Les Idées modernes sur les enfants/III.2


II

le rapport entre l’intelligence
et le développement physique.


Dans les pages précédentes, nous avons insisté sur un certain nombre de circonstances où il y a un grand intérêt pour les écoliers, pour les familles, pour la société, à ce que la force physique des écoliers soit attentivement mesurée. Nous voulons maintenant examiner une question un peu différente, celle des rapports qui existent entre l’intelligence d’un enfant et sa force corporelle. En examinant cette question, qui présente déjà par elle-même un grand intérêt, nous seront amenés à prendre en considération certains phénomènes sociaux qui sont en train de se produire, sans que personne y fasse grande attention, et qui, un jour ou l’autre, auront une influence énorme sur l’existence de la société.

Commençons par une question toute simple et d’intérêt purement psychologique.

Peut-on constater une relation quelconque entre l’intelligence d’un écolier et son développement corporel ? Beaucoup d’éducateurs, de philosophes, de médecins croient à l’existence de cette relation, qui s’exprime en langue vulgaire par l’aphorisme banal : mens sana in corpore sano. Mais si on consulte les résultats de mensurations précises qui ont été faites en divers pays, on s’aperçoit qu’il est bien difficile de connaître la vérité. Pour certains auteurs, les enfants les plus intelligents d’une classe ont le plus de vigueur physique, et ils le prouvent avec des chiffres et des statistiques. Pour les autres, ce sont, au contraire, les derniers élèves, les queues de classe, les cancres, qui montrent le plus beau développement physique, et cela s’atteste également avec des chiffres et des statistiques. Puis, viennent d’autres auteurs qui démontrent de la même manière que le rapport cherché entre l’intelligence et le développement physique n’existe pas. Devant ces contradictions, on s’étonne, on hésite, et finalement on devient sceptique, on se range de l’avis des derniers auteurs, et on conclut que décidément l’intelligence n’a rien à faire avec la force corporelle.

Mais, si on analyse de près tous ces travaux, en se rendant compte des méthodes employées, on s’explique assez bien leurs contradictions. Des auteurs, comme Gilbert[1], Boas[2], West[3], pour juger de l’intelligence des enfants, s’en sont remis à l’appréciation des maîtres et ont demandé à ceux-ci de diviser tous les élèves de leur classe en trois groupes : les plus intelligents, les moyens, les moins intelligents. C’est grâce à cette méthode que ces auteurs ont trouvé un rapport inverse entre le développement corporel et le développement intellectuel, et on comprend bien l’erreur commise. D’abord, les maîtres peuvent se tromper dans leur classement, et, surtout, ils ont tendance à ne pas tenir compte des âges différents des enfants ; de là bien des conséquences. Je préfère de beaucoup la méthode adoptée par l’anthropologiste américain Porter, qui, pour apprécier l’intelligence, ne tient compte que du degré d’instruction et décide qu’à égalité d’âge, l’enfant le plus intelligent est celui qui occupe la classe la plus avancée. En employant cette méthode, Porter a trouvé que les enfants les plus intelligents ont sur les autres une supériorité de poids et de taille[4].

Voulant me faire là-dessus une opinion personnelle, j’ai pris la peine de mesurer le développement physique de six cents enfants environ d’école primaire ; puis, pour opérer leur classement intellectuel, j’ai employé concurremment deux méthodes. La première, à laquelle il vient d’être fait allusion, pourrait prendre le nom de méthode subjective ; elle résulte de l’appréciation des maîtres. La seconde méthode, plus savante, tient compte de la combinaison de deux données : l’âge des enfants et leur degré d’instruction. À égalité d’âge, celui-là est jugé le plus intelligent qui est le plus instruit. Comme on sait exactement en combien d’années les enfants d’école qui ont une évolution normale doivent parcourir tout le cycle des études, on peut déterminer, pour chacun d’eux s’il est régulier ou s’il est en retard, ou s’il est en avance ; on peut même savoir si ce retard ou cette avance sont seulement d’un an, ou de deux ans, ou de trois, ou davantage. Ainsi, un enfant de dix ans, qui est à l’école primaire, se trouvera dans le cours moyen, deuxième division, s’il est régulier ; si on le rencontre dans le cours élémentaire, deuxième division, c’est qu’il est en retard de deux ans ; si, au contraire, il s’est déjà élevé dans le cours supérieur, il est en avance d’un an. Une notation analogue peut être appliquée aux lycées, aux collèges, à tous les établissements qui présentent un cours d’étude régulier. Il suffit de transformer le degré d’instruction par rapport à l’âge en degré d’intelligence pour avoir un classement très intéressant, qui ne résulte point d’une appréciation subjective et toujours un peu arbitraire des maîtres, mais qui traduit tout un ensemble de résultats, toute la somme d’efforts, d’actes d’attention, de mémoire et de jugement que s’appose l’instruction scolaire. Il est tout naturel de juger l’intelligence d’un enfant d’après ses succès scolaires. C’est pour la même raison qu’on juge l’intelligence d’un adulte d’après sa réussite dans la vie.


J’ai employé comparativement ces deux méthodes pour savoir si le degré d’intelligence des élèves est en quelque relation avec leur développement physique. La première méthode, celle qui consiste à utiliser l’appréciation des maîtres, ne m’a absolument rien donné ; au contraire, avec la méthode du degré d’instruction, je me suis aperçu tout de suite que la relation cherchée devient très claire et très nette. Il a fallu, pour gagner une certitude, étendre beaucoup les recherches, les multiplier dans diverses écoles ; heureusement, j’avais avec moi des collaborateurs courageux et consciencieux, le docteur Simon, M. Vaney, qui m’ont vaillamment secondé. Nous passons sur les détails des opérations qui ont consisté à prendre en considération le poids, la taille, la largeur des épaules, etc., etc., mais nous voulons tout au moins citer quelques chiffres qui préciseront les idées. Ceux-ci sont relatifs à deux écoles de garçons

ENFANTS
DE DÉVELOPPEMENT INTELLECTUEL
ENFANTS
DE DÉVELOPPEMENT PHYSIQUE
Avancé. Régulier. Retardé
Avancé 33% 46% 21%
Régulier 35% 33% 30 %
Retardé 22% 39% 39%

Un court commentaire suffira pour expliquer le sens de ces chiffres. Prenons la première colonne de gauche. Nous y voyons que parmi les enfants avancés de l’intelligence, il y en a 33 qui sont avancés comme développement corporel, 35 réguliers, et 22 retardés. Cette distribution est curieuse ; elle montre que les avancés intellectuels sont plus nombreux parmi les avancés physiques que parmi les retardés physiques ; mais c’est une règle qui souffre bien des exceptions puisque 22% d’élèves à brillante intelligence sont parmi les chétifs.

Ainsi, la relation cherchée existe certainement, mais elle n’apparaît que dans les grands nombres ; et elle se trouve démentie dans une minorité si imposante de cas qu’elle ne pourrait servir à aucun diagnostic individuel. Si un enfant de douze ans a la taille, le poids, la force musculaire d’un enfant de dix ans, s’il a par conséquent deux ans de retard physique, on n’a le droit de rien en conclure en ce qui concerne son intelligence. Peut-être son intelligence est-elle en retard comme son corps ; peut-être est-elle d’une force moyenne ; peut-être même est-elle extraordinairement précoce.

Nous rencontrons ici, pour la première fois, l’occasion de signaler une distinction très importante entre les vérités de moyenne et les vérités d’application individuelle. Certaines dispositions physiques et morales ne se constatent que par des épreuves répétées sur un grand nombre d’individus ; elles ne peuvent servir qu’à des conclusions de groupe. Nous en verrons bientôt maint exemple. En voici déjà un très net, fourni par l’étude du développement physique. Certaines autres dispositions ont l’intérêt de se prêter à des applications individuelles, parce qu’elles sont le signe d’une qualité qui ne manque jamais. Ainsi le râle sous-crépitant, en médecine, n’est pas un signe générique : c’est un signe certain de pneumonie. De même, en psychologie, nous trouverons beaucoup de ces signes précieux qui permettent de juger et de ranger un individu.

Pourquoi donc est-ce que la mensuration corporelle d’un écolier ne nous renseigne pas avec précision sur sa capacité d’intelligence ? Il y a là un défaut de rapport qui choque. Est-ce que l’intelligence n’a pas besoin d’un substratum anatomique ? Est-ce qu’elle n’est pas sous la dépendance d’un cerveau bien conformé, bien irrigué, bien nourri ? Est-ce que le cerveau, à son tour, ne dépend pas des autres organes, du cœur, de l’estomac, du rein, et aussi du système musculaire et du système osseux ? Est-ce qu’il n’y a pas un lien de dépendance entre toutes les parties d’un organisme ? Et, par conséquent, si l’être physique d’un écolier est vigoureux, est-ce qu’on ne devrait pas trouver la même vigueur dans son être moral ?

Sans doute, ces corrélations existent, mais il faut croire qu’elles sont moins simples que notre imagination ne les conçoit ; en tout cas, elles sont influencées par une foule de facteurs accessoires et insaisissables. Laissons là les théories et ne considérons que la pratique. Dans la pratique scolaire, il reste évident que le lien unissant la capacité intellectuelle à la capacité physique est assez lâche, et que d’un examen d’anthropométrie corporelle on ne peut rien conclure sur l’intelligence d’un écolier. Le diagnostic pédagogique ne peut pas, du moins dans l’état actuel de nos connaissances, utiliser ces données anatomiques et physiologiques.

Cependant, il est des cas où l’état physique d’un enfant permet de faire des conclusions relatives à son état mental. Jusqu’ici nous nous sommes mis au point de vue du diagnostic. Supposons maintenant que nous sommes dans les conditions d’une autre hypothèse qui pour le moins présente autant d’intérêt pratique que la précédente. Nous avons appris, par des preuves certaines, qu’un enfant est réellement moins intelligent que la plupart de ses camarades ; il a de la difficulté et de la lenteur à comprendre, sa mémoire est paresseuse, son attention se fatigue vite. D’aspect chétif, il a une taille et un poids en retard de deux ans, une capacité respiratoire en retard de trois ans, et ainsi de suite. Dans ce cas, point de diagnostic à faire ; on n’a pas à partir de l’état physique pour conjecturer l’état intellectuel, puisque l’état intellectuel du sujet est aussi bien défini que son état physique. L’accord de ces deux états, qui présentent un caractère commun de misère, ne peut pas être négligé. Il est légitime de rechercher si réellement il existe entre les deux états un lien de causalité. Pour cela, on aura recours au médecin scolaire ; celui-ci fera un examen des dents, du tube digestif, il recherchera les végétations de l’arrière-gorge, les signes d’anémie, les maladies organiques du cœur et du poumon ; et il sera en mesure de savoir si le soupçon qu’on a eu est confirmé par un examen méthodique. On voit donc que la pratique des mensurations corporelles scolaires ne doit point être rejetée ; car si ces mensurations, prises en elles-mêmes et isolées du reste, ont peu de signification pour le diagnostic de l’intelligence, elles servent beaucoup lorsqu’elles sont confirmées par des observations d’un autre genre ; leur principal avantage est d’éveiller l’attention du pédagogue sur un enfant suspect qui sans cet examen corporel aurait passé inaperçu.


L’examen et la mesure du développement physique des enfants n’ont pas seulement un intérêt de pédagogie ; toutes ces questions, quand on les comprend bien, débordent les intérêts propres de l’école, et prennent une véritable importance sociale ; car elles mettent en jeu l’avenir de notre race et l’organisation de notre société. Après avoir constaté que le peu de développement intellectuel de certains écoliers est une expression d’un petit développement physique, on ne peut pas se contenter de décrire cette corrélation pour son bel intérêt philosophique ; il ne suffit pas d’aligner des chiffres, il faut savoir ce que ces chiffres nous révèlent, il faut surtout regarder un peu les enfants qui ont été mesurés.

Nous avons voulu, dans une école où nous faisons nos mesures anthropométriques, regarder attentivement quels sont les enfants qui offrent un retard d’au moins deux ans dans leurs mesures. Nous avons fait appeler devant nous tous ces retardés et pour mieux mettre en lumière leur déficience intellectuelle, pour mieux aiguiser notre pouvoir d’observation, nous les avons comparés à des écoliers de même âge, dont le développement était rigoureusement normal. Nous ne connaissions ni les uns, ni les autres, nous ignorions même leurs âges, nous cherchions à deviner quels étaient les chétifs. Le Dr Simon, notre fidèle collaborateur, nous assistait dans cet essai. Nous ne fîmes pas déshabiller les enfants ; on se contenta de regarder leur tête et leur aspect général. Le tableau vivant que nous eûmes sous les yeux fut saisissant, à tel point que sur trente enfants, composés mi-partie de normaux, mi-partie de retardés, qui nous furent présentés les uns après les autres, sans qu’on nous apprît leur âge, nous ne nous sommes trompés que six fois ; dans les vingt-quatre autres cas, nous avons reconnu les retardés. Ce qui nous guidait surtout, c’était la vue d’ensemble, l’attitude du corps, la coloration de la peau du visage, la forme et l’expression des traits. De tout cela se dégageait une impression indéfinissable de misère physiologique.

Et ce qu’il y a de plus attristant et de plus grave, c’est que cette misère physiologique est l’expression d’une misère sociale, c’est-à-dire d’une misère autrement profonde, qui tient à la constitution même de notre société. Ici nous ne présentons pas de recherches entièrement personnelles, qu’on pourrait à la rigueur mettre sur le compte d’un milieu très spécial. Les résultats que nous avons obtenus sont, malheureusement, en harmonie complète avec ceux de tous les auteurs qui ont travaillé dans les écoles ouvertes au peuple. Et ces auteurs sont nombreux. Citons Burggraeve, Niceforo, Mac Donald, Schuyten, etc. Tous ont vu, comme nous l’avons vu nous-mêmes, qu’une grande, très grande partie des enfants qui ont un développement corporel au-dessous de leur âge sont des enfants dont les parents sont de condition pauvre et même misérable.

Il est facile d’établir rapidement dans une école primaire une statistique des enfants les plus pauvres, d’après la manière dont on les fait profiter de l’assistance. Cette assistance se traduit de deux manières, par une distribution de vêtements gratuits, et par une distribution de nourriture gratuite. Il est clair que ces distributions sont faites par le directeur de l’école après une enquête discrète sur la condition sociale des parents ; on connaît donc quels sont les parents les moins fortunés, on peut même établir des degrés d’infortune, et pour tout dire, des classes sociales. Or, en cherchant comment les enfants avancés et retardés physiquement se distribuent dans ces classes sociales, nous trouvons que les retardés sont en majorité dans les classes qui ont besoin d’assistance, soit de nourriture, soit de vêtement, soit des deux à la fois ; tandis que les réguliers et surtout les avancés physiquement appartiennent en majorité aux classes moins pauvres.

Voilà donc un fait bien démontré, malheureusement. Un bon nombre des enfants de corps chétif qui fréquentent nos écoles primaires publiques sont réduits à cet état, par suite de privations subies dans la famille, privations qui probablement portent à la fois sur la nourriture et sur l’hygiène. Et ce qu’il y a de plus grave encore, c’est que cette diminution de vigueur physique n’est pas un phénomène individuel, s’étant produit seulement chez les enfants, et dont on pourrait amener la suppression par une assistance attentive ; non, c’est bien réellement de la misère héréditaire, qui caractérise la famille pauvre, car ce n’est pas seulement l’enfant qui, lorsqu’on le mesure physiquement, se montre inférieur à la moyenne ; la même infériorité existe chez son père et chez sa mère. Nous avons prié ceux-ci par circulaire de nous envoyer leur mesure ; nous avons adressé cette demande à tous les parents des écoliers ; et les chiffres nombreux qui nous ont été envoyés, et dont, naturellement, nous ne pouvons attester que la valeur globale (car nous ignorons avec quel soin chaque parent a mesuré sa taille), nous montrent à l’évidence que déjà la taille des parents pauvres est légèrement au-dessous de la moyenne, tandis que celle des parents aisés reste légèrement au-dessus. En effet, il y a 54 % de pauvres au-dessous de la taille de 1 m. 60, et il y a seulement 47 % de parents aisés qui soient au-dessous. Les différences ne sont point élevées comme valeurs absolues, mais bien significatives comme direction.

C’est ainsi qu’en employant des instruments aussi modestes qu’une toise et une balance, et en faisant des opérations qui semblent bien élémentaires, presque inutiles, l’éducateur se trouve conduit devant les problèmes sociaux les plus angoissants de notre époque. Ces problèmes, ce n’est pas à lui de les résoudre ; ils dépassent l’école et la pédagogie. Mais il doit les signaler avec insistance aux pouvoirs publics, et dans la proportion où il détient une parcelle des fonctions d’assistance, si développées chez nous, il doit s’appliquer à ce que les secours dont il dispose aillent aux enfants qui en ont le plus besoin. Non seulement des enquêtes sur les milieux, sur les parents, mais encore des mensurations attentives du développement corporel devraient être faites dans toutes les écoles, et les résultats de ces mensurations, après contrôle, devraient être utilisés puisqu’ils constituent une véritable mesure de la misère sociale. Je demanderais à ce que ces résultats fussent groupés dans un office central, où l’on aurait une vue d’ensemble sur les écoles, et où l’on chercherait à proportionner à la misère de la population de chaque école la quantité de secours en vêtements et en nourriture qu’on lui accorde. Ainsi, le service des cantines gratuites, qui dépend actuellement de conditions accidentelles et toutes locales, devrait être entièrement révisé sur les bases que nous indiquons, de manière que les aliments gratuits fussent distribués en plus grande abondance dans les écoles les plus pauvres. Nous ne demandons pas de nouveaux crédits, mais une distribution plus rationnelle ceux qui existent déjà.

C’est en faisant prévaloir ces idées de contrôle scientifique, c’est en guidant ainsi la répartition générale des secours, que l’éducateur contribuera, pour une grande part, à introduire le bon sens, la précision et la justice dans les œuvres d’humanité.


Voilà ce qu’on peut dire sur la manière dont il faut diriger les actes d’assistance. Mais la question est encore plus étendue, et le mal est encore plus profond que ce que nous avons laissé supposer. Les classes pauvres et misérables ne présentent pas seulement des signes de dégénérescence physique. Leur dégénérescence physique s’accompagne de dégénérescence intellectuelle et morale. Ce ne sont pas seulement des vues théoriques, ce sont malheureusement des faits, des faits indéniables ; nous les avons recueillis non seulement à Paris, mais dans des villes de province, et jusqu’au milieu des populations agricoles. Partout, les enfants de parents pauvres et misérables sont moins intelligents que les autres ; ce qui l’atteste, c’est d’abord qu’en général ils sont plus souvent en retard dans leurs études ; ils ont à onze ans, par exemple, l’instruction à laquelle les fils de familles plus aisées atteignent dès neuf et dix ans ; autre preuve, ils arrivent en moins grand nombre au certificat d’études, cet examen dont il ne faut pas médire, car il est une mesure de niveau intellectuel. Dans une petite école de campagne, on a fait une petite enquête, sur ma demande, et on a trouvé que tous les enfants de milieux aisés avaient eu leur certificat, tandis que ceux des milieux de misère ne l’avaient obtenu que dans la proportion infiniment faible de un sur quatre. Voilà pour l’intelligence. Ce n’est pas tout ; les sentiments moraux ont subi une déchéance parallèle. Ne parlons point des sentiments moraux des jeunes enfants, car à l’école on n’a guère l’occasion de les observer ; mais prenons surtout en considération ceux des parents. Les père et mère ont un devoir essentiel à remplir vis-à-vis de leurs enfants leur donner des soins matériels, veiller à leur propreté, à leur nourriture, à leur hygiène et leur imposer l’ordre, le soin, la régularité puis viennent les soins intellectuels se rendre compte de la manière dont les devoirs sont faits et les leçons sont sues ; et enfin, les leçons morales, inculquées surtout par l’exemple, les bons conseils, les récompenses justifiées, et les punitions sans excès ni faiblesse. À ce triple point de vue, matériel, intellectuel et moral, les parents de condition pauvre et misérable se montrent nettement inférieurs aux parents de milieux plus aisés. Un instituteur de province, M. Limosin, bien placé pour les connaître, m’a renseigné à ce sujet au moyen d’une statistique attentive, qui ne peut laisser aucun doute, tant les conclusions en sont éloquentes ; et tous les directeurs d’écoles parisiennes auxquels j’ai montré ces conclusions m’ont assuré sans hésiter que leur expérience personnelle leur permettait d’y souscrire.

Comment donc expliquer une telle déchéance des classes pauvres ? S’il s’agissait de cas isolés et peu francs, on aurait la tentation de recourir à de petites explications. On remarquerait par exemple que plusieurs pères très pauvres sont très occupés pendant la journée, reviennent le soir chez eux très surmenés, et n’ont pas le temps de veiller sur le travail de leurs enfants plusieurs aussi ne se rendent pas encore bien compte de l’utilité de l’instruction. D’autres raisons pourraient être invoquées. Nous ne croyons pas à leur généralité. La déchéance sociale en présence de laquelle nous nous trouvons est trop importante pour s’expliquer par des causes aussi petites, elle nous paraît être plutôt une conséquence de la déchéance physique. Tout se tient dans l’organisme si la partie physique subit une régression, la partie mentale doit subir à la longue une régression analogue. Or, c’est par suite d’un abaissement du niveau physique que l’individu montre moins d’intelligence, moins d’attention, moins de mémoire, et surtout qu’il réfléchit moins, qu’il sacrifie constamment demain à aujourd’hui, qu’il satisfait sans mesure des besoins immédiats, cède à la suggestion du plaisir, de l’exemple, de l’alcool, et gaspille en un jour ou deux le gain d’une semaine. La véritable définition morale du miséreux ce n’est pas un être qui manque d’argent ; c’est un être qui est incapable d’épargner. Et tous ces effets mentaux de la déchéance physique sont les conséquences naturelles du défaut d’hygiène et d’alimentation ; elles en sont les effets et en même temps, mais d’une manière accessoire, les causes ; car la mauvaise hygiène et la mauvaise alimentation sont encore aggravées par le défaut de réflexion et le manque d’esprit de conduite. En vérité, le système des castes, que la Révolution de 1889 a abolies, existe encore ; elles ne sont plus reconnues ni sanctionnées par la loi, mais elles subsistent en fait, attestées par l’amoindrissement physique, intellectuel et moral des êtres les plus misérables.

 
  1. Yale Studies, vol. II.
  2. Science, New Series, vol. I, p. 225.
  3. Science, New Series, vol. IV, p. 156
  4. Transactions of the Saint-Louis Academy of Science, vol. VI, p. 161.