Les Idées modernes sur les enfants/II.3


III

quels services rendra la mesure exacte
du degré d’instruction.


Entre les mains de mes collaborateurs et entre les miennes, ce procédé de mesure de l’instruction a fait ses preuves. Nous nous en sommes déjà servis des centaines de fois, soit sur toute une classe, pour les épreuves qui, comme la dictée et le calcul, peuvent se faire en commun, soit sur l’enfant isolé, pour les épreuves de lecture. Nous avions besoin de ce procédé surtout, comme nous l’avons indiqué plus haut, pour reconnaître les enfants anormaux qui existent dans les écoles primaires, et y sont confondus avec des normaux ; il s’agissait de recruter ces anormaux pour les classes spéciales. On avait d’abord essayé simplement d’en donner une définition ; on avait cru que cela suffirait aux directeurs pour reconnaître parmi leurs élèves ceux qui semblaient anormaux. Mais notre définition était très vague, et l’usage qu’on en fit nous étonna. Tandis que le directeur d’une école nous répondait : « Je n’ai pas un seul anormal chez moi », celui d’une école voisine en signalait cinquante. Afin de couper court à ces fantaisies, nous eûmes l’idée de reprendre la notion de l’anormal telle qu’elle a cours en Belgique, et d’établir la règle suivante : est anormal tout enfant qui présente un retard de trois ans au moins dans ses études, à la condition toutefois que ce retard ne s’excuse pas par une grande insuffisance de fréquentation scolaire. Pour mesurer le retard d’instruction, le procédé que nous venons de décrire nous a rendu, par sa rapidité et sa précision, des services incontestables.

Nous l’avons éprouvé dans tant de circonstances, et il s’est montré si fidèle, que nous n’hésitons pas à le recommander à tous ceux qui veulent savoir exactement si un enfant est régulier dans ses études, et s’il progresse avec une allure normale.

Mais il doit être entendu que la précision de cet examen est celle seulement que comportent et tolèrent les phénomènes moraux ; un degré d’instruction ne se mesure pas exactement comme une taille ou un poids. L’attention d’un enfant, sa mémoire, sa présence d’esprit sont des qualités fragiles qui ne se présentent pas toujours dans le même état ; un jour, il fera dix fautes dans une dictée ; le jour suivant il en fera vingt dans une dictée équivalente. Un jour, il trouvera comme par enchantement la solution d’un problème, qui lui échappait la veille. Ne sommes-nous pas tous sujets, nous les adultes, à ces fluctuations, à ces mépriser ? À plus forte raison doit-on s’y attendre chez des êtres jeunes, dont l’organisation psychique est encore si instable. L’examen n’a donc pas, et ne peut pas avoir pour effet de cristalliser un enfant ; celui-ci reste variable, comme le veut sa nature. Mais au moins on supprime une autre variable, qu’il était bien inutile de conserver, celle provenant de l’examinateur, et des questions si différentes qu’il peut avoir le caprice de poser.

Je pense aussi, avec M. Vaney, que ce même procédé pourrait être utilisé largement dans les épreuves du certificat d’études. Cet examen, qui clôt l’instruction primaire, a le défaut de tous les examens où les questions sont laissées à l’arbitraire du juge ; il varie de difficulté selon des circonstances futiles dont on ne devrait pas tenir compte, et qui produisent autant d’erreurs. J’ai vu dans les journaux pédagogiques les dictées et les problèmes qui ont été proposés à des séances diverses des certificats d’études. Les difficultés n’en sont point dosées avec rigueur ; il n’y a là aucune méthode. C’est au jugé, c’est-à-dire d’une manière très défectueuse et très approximative, qu’on a choisi telle dictée ou tel problème. Si on veut faire cesser cet arbitraire, qui est bien inutile, et qui même est une injustice, il faut coter la difficulté des épreuves en recourant à un procédé analogue à celui que nous venons d’indiquer. Et pourquoi le baccalauréat, ce célèbre examen dont on a dit qu’il est le scandale de l’Université — jugement porté par un des professeurs qui ont fait le plus de bacheliers — pourquoi le baccalauréat ne profiterait-il pas du même travail de régularisation ? Ce qui est bon pour le primaire ne peut pas être mauvais pour le secondaire.

Il y a une autre application à laquelle je pense.

On s’inquiète actuellement beaucoup du nombre immense d’illettrés dont on constate l’existence parmi les conscrits. Ce nombre ne serait pas inférieur à 6% : il étonne ; on ne s’attendait pas à ce que les lois sur l’obligation scolaire fussent si mal observées. C’est qu’elles manquent de sanction sérieuse. Actuellement, on cherche à réagir ; on veut constater exactement le degré d’instruction des conscrits au moment de leur incorporation. Il me parait tout indiqué d’employer, pour cet examen, un procédé analogue au nôtre. Ce sera le seul moyen de donner des garanties au candidat, et de faire une sélection sérieuse. Et même, après la sélection, il serait bon de songer à la sanction. À notre avis, et pour le dire en passant, si l’on prolongeait de quelques mois le service militaire des illettrés, le nombre des conscrits illettrés diminuerait comme par enchantement. Et si cette prolongation de service semblait trop onéreuse pour le budget de la guerre, il serait facile d’en alléger la dépense en accordant par compensation des congés et des diminutions de temps de service aux conscrits qui feraient leurs preuves d’instruction militaire.

Allons plus loin. Remarquons qu’en introduisant un peu de méthode dans un examen d’instruction, nous avons fait de cet examen un procédé qui dans une certaine mesure devient précis ; or, la précision, quand elle est liée à l’exactitude, a des conséquences infinies qu’on ne peut pas prévoir, et qui surprennent quand elles se produisent. C’est en somme le contrôle introduit brusquement dans des domaines où l’on n’y pensait guère. Et veut-on des exemples de son utilité ? Chaque jour quelque maître imagine une méthode originale pour enseigner le calcul, l’orthographe, les langues ; s’il a de l’autorité, des appuis, surtout des appuis politiques, il arrive à faire essayer publiquement sa méthode. Mais comment la juge-t-on ? Comment en apprécie-t-on les résultats ? Toujours d’une façon approximative, suivant l’optimisme des uns, ou l’esprit de dénigrement des autres. Si la mode s’en mêle, elle est comme le flot, elle soulève, elle porte aux nues le procédé nouveau mais peu après la vague se retire, et ce qui paraît merveille tombe dans un profond oubli. Qu’est devenue la méthode Jacottot, et tant d’autres ?

La mesure du degré d’instruction donnerait à la pédagogie le contrôle qui lui manque, le contrôle sans lequel on ne peut pas voir clair, on ne se rend compte de rien, et on fait le même succès aux mauvaises méthodes qu’aux bonnes. Tout l’avenir de la pédagogie, comme science précise et vraiment utile, est suspendu à l’introduction de cette réforme.

Autre exemple d’application. À l’heure actuelle, l’esprit de nos contemporains n’incline guère vers la discipline ; les maîtres n’acceptent plus avec une déférence exagérée les observations de leurs supérieurs ; ils les discutent ; et on les y a presque encouragés, puisque les règlements nouveaux confèrent au maître le droit de prendre connaissance de l’appréciation qui a été inscrite dans son dossier par l’inspecteur. Si le maître n’accepte pas l’appréciation et la croit injuste, l’inspecteur sera probablement d’un avis opposé ; comment va-t-on apaiser le différend ? Comment savoir qui a raison, de l’inspecteur ou de son subordonné ? On ne peut plus admettre aujourd’hui que la supériorité hiérarchique soit un argument sans réplique. La valeur d’un maître se mesure, entre autres choses, par le profit que ses élèves trouvent dans sa classe. Le maître, auquel on refuse toute qualité pédagogique, peut répondre : « Voyez mes élèves ; rendez-vous compte de leur instruction, mesurez cette instruction, et si vous trouvez qu’elle est inférieure en degré à la moyenne obtenue dans des classes équivalentes, alors seulement j’accepterai votre blâme ». Le maître qui tiendrait un pareil langage aurait cent fois raison ; et on ne l’encourage pas à l’indiscipline en le poussant dans cette voie.

J’ai constaté moi-même, à plusieurs reprises combien il est facile de se rendre compte des qualités professionnelles d’un maître par cette méthode-là. Il m’est arrivé un jour de faire dicter dans les douze classes d’une école primaire une simple phrase ; j’emportai chez moi les copies, je les corrigeai, je fis le pourcentage des erreurs par classe, puis je revins voir le directeur de l’école.

— Monsieur le directeur, lui dis-je à brûle-pourpoint, est-ce que vous êtes content de tous vos maîtres ?

— Ah ! monsieur, s’écria le directeur en levant les bras au ciel, que me dites-vous là ! Il y a un de mes maîtres qui fait mon désespoir. Depuis trois ans, je demande qu’on le change d’école. Il n’y a pas moyen. Personne n’en veut. C’est une injustice, car je trouve que cela devrait être chacun son tour, et…

— N’est-ce pas le maître de la septième ?

Le directeur me regarda avec surprise : j’avais deviné juste. Le pourcentage des fautes d’orthographe dans cette septième classe était bien supérieur à celui de la sixième qui était une classe parallèle ; il était supérieur même à celui de la huitième, qui était composée d’enfants plus jeunes. Cela m’avait suffi pour mon diagnostic. Je ne connaissais pas ce maître, je ne l’ai jamais vu. La preuve était là, indiscutable, inscrite dans les devoirs de ses élèves. Et il est d’autant plus important de pouvoir faire ces diagnostics, que le tort causé par un mauvais maître aux élèves de sa classe est bien plus grand qu’on ne pense. Il ne fait pas tort à un enfant ou deux, mais à quarante, cinquante ; il ne leur fait pas perdre un jour, une semaine, mais toute une année ; ils peuvent, pendant cette année-là, non seulement ne pas avancer comme instruction, mais prendre de mauvaises habitudes de paresse, qui se prolongent pendant plusieurs années successives ; cela est incroyable, et cependant cela est. J’ai fait une fois cette constatation vraiment pénible dans un graphique que le directeur d’une école avait bien voulu construire sur ma demande, pour me montrer quel est le retentissement prolongé d’une classe mal faite grâce au système des classes parallèles, on pouvait suivre la trace de l’influence des mauvais maîtres pendant plusieurs années successives.

Résumons ; la méthode qui consiste à mesurer le degré d’instruction des écoliers a trois avantages principaux elle fait connaître l’instruction réelle de chaque écolier, en le mettant à l’abri des hasards de l’examen ; elle permet de contrôler la valeur professionnelle des maîtres, si celle-ci est contestée par un supérieur ; elle donne le moyen de connaître la valeur des méthodes de pédagogie, qu’on expérimente et qu’on introduit le plus souvent dans l’enseignement, sans leur avoir demandé de faire leurs preuves. Ces avantages-là ne sont-ils pas considérables ?


IV


Je suppose maintenant qu’il soit bien établi qu’un élève est en retard pour l’instruction. Cette constatation doit être le point de départ d’une étude nouvelle. Nous ne faisons pas ici de la mesure stérile ou de la description inutile ; nous voulons avant tout être pratiques et rendre service aux enfants. Il ne suffit pas de constater le mal, il faut, aussitôt après l’avoir constaté, chercher le remède. Comme la médecine, la pédagogie implique à la fois un diagnostic et un traitement. Le diagnostic est établi, il s’agit donc de traiter l’écolier.

Ici, point de constatation d’ensemble à faire ; ce n’est plus le moment de faire des expériences collectives, mais bien des recherches individuelles. Quand il a été établi qu’un enfant est en retard, il faut prendre cet enfant à part, analyser son cas, examiner comment il est possible d’expliquer par exemple qu’il fasse peu de progrès ou qu’il commette toujours un certain genre de faute ; et lorsqu’on aura saisi ce qui parait être une cause, on cherchera les moyens qui sont les plus propres à la combattre.

C’est à ce propos que nous allons dresser le plan de ce livre ; car il faut être très clair, c’est un devoir de conscience quand on fait de la pédagogie ; et un des meilleurs moyens d’être clair, c’est d’expliquer d’avance ses intentions. Nous allons, pour fixer les idées, nous supposer en présence d’un enfant qui occupe continuellement les derniers rangs de la classe ; sur une classe de trente-cinq élèves, il est souvent le dernier, parfois l’avant-dernier ; il ne s’élève jamais au-dessus. C’est ce qu’on appelle un cancre. Dans ce livre, nous ne nous consacrerons pas seulement aux cancres : bien d’autres enfants ont besoin de secours pédagogique, même les plus intelligents, et nous le verrons plus loin en détail ; car quoi que fasse un élève, on peut presque toujours lui faire faire mieux, en étudiant sa nature de plus près. Le cancre n’est pour nous qu’un exemple, mais un exemple typique.

Pour peu qu’on étende ses recherches, on s’aperçoit que la cause des insuccès scolaires varie énormément d’un enfant à l’autre. Il est donc nécessaire d’examiner une centaine de cancres pour se rendre compte de toutes les directions où une explication peut être cherchée. Voici quelques-unes des directions principales que nous indiquons par avance :

1o L’état de développement physique, qui pèche soit par excès, soit par défaut ;

2o Un état pathologique, produit par exemple par des végétations adénoïdes du fond de la gorge, par de l’anémie, de la tuberculose, de la neurasthénie, ou une affection mentale à ses débuts, etc. ;

3o Une altération des organes des sens, en particulier de la vision et de l’audition ;

4o Une insuffisance de développement intellectuel : l’enfant ne comprend pas, il manque d’intelligence ;

5o Une faiblesse de mémoire : l’enfant comprend, mais il ne retient pas ;

6o Une difficulté à comprendre l’aridité des idées abstraites et générales, avec bonne intelligence pour la vie pratique et les travaux manuels ;

7o Une désorientation momentanée, produite par quelque cause accidentelle : par exemple l’enfant a changé d’école et de maître ; ou bien il a été placé dans une classe trop forte pour lui ; ou enfin, la relation de sympathie ne s’est pas produite entre le maître et lui ;

8o Une apathie accentuée, ce qui constitue à proprement parler la paresse. C’est de l’inertie ou un défaut de goût pour le travail intellectuel, une insensibilité aux stimulants ordinaires de l’activité ;

9o De l’instabilité de caractère sous ses différentes formes ;

10o De l’indiscipline, c’est-à-dire une instabilité aggravée par un sentiment d’hostilité vis-à-vis du maître ;

11o En dernier lieu, notons l’influence souvent si grande de la famille, qui devrait collaborer à l’œuvre de l’école, et y collaborer à la fois matériellement, intellectuellement, moralement. Elle manque trop souvent à ce devoir, surtout dans les classes pauvres.

Cette série de faits concrets, qui nous est révélée par l’expérience, peut être résumée de la manière suivante : il faut, lorsque l’on cherche l’explication de quelque défaut chez un enfant, examiner tour à tour son état physique, ses organes des sens, son intelligence, sa mémoire, ses aptitudes et son caractère.

Ce seront là nos têtes de chapitre.