Les Idées modernes sur les enfants/VI.1

I

les rapports de la méthode
avec l’intelligence et avec l’âge


La Rochefoucauld a écrit qu’on se plaint de sa mémoire, non de son jugement. La distinction est très juste. Notre mémoire semble ne pas faire partie de notre personnalité ; avoir une mauvaise mémoire n’est nullement un déshonneur, et dire de quelqu’un qu’il a une grande mémoire, ce n’est pas toujours lui faire un compliment agréable. Il est de fait qu’avec de la mémoire, on peut simuler une foule de qualités qu’on n’a pas, par exemple l’esprit ; il suffit de répéter avec à-propos ce qu’on a retenu en écoutant les autres. De plus, des adversaires des méthodes actuelles d’enseignement n’épargnent pas les critiques au rôle que ces méthodes font à la mémoire, car ils estiment, avec juste raison, que la culture intensive de la mémoire se fait au détriment du jugement et de la spontanéité. Enfin, d’après un préjugé très répandu, la mémoire serait une faculté indépendante de l’intelligence ; à ce point qu’on y voit un signe de médiocrité d’esprit. On affirme, par exemple, que les élèves qui ont le plus de mémoire sont parmi les moins intelligents, et on cite le cas extrême d’imbéciles, qui ne pouvaient même pas apprendre à lire, et qui récitaient par cœur des séries de dates, de fastidieuses chronologies qu’on leur avait apprises ; d’où l’on conclut que plus la mémoire est grande, plus le jugement est petit.

Bien que toutes ces critiques et ces opinions préconçues renferment une part de vérité, elles ne doivent pas être acceptées au point de nous faire méconnaître que la mémoire est à la base de toute espèce d’enseignement ; apprendre, c’est exercer sa mémoire, c’est acquérir des souvenirs ; quiconque a peu de mémoire n’apprend presque rien ou apprend mal. Et même, on peut aller jusqu’à dire qu’aucun progrès n’est possible dans un esprit qui est incapable de retenir ce qu’il a perçu ou conçu. Certainement, la mémoire est une des plus puissantes facultés mentales, et si on cherche comment elle est distribuée dans l’humanité, on verra que c’est proportionnellement à l’intelligence.

Il est peut-être difficile de s’en rendre compte, si on n’a en vue que des types moyens d’humanité, chez lesquels les facultés présentent peu de variations d’étendue ; mais, pour peu qu’on examine des types accomplis, comme un Leibnitz ou un Goethe, on voit que ces admirables intelligences avaient en même temps une intelligence encyclopédique ; ils n’étaient étrangers à aucune pensée de leur temps, ils ont fait de grandes synthèses, ils ont dû beaucoup savoir, beaucoup retenir, et, par conséquent, posséder une mémoire grande. Leur mémoire a facilité leurs travaux mieux que ne le ferait une immense bibliothèque ; car, pour se servir de ses livres, il faut, non seulement les ouvrir à la page voulue, mais avoir l’idée de l’endroit où se trouve le renseignement nécessaire, tandis que la mémoire est comme un grand livre animé et intelligent, qui ouvre lui-même ses pages à l’endroit nécessaire. Disons-le avec plus de précision, la mémoire fournit l’abondance des matériaux sur lesquels la pensée travaille ; plus ces matériaux sont abondants, plus le travail augmente, plus le jugement trouve d’occasions de s’exercer, plus l’esprit critique s’affine par des comparaisons, plus l’imagination s’enrichit dans ses développements. La mémoire, sans augmenter peut-être la profondeur de l’intelligence, lui donne la richesse, la masse, la quantité ; elle est comme une multiplication de ses produits.

J’ai eu l’occasion de saisir, dans un cas qui permettait une très grande précision, le rapport qui existe entre l’intelligence et la mémoire ; c’est en faisant une petite incursion dans le monde si curieux, si pittoresque des joueurs d’échecs. Quelques-uns de ces joueurs ont la faculté admirable de jouer plusieurs parties sans regarder l’échiquier ; l’échiquier est loin d’eux ; ils commandent le coup à exécuter, une autre personne l’exécute à leur place et leur annonce chaque fois la réponse de l’adversaire. Plusieurs joueurs arrivent à jouer correctement sans voir, et même aussi à gagner quatre parties, cinq, six et même davantage, contre un adversaire voyant, qui est de force moindre.

Ce jeu à l’aveugle suppose une grande faculté de représentation stratégique ; pour mener la partie, et la gagner, il faut de toute nécessité qu’on se représente avec exactitude et précision l’échiquier avec ses cases et surtout les positions si compliquées des pièces, leurs relations réciproques aux divers moments de la bataille. C’est donc bien de la mémoire. Or, il est très remarquable que cette virtuosité du jeu sans voir n’est point permise aux joueurs médiocres, de quatrième ou cinquième force, à ceux qu’on appelle les mazettes ; au contraire, on la rencontre chez presque tous les joueurs de première force, par cela seul qu’ils ont poussé très loin l’intelligence stratégique de l’échiquier. Tous ces maîtres n’ont pas la même puissance du jeu à l’aveugle ; mais tous peuvent jouer le dos tourné à l’échiquier. C’est peut-être le cas où se montre avec la plus grande netteté le lien qui unit ces facultés de l’esprit, la mémoire et la force des combinaisons.

En va-t-il de même chez les écoliers ? Quelques-unes de nos recherches dans les écoles nous l’ont clairement démontré. Je suis allé dans plusieurs écoles primaires de Paris et j’ai fait apprendre une pièce de vers à des enfants qui étaient de même âge, mais d’intelligence différente. On sait, et je le rappelle en deux mots, combien il est aisé de trouver très rapidement et sans aucun effort, dans la population d’une école, les enfants les plus intelligents et ceux qui le sont le moins ; il suffit pour cela de tenir compte du degré d’instruction relativement à l’âge ; ceux qui, à dix ans, sont déjà dans le cours supérieur, sont plus intelligents que leurs camarades, de même âge, qui sont dans le cours moyen ; et ces derniers sont supérieurs à ceux qui se sont attardés dans le cours élémentaire.

J’ai donc fait apprendre le même morceau à tous les élèves de l’école qui avaient dix ans ; le morceau avait été choisi de manière qu’il fût facile à comprendre pour tous ; il avait été polycopié, et chaque élève recevait un exemplaire. Tous étudiaient simultanément à voix basse ; on leur accordait dix minutes d’étude. Au bout de ce temps, les exemplaires étaient ramassés et chaque enfant devait écrire de mémoire tout ce qu’il avait retenu. En faisant le calcul des moyennes de vers et demi-vers retenus par des enfants d’intelligence différente, il fut très facile de constater qu’au cours supérieur, les enfants de dix ans apprennent plus vite qu’au cours moyen, et, au cours moyen, plus vite qu’au cours élémentaire. À égalité d’âge, les enfants du cours supérieur retiennent deux fois plus de prose et de vers, dans le même temps, que leurs camarades du cours moyen[1]. C’est une réhabilitation de la mémoire ; peut-être pas de la mémoire en général, de la mémoire brute, mais plutôt de la mémoire d’idées et de compréhension. Nous reviendrons dans un instant sur cette question.

Les considérations précédentes ont leur contre-partie. S’il est bon d’avoir une mémoire grande, il est nuisible d’en avoir trop, et on en a trop, — non pas d’une manière absolue, cela n’aurait aucun sens, — mais lorsque la mémoire dépasse en force l’intelligence qu’on possède, ou lorsqu’elle est tellement surabondante qu’on n’en peut faire aucun usage intelligent.

Pour prendre une comparaison, la mémoire est un domaine à cultiver ; l’intelligence est le capital qu’on met dans cette culture ; si la mémoire est trop grande pour ce qu’on a d’intelligence, c’est comme si on était propriétaire d’un très vaste domaine, mais qu’on manquât d’argent pour le mettre en valeur.

Je crois que c’est justement quand la mémoire est disproportionnée à l’intelligence qu’on l’accuse d’être inutile. J’ai vu des exemples très nets de cette inutilité chez des imbéciles. Disons d’abord qu’on commet une erreur, ou qu’on en suggère une, lorsqu’on parle de la grande mémoire des imbéciles ; ce n’est point là une règle générale, mais une exception très rare. Nous avons étudié, avec le docteur Simon, des centaines de sujets imbéciles et débiles, dans nos écoles primaires et dans les hospices d’aliénés, et nous avons constaté que le plus souvent, presque toujours, l’étendue de leur mémoire est loin de présenter un développement insolite : au contraire, à petite intelligence correspond petite mémoire, voilà la règle.

Ainsi, quand nous essayons de leur raconter, à ces imbéciles, une histoire un peu détaillée, mais simple et facile à comprendre, pour la leur faire répéter ensuite, les souvenirs qu’ils en gardent sont beaucoup moindres, plus réduits, plus fragmentaires que ceux donnés par une personne d’intelligence normale ; si nous voulons leur faire répéter une série de chiffres, dans des conditions où un normal en répète six, l’imbécile n’en répète qu’un ou deux. Mais enfin, les exceptions si rares qu’elles soient, se rencontrent. Nous nous rappelons une grande et forte fille de dix-huit ans, au grand nez et à la santé florissante, qui était une imbécile, et chez laquelle nous fûmes surpris de constater une mémoire remarquable ; si on lui dictait des chiffres, des mots, elle les répétait exactement de mémoire, elle allait jusqu’à dix chiffres ; dix chiffres, c’était plus que nous-mêmes nous pouvions faire. Elle avait donc une meilleure mémoire que nous, peut-être aussi une meilleure attention volontaire, mais elle ne savait pas se servir de ses facultés, puisque, malgré sa grande mémoire, elle n’avait pu rien apprendre, pas même à lire.

J’ai étudié autrefois, à mon laboratoire de la Sorbonne, deux calculateurs prodiges, aujourd’hui célèbres, Inaudi et Diamandi, qui avaient chacun une mémoire extraordinaire pour les chiffres ; plus récemment, j’ai vu une jeune fille, sœur d’un des deux précédents, qui possède une mémoire des chiffres aussi étendue que celle de son frère.

Toutes ces personnes pouvaient apprendre des quantités considérables de chiffres ne présentant aucun sens. Inaudi m’a répété une cinquantaine de chiffres, après les avoir entendus une seule fois. Diamandi est parvenu à apprendre une centaine de chiffres, après une étude d’une demi-heure. Sa sœur en a fait autant. Ce qui surprend surtout, c’est qu’on se demande à quoi de telles mémoires peuvent leur servir ; c’est un don qui ne présente dans la vie aucun intérêt, aucune application pratique ; ce n’est pas la peine de retenir dans sa tête tant de chiffres, puisqu’il est beaucoup plus simple, plus sûr, et moins fatigant de les griffonner sur un morceau de papier. Si ces calculateurs avaient une puissance de calcul en rapport avec leur mémoire, si c’étaient des mathématiciens de la force de Cauchy ou de Poincaré, alors peut-être leur mémoire aurait-elle pour eux un avantage, en leur présentant un immense panorama de combinaisons possibles. Mais nos trois sujets étaient des calculateurs assez médiocres ; ils n’ont rien inventé en mathématiques, et ne comprenaient rien aux problèmes transcendants. Leur ampleur de mémoire leur était inutile au point qu’ils n’en ont tiré parti que pour des exhibitions de music-hall. C’est bien la preuve qu’elle constituait une sorte de monstruosité.

Une mémoire disproportionnée a un autre inconvénient ; elle favorise la tricherie et encourage la paresse.

Faire un effort personnel, juger par soi-même coûte toujours un peu ; on servira l’opinion de son journal ; si on écrit un livre, on multipliera les citations. Dans les circonstances délicates de la vie, on attendra les jugements des autres pour les adopter. Cela est sot et dangereux, car les facultés mentales se paralysent quand on ne les exerce pas ; moins on exerce son jugement, moins on en a. Un élève paresseux, qui a de la mémoire, préférera apprendre bêtement le mot à mot d’un morceau qu’il ne comprend pas, plutôt que d’en chercher le sens, ce qui lui coûterait un bien petit effort.

J’ai observé les conséquences d’une mémoire exagérée chez un jeune Méridional qui est réellement très peu intelligent, et si ses parents ont réussi à le faire entrer dans une carrière libérale, c’est tout justement à cause de sa mémoire. Celle-ci est vraiment exceptionnelle ; il me fait l’effet d’un Bottin vivant ; il s’est servi de cette faculté merveilleuse pour cacher aux yeux de tous son incurable débilité d’esprit. Ses professeurs ne se sont jamais aperçus de rien, naturellement. Au lycée, toute la géométrie resta pour lui une énigme, une langue inconnue, et toute l’algèbre aussi ; mais comme il lui fallait passer son baccalauréat, il eut le courage d’apprendre par cœur un cours d’algèbre ; il apprit aussi le cours de géométrie jusqu’à la surface de la sphère, inclusivement. Un jour, où je l’avais mis en verve de confidence, il m’expliqua comment il faisait. Pour retenir une démonstration, il n’avait pas besoin de l’apprendre toute en bloc et de la réciter comme un phonographe, car il y avait certaines parties qu’il comprenait vaguement, mais il était obligé de faire toujours la démonstration avec les mêmes lettres des figures ; si on l’avait obligé à changer les lettres, il aurait été perdu. Il passa son baccalauréat, et les examinateurs de science ne s’aperçurent de rien. Ensuite, il essaya de faire sa médecine ; mais y ayant renoncé, pour des raisons que je ne me rappelle plus, il entreprit son droit ; c’est la carrière des oisifs et des indécis, de tous ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent, et qu’on n’a jamais dirigés. Il réussit brillamment, et passa tous ses examens. Cela peut paraître tout naturel, car le droit ne sollicite pas autant que les mathématiques la faculté de compréhension. Cependant, j’ai pu m’apercevoir en l’interrogeant que pour le droit aussi sa mémoire l’a puissamment aidé. Ce qu’il a appris, c’est le texte de la loi, les principaux commentaires, les distinguo, les questions controversées avec la symétrie des systèmes opposés et leurs différents arguments. Tout cela, c’est de la mémoire. Là-dessus il est d’une force imperturbable, et on ne peut pas lui faire vider les arçons. Il est de ceux qui se rappellent tous les articles du Code civil avec leurs numéros. Pour mettre à nu son indigence intellectuelle, il faut museler sa mémoire et lui poser des questions qui exigent non seulement du savoir, mais du sens critique. À l’examen, un professeur aurait dû lui proposer une discussion de questions d’espèces ; là, on est bien obligé de raisonner, pour chercher quel est l’article de loi qui s’applique, pour prendre l’essentiel d’une situation ou trouver son chemin à travers des intérêts opposés. J’ai constaté bien souvent que la discussion des espèces le déroute complètement. Mais ses professeurs de droit ne s’en sont pas aperçus ; ils ont commis la même erreur que les examinateurs du baccalauréat et les professeurs de lycée. Maintenant, il vient d’être reçu avocat ; il est en pleine carrière libérale. Il ne plaidera pas, je le suppose, car la parole est indiscrète et peut montrer le fond des gens. Je le vois plus volontiers dans la magistrature assise. N’est-ce pas dommage ? Dans son intérêt, comme dans le nôtre, il aurait infiniment mieux valu le diriger vers des emplois plus modestes, où il aurait pu rendre des services.

De tout ceci résulte que notre conclusion sur l’utilité d’une mémoire grande a besoin d’être nuancée. Il n’est pas juste de décrier la mémoire ; il n’est pas juste non plus d’en dire trop de bien. Son mérite dépend de l’usage qu’on en fait ; comme les langues, dont parle Ésope, elle peut servir au meilleur ou au pire ; ou pour voir les choses d’un œil plus philosophique, il est à souhaiter que la mémoire suive le développement de l’intelligence et s’y proportionne.


À quel moment la mémoire atteint-elle son maximum de puissance ? Il est incontestable que l’éducateur doit attendre qu’une fonction soit dans le meilleur état possible pour lui demander le maximum de travail. Or, d’après une opinion courante, les enfants ont une bien meilleure mémoire que les adultes ; et d’après des expériences nombreuses qui ont été faites dans les laboratoires, c’est l’adulte qui a montré la meilleure mémoire, constamment ; de même, si on compare entre eux à ce point de vue plusieurs enfants, on trouvera dans les expériences que le plus âgé a la meilleure mémoire, ce qui revient à faire la même constatation. Ainsi, pour prendre un exemple, dans l’expérience pourtant si simple en apparence qui consiste à reconnaître de mémoire la longueur d’une petite ligne, quand après l’avoir un peu regardée, on doit la retrouver au milieu d’autres lignes de longueur différente les enfants d’un cours élémentaire (âgés de six à neuf ans) font 73 % d’erreur ; ceux d’un cours moyen font 69 % ; ceux plus âgés, d’un cours supérieur, âgés de onze à treize ans, font 50 %[2].

D’où vient donc la contradiction entre l’opinion populaire et la recherche scientifique ? Elle vient de l’existence d’un très grand nombre de causes d’erreur auxquelles on ne prend pas garde. Rien n’est simple dans ce domaine ; et il n’est nullement facile de mesurer une mémoire. Ceux qui se l’imaginent ne l’ont pas essayé, ou bien l’ont fait sans esprit critique. Je suppose le cas suivant : je suis avec un enfant de dix ans, et j’essaye, en concurrence avec lui, d’apprendre une pièce de dix vers. Lequel de nous deux réussira le mieux et le plus vite à savoir la leçon ? Il est possible que ce soit moi. Mais ce n’est pas la preuve que ma mémoire est supérieure à celle de mon jeune émule ; car, en me décernant la victoire je ne tiens pas compte de deux éléments d’appréciation qui sont très importants : la durée de conservation des souvenirs, et les adjuvants de la mémoire qu’un adulte sait employer bien mieux qu’un enfant. Il se peut en effet que huit jours après, l’enfant se rappelle mieux que moi le morceau appris ; et en outre, si sur le moment même il a moins bien réussi, c’est qu’il n’a pas eu les mêmes secours que moi pour aider sa mémoire. Ceux qui se sont donné la peine d’expérimenter savent seuls combien il est difficile de travailler sur une fonction mentale isolée. Tout exercice de mémoire, fait volontairement, suppose la mise en jeu de beaucoup d’autres facultés ; il implique au moins de l’attention et de la compréhension, et suivant les cas, suivant la forme donnée à l’épreuve, ce sera tantôt à la mémoire, tantôt à l’attention, tantôt à la compréhension qu’on fera l’appel le plus énergique. S’il s’agit de mots vides de sens, de chiffres, de phrases écrites en langue inconnue, et si le travail consiste à retenir tout cela en très peu de temps, c’est surtout l’attention qui est en cause. Si ce qu’on veut retenir se compose de phrases ayant un sens, et quand même ce sens serait facilement intelligible, alors, pour retenir on commence par comprendre, c’est-à-dire par assimiler ce qu’on apprend avec ce qu’on sait déjà, et le pouvoir d’intelligence entre grandement en jeu. De là vient que les enfants les plus intelligents ont l’air de posséder une meilleure mémoire que leurs camarades moins fortunés ; de là aussi la supériorité apparente des plus âgés. Pour mettre à nu la mémoire et rien que la mémoire, il faut s’arranger de telle sorte qu’on n’ait besoin ni de grande attention ni de grande compréhension ; ainsi, retenir des mots détachés, ou mieux encore retenir un récit intéressant, et le retenir longtemps, voilà la pierre de touche de la mémoire.

Conformément à cette distinction, on verra que les enfants les plus jeunes répètent moins bien que leurs aînés une série de chiffres, — car ils ont moins d’attention volontaire ; ils apprennent moins bien aussi, et moins vite un morceau par cœur, — car ils ont moins de compréhension ; mais en revanche ils retiennent tout aussi bien une série de mots, surtout si la série est assez longue pour qu’on ne puisse pas la répéter par le son. On peut montrer cela de bien des façons. Un psychologue américain, Kirkpatrick, faisait reproduire par des classes d’élèves des mots lus ou entendus ; c’étaient les enfants les plus âgés qui en répétaient le plus grand nombre, environ deux de plus. Mais trois jours après, si on cherchait ce que la mémoire avait retenu, on trouvait une égalisation[3]. Un autre procédé m’a servi, celui de la reconnaissance. J’ai fait lire à haute voix par le maître dans chaque classe d’une école une liste de cent mots détachés ; et les enfants devaient reproduire par écrit tout ce qu’ils se rappelaient. Or, le nombre de ces mots n’a guère varié avec l’âge ; de huit à treize ans, il a présenté la série de valeur moyenne que voici : 15, 11, 14, 14, 18 et 16 mots ; c’est à peine si on voit un léger accroissement. On a ensuite essayé de leur faire reconnaître ces mots, après les avoir confondus avec d’autres que les enfants n’avaient pas entendus ; et la mémoire de reconnaissance chez les plus jeunes est restée équivalente à celle des plus âgés. De huit à treize ans, la série moyenne de mots reconnus, sur 100, a été de 64, 58, 63, 50, 61, 57 ; aucune indication de progrès ne s’aperçoit et il faut en conclure que si les résultats sont équivalents, c’est plutôt la preuve que la mémoire, entre huit et treize ans, non seulement n’augmente pas, mais encore s’affaiblit, car si elle restait stationnaire, les plus âgés ont une telle supériorité au point de vue de l’attention et du jugement qu’ils tireraient certainement de leur mémoire des produits meilleurs. Concluons donc que puisque la mémoire est à son apogée dans l’enfance, il faut surtout la cultiver dans l’enfance, et profiter de sa plasticité pour y imprimer les souvenirs les plus importants, les souvenirs décisifs dont on aura le plus besoin plus tard dans la vie.

  1. A. Binet. Addition au rapport de M. Parisot. Bulletin de la Soc. de l’Enfant, Alcan, no 17, 1904.
  2. A. Binet et V. Henri. Le développement de la mémoire visuelle chez les enfants. Rev. générale des Sciences, 15 mars 1894.
  3. E. A. Kirkpatrick. Psychological Review, I, no 6, 1894, p. 602.