Les Idées modernes sur les enfants/VIII.2

II

l’éducation morale


Nous avons dit que les maîtres, quand ils croient avoir affaire à un élève paresseux, l’accusent de mauvaise volonté ou d’insuffisance de volonté et veulent le rendre responsable de cette insuffisance. Mais on s’est demandé si cette manière de voir est bien juste. D’abord, est-elle d’accord avec les opinions qui sont en faveur aujourd’hui sur le déterminisme ? Si on n’admet pas l’existence, ni même la possibilité métaphysique du libre-arbitre, n’inclinera-t-on pas à croire que l’enfant paresseux est un irresponsable, puisqu’il est une victime d’antécédents physiologiques dont il ne sait rien et que du reste il n’a pas créés ? Et de plus, allant plus loin, on dira : comme ces antécédents physiologiques qui expliquent la faiblesse du vouloir sont souvent pathologiques, ne devra-t-on pas considérer l’impuissance de la volonté comme une altération de la volonté, et faire du paresseux un malade qui a surtout besoin du médecin ? Les médecins consultés là-dessus n’ont point l’habitude de se déclarer incompétents, bien au contraire ; ils ont une tendance toute professionnelle à accepter la théorie pathologique de la paresse, puisqu’ils trouvent le plus souvent dans l’organisme des enfants paresseux qu’on leur amène des faiblesses constitutionnelles ou des maladies caractérisées des poumons, du cœur, et surtout de l’estomac et du système nerveux. On a vite fait de parler d’anémie et de neurasthénie.

Nous avons toujours cherché, dans ce livre, à ne pas nous montrer exclusifs et à convier le plus grand nombre possible de collaborateurs au grand œuvre de l’éducation. Nous sommes donc très heureux de voir que des médecins sont souvent consultés dans des cas de paresse morale, et il y a toujours lieu de chercher si cette paresse morale ne s’explique pas par des perturbations physiologiques accessibles à un traitement médical ; qu’il en soit souvent ainsi, c’est probable ; qu’il en soit toujours ainsi, c’est douteux. En tout cas, nous ne pouvons pas approuver le médecin qui, de parti pris, déclare malade tout paresseux et qui, ce qui est pire, s’arrange pour toujours vérifier son diagnostic a priori par une constatation incontrôlable. Nous ne voulons pas que le moraliste s’efface constamment devant le médecin. Nous ne croyons pas utile que l’enfant paresseux se considère comme un malade ; nous n’admettons pas que l’instituteur lui-même considère l’enfant comme un malade dont on regarde les écarts avec sérénité ; surtout, nous n’admettrons jamais qu’on supprime dans les milieux scolaires l’idée si féconde et si juste de la responsabilité morale. Laissons là les discussions de métaphysique ; la métaphysique est une chose, et l’enseignement en est une autre. Au point de vue métaphysique, on a le droit d’être déterministe, parce que l’idée de libre-arbitre se confond avec la conception inintelligible du hasard et que cette idée-là n’explique nullement la responsabilité. Mais en pratique, et surtout à l’école, je suis pour que l’élève ait le sentiment qu’il est responsable de ses actions, de son travail, et que, lorsqu’il est puni pour sa paresse, il est puni avec justice. C’est à ce point de vue aussi que le maître doit se placer constamment, s’il veut exercer une action efficace sur ses élèves ; c’est contre un responsable seulement qu’on peut s’emporter et s’indigner ; l’indignation généreuse, quand elle est inspirée par l’intérêt de l’élève lui-même, quand elle est maintenue dans une juste mesure, quand surtout elle est pure de tout sentiment de vengeance, est un des plus puissants leviers de l’éducation.


Mais alors, dira-t-on, vous admettez que l’éducation consiste, comme l’action des tribunaux, à faire régner la justice parmi les enfants, et qu’elle se propose de les punir lorsqu’ils transgressent une loi juste ? Les idées de responsabilité morale, de peine et de justice sont en effet des idées qui se tiennent. Mais je ne crois pas que l’éducation ait pour but d’administrer de la justice aux petits ; il suffit qu’elle donne satisfaction à notre sentiment du juste, et qu’elle ne le choque pas. Il y a bien des cas où les moyens éducatifs s’emploient en dehors de toute considération du juste et de l’injuste. Je ne puis en citer de meilleure preuve que l’exemple suivant qui est bien trivial. Un enfant a la mauvaise habitude de s’oublier pendant son sommeil ; franchement, entre nous, ce n’est pas lui qui en est responsable, c’est sa moelle épinière ; cependant si une punition sévère peut être assez efficace pour couper court à cette habitude, on n’hésitera pas à la lui appliquer. Une telle punition nous paraîtra légitime, quoique injuste, parce qu’elle sera donnée dans l’intérêt bien entendu de l’enfant.


C’est là en effet le but de l’éducation ; et insistons là-dessus, car il nous semble qu’en pratique, ce but est souvent méconnu. Les maîtres parfois, et surtout les parents, qui morigènent et punissent les enfants, semblent se mettre à des points de vue qui n’ont rien d’éducatif. Il y a beaucoup de punitions qu’on leur inflige par un pur sentiment d’égoïsme.

Un enfant crie, on le frappe ; un chien aboie trop fort, on lui allonge un coup de pied. C’est une sorte d’acte réflexe, un moyen de défense, un soulagement pour l’énervement qu’on éprouve. De même, si on oblige un enfant à se taire, ou à rester immobile, c’est pour protéger sa tranquillité de parents, et sans réfléchir combien l’immobilité peut être malsaine pour un petit être. Le grand défaut de tous ces moyens, c’est que celui qui les emploie reste à son point de vue. Il en résulte que la punition se mesure à l’état de colère de celui qui l’impose ; et elle devient une véritable vengeance ; car lorsqu’on est en colère, il faut frapper très fort pour se sentir soulagé.

Un second mobile, qui est un peu plus avouable que le précédent, mais qui ne mérite pas encore l’épithète d’éducatif consiste à punir l’enfant « pour l’empêcher de recommencer. » Ce n’est pas encore de l’éducation, c’est un système de préservation analogue à celui qui est organisé par la société contre les malfaiteurs ; dans ce cas, la société ne songe pas à l’intérêt du délinquant, mais à son intérêt propre ; elle se défend.

Pour un véritable éducateur, une répression ne se justifie que parce qu’elle a pour but d’améliorer l’individu, de le mettre mieux en forme, de lui permettre une adaptation plus exacte à son milieu. C’est pour l’amener au contrôle personnel qu’on le contraint ; c’est pour assurer sa liberté ultérieure qu’on restreint sa liberté actuelle. Voilà la seule excuse de la mainmise que l’éducation exerce sur lui.


Après avoir défini l’idéal de l’éducation morale, examinons le résultat pratique qu’elle se propose d’obtenir : ce résultat est une modification de la conduite. L’éducation morale ne consiste pas seulement à suggérer des idées justes, larges et humaines ; elle ne consiste pas seulement à faire naître, au moyen de paroles appropriées, des sentiments louables. Ni les idées, ni les sentiments ne suffisent ; il faut encore que l’action s’ensuive. Un être bien éduqué moralement est celui qui agit d’une manière morale. Un être franc n’est pas celui qui croit à la franchise, qui la vante et qui l’apprécie au fond de son cœur, c’est celui qui la pratique. Un professeur de morale, malgré toute sa science, n’est pas un être moral, tant que sa conduite ne l’est pas. Il faut donc, et c’est là le but de toute espèce d’éducation, amener les enfants à agir d’une certaine manière. Ce n’est pas tout encore. L’action isolée ne suffit pas. L’action soutenue de l’exemple et du conseil ne suffit pas. Il faut que l’action se répète, qu’elle s’organise, qu’elle devienne une manière d’agir qui n’exige point d’effort, qui se fait naturellement. Le résultat n’est pas atteint tant qu’on n’a pas créé une habitude.

Or, comment est-il possible de modifier la conduite d’un enfant, de lui faire abandonner des habitudes jugées mauvaises, et de lui faire accepter des habitudes bonnes ? Comment le décider à mettre de son attention sur quelque chose d’aussi fastidieux qu’un exercice de grammaire ? William James, le psychologue américain, est un de ceux qui ont le mieux compris ce point délicat ; il a montré qu’on ne peut rien construire de nouveau dans une âme d’enfant, sans tenir compte de ce qui y existe déjà. Un enfant a des tendances, il a des curiosités, des intérêts, il est sensible à certains excitants. Il faut donc tirer parti de ces tendances, mettre en œuvre les excitants auxquels il est sensible, afin d’accrocher à tout cela les habitudes d’actions qu’on veut lui donner. Par conséquent, il faut d’abord le connaître.

Mais à quel degré faut-il le connaître ? Et sommes-nous obligés de faire de sa nature une étude très attentive, pour apprendre à le diriger ? Ce n’est pas indispensable ; et il est heureux que ce ne soit pas indispensable ; sans cela jamais on n’aurait fait l’éducation de personne. Il est possible de diriger l’éducation d’un enfant, en tablant surtout sur des tendances qui sont communes à tous les enfants, et même à tous les hommes, et même à tous les animaux. Tous, nous cherchons le plaisir et nous fuyons la douleur : cette observation si simple est la base du dressage ; avec une cravache et des carottes, on fait d’un singe tout ce que l’on veut. Remplaçons ces mobiles grossiers par des mobiles plus élevés, et nous avons l’essentiel d’une éducation morale s’appliquant à un être humain.

Toute l’œuvre éducative est suspendue à la personnalité du maître ; elle vaut ce qu’il vaut. L’éducation suppose un inférieur et un supérieur ; elle est faite d’influence, d’ascendant, et, pour tout dire, de suggestion, d’autorité. Mais d’où provient l’autorité ? Quelle en est la source ?

Est-ce de la personne physique ? Oui, en partie ; de la prestance, une belle stature, une force musculaire très grande, un regard assuré sont de grands avantages ; les professeurs de petite taille ne le savent que trop. Le costume même a de l’importance. Mais je crois que tous les dons physiques n’ont qu’une valeur d’emprunt ; ils impressionnent, parce qu’ils sont le signe habituel d’une grande énergie et d’une volonté forte. Ils ne servent plus à rien lorsqu’on s’est aperçu que les qualités de caractère font défaut. J’ai vu des colosses que des enfants bernaient.

Des dons intellectuels, on peut dire autant ; mettre de la vie dans son enseignement, tenir constamment en éveil l’attention des élèves, c’est se rendre la discipline facile. De plus, les maîtres qui, par leur intelligence, ont acquis une certaine réputation, presque de la gloire, ont bien des titres à la confiance de leurs élèves ; ceux-ci sont fiers de leurs maîtres ; je m’en rappelle des exemples. Et, enfin, plus on a d’intelligence, plus on met d’à-propos et de finesse à employer l’autorité qu’on a ; mais, cette autorité, l’intelligence ne la crée pas. Tout le monde a connu des maîtres éminents qui étaient impuissants à conduire une classe. Pour la même raison, on trouve des mariages où c’est l’époux le plus intelligent qui obéit à l’autre.

Même remarque pour la bonté, la bienveillance, l’affection que montrent certains maîtres à leurs enfants ; quelques-uns savent leur donner cette impression si profonde et si belle qu’on les traite toujours avec justice. Mais les qualités du cœur sont encore, j’ai regret à le dire, des qualités accessoires ; elles ne servent à rien, si elles ne sont pas appuyées par une autorité forte. On ne sait aucun gré à un maître d’être bon, s’il n’a pas le pouvoir de se faire craindre ; sa bonté paraît faiblesse. Et, d’autre part, il se rencontre des maîtres qui sont secs, froids, indifférents jusqu’à la malveillance ; mais ils savent agir sur leur troupeau.

L’autorité vient uniquement du caractère. Si l’on veut un autre mot, mettons volonté. Disons encore : force, puissance, coordination. Ce qu’il faut au maître, c’est une volonté qui ne soit point impulsive, ni débile, une volonté calme, qui réfléchit, qui ne s’emporte pas, qui ne se contredit pas, qui ne menace jamais en vain. Les parents sans ascendant sont ceux qui s’occupent trop peu de l’éducation de leurs enfants, qui sont toujours prompts à s’énerver, qui punissent avec excès, mais effacent trop vite la punition ; qui donnent des directions contradictoires, d’abord un ordre, puis un contre-ordre ; qui surtout menacent l’enfant coupable, mais ne tiennent jamais à exécuter la menace, et sont les premiers à rire de son esprit et de ses incartades. Qu’ils ne s’étonnent pas de manquer d’autorité ; c’est tout simplement par manque de caractère. Si vous voulez avoir de l’ascendant, commencez par faire votre propre éducation, tâchez d’acquérir un caractère, et le reste ira tout seul.

Les enfants sont malins ; ils ont bien vite fait de juger leur homme. En vain, un maître cherche à en simuler le caractère qu’il n’a pas ; j’en ai connu qui voulaient hausser le ton, frappaient comme des sourds sur leur pupitre et faisaient pleuvoir des pensums sur la classe ; ils nous étourdissaient pendant un temps et on vivait sous le régime de la terreur, mais bientôt la fausseté de cette autorité simulée était percée à jour ; on ne les craignait plus, et leurs punitions ne faisaient plus d’effet ; je les comparerais à ces médecins qui, malgré l’abus des ordonnances, n’arrivent pas à acquérir d’empire sur leurs malades. Tout autre est celui qui possède un caractère ferme ; il n’élève même pas la voix, il semble ne jamais s’occuper de discipline mais, quand il est là, tout le monde se tient bien, et, quand il parle, c’est le silence absolu. Quand l’occasion se présente, il rit, il plaisante ; il devient l’ami de ses élèves, il écoute leurs plaintes, il leur accorde la liberté de discuter contre lui ; rien n’altère son prestige. Signe particulier : il ne punit pour ainsi dire jamais. On l’a remarqué, l’autorité du maître se mesure au petit nombre de punitions dont il a besoin pour obtenir une discipline parfaite[1].

Les moyens éducatifs, dont nous disposons pour agir sur l’organisme de l’enfant, sont au nombre de trois principaux ; le plus souvent, on les combine ; mais, pour la description, il faut les distinguer. Ce sont :

1o L’abstention ;

2o Les moyens répressifs ;

3o Les moyens excitateurs.

1o L’abstention est presque une application du principe que l’on désigne, en économie politique, sous le nom de « laissez passer, laissez faire ». Il s’agit ici d’une abstention bienveillante et réfléchie, qui, bien entendu, a une limite.

Lorsqu’un enfant fait une action qui est mauvaise, soit pour lui, soit pour les autres, on a conseillé de lui laisser pleine liberté et d’attendre qu’il subisse la conséquence naturelle de son action.

Legouvé nous raconte qu’un jour où il voyageait en chemin de fer avec une de ses petites filles, quelqu’un vint à la portière du wagon offrir des fraises ; l’enfant voulait en manger. Legouvé, qui se méfiait de l’estomac de la fillette, lui dit « Manges-en, si tu veux ; mais ne te plains pas, si tu es malade. » L’enfant ne put pas résister à la tentation, elle mangea et fut malade. C’était la sanction naturelle de son imprudence ; et une indigestion est évidemment une leçon excellente. Et, de même, un enfant veut-il jouer avec des ciseaux, un couteau ou allumer des morceaux de papier, on l’avertira du danger, puis on le laissera se blesser un peu, « ça lui apprendra ».

L’esprit timoré des parents français, qui ont souci de la santé de leurs enfants, plutôt que de l’éducation de leur caractère, ne pratiquent jamais l’abstentionnisme, bien que Rousseau l’ait conseillé.

Les Anglais y inclinent volontiers, et certainement Spencer[2] exprime une opinion bien anglaise, quand il enseigne qu’on ne doit pas soustraire les enfants aux conséquences naturelles de leurs actes. Plus ces conséquences sont naturelles, plus elles sont instructives. Il préfère les sanctions de la nature aux sanctions artificielles que nous épinglons, en quelque sorte, à certains actes, en soumettant nos enfants à des punitions. Par conséquent, si un enfant casse un joujou ou abime son vêtement, il n’est pas d’avis qu’on le prive de dessert, puis que, le lendemain, on lui achète un autre joujou ou un autre vêtement. Son avis est que l’enfant pâtisse, par l’obligation où il sera de se payer lui-même un autre jouet, et, s’il n’a pas d’argent, il se passera de joujou, et mettra le vêtement déchiré. Ceci, ce n’est pas seulement de l’éducation, c’est un enseignement philosophique, car rien ne donne mieux à l’enfant le sens de la vie, le sentiment de sa responsabilité, et surtout cette notion que les choses ne sont bonnes et mauvaises que par leurs résultats salutaires ou nuisibles. On s’irritera contre des punitions artificielles que le caprice d’un maître peut vous imposer, et, par suite, on détestera le maître, on deviendra l’ennemi de ses parents ; mais les sanctions de l’existence, on les comprend mieux, on sent mieux leur impérieuse logique et on s’y soumet de meilleur cœur.

Il y a beaucoup de vérité dans ce système d’éducation ; en fait, dans tous les pays, les enfants y sont soumis partiellement, car, si surveillés et protégés qu’ils soient par des parents timorés, ils ne sont jamais soustraits complètement aux conséquences de leurs erreurs ; un défaut d’attention produit bien souvent un faux pas et une chute. Et, d’autre part, la plupart des enfants vivent dans la société d’autres enfants de même âge ; leurs personnalités se rencontrent, se choquent, se blessent, apprennent à se dominer et à se soumettre à la volonté du plus grand nombre ; l’enfant s’aperçoit alors que ses actes reçoivent, non seulement une sanction naturelle, mais aussi une sanction sociale ; c’est encore une excellente éducation que cette coéducation ; et les enfants élevés solitairement reconnaissent plus tard que cette première leçon de la vie leur a bien manqué ; ils ont plus de peine à s’adapter au grand milieu social, quand ils n’ont pas fait leur apprentissage dans le milieu du collège.

Ceci admis, nous sommes obligés d’ajouter que le principe de l’abstention ne peut pas constituer un système complet d’éducation. D’abord les conséquences en seraient trop brutales ; il y a des actions dangereuses qu’on ne permettra jamais à un enfant. S’il s’approche trop d’un précipice, pendant une course en montagne, on le tirera par le bras ; s’il entre dans votre cabinet de photographie et veut boire une solution de cyanure de potassium, on ne le laissera pas boire, sous prétexte que « ça lui apprendra ». Il faut donc intervenir de temps en temps pour adoucir quelques-unes des sanctions trop rigoureuses de la nature. L’ensemble des autres sanctions est-il suffisant pour former un caractère et surtout une moralité ? c’est à discuter. Ceux qui l’admettent doivent supposer implicitement que la vie peut devenir une école de sagesse et de bonté ; nous croyons plutôt que si elle donne des leçons assez précises pour nous rendre des utilitaires, en revanche la bonté et la moralité dépendent d’un idéal qui la dépasse. En tout cas, il est indiscutable que lorsqu’on a pour devoir d’élever un enfant, de l’instruire, ou lorsqu’on a une classe à faire, il est radicalement impossible d’attendre que la nature soit intervenue pour montrer aux enfants les conséquences de leurs actes ; il faut intervenir soi-même, et sans perdre de temps. Je me rappelle à ce propos une observation qui m’a été contée ; elle semble s’inspirer du système de Spencer, mais elle en est une application impitoyable. Un jeune garçon avait été mis en pension dans une école tenue par des frères ; il était fort peu religieux, et il prenait plaisir non seulement à troubler la classe, mais à faire des plaisanteries de mauvais goût contre la religion. Les prêtres auraient pu décider son renvoi ; ils le punirent autrement, et d’une façon bien plus cruelle. On ne s’occupa pas de lui, on ne lui corrigea jamais un devoir, on ne lui fit jamais réciter une leçon. À dix-huit ans, lorsqu’il sortit de pension, il était d’une ignorance intégrale. Ce fut une punition terrible dont, pendant toute sa vie, il a souffert.

Ce qu’il faut prendre au système abstentionniste, c’est tout ce qui sert à développer la responsabilité des enfants. La formule n’est donc pas exactement de « laisser faire », mais plutôt de régler les circonstances de telle manière que l’enfant éprouve le plus souvent possible les conséquences de ses actes. Or, même à l’école, cet esprit nouveau pourrait être introduit ; il faudrait assouplir les règles inflexibles, ne pas faire des enfants de simples automates, leur laisser plus de spontanéité, et plus de responsabilité aussi ; au lieu d’imposer constamment une certaine quantité de travail et le même mode de travail aux élèves, on leur laisserait plus de latitude là-dessus, mais ce qu’on exigerait seulement, c’est le résultat. Ainsi il n’y aurait pas d’étude de longueur déterminée et égale pour tous ; chacun serait libre de prendre le temps qui lui convient. C’est par une réforme analogue qu’on devrait ne pas exiger des employés un temps de présence, pendant lequel ils resteront volontiers oisifs, mais une quantité de travail ; pour les mêmes raisons, nous voudrions que le temps de service militaire fût proportionné aux résultats de l’éducation militaire. Toutes ces réformes ne sont certainement pas faciles à accomplir ; et à l’application on serait arrêté par bien des difficultés. Mais il faut les essayer, car elles développent à un degré éminent l’initiative et la responsabilité.


Envisageons maintenant le cas le plus fréquent, celui où l’éducateur est obligé d’intervenir activement pour modifier la conduite de l’élève. Il va employer, avons-nous dit, soit des procédés répressifs, soit des procédés excitateurs ; les uns et les autres sont tantôt physiques, tantôt moraux. Mais il ne faut pas être dupe des mots. De même que toute éducation est un véritable système d’action morale, tous les procédés éducatifs sont surtout des procédés moraux. Ceux qui paraissent être essentiellement physiques le sont moins qu’on ne l’imagine ; ce qu’ils ont de matériel ne vaut que comme suggestion, simulacre, et leur action dépend des idées qu’ils éveillent, de la valeur qu’on leur attribue. Un coup, par exemple, donné à un chien ou à un enfant, peut être efficace ; mais il l’est moins comme douleur physique que comme suggestion d’un au delà vague, mystérieux, menaçant ; et ce qui le prouve bien, c’est qu’on peut, tout en riant, dans la chaleur d’un jeu, donner d’énormes tapes à un enfant ou à un chien ; et ils en sont ravis, parce que ces tapes n’ont point la valeur de punitions. De même, les récompenses ne sont point tant efficaces par les sensations agréables qu’elles procurent que par toute l’allégresse qui s’ensuit. Je fais appel à ceux qui ont été récompensés, enfants, par une friandise ou l’apparition d’un « plat couvert » ; ce qui faisait le prix de ces récompenses, ce n’est pas la petite sensation gustative, si courte et si maigre, qu’ils ont éprouvée, mais l’attente, la surprise, la manière dont le cadeau a été fait, et toutes les émotions qui ont fait cortège. Il est donc utile, je crois, de développer surtout les moyens d’action moraux dont nous disposons : ce sont les plus riches, les plus variés, les plus efficaces ; les moyens physiques ne doivent être, à mon avis, que des amorces, des simulacres, des symboles.


2o Les moyens répressifs. — Ils consistent surtout à produire chez l’élève une impression désagréable, pénible, déprimante, douloureuse ; cette impression étant accolée, associée à certaines actions, en détourne l’élève, et l’empêche d’agir ; si elle est associée au contraire à certaines abstentions, elles l’incitent à agir ; mais la dépression est toujours une influence à éviter car elle est une grande cause de perte d’énergie pour l’organisme et par conséquent si on ne peut pas supprimer complètement les moyens répressifs, il faut au moins songer que ce sont des moyens de dernière ressource, et toujours les économiser.

Je ne suis pas pour le vrai et complet châtiment corporel ; il n’est pas dans nos mœurs et il blesse notre sensibilité. Cependant je reconnais que le choc, la surprise produits par une violence ou même un simulacre de violence sont parfois du plus heureux effet. On me racontait que dans une pension se trouvait un enfant très irritable, qui de temps en temps se mettait dans des colères effrayantes ; une seule personne avait acquis sur lui assez d’autorité morale pour le calmer. Un jour, l’accès se déclara pendant que la personne était absente. Un professeur d’anglais passait par là ; sans hésiter, il empoigna l’enfant, le dévêtit, le porta sous la pompe, et lui fit recevoir pendant un bon moment un jet d’eau froide. Cette petite démonstration hydraulique eut un succès complet ; l’enfant fut corrigé net ; depuis cette époque, il n’eut plus d’accès de colère aussi violent. Autre observation ; je tiens celle-ci d’un des membres les plus éminents de l’enseignement. Lorsqu’il était professeur de lycée, il avait un élève qui prenait continuellement une attitude sarcastique à son égard. Un jour, en pleine classe, le professeur s’impatiente, il escalade les gradins, va à l’élève, le saisit à bras le corps et le secoue. Devant cette manifestation d’énergie, l’élève reste étonné. Ce n’était qu’un choc, une surprise, ce n’était pas une punition corporelle. Dès ce jour, changement complet ; l’élève change d’attitude, devient raisonnable, soumis, travailleur. Aujourd’hui, devenu un ingénieur distingué, il se rappelle encore la leçon bienfaisante qu’il a reçue, et il en est reconnaissant.

Le même effet déprimant peut être obtenu en ne prenant du procédé physique que son effet moral. Une réprimande faite d’une voix sévère et solennelle, en public, devant de nombreux témoins, humilie profondément certains enfants à amour-propre ombrageux ; dans une école, cette admonestation est d’usage tous les samedis ; les enfants appellent cela « passer à la parade ». Il est encore très bon d’exiger des délinquants qu’ils fassent des excuses, ou un effort pour réparer le mal commis. Mais bien entendu le blâme devant témoins ne doit se faire que si l’on est sûr de l’acquiescement des témoins ; car dans le cas contraire, tout l’effet est perdu. Un père a peu d’action, s’il gronde son fils devant une mère qui de parti pris donne raison au fils et le soutient contre le père.

Il y a beaucoup d’enfants qu’il est préférable de traiter après les avoir isolés. Chacun sait quelle influence énorme on exerce sur un enfant en l’appelant dans le cabinet du directeur, surtout si on le fait attendre, puis si on lui parle avec gravité, d’un ton pénétré, seul à seul. L’enfant est comme désarmé, inquiet de ce qu’on va lui faire, son cœur bat, il est en état de moindre résistance, c’est le moment d’agir fortement sur lui. C’est le moment surtout d’obtenir des confidences ou des aveux, en l’interrogeant avec adresse, et en mêlant par-ci par-là l’affirmation à la forme interrogative ; il y a tout un art pour provoquer les aveux. Mais on n’en abusera pas, la confession est une pratique un peu dangereuse ; elle amollit, elle traîne l’esprit de l’enfant sur des fautes qu’il convient de lui laisser oublier, et quelquefois elle donne à certains êtres un plaisir mauvais, le plaisir de la dégustation imaginative. Un autre et excellent moyen d’agir, consiste à faire appel aux bons sentiments des enfants jusqu’à ce qu’on soit arrivé à les attendrir. Un directeur d’école me disait qu’ayant eu à diriger l’éducation de fillettes qui vers treize ou quatorze ans devenaient rudes et méchantes, il les entreprenait en leur parlant longuement de la peine qu’elles causaient à leurs parents ; quelques-unes restaient sèches ; mais s’il arrivait à faire pleurer l’enfant, il avait cause gagnée.

Ces quelques moyens moraux dans lesquels on donne un peu de soi, me paraissent infiniment préférables à tout le système des mauvais points, des retenues et des pensums, que certains maîtres distribuent avec autant de discernement que des machines automatiques. Il y a évidemment des cas où les punitions scolaires sont indispensables ; que tout au moins, on les donne avec discernement ; qu’on ne punisse pas également tous les élèves, car peu suffit à quelques-uns ; et en outre un élève trop souvent puni en prend l’habitude et s’endurcit. Qu’on emploie surtout, je le recommande, l’excellent système qui permet à l’élève de réparer sa faute. Dès qu’il est puni, on l’avertit que sa punition est inscrite, mais il sait que si d’ici la fin de la classe il se tient d’une façon exemplaire, il rachète sa faute, et sa punition sera levée. J’ai vu ce système employé dans plusieurs écoles ; je le crois excellent. Ce n’est plus de la dépression, c’est un moyen excitateur.

3o Les moyens excitateurs. — Les moyens éducatifs que nous appelons excitants sont ceux qui agissent d’une manière favorable sur l’activité physique, intellectuelle et morale, qui l’augmentent, et qui en même temps produisent un sentiment agréable de bien-être, de satisfaction. Pour des raisons a priori nous devons préférer cette manière d’agir, et même nous regrettons que l’on ne puisse pas l’employer exclusivement ; seule elle excite l’activité, la bonne humeur et la sympathie pour le maître ; elle est conforme à l’esprit de toute éducation, qui doit consister à faire agir, en produisant un entraînement joyeux.

Les meilleurs moyens excitateurs sont les plus directs, ceux qui font partie de l’action même que l’on désire faire exécuter à l’enfant. Si je désire qu’un jeune écolier fasse un certain devoir, j’essayerai d’abord de l’y intéresser ; mon premier soin sera de capter son attention, en sachant ce qu’il aime, en profitant de ce que les Américains appellent des « centres d’intérêt » ; je commencerai par une réflexion piquante, ou je profiterai d’une question d’actualité que je sais qu’il connaît : une guerre, un accident, une cérémonie quelconque ; ou bien j’exprimerai moi-même tout l’intérêt que je prends à ce travail, toute l’importance que j’y attache ; je ferai de l’entraînement moral ; je discuterai avec l’élève ses idées, et si elles renferment la moindre valeur, je soulignerai cette valeur d’un ton discret. Dans d’autres cas, j’utiliserai un peu l’esprit de contradiction, pour affermir son intérêt. Je m’attacherai à être optimiste, car l’encouragement est le principal levier de l’éducation.

Il y a longtemps que je mets en pratique ces idées, chez les personnes dont l’éducation m’a été confiée. Elles savent bien avec quelle ardeur je me suis mis à suivre leurs efforts, à les provoquer, à les entretenir. Aujourd’hui encore, où mes anciens élèves sont devenus des adultes, je me sens de moitié dans tout ce qu’ils entreprennent, tant je m’y intéresse à fond. Cet intérêt n’a rien de factice ; peut-être était-il voulu au début ; mais depuis, et peu à peu, j’en suis devenu moi-même la dupe. C’est véritablement de tout cœur que je m’y suis mis, et si j’ai obtenu quelque puissance d’action, c’est à ce prix-là.

Les moyens excitateurs dont nous disposons ne sont pas tous aussi directs ; ils peuvent avoir, comme les moyens dépressifs, une valeur d’emprunt, ils peuvent n’être qu’épinglés. Nous les diviserons en trois groupes : les récompenses, les éloges et les missions de confiance.

Les récompenses, ce sont surtout les cadeaux et les faveurs que les parents peuvent faire à leurs enfants : argent, jouets, friandises, soirées au théâtre, promenades, voyages, et ainsi de suite. Ce sont là des moyens coûteux, qui ne sont pas de mise à l’école ; et le maitre, en fait de cadeaux et d’avantages matériels, serait obligé de se restreindre au don plus modeste de livres, d’images et de porte-plume ; cela ne mène pas loin. Une lecture amusante, faite par le maître à une fin de classe, est aussi d’un excellent effet. Mais les véritables récompenses scolaires, ce sont les bonnes notes, les places en composition, les prix ; seulement cet effet est dû surtout à la valeur que l’on attache ostensiblement à ces avantages ; ce sont des valeurs d’estime. Les décorations que dans les basses classes des écoles on distribue aux enfants sages rentrent dans cette catégorie ; elles ont eu leurs détracteurs. J’ai vu des pédagogues décorés qui s’insurgeaient contre les croix données à des enfants d’écoles ; ils croyaient sans doute possible de rendre des enfants plus sages et plus désintéressés que les adultes. À notre avis, on ne doit éliminer aucun moyen éducatif, lorsqu’il donne des effets utiles.

On a reproché aux récompenses de supposer une comparaison entre camarades ; celui qui est récompensé ou qui arrive le premier en composition ne doit sa victoire qu’à un écrasement de ses rivaux. On a dit de ce système qu’il flatte surtout des sentiments égoïstes et vaniteux, et n’incline pas à la bonté, à l’amour du prochain. En outre, en pratique, l’inconvénient est que ce sont presque toujours les mêmes qui arrivent aux bonnes places et aux prix ; les autres élèves se découragent, et ils ont même raison de se décourager, car ils ne sont point récompensés de leurs efforts. On a proposé de ne pas abuser de la comparaison entre élèves différents, et de ne pas faire trop de fond sur la rivalité, quoique ce soit un mobile bien puissant ; il est préférable de comparer l’élève à lui-même, à son passé, et de lui tenir compte surtout de la manière dont il évolue et dont il se surpasse. C’est l’idée émise par notre collègue et ami M. Boitel, le directeur de l’école Turgot ; il veut que chaque élève dessine lui-même la courbe de son travail, d’après ses notes de quinzaine, car l’ascension ou la descente de la courbe ont bien plus d’éloquence que les différences arithmétiques des notes. Un père de famille dont le fils est soumis à ce système, me disait un jour : « Quand mon garçon rentre de l’école le samedi, je lui dis aussitôt : Eh bien, est-ce que ça monte, ta courbe ? »

Bien que cette méthode des graphiques individuels n’ait pas encore été scientifiquement contrôlée, — en pédagogie, on ne contrôle rien, c’est l’usage — elle mérite d’être essayée. Seulement, il ne faut jamais être un éducateur à l’esprit exclusif ; on se priverait par là d’un grand nombre de ressources. L’émulation est une force, un excitant inouï pour certaines natures que l’ambition dévore. Un maître intelligent saura toujours en tirer parti.

Après les récompenses, qui sont comme le paiement du travail et de la bonne conduite, citons l’effet moral produit par l’approbation du maître. Il y a une approbation tacite, qui est de l’action la plus heureuse. Les élèves bien doués et encore jeunes travaillent surtout pour faire plaisir à leur maître, et c’est une raison pour que celui-ci ne soit pas trop souvent remplacé par un autre ; un sentiment vague et général de contentement, un petit sourire suffisent à stimuler le zèle ; et ce sont, je crois, les mobiles d’affection qui agissent le plus souvent pour faire travailler les élèves ; qu’on y ajoute l’influence de l’habitude sur le travail, l’influence de la tradition et de la routine, et comme en sourdine l’action préventive de quelques punitions toujours possibles, et cela suffit, il n’en faut pas davantage.

Mais parfois il est bon que l’approbation vague s’accentue, devienne un éloge, un compliment, un témoignage de satisfaction. Mais ici bien des réserves sont à formuler ; il faut que l’éloge soit discret et bref, il faut qu’il soit mérité, qu’il soit proportionné au travail fourni, et que sa justice soit sentie et approuvée de toute la classe, et pleinement évidente ; il faut qu’il ne soit pas répété trop souvent, et qu’il soit plutôt un encouragement à faire encore mieux pour l’avenir que la constatation d’un progrès acquis. S’il est bon de soutenir l’élève, de montrer qu’on est content de lui, qu’on a confiance en lui, qu’on est sûr de ses progrès, en revanche, n’oublions pas que le compliment répété abusivement excite chez l’enfant un sentiment d’amour-propre, qui peut facilement dégénérer en vanité.

Et les mauvais élèves, dira-t-on, comment est-il possible de les faire profiter d’une action encourageante ? Le maître serait désarmé s’il lui fallait attendre que ses mauvais élèves eussent mérité des récompenses pour les leur donner ; et toujours punir ne vaut rien. Heureusement, on peut recourir à une autre méthode, qui à notre avis est infiniment préférable à tout ce que nous avons décrit jusqu’ici : c’est la mission de confiance. Méthode active par excellence ; l’élève est incité à agir d’une certaine manière, il apprend qu’on a confiance en lui, on le relève dans sa propre estime. Ainsi, le maître obligé de quitter la classe pendant deux minutes, fait monter en chaire un mauvais élève, et lui dit : « tu vas noter celui de tes camarades qui se sera le mieux tenu pendant mon absence ». Il est presque certain que l’élève, fier de cette mission, ne fera aucun passe-droit. Moins encore ; il suffit de lui confier la distribution des crayons et des cahiers pour lui faire un très grand plaisir, surtout si on a su attacher à cette fonction de l’importance. On a pu calmer de mauvaises têtes en leur donnant la charge de défendre des élèves plus jeunes. Une vraie brute s’est adoucie en s’occupant d’un petit infirme ; le sentiment de protection, en entrant dans certains cœurs, opère des miracles. J’ai même vu, dans une classe d’anormales, une petite arriérée qu’on avait chargée de donner des leçons de lecture à une autre enfant, plus jeune et plus arriérée ; elle s’acquittait consciencieusement de sa mission, et par la même occasion la petite maîtresse s’apprenait à lire. De même encore, dans un autre ordre d’idées, confiez à une enfant dépensière les clefs de la caisse, avec responsabilité de sa gestion, et vous verrez, pour peu que vous sachiez vous y prendre, combien elle va devenir économe. Cette méthode, faisant agir l’enfant d’une certaine manière, crée en lui des habitudes qui, par la répétition, ont des chances de devenir permanentes et de faire partie intégrante de sa nature.


Dans les pages précédentes, nous n’avons essayé de faire aucune distinction entre les enfants qu’on se propose d’éduquer. Nous avons fait, pour simplifier, cette supposition implicite que tous les enfants sont taillés sur le même modèle. Beaucoup de maîtres se conduisent comme s’ils prenaient cette erreur pour une vérité. Ils ont un système de punitions et de récompenses, qu’ils appliquent le cas échéant ; ils ne savent donc pas quel est l’effet intime des moyens éducatifs qu’ils emploient ; ils ne font que maintenir un bon ordre superficiel, comme s’ils étaient simplement chargés d’une mission de police. Beaucoup de parents se conduisent de la même manière. Nous l’avons déjà dit, nous le répétons, une éducation n’est légitime que si elle est inspirée par l’intérêt de l’enfant, que si l’enfant en profite, et par conséquent pour le savoir, il faut se transporter dans l’âme de l’enfant, imaginer ce qu’il pense et ce qu’il sent. Il faut donc, plus ou moins, chercher à étudier sa psychologie.

De cette nécessité, je citerai seulement deux ou trois exemples. Nous avons parlé plus haut des moyens répressifs, qui comprennent comme types principaux la punition et le blâme. Aucun maître ne peut s’en passer ; il est possible à la rigueur de ne jamais punir ; mais on ne peut pas se dispenser de blâmer, de menacer, d’intimider. Or, le succès de ces moyens répressifs et dépressifs dépend évidemment de la résistance que leur oppose l’enfant ; il faut connaître cette résistance, en tenir compte ; car il y a deux manières de manquer le but. L’une consiste à frapper trop fort un être faible, à produire une dépression trop considérable. Écrasé par les punitions, terrorisé par un excès de sévérité, l’enfant devient timide, craintif, ombrageux, triste ; il perd toute confiance en lui, et cette belle joie de vivre qui est le charme de l’enfance. Rien n’est plus douloureux à voir qu’une physionomie d’enfant battu. L’autre erreur, de sens opposé, consiste à employer un moyen dépressif qui n’est pas assez puissant, étant donnée la résistance combative du gaillard à qui l’on a affaire. Dans les asiles, quand un aliéné qu’on a voulu calmer par la cellule en sort dans un état d’excitation, c’est la preuve qu’on ne l’a pas enfermé assez longtemps. Mais on ne peut pas le laisser indéfiniment en cellule et par conséquent avant d’ordonner cette mesure, le médecin se demande si elle pourra produire l’effet voulu. De même, tout moyen répressif échoue, s’il laisse l’enfant en état de révolte.


Dernièrement, quelqu’un me racontait l’histoire d’un bambin de cinq à six ans, qui ne veut pas, qui n’a jamais voulu manger d’aliments solides. Chaque jour, à l’heure du repas, il trouve à côté de son assiette un fouet ; il sait ce que cela signifie, et il se tourne tranquillement vers son père navré, en lui disant : « je ne veux pas manger, j’aime mieux être fouetté ». Ce mot prouve que les moyens coercitifs ont échoué, et que les parents feront bien de chercher autre chose. Leur défaite est d’autant plus fâcheuse qu’elle amoindrit leur autorité ; c’est donc sans compensation aucune qu’ils ont eu recours à des moyens dont le grand défaut est d’exciter chez les enfants des sentiments de rancune et de malveillance, ce qui est infiniment regrettable, car l’éducation doit être œuvre de bonté.

Le caractère intellectuel et moral des enfants est aussi une précieuse indication. Ceux qui les connaissent bien savent à quel point il faut varier ses procédés pour arriver à un résultat quelconque. On se borne à commander aux très jeunes, mais il faut raisonner davantage avec les plus âgés, et chercher à les convaincre. Je me rappelle deux enfants dont le caractère était si différent que si on les avait traités de la même manière, on n’aurait rien obtenu ni de l’un ni de l’autre. L’un était à la fois très sensible de cœur et très indépendant de caractère. Il fallait le prendre à la fois par le sentiment et le raisonnement ; il était touché par certaines paroles, et surtout convaincu par les explications qu’on lui donnait et dont il percevait la justesse ; mais un ordre sec le faisait cabrer. L’autre, qui était pourtant du même âge, se montrait tout différent. Il n’était certes pas insensible aux arguments émotionnels, ceux-ci le touchaient profondément, mais c’était une imprudence de se mettre à raisonner avec lui car il niait l’évidence, il ne s’avouait jamais vaincu et mettait dans la discussion une affaire d’amour-propre ; le meilleur moyen de le diriger était d’employer l’ordre impératif, et sans réplique. On peut être, en théorie, l’adversaire de l’argument d’autorité ; en fait, il y a des cas où cette méthode s’impose.

Je suis persuadé que si on connaissait exactement les différents types de caractère qui existent, on arriverait assez vite à classer chaque enfant, et à deviner quelle est l’éducation morale qui convient à sa catégorie. Au lieu de tâtonner et de faire tant d’erreurs, on agirait à coup sûr. La principale difficulté vient toujours des apathiques et des vicieux. Mais existe-t-il des apathiques complets, des enfants insensibles à tous les excitants, et n’ayant aucune tendance naturelle dont on pourrait tirer profit ? Si de tels enfants existent, ils doivent être en quantité négligeable. Quant aux enfants vicieux, amoraux, aux futurs criminels, à ceux qui font l’effroi des éducateurs, je suppose que par leur psychologie ils ne diffèrent pas aussi profondément que par leur conduite des autres enfants que nous considérons comme normaux. Ils sont sans doute peu altruistes, peu enclins à la tendresse et à la pitié ; ils manquent souvent même de cette sensiblerie qui peut suppléer la sensibilité ; rappelons-nous avec quelle froideur les criminels écoutent les plaintes déchirantes de leurs victimes, avec quel sang-froid, parfois quelle ivresse ces brutes ont fait couler le sang, même dans des situations atroces. Mais dans ces êtres, même les plus endurcis, on trouve encore des rudiments de sentiments, qui s’ils avaient été convenablement cultivés, auraient pu les protéger contre leur déchéance. Presque tous ont de la vanité, une vanité ridicule et énorme, qui a poussé sur leur fond d’égoïsme. Voyez quel prix ils attachent à l’opinion publique, comme ils recherchent la publicité de la cour d’assises, comme ils sont fiers de voir leur nom imprimé dans les journaux. Sans y prendre garde, on permet véritablement à leur vanité de produire les effets les plus pernicieux ; c’est leur vanité qui, avec la complicité de la presse et de l’opinion, devient une excitation au crime, alors que mieux orientée elle devrait en devenir une prophylaxie. Remarquons encore quelles sont leurs relations avec leurs complices, avec ceux qui font partie des mêmes bandes ; la manière dont ils se vantent de leur adresse et de leur courage ; la manière dont des camarades les poussent quelquefois au crime, en leur disant, s’ils hésitent : « tu as donc peur ? tu n’es pas un homme ? » Remarquons encore que souvent ils tiennent un engagement, qu’ils ne dénoncent pas un complice, qu’ils ont leur manière d’honneur, et qu’on les a vus même faire des actes de générosité, par vantardise. C’est donc l’amour-propre qui les inspire presque constamment, et si le mot ne paraît pas trop fort, nous dirons que ces êtres qui passent pour amoraux ou immoraux ont bel et bien une morale, morale très spéciale, uniquement égoïste, mais dont un éducateur très intelligent et très avisé pourrait tirer parti, j’en ai la conviction profonde.

Avec ces natures-là, ce ne sont pas du tout les moyens répressifs, punitions ou réprimandes, qui réussissent ; ce sont les moyens excitateurs, l’éloge et surtout le type de « la mission de confiance ». Je n’en dis pas plus sur ce point, mais on devine le commentaire. Il faut transformer peu à peu la vanité en orgueil et en tirer le respect de soi.


Il n’y a pas seulement à tenir compte du caractère propre de l’enfant pour l’éduquer ; il faut encore tenir compte que cet enfant n’est pas isolé, qu’il est en classe et que la classe forme une société, qui a beaucoup des caractères de notre société d’adultes, beaucoup de ses défauts surtout, la confusion des mouvements, le désordre, la nervosité, le sentiment de son irresponsabilité et de sa force et tout ce qui en résulte de dangereux. Au caractère de l’enfant vient donc s’ajouter l’influence de la multitude. Cela complique le travail du maître. Il ne doit pas oublier en effet que la société enfantine est une union qui se fait contre lui ; ce qui le prouve, c’est que les enfants détestent la délation ; la délation est le grand crime sociologique du collège. Le maître doit s’appliquer à contenir, à diriger la force de ce groupement, d’autant plus active que les élèves sont plus nombreux, car il faut bien plus d’autorité pour tenir quarante élèves que dix. Il se rappellera le mot de Richelieu : « diviser pour régner » ; il séparera les mutins ; il empêchera surtout les indisciplinés de corrompre les dociles ; il distribuera les places de manière à ce que les actifs soient à côté des indolents ; il s’efforcera de former un noyau de bons élèves représentant une tradition de travail et de discipline ; il se souviendra que l’exemple et l’émulation sont de grandes forces et il les tournera en sa faveur.

On a eu l’idée, dans certaines écoles de Paris, de diviser les classes en sous-groupes, composés de dix à quinze élèves ; ces sections ont reçu des noms de grands hommes : Turgot, Pasteur, Victor Hugo ; on s’efforce de leur donner une personnalité et on s’y est pris de diverses manières. On s’y est pris surtout en excitant la rivalité entre deux groupes et en accordant des récompenses collectives à chacun d’eux, toutes les fois que celui-ci obtient une moyenne de notes qui est supérieure à la moyenne du rival. Quand cette solidarité est bien sentie, on voit les enfants les plus travailleurs du groupe surveiller les paresseux et même leur reprocher de faire perdre des points à la petite société. N’est-il pas ingénieux et vraiment touchant d’amener un écolier à tenir à un de ses camarades le langage suivant : « Est-ce que tu ne peux pas travailler davantage ? » Le seul inconvénient de ces groupements est leur caractère artificiel ; ils ne reposent pas sur un intérêt réel, mais sur une convention ; il est vrai qu’avec des enfants on peut donner à une simple convention beaucoup de valeur morale.


Une dernière question vient à l’esprit. À parcourir toutes ces descriptions de moyens qui sont à notre disposition pour forger les âmes, on trouve que ces moyens sont bien mesquins et on se demande avec inquiétude s’il est possible d’en faire sortir une vraie, une haute et profonde leçon de morale. Cette inquiétude est surtout ressentie par ceux qui ont été élevés dans le respect de la morale religieuse. Ils ne comprennent pas qu’une morale laïque puisse s’enseigner, car elle leur paraît dépourvue de fondement, de justification rationnelle et surtout de sanction. Il est bien certain que pour un esprit simpliste, le commandement de Dieu suffit à tout et répond à tout. Mais du moment que l’enseignement officiel est devenu neutre et n’emprunte aucun argument aux religions, comment va-t-on enseigner, par des procédés laïques, la morale aux enfants ? Toute morale se résume en un système de sacrifices qui sont demandés à notre égoïsme. Par quel argument pourra-t-on convaincre des enfants de la légitimité de ce sacrifice si on ne leur parle ni de divinité, ni de vie future, par conséquent si on est obligé de se passer de ces arguments traditionnels, qui sont si vigoureux, si impressionnants, quoique au fond ils soient purement égoïstes, par conséquent peu moraux ?

Je ne peux pas, faute de place, exposer la question dans toute son ampleur ; je veux seulement montrer qu’une éducation morale est possible en principe, sans le secours d’une discipline religieuse.

Les objections qu’on adresse à l’enseignement laïque supposent que l’éducation se fait par la force du raisonnement et des idées. Voilà l’idéal auquel on rêve beaucoup aujourd’hui. On y est arrivé indirectement par réaction contre l’enseignement religieux qu’on a accusé d’asservir les âmes ; on parle sans cesse maintenant dans les journaux pédagogiques des droits que possède la conscience chez l’enfant ; on déclare qu’il faut respecter sa raison, ne pas porter atteinte à son jugement. On a surtout la conviction qu’on outrepasse les droits de l’éducateur lorsqu’on crée chez l’enfant un état de croyance dont il ne pourra plus se débarrasser quand il sera parvenu à l’âge d’homme. Sans doute ces scrupules sont très louables ; ils montrent que l’on comprend bien maintenant que l’enfance reçoit facilement des empreintes ineffaçables et que l’instituteur ne doit pas abuser de sa puissance. Je me rappelle à ce propos qu’un père de famille, qui n’était nullement croyant, me disait un jour, en parlant de son fils, âgé de six ans : « Je vais l’envoyer chez les prêtres ; de cette façon, il aura des sentiments religieux qui dureront toute sa vie. » Il y a quelque chose de choquant dans cette atteinte à une personnalité qui ne peut pas encore se défendre. Mais ne tombons pas d’un excès dans un autre ou plutôt ne confondons pas les méthodes d’éducation avec le but de l’éducation. Le but est de faire des hommes libres, mais la méthode ne peut pas consister à traiter un enfant en homme libre, ni à faire appel à sa raison, quand il est encore à un âge où il n’a pas de raison. Nous l’avons répété comme un leitmotiv dans tout ce livre, l’éducation consiste à provoquer des actions utiles, des habitudes et par conséquent à faire fonctionner toutes nos facultés, celle du jugement aussi bien que les autres. La moralité de l’enfant ne se crée pas avec des idées, elle ne résulte pas d’arguments qu’on lui adresse, et les exposés des raisons ne servent qu’à éclairer, diriger, fortifier, justifier, rationaliser une tendance morale quand elle est déjà formée. Cette tendance morale est chez les enfants le résultat de deux mobiles principaux : d’abord le respect qu’ils ont pour leurs parents et leurs maîtres, c’est l’élément d’autorité, c’est l’idée d’obligation, qui est nécessaire à tout système de morale pour qu’elle soit efficace ; et ensuite, les sentiments d’altruisme, la bonté, la charité, la sympathie, l’affection, le désintéressement, tous ces mobiles chauds et tendres qui conduisent au don de soi et qui donnent à la moralité un cœur.

Je veux, en terminant ce chapitre, exposer en quelques mots une expérience d’éducation morale qui vient d’être faite dans des écoles primaires de Paris. C’est plus qu’une expérience, ce sont plutôt des exercices pratiques de morale. Je crois la tentative nouvelle, et, comme elle a déjà eu un succès très encourageant, je pense qu’il est bon de la faire connaître, afin que d’autres la répètent, pour le plus grand bien des enfants. Nous allons parler encore une fois des classes d’anormaux ; car c’est à propos de l’organisation de ces classes que l’on a imaginé cette tentative. Tout l’honneur en revient à mon ami, M. l’inspecteur Belot.

Nous venions d’obtenir l’autorisation de créer dans une école primaire de Paris une classe d’essai pour petites filles anormales. Il y a de cela quatre ans déjà. Nous étions un peu indécis, presque inquiets ; on nous avait confié une mission importante ; nous ne voulions pas compromettre une si belle cause. Les adversaires des classes d’anormaux, — car il y a toujours des adversaires de ce qui est nouveau, — prétendaient que c’était dangereux de réunir dans une même école des enfants normaux et anormaux. Ces derniers, disaient-ils, étaient des enfants vicieux qui allaient corrompre l’élément sain. Ou bien, ce serait la guerre ; les normaux se moqueraient de leurs camarades, ils les tourneraient en dérision ; les parents s’en mêleraient, l’école serait bientôt considérée comme une école de fous ; elle serait décriée, désertée. Il fallait, répétait-on de tous côtés, établir entre ces deux populations d’élèves une cloison étanche, organiser des récréations dans des préaux différents, mettre les entrées et les sorties à des heures différentes ; autant aurait valu deux établissements distincts. Nous étions si bien impressionnés par ces craintes que nous choisîmes pour notre essai une école ayant la bonne fortune de posséder deux portes d’entrée ; il fut décidé que l’une de ces portes serait réservée aux petites anormales. Mais on y a bien vite renoncé ; et, en fait, la porte d’entrée spéciale n’a jamais servi. Ce qui à première vue semblait un danger était en réalité un avantage. Aujourd’hui, sous l’influence de M. Belot, on a établi des relations aussi nombreuses que possible entre la classe des petites anormales et la population du reste de l’école. On s’est même aperçu que ces rotations ne servent pas seulement aux petites anormales, mais encore, et surtout, aux grandes fillettes normales qui trouvent là une occasion merveilleuse d’apprendre, en les pratiquant, la solidarité et le dévouement ; c’est une des meilleures applications pour le cours de morale qu’on leur fait à l’école. Les repas de cantine, les récréations, les leçons de gymnastique, de travail manuel, d’art ménager se prennent en commun, c’est-à-dire en même temps, dans les mêmes préaux ou dans les mêmes classes. Ce contact incessant permet aux petits anormaux de vivre avec des enfants mieux élevés, mieux tenus, qui leur servent d’exemple, et qu’ils imitent dans leurs manières et leurs propos.

De plus, les classes supérieures fournissent des élèves qui deviennent les petites mères des jeunes anormales. Nous nous sommes préoccupés, avec M. Belot, de donner une forme matérielle, administrative, à cette coopération, car tout doit être réglé dans une école. Il ne faut pas que les sentiments des enfants se manifestent seulement dans des fêtes, des réjouissances, des jeux et des danses en commun, ou pendant les visites officielles. Il ne faut pas non plus que l’assistance des grands pour les petits se traduise trop fréquemment par des cadeaux de vêtements ou d’argent, car, une fois engagé dans cette voie, on peut aller trop loin, enlever toute spontanéité aux normaux, en leur imposant une sorte de taxe des pauvres, comme on le fait en Angleterre ; et, d’autre part, les anormaux trop dorlotés, trop gâtés, finiraient par croire que ces soins et ces cadeaux leur sont dus. Après bien des tâtonnements, nous avons pensé, M. Belot et moi, que, sans proscrire les fêtes, les tombolas, les danses, les réunions amicales, mauvaises si elles constituent l’essentiel, très bonnes si elles ne sont que l’exception, il était nécessaire que les relations de ces enfants eussent un but précis d’instruction et d’éducation. Aussi, d’après notre nouveau règlement, le cours des redoublantes fournit chaque jour une monitrice qui reste à peu près toute la journée dans la classe des anormales, aide les plus jeunes, les moins habiles à faire leur devoir et à suivre la leçon ; la même monitrice n’y reviendra qu’un mois ou deux après. De plus, deux fois par semaine, entre quatre heures et quatre heures et demie, les petites mères viennent donner à leurs pupilles des répétitions individuelles : une des répétitions a pour objet l’instruction, les autres sont des leçons de choses, des explications, des conseils. Chaque petite mère est en service pendant une quinzaine ; sa quinzaine finie, elle rédige un rapport de deux à trois pages sur ce qu’elle a observé chez sa pupille. La quinzaine suivante, on la remplace par une autre grande élève, une autre petite mère, afin que le zèle, vif mais court, de ces tutrices encore jeunes n’ait pas le temps de s’épuiser. Toute cette organisation n’est possible qu’avec la collaboration très attentive de la Direction de l’école ; il faut y mettre une volonté intelligente, un désir de bien faire, et une surveillance de tous les instants. Ce qui a réussi dans une école doit pouvoir réussir ailleurs. Je n’ai pas dit combien m’a paru curieux le spectacle de ces petites anormales, si joyeuses de l’arrivée des petites mères, quand quatre heures sonnent ; il faut avoir vu les démonstrations bruyantes des pupilles, l’air raisonnable et sérieux des plus grandes ; je n’ai pas parlé des lettres qui s’échangent, de ces rapports de quinzaine où l’on trouve tant de bonne volonté, de l’intérêt que les parents de normaux ont pris à cette œuvre d’éducation, des services qu’ils nous ont déjà rendus pour trouver des places à nos petites anormales, qui ont déjà quitté l’école. Tous ceux qui ont été admis à voir ces choses, à en pénétrer le détail, en ont été profondément touchés ; on nous a dit, on nous a répété sur tous les tons qu’il faudrait faire des tentatives analogues partout, dans toutes les écoles ordinaires, pour le bénéfice des enfants normaux. Partout les grands devraient apprendre à s’occuper des petits. On parle beaucoup aujourd’hui d’enseigner la solidarité. L’enseigner par des leçons est bien ; l’enseigner en la faisant pratiquer vaut encore mieux.

  1. Un livre de Marion, L’Éducation dans l’Université, contient les remarques les plus fines sur l’autorité du Maître.
  2. H. Spencer, De l’Éducation, p. 167.