Les Idées modernes sur les enfants/VI.3

III

les perversions de la mémoire


Pour qu’un souvenir soit bon, il faut qu’il ait bien des qualités ; mais aucune de ses qualités n’est plus importante que la fidélité. On prendra son parti d’un souvenir qui présente des lacunes, si on a la conscience de ce qu’on ne se rappelle pas, et si on n’a pas une tendance à remplacer le souvenir absent par des inventions involontaires. Un oubli est toujours regrettable, mais quand on le constate on peut souvent le réparer, ou, s’il est irréparable, on se méfie, on se tient sur ses gardes. Mais qu’on songe à toutes les conséquences fâcheuses que peut avoir la conviction d’un fait lorsqu’on croit s’en souvenir et qu’en réalité on se l’imagine !… Je suppose qu’on lise à des enfants le fait divers suivant :

Avant-hier, les agents ont arrêté rue Pigalle un individu qui faisait du tapage nocturne ; on l’a amené au poste, etc., etc.

Les enfants, après avoir écouté attentivement ce récit, sont priés de l’écrire de mémoire. La plupart des rédactions sont quelconques, elles se caractérisent par l’abus du langage enfantin et l’omission de quelques détails insignifiants. Mais dans le nombre des copies, on en trouvera quelques-unes contenant des détails inventés. Ainsi, d’après l’un des élèves, l’arrestation s’est faite rue Pigalle devant le numéro 20 ; et cependant le récit lu ne contenait aucune indication de numéro. Dans une autre copie, on lit que l’individu arrêté était très bien mis ; c’est encore un détail qui ne figurait nullement dans le récit.

Citons un autre exemple. On montre à plusieurs enfants tour à tour un carton sur lequel on a collé cinq ou six petites images ; le carton est laissé visible pendant vingt secondes, et aussitôt après, on interroge l’enfant sur ce qu’il vient de voir. La plupart des écoliers décrivent exactement les images, et leurs erreurs consistent la plupart du temps dans des oublis, mais quelquefois aussi elles consistent dans des altérations de forme et de couleur ; l’étiquette qui était rectangulaire à pans coupés, est décrite comme si elle était ovale ; on dit du timbre de couleur verte qu’il était rouge. Ce sont là de premières et timides ébauches d’invention ; elles sont très fréquentes, et portent principalement sur les couleurs, les chiffres, les dimensions, beaucoup moins souvent sur l’individualité des choses. Il arrive pourtant de temps en temps qu’un enfant invente de toutes pièces, et sans s’en douter, un objet qui ne figurait pas sur le carton ; par exemple, le carton portait trois gravures ; il dit en avoir vu une quatrième ; qu’est-ce qu’elle était ? Si on lui demande de la décrire, il le fait ; par exemple, un enfant décrira une photographie, un autre croira avoir perçu un cadran ; et cependant tout cela ne ressemble en rien à ce qu’il a vu, et on ignore comment ces images lui ont été suggérées.

Un dernier exemple : il nous est fourni par une expérience amusante, qui imite l’effet du bruit qui court. On raconte une histoire à un enfant ; celui-ci doit la raconter mot pour mot, sans y rien changer, à un autre ; le second la raconte à un troisième, et ainsi de suite. Tous ces récits se font sous l’œil du maître, qui surveille, encourage la précision et l’exactitude, et empêche que l’expérience dégénère en plaisanterie, comme dans les jeux de société, où chacun ajoute volontairement de petites inventions pour faire rire ; cela supprime tout l’intérêt ; il faut au contraire que les colporteurs de la nouvelle fassent un sérieux effort pour rester des échos fidèles, sans rien ajouter, ni retrancher ; car les inventions sont intéressantes surtout quand elles se produisent involontairement et inconsciemment. J’ai fait cet essai dans une école primaire ; le directeur m’assistait : les élèves venaient tour à tour dans son cabinet ; tout se fit avec le plus grand sérieux. Aussitôt après avoir terminé son récit, chaque élève allait dans la pièce à côté ; il écrivait le récit qu’il venait de faire, afin qu’on pût en garder la trace. En comparant ces diverses versions au récit original, on vit que souvent les enfants reproduisent exactement ce qu’on leur a dit, mais que parfois ils amplifient et dramatisent. C’est le plus souvent le sens, et comme la direction du récit qui sont exagérés ; si, par exemple, il s’agit de l’histoire d’un accident, on peut être sûr que le nombre des morts va augmenter de bouche en bouche.

On comprend combien ces recherches, qui à première vue relèvent de la psychologie amusante, sont grosses de conséquences pratiques pour l’appréciation des témoignages ; elles montrent qu’il arrive souvent à la mémoire d’être viciée par une imagination que le jugement ne tient pas suffisamment en bride. La bonne foi du témoin peut être complète ; il affirme, et il croit n’affirmer que ce dont il est sûr, ce qu’il a réellement vu ; mais, à son insu, sa mémoire est envahie par son imagination, comme par une plante parasite ; ce qu’il croit se rappeler, c’est lui qui l’invente. Et ce qu’il y a encore de bien particulier, c’est que le produit de son invention a tous les caractères d’un souvenir exact ; rien ne l’en distingue, ni la précision du détail, ni sa vraisemblance, ni l’état de conviction qui l’accompagne. Nous citions il y a un instant ce fait qu’après avoir regardé un carton couvert d’images, on se trompe sur la couleur d’une de ces images en la rappelant ; sur le carton était collé un timbre de couleur verte ; on s’imagine qu’il est rouge ; c’est un détail précis, naturel, et affirmé avec le même entrain que si le timbre était vert. Nous parlions aussi du récit d’une rixe qui s’était passée rue Pigalle ; un enfant ajoutait : devant le numéro 20. Ce n’est pas un détail vague, flou, quelconque ; c’est un numéro absolument déterminé ; et un avocat qui voudrait plaider la véracité de l’enfant, dirait, selon la formule d’usage : « Voilà un de ces détails qu’on n’invente pas ! » En réalité, l’imagination produit avec une grande fécondité les détails « qui ne s’inventent pas ».

On a repris longuement ces expériences en Allemagne[1], on les a variées de mille manières, on les a approfondies, et on en a fait une science nouvelle, qui s’appelle aujourd’hui la science du témoignage. On a établi par des preuves sans nombre l’exactitude de la proposition suivante, qui est d’une importance considérable : il n’existe pas de témoignage absolument et entièrement véridique. Si on fait déposer un adulte sur une affaire compliquée, une description de gravure, par exemple, ou le compte rendu d’un récit, d’une conversation, ou l’exposé d’un événement qui s’est produit devant lui, si en plus on prend la précaution de demander au témoin qu’il affirme sous la foi du serment l’exactitude de ce qu’il rapporte, — on constate que lorsqu’il est de bonne foi, il ne fait jamais une déposition entièrement fausse, ne contenant que des détails faux ; il ne fait pas davantage une déposition entièrement exacte, d’un bout à l’autre ; constamment, il y a mélange de vérités et d’erreur ; et si la part d’erreur peut devenir très faible dans beaucoup de cas, néanmoins elle ne tombe presque jamais à zéro ; et tous les témoins qu’on a mis à l’épreuve se sont trouvés avoir affirmé par serment des faits faux, dans une proportion qui, approximativement, peut être évaluée à 25 %.

On voit donc avec quelle prudence on doit écouter un témoignage apporté avec sincérité, même par une personne intelligente et compétente ; rien ne doit en être accepté comme article de foi. On voit aussi qu’il serait dangereux de récuser un témoin, et d’accuser sa sincérité ou la fidélité de sa mémoire, parce qu’il a été surpris en flagrant délit d’erreur palpable sur un point particulier de sa déposition ; cela ne prouve rien pour les autres points sur lesquels il dépose, puisque l’erreur est un élément constant de tout témoignage. En somme, toutes ces constatations nous apprennent que le témoignage humain ne doit être placé ni trop haut ni trop bas ; il ne constitue jamais une preuve absolue, mais une présomption morale, dont la valeur a besoin d’être contrôlée par des preuves d’un autre ordre.

S’il faut apporter cette prudence dans l’appréciation de la parole d’un adulte, à plus forte raison doit-on accepter avec une prudence redoublée le témoignage des enfants ! La tendance des enfants au mensonge conscient et au mensonge inconscient est du reste bien établie ; et elle tient au jeu d’un grand nombre de causes, dont les unes, de nature impulsive, ne sont pas arrêtées suffisamment par d’autres, de nature inhibitive. Ce qui pousse l’enfant à mentir, c’est la force de l’imagination, le pullulement des images, la vanité naïve et le désir qu’on s’occupe de lui ; et c’est aussi la faiblesse de tout ce qui pourrait calmer cette imagination ; la faiblesse de l’attention, les erreurs de jugement, l’ignorance de tant de choses, du sens des mots comme du sens des choses, le défaut de moralité, le défaut de respect pour la vérité, et par-dessus tout, cette grande, cette immense suggestibilité et docilité, qui sont les indices d’un caractère encore mal formé. Combinez ces diverses influences, et on a le mensonge enfantin, qui se caractérise à la fois par l’invraisemblance de l’invention, par l’assurance que l’enfant met dans ses mensonges et par l’entêtement avec lequel il lutte contre l’évidence, quand il se sent démenti.

Si ces faits n’intéressaient que la psychologie générale, nous ne nous y serions pas attardés ici ; mais en vérité, la tendance à inventer, à broder sans le savoir, à confondre les faits, et à en imaginer de toutes pièces est bien plus forte chez certains esprits que chez d’autres. Il y a des enfants qui sont généralement véridiques ; ils sont bons observateurs, sérieux, calmes, méthodiques, et on peut, dans une certaine mesure, et sauf contrôle discret, se fier à ce qu’ils racontent. D’autres, au contraire, qui ne sont pas les moins intelligents, ont tant d’imagination et d’émotivité que ce sont toujours de dangereux témoins. On prétend que les femmes commettent plus d’erreurs que les hommes, tout en donnant des dépositions plus copieuses ; et ce qui est vrai des femmes l’est toujours aussi un peu des enfants. En tout cas, ce sont les élèves sujets au plus grand nombre d’erreurs qui doivent appeler l’attention du maître. Les confidences des parents, et parfois quelque incident d’école, les signaleront à notre attention. Leurs devoirs et leurs leçons les trahissent aussi, à cause des inventions qu’on y trouve. On pourra en outre reconnaître ces types de menteurs inconscients en leur demandant des renseignements sur des faits qu’ils ne peuvent connaître que très mal. L’enfant doit s’habituer, quand il ne sait pas, à répondre : « je ne sais pas », et le maître, de son côté, doit bien se garder d’obtenir par suggestion une réponse fausse. L’enfant qui répond avec une précision inexacte, même quand il ne sait pas, doit être surveillé. Le maître lui rendra un grand service en le mettant en garde contre lui-même. Ce sont des services qui peuvent exercer une influence salutaire sur toute une existence. C’est tout simplement l’éducation du jugement. Après l’éducation de la volonté, je ne connais pas de tâche plus belle.

Je proposerai donc de reprendre une idée très juste, qui a été émise déjà par Claparède ; c’est d’instituer en classe, et surtout dans les classes supérieures des écoles et des lycées, des leçons d’observation. On préparerait d’avance avec soin un programme d’observations à faire ; et lorsqu’elles seraient terminées, on demanderait aux enfants soit un récit écrit, soit une déposition verbale sur ce qu’ils ont observé, ou bien on leur ferait répondre à des questions précises qui leur seraient posées par le maître, dans un interrogatoire ressemblant à celui d’un juge d’instruction. J’imagine que pour peu que le maître ait à la fois de ces deux qualités opposées qui s’appellent le bon sens et l’imagination, il saurait donner à ces exercices d’un nouveau genre un tour intéressant ; sans peine, il montrerait la facilité avec laquelle on se trompe, même lorsqu’on est certain de ne pas se tromper ; ce serait déjà une excellente leçon de prudence et d’esprit critique, pour tant d’enfants qui, selon une règle générale, sont si prompts à affirmer sans mesure. Ce serait aussi un moyen de montrer qu’une personne peut se tromper de très bonne foi, et qu’il faut par conséquent ne pas voir constamment derrière toute erreur un parti pris ou du mensonge.

Le maître montrerait encore que la relation si impressionnante qui existe pour nous entre la conviction forte et la vérité d’une affirmation n’est nullement une relation nécessaire ; on peut être ardemment convaincu, et cependant être complètement dans l’erreur. Et celui qui avec une autorité impressionnante affirme qu’il a vu et entendu peut se tromper autant que celui qui hésite prudemment ; il y a là affaire de tempérament, plutôt que critérium de vérité. En poussant l’analyse un peu plus loin, lorsque des cas favorables à l’analyse se présenteraient, il serait facile de démontrer aux élèves que si on se trompe parfois dans l’observation directe, la majeure partie des erreurs se produit après, dans l’espèce de macération que le fait subit dans la mémoire ; c’est pendant l’acte de mémoire que la perception se déforme et qu’on ajoute des conjectures inconscientes pour compléter une observation incomplète. La leçon du maître deviendrait encore plus instructive si, dans certains cas, il intervenait directement, de toute son autorité, pour interroger les élèves sur leurs observations. Il aurait vite fait d’imaginer de ces questions insidieuses, qui sont de si formidables machines à suggestion. Avec un peu d’habileté, il ferait dire à tel enfant docile que celui-ci a vu ce qu’il était impossible de voir ; il provoquerait des erreurs, des illusions sans nombre ; le dilemme surtout, quand ses deux questions sont fausses, produit des effets bien remarquables ; demander si un fait s’est passé de telle manière ou de telle autre, si tel objet est petit ou grand, rouge ou bleu, c’est forcer presque l’enfant à opter pour l’une des deux réponses qu’on lui offre, et par conséquent l’amener à faire un faux témoignage quand les deux alternatives sont également fausses. Mais il n’est même pas nécessaire d’aller jusqu’au dilemme ; un sourire, un air de doute, un hochement de tête suffisent pour faire vaciller certaines convictions d’enfant. Comme tout cela serait important à montrer aux enfants eux-mêmes !

Et qu’on ne suppose pas qu’en donnant ces indications nous conseillons de faire de l’hypnotisme dans les écoles ou d’y introduire la suggestion. Nous sommes au contraire de ceux qui ont toujours protesté contre les exhibitions d’hypnotisme au régiment, au théâtre et sur la place publique ; toutes les fois que nous l’avons pu, nous sommes intervenus pour en provoquer l’interdiction. À plus forte raison, sommes-nous d’avis d’interdire rigoureusement ces pratiques dangereuses dans les écoles ; il ne faut pas faire de nos enfants des automates, mais des êtres libres. Les exercices que nous préconisons contiennent une part de suggestion, c’est vrai ; mais il y en a juste ce qu’il en faut pour exciter le bon sens et la volonté, et aider un enfant à réagir contre l’influence déprimante d’une pensée étrangère. Et si chaque fois, après l’action d’influence, on explique cette influence, alors loin de faire un entraînement de docilité, on excite la résistance critique de l’élève et sa suggestibilité diminue ; les faits que nous avons observés en si grand nombre nous montrent péremptoirement que le témoignage et par conséquent le sens critique sont éducables par cette méthode-là. Elle serait une nouveauté dans les classes. Pourquoi ne l’essayerait-on pas ? Cela vaut bien une leçon d’histoire sur Hugues Capet !

  1. Dans un livre sur la suggestibilité, où j’avais exposé pour la première fois des recherches expérimentales sur la valeur du témoignage, j’annonçais que ces expériences étaient si importantes que certainement il se formerait un jour une science du témoignage. En effet, ces expériences ont été reprises en Allemagne, et longuement développées et elles ont donné lieu déjà à une littérature très riche, on les désigne d’ordinaire sous le nom de méthode de Stern, nom de celui qui les a pratiquées le second. On trouvera un exposé complet de la question, dû à moi-même, puis à Claparède et à Larguier, dans l’Année Psychologique. (Voir tome XI, p. 128 ; XII, 157 ; XII, 275.)