité dont il est capable ? Pourquoi reléguer dans un coin du drame, pourquoi ne pas élargir, aux dépens des sottes cavatines et des inévitables da capo, ce genre de développement musical auquel on doit les plus grands effets obtenus jusqu’ici ? Le récitatif obligé peut arriver, par des nuances infinies, et que l’aria ne connaît pas, jusqu’aux dernières limites du sentiment. Il surprend les plus faibles, les plus imperceptibles mouvemens du cœur ; sans en violer le secret, il le dévoile ; il révèle non pas l’élément qui domine la passion, mais chacun des élémens qui la composent. Il analyse la lutte, la crise morale, dont Varia ne peut, sans de grandes difficultés, nous donner que le résultat. Au lieu de reporter, comme l’aria, l’intérêt musical sur le mécanisme de l’exécution, il le concentre tout entier dans l’effet à produire sur notre âme. »

À chacun de ces traits, ne reconnaissez-vous pas encore un autre aspect, et non l’un des moins considérables, du génie wagnérien ? Substituer à l’air, au « morceau » le récitatif, je ne dirai pas que Wagner n’a pas fait autre chose ; mais, dans la technique ou dans la pratique de son art, c’est une des plus grandes choses, et des plus originales, qu’il ait faites. Non pas un récitatif insignifiant, superficiel et courant à fleur de lèvres ; mais un récitatif plus profond, plus expressif, et par conséquent directement issu du « récitatif obligé. » Obligé, lui aussi, au rythme, à la mesure, à la recherche de la vérité et à la justesse de la déclamation ; obligé au sérieux, à la dignité et à la tenue, au respect d’un orchestre, qui non seulement l’accompagne, mais le commente, le fortifie et le complète. Obligé et cependant libre ; plus libre du moins que l’air classique, plus souple, plus maniable, plus fin aussi et plus pénétrant. Ce récitatif, qui n’était rien ou presque rien avant Wagner, qui n’avait jusque-là jeté que des éclats et comme des éclairs de beauté, Wagner l’a repris, recréé à son usage ; de ce qui n’était que l’exception, il a fait la démarche presque constante de son style musical et de son discours lyrique. Et Mazzini sans doute n’a pas vu jusqu’où ce nouveau chemin pouvait conduire ; mais il a vu le chemin et conseillé de le prendre.

Infatigable conseiller, devin infaillible, il écrivait encore : « Tout homme, sur le grand théâtre du monde, est une pensée, un sentiment. Sur un théâtre d’opéra, pourquoi n’est-il plus qu’une voix ? Tout homme, — et plus manifestement encore l’homme choisi pour le héros d’un drame, — a ses tendances propres, son caractère particulier, son style à lui. Toute vie est le développement d’une idée. Pourquoi ne pas figurer cette idée par des traits musicaux réservés à ce personnage et à lui seul ?… Pourquoi ne pas se servir plus souvent, et avec plus de soin, de l’instrumentation, afin de symboliser, par des accompagnemens enveloppant les personnages, cet ensemble d’affections, d’habitudes, d’instincts, d’inclinations matérielles et morales, qui le plus souvent agissent sur lame, la déterminent à vouloir, et prennent une part si grande à l’accomplissement de la destinée, aux suprêmes délibérations d’où résulte l’acte particulier qui est représenté. Pourquoi pas plusieurs espèces de mélodies, s’il y a plusieurs sortes de personnages ? Pourquoi ne pas recourir à une phrase musicale, à quelques notes fondamentales et caractéristiques, pour exprimer la tendance qui domine et l’influence maîtresse ? »

Rien ne manque plus à la prophétie. Le leitmotiv même est prédit, et, par un hasard étrange, il n’y a pour ainsi dire pas une vérité de la foi nouvelle, de cette foi tout allemande, dont un Italien n’ait senti l’approche mystérieuse et donné d’avance l’exacte définition.

Leitmotiv, récitatif obligé ou mélodie infinie, tout cela ne constitue en quelque sorte que l’extérieur ou la forme de la musique, et la forme est chose secondaire et changeante. Mazzini s’est flatté d’aller plus avant, de saisir le fond éternel et l’essence même. Ici encore le socialiste reparaît et la théorie politique trouve dans la thèse musicale son application ou son prolongement. Avec une assurance, une netteté peut-être plus favorable aux spéculations esthétiques que conforme à la réalité, Mazzini coupe la musique en deux : il range d’un côté la mélodie ; l’harmonie de l’autre. Il tient la première pour la représentation de l’individu ; il fait de la seconde le signe du nombre. Ainsi se vérifie pour lui, dans l’ordre de la musique, la grande loi d’antagonisme ou d’équilibre à laquelle le monde entier est soumis. « Deux principes éternels régissent toutes choses ; ils opèrent constamment et l’emportent tour à tour dans tous les problèmes qui préoccupent depuis des milliers d’années l’intelligence des hommes. En toute question, deux élémens surgissent et s’opposent l’un à l’autre ; leur double développement sur deux lignes convergentes forme, de siècle en siècle, toute la matière de l’histoire. Ces deux élémens s’appellent l’homme et l’humanité, la pensée individuelle et la pensée sociale… Dans la musique, où l’influence des lois générales n’a jamais été étudiée ou soupçonnée seulement, l’action de pareilles tendances est plus manifeste que partout ailleurs. La mélodie et l’harmonie sont les deux pôles générateurs. La première représente l’individualité, la seconde, la pensée sociale. Et le parfait accord de ces deux élémens premiers et nécessaires, leur alliance sacrée dans une intention et pour une mission sainte, voilà le secret, voilà l’idéal de la musique européenne, celui que tous, consciens ou inconsciens, nous invoquons aujourd’hui. »

Dédoublement de la musique en ses deux facteurs : mélodie et harmonie, assimilation de l’une au principe individuel et de l’autre au principe social, voilà sans doute un système un peu trop étroit, un peu trop absolu. Mais, s’il n’enferme pas toute la vérité, il en contient au moins une partie considérable. Il en présente un aspect original, étendu, celui-là justement par lequel on comprend qu’un socialiste ait été charmé, peut-être ébloui. Harmonie et mélodie ! Je ne crois pas qu’un autre art se compose, comme la musique, de deux élémens aussi unis et aussi divers ; qu’un autre art consiste dans un rapport plus étroit, plus mystérieux et plus changeant. De la mélodie et de l’harmonie, tour à tour, on a prétendu faire l’essence et comme l’âme même de la musique. Par la suprématie de l’une ou de l’autre on a distingué les diverses périodes de l’histoire. La critique, la philosophie, la psychologie ou la métaphysique musicale ne cherchent qu’à les séparer lune de l’autre, afin de les interroger à part et de les mieux entendre. On ne s’accorde pas plus sur la nature ou la beauté que sur les droits, la mission ou la vertu respective de chacune. Les uns, Lamennais par exemple, fondent la distinction, ou plutôt, — car il sacrifie l’une à l’autre, — l’inégalité de la mélodie et de l’harmonie sur l’inégalité du monde intellectuel et du monde inorganique. Pour eux, « l’harmonie ou la science des accords exprime le monde inférieur et les rapports des êtres dans ce monde, » tandis que « la mélodie est l’expression des êtres intelligens et d’eux seuls[1]. » Pour d’autres, tels que Mazzini, la musique se partage non pas entre la matière et l’esprit, mais entre l’individu et la foule. Et, encore une fois, si, de tous ces points de vue, il n’y en a pas un d’où se découvre la vérité tout entière, il n’en est pas un non plus d’où l’on n’aperçoive un fragment et comme un éclat de vérité.

Ayant ainsi divisé la musique en deux royaumes, Mazzini la distribue entre les deux nations souveraines. Le génie de l’Italie est avant tout mélodique et par conséquent individuel : l’harmonie au contraire, représentative de l’idéal social (pensiero sociale), forme le trait essentiel du génie allemand. Et cela encore est vrai, bien que d’une vérité sommaire et d’ailleurs soumise par Mazzini lui-même à de justes restrictions. « Je ne parle, dit-il, en cet essai de parallèle, que de caractère prédominant. Il n’y a pas d’école où la prédominance de l’un des deux élémens de la musique entraîne l’exclusion totale de l’autre. Fût-ce dans la musique italienne… il peut arriver que l’harmonie entreprenne et même l’emporte sur sa rivale. Et dans la musique allemande, en particulier chez Beethoven, il n’est pas rare que la mélodie s’élève, divinement expressive, au-dessus de l’harmonie, qui n’en reste pas moins le principal caractère du génie allemand. »

À l’appui de sa double thèse, ainsi limitée, Mazzini cherche dans l’esthétique et dans l’histoire des raisons qui ne sont pas toutes également bonnes. Il s’abuse d’abord, lorsqu’il fait de l’individualisme le principe et l’âme même du moyen âge. C’est la Renaissance au contraire, c’est-à-dire l’esprit de réaction contre le moyen âge, qui se donna pour idéal le développement complet et, au besoin, exorbitant ou monstrueux de l’individu. La virtù ne fut que l’exaltation, la folie de cet amour ou de ce culte de la personnalité, qui dans l’ordre de la musique se manifesta par l’avènement et le triomphe d’abord du récitatif, puis de la mélodie italienne. Mais si Mazzini s’est mépris sur les origines, il a mieux vu les caractères. Il a très bien reconnu dans l’art italien la présence et la puissance du moi, d’un moi jaloux, capricieux et despotique. « La musique d’Italie est dominée par la sensation, par l’éclat rapide et violent. Elle se place au milieu des objets ; elle en reçoit une impression qu’elle nous rend embellie et divinisée. Lyrique jusqu’au délire, passionnée jusqu’à la frénésie, rapide en ses modulations, sans nul souci des régions intermédiaires ou moyennes, elle saute, elle bondit d’une pensée, d’une passion à l’autre, de la joie à la douleur, du rire aux larmes de la colère à l’amour, du ciel à l’enfer, et, toujours puissante, toujours émue, toujours exaltée, sa vie est double de toute autre vie. Tout en elle est mouvement, transport, émotion ; rien n’est idée, durée, habitude. Elle n’a d’autre objet, d’autre foi qu’elle-même. » Elle ne se domine et ne se dépasse pas. « L’art pour l’art, voilà sa formule suprême. D’où son manque d’unité, sa démarche inégale et sans suite. Elle porte en elle des forces mystérieuses, qui, rassemblées et dirigées vers un but, soulèveraient le monde. Mais ce but, où est-il ? Où donc est le point d’appui, où le lien entre les sensations innombrables et les innombrables mélodies qui les représentent ? Comme Faust, la musique italienne a parcouru tout l’univers ; mais le centre, mais l’âme, mais le Dieu de cet univers, elle ne l’a jamais connu. »

Pour représenter intégralement cette musique, pour en être en quelque sorte le symbole personnel, vivant et parfait, mais aussi le dernier symbole, il fallait un homme. Rossini parut. Il fut la mélodie elle-même, la mélodie libre et souveraine. Il fut, dit Mazzini, le géant, « le Napoléon d’une époque musicale. » Mais, si grand que Mazzini voie son illustre compatriote, il le mesure pourtant et le définit : « Il ne faut ni méconnaître ni exagérer la part de Rossini dans le progrès de la musique ; sa mission n’excède pas les bornes d’une période qui nous paraît aujourd’hui finie ou finissante. Cette mission était de conclure et non d’inaugurer. Il n’a ni détruit ni changé le caractère ancien de l’école italienne ; il l’a consacré à nouveau. Il n’a pas introduit un élément inconnu ; il a porté l’élément qui dominait au plus haut degré possible ; il l’a poussé jusqu’à ses dernières conséquences ; il l’a réduit en formule et replacé sur le trône d’où les pédans avaient prétendu le chasser, sans songer seulement qu’en abolissant un régime, on s’oblige à le remplacer par un meilleur. »

L’œuvre de Rossini, voilà pour Mazzini le dernier sommet du génie italien. « L’individualité siège sur cette cime ; l’individualité libre, effrénée, fantastique, ayant pour expression la mélodie brillante, déterminée, évidente comme la sensation même qui l’a suggérée. Chez Rossini, tout est apparent, défini, saillant… On dirait que les mélodies rossiniennes sont taillées en relief… Cette musique sans ombre, sans mystère, sans clair-obscur exprime des passions décidées, énergiquement ressenties… Mais les nuances et les degrés, les transitions et les alentours, l’enveloppe ou l’atmosphère du monde invisible, cela, dans la musique italienne, est peu de chose ou n’est rien… Rossini, et avec lui l’école italienne qu’il résume, représente l’homme sans Dieu, les puissances individuelles sans une loi suprême qui les rassemble, sans une idée qui les organise, sans une foi éternelle qui les consacre. »

Rebuté par la personnalité sensuelle, profane et surtout égoïste, de la musique italienne, Mazzini se tourne vers l’école allemande. Là du moins, dans l’harmonie, dans la symphonie, dans les élémens composés et les forces collectives qui constituent le génie allemand, va-t-il trouver ce qu’il cherche sans trêve : une pensée humaine et religieuse à la fois, un idéal vraiment et largement social ? Oui sans doute. Il aimera la musique allemande, il la bénira pour tout ce qu’elle contient de pieux et de pur ; pour tout ce qu’elle enlève ou reprend à la matière, aux sens, afin de le rendre à l’esprit. Quand elle est mélodie, la musique allemande ne l’est point à la façon de la musique italienne. « Celle-ci définit la passion, elle nous l’impose et elle l’épuisé ; l’autre (l’allemande) nous la présente voilée, mystérieuse, telle enfin qu’elle ne nous laisse qu’un souvenir, avec le désir, le besoin même de rappeler et de reconstituer en nous son image. La mélodie italienne nous entraîne de force jusqu’aux dernières limites de la passion. La musique allemande est une musique de préparation… elle nous enveloppe, nous emprisonne dans un réseau de nuances et de gradations ; elle nous baigne et nous berce d’un flot harmonieux. Elle éveille notre âme et l’élève… Mais, quand elle s’est tue, nous retombons dans le monde réel avec la conscience d’un autre monde qu’on nous a montré de loin, sans nous y introduire, avec la conscience d’avoir touché, sans le franchir, hélas ! le seuil d’un grand mystère. Il manque à la musique italienne la pensée qui sanctifie toute entreprise, la pensée morale qui met en jeu les forces de l’esprit, l’idéal de la mission à remplir. Ce qui manque à la musique allemande, c’est l’énergie pratique et L’instrument matériel ; ce n’est pas le sentiment de la mission, mais c’en est en quelque sorte la formule. »

Tout cela sans doute est incomplet, souvent discutable, et plus souvent obscur. Plus d’un rayon, pourtant, traverse l’ombre et soudain l’illumine. Ici encore Mazzini a vu et prévu. « La musique allemande est une musique de préparation. » Ces mots, que nous avons soulignés à dessein, ne sont pas vrais de toute musique allemande ; ils le sont du moins de certaine musique, et le progrès, ou l’évolution de l’art germanique les a de plus en plus justifiés. Le génie d’un Bach, d’un Mozart, d’un Beethoven, autrement dit le génie classique, échappe à cette définition ; elle s’impose, au contraire, au génie d’un Wagner et de ses successeurs. Elle résume un des aspects et comme un des modes par où la mélodie germanique, j’entends celle d’hier et celle d’aujourd’hui, nous apparaît le plus contraire à la mélodie italienne. L’une prépare et l’autre accomplit. Définie et définitive, celle-ci s’impose du premier coup ; celle-là, moins formelle, moins concrète, s’insinue peu à peu et nous gagne. Toutes les deux se partagent en quelque façon la représentation de la vie et de la vérité ; chacune résout à sa manière deux antinomies profondes : celle de l’être et du devenir, celle de l’individu et du nombre.

Pour arriver à la représentation intégrale et à la solution unique, il faut que les deux écoles se réconcilient et se fondent. Alors se réalisera la musique universelle ; alors « les deux élémens qui forment encore deux mondes séparés s’uniront pour n’en faire plus qu’un seul. La sainteté de la foi qui distingue l’école allemande, se mêlera, pour la consacrer et la bénir, à l’énergie qui frémit dans l’école italienne, et l’expression musicale aura retrouvé ses deux termes essentiels, la pensée individuelle et l’universelle pensée. »

Ainsi cet Italien souhaitait pour le génie de sa race quelque communication du génie allemand. Trente-cinq ans plus tard et comme pour répondre, même sur ce point, à l’appel de son précurseur, le plus Allemand des grands Allemands devait rendre à l’Italie un réciproque hommage. En 1871, après le succès de Lohengrin à Bologne, Wagner, écrivant à M. Arrigo Boito, rêvait à son tour d’unir l’un et l’autre idéal. Après avoir célébré le spiritualisme de la musique allemande, qui, « dégagée des enchantemens de la forme et de la beauté, n’aspire plus qu’à l’immatérialité de l’esprit, » Wagner ajoutait : « Pourtant un mouvement secret nous avertit que nous ne possédons pas l’essence intégrale de l’art ; une voix intérieure nous dit que l’œuvre d’art, pour être complète, doit satisfaire aussi les sens, toucher toutes les fibres de l’homme, l’envahir tout entier comme un torrent de joie… S’il faut, — et peut-être le faut-il, — un nouvel hymen entre les peuples, nul ne nous sourirait plus que celui du génie italien avec le génie allemand. Et si mon pauvre Lohengrin doit être le héraut de ces noces idéales, c’est vraiment qu’il était réservé pour une admirable mission d’amour. »

Ces noces s’accompliront-elles jamais ? Comme dit Mazzini lui-même : « È utopia codesta ? Tout cela n’est-il que chimère ? » Il est presque inévitable que la question se pose et que le doute s’élève au terme d’une étude d’art, surtout de musique, lorsqu’elle a porté sur les idées, les principes et les théories. Toujours le mot de Veuillot : « Mazzini a entrevu quelque chose. » Mais qui donc, en ces mystérieuse régions de l’esthétique musicale, qui donc fait jamais plus qu’entrevoir ? Mazzini le premier se rendait compte et de l’épaisseur des ombres et de la faiblesse de nos regards. Il a donné pour épigraphe à sa Philosophie de la musique la dédicace trouvée par l’apôtre dans Athènes : « Au Dieu inconnu. Ignoto Numini ! » Ces deux mots, s’ils définissent la musique, semblent nous dispenser, nous interdire même ou nous défier de savoir. Mais ils nous donnent une autre leçon. S’ils nous défendent la science, ils nous conseillent la foi. « La musique, a dit encore Mazzini, c’est la foi d’un monde dont la poésie n’est que la philosophie supérieure. » De toute sa philosophie à lui, de toute sa philosophie musicale, voilà peut-être la vérité la plus haute et la meilleure à retenir. Voilà la formule qui définit, par rapport à la musique, le mode ou le procédé de notre connaissance. Tout ce qu’on peut savoir de la musique n’est rien auprès de ce qu’on en peut sentir. Sa puissance est irrésistible et sa nature est presque ignorée. Que Mazzini ait annoncé Wagner ; qu’un révolutionnaire ait appelé, même en musique, la révolution, et qu’il l’ait prédite avec exactitude ; qu’un socialiste ait reconnu dans la musique la vertu sociale qu’elle contient en effet, et qu’il l’ait exaltée, ce ne sont là que des vues ou des visions, — et des prévisions, — partielles et secondaires. C’est un mouvement, ou un changement, deviné ; c’est une qualité découverte ou rappelée ; le fond, l’essence même demeure impénétrable. Lamennais demandait un jour : « Quelle relation de cause à effet l’esprit peut-il concevoir entre les ondes sonores, les vibrations de l’air, de L’eau, ou des molécules d’un corps solide, et les sensations, les pensées consécutives à ces vibrations ? » Voilà, formulée dans l’ordre de la musique, la question suprême, l’unique et totale question, celle de l’esprit et de la matière. Ne pas répondre à celle-là, c’est presque ne répondre à aucune. Mazzini ne l’a pas posée. Devant la dernière et la plus profonde énigme de la musique, il a gardé le silence. Comme l’enfant à genoux et chantant son humble cantique, il a dit : « O mon âme, adore et tais-toi ! » Je doute s’il faut l’admirer davantage parce qu’il a compris ou parce qu’il a cru, pour son intelligence ou pour sa foi.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Lamennais, Esquisse d’une philosophie, t. III (Musique).