Les Idées d’Antonio Fogazzaro

Les Idées d’Antonio Fogazzaro
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 812-843).
LES
IDÉES D’ANTONIO FOGAZZARO

Mon œuvre tout entière trempe par ses racines dans une conception du monde et de la vie dont mon être est pénétré. Depuis mes essais littéraires jusqu’à mes essais philosophiques, depuis mon premier poème jusqu’à mon dernier roman, tout ce qui est sorti de ma plume est fortement coloré, je puis bien le dire, du sang de mon cœur, où des idées lentement, longuement élaborées par la pensée, par l’étude, par la vie, ont pénétré peu à peu, ont fondu dans mes amours, les ont rendues raisonnables et en sont devenues passionnées. L’âge et le malheur, en amoindrissant à mes yeux le prix de tout le reste, n’ont fait qu’accroître mon dévouement pour elles et lui donner le caractère d’un devoir absolu. Elles tiennent étroitement à des vérités si hautes au-dessus de moi, si inébranlables en elles-mêmes et dans mon esprit, qu’après leur avoir consacré mon œuvre d’écrivain, je suis heureux et fier de me dire à leur égard un utile serviteur.


Telles sont les paroles admirables, et dont on ne saurait trop presser le sens, par lesquelles, dans une conférence qu’il était déjà venu faire à Paris en 1898, Antonio Fogazzaro caractérisait lui-même le lien qui unit son œuvre à sa vie. En des termes plus concis et moins étudiés, mais avec cet accent à la fois modeste et passionnément convaincu qui lui donne un charme si attachant, il me redisait un jour : « Je peux bien affirmer que tout ce que j’ai écrit sort du plus profond de mon âme. » Être l’homme de son œuvre et développer progressivement dans cette œuvre les idées qu’on a pensées et celles qu’on a vécues ; agir pour réaliser toutes ses convictions et n’écrire que pour continuer de mieux agir, ce sont là assurément des phénomènes singuliers et comme un paradoxe : et c’est là cependant tout Fogazzaro. Poète, philosophe, orateur, romancier, — romancier surtout, — Antonio Fogazzaro a produit déjà une œuvre considérable ; il est l’un des écrivains les plus lus du monde entier et, je crois bien, le plus chèrement goûté des Italiens ; il s’est essayé en des genres assez divers et il a adopté des formes multiples ; mais, à travers cette diversité et cette multiplicité, une pensée unique se développe, un même souffle passe, une seule âme vibre et palpite. C’est bien tout l’être de l’auteur qui s’exprime, car le développement logique de son intelligence, la fougue de sa passion s’orientent, sous la direction d’une volonté inflexible et consciente, vers le même but nettement perçu et ardemment désiré. En une harmonie souveraine et douce, la pensée, l’œuvre et la vie se coordonnent et se concertent, s’avancent et se perfectionnent.

Sous quelle inspiration commune ? Il n’est pas besoin d’avoir beaucoup fréquenté Fogazzaro pour le sentir. L’esprit qui agite cette masse cohérente des actions, des idées et des rêves, c’est l’amour de ce qui monte, de ce qui grandit et de ce qui s’élève, l’élan vers les hauteurs, l’ascension, au sens le plus pur et le plus immatériel du mot, au sens de ce verset que Fogazzaro a mis comme épigraphe en tête de son seul ouvrage de philosophie : Disposuit ascensiones in corde suo ! Toute la philosophie, toute la morale, toute la religion de l’auteur des Ascensioni Umane se résument en ce mot ; et si l’on étudie méthodiquement sa pensée dans la suite chronologique de ses ouvrages, on la voit aussi s’élever progressivement et s’épurer à la flamme vive de l’amour, depuis les incertitudes inquiètes de Malombra jusqu’aux sommets lumineux et sereins de Il Santo.


I

Avant de faire cette étude sur les héros de ses romans, il est bon de s’arrêter aux formules théoriques qu’Antonio Fogazzaro lui-même a pu en donner. Si ce sont, en effet, les recoins les plus chers et les plus intimes de son âme qu’il a scrutés derrière le voile un peu mystérieux et protecteur de ses œuvres d’imagination et de ses personnages fictifs, il ne s’est cependant pas dérobé au devoir de livrer ouvertement sa pensée, en parlant en son nom, sans symboles et sans figures. C’est ce qu’il a fait notamment dans une série de discours et d’articles réunis, les uns dans le volume Discorsi, et les autres dans les Ascensioni Umane.

On voit alors qu’il a une philosophie et une philosophie systématique. Il est évolutionniste. Chose bien caractéristique, il n’est pas arrivé à cette doctrine par la réflexion méthodique et elle ne lui a pas été imposée de l’extérieur par un enseignement plus ou moins oppressif : ce fut tout de suite un évolutionniste d’instinct. Sa nature, rationnellement consciente du rôle de la matière et attirée cependant vers la région du pur esprit, n’a trouvé son équilibre que dans un système qui les reliait l’une à l’autre par une chaîne ininterrompue, qui faisait procéder l’une de l’autre, qui acheminait l’une vers l’autre. II. cherchait une théorie qui permît non pas d’expliquer une simple juxtaposition, mais de faire logiquement sortir l’esprit de la matière et de faire historiquement monter la matière vers l’esprit. Une chose cependant empêchait Fogazzaro de donner à l’évolutionnisme une adhésion complète : c’est que, profondément croyant, il craignait de reconnaître un antagonisme irréductible entre la foi dont il était sûr et la philosophie qu’il entrevoyait encore indistinctement. Cependant, son instinct ne cédait pas. Il percevait à la fois en lui et les luttes confuses de toutes les vies matérielles qui s’étaient acheminées jusqu’à sa nature d’homme, et le sentiment d’un germe de vie supérieure ; il était le résultat d’un progrès successif et l’origine d’une ascension nouvelle ; il sentait surtout, avec toute la vivacité d’une âme profondément attachée au bien, qu’il pouvait devenir, selon sa volonté, l’instrument plus ou moins actif du progrès, et qu’il dépendait de lui d’accélérer plus ou moins l’ascension. Un jour, un livre du professeur américain Joseph Le Conte vint lui apporter la conciliation que son esprit cherchait si ardemment. L’étincelle jaillit et de la lumière qu’elle produisit son âme tout entière fut éclairée. Voici en quels termes enthousiastes il nous raconte lui-même ce moment solennel :


Je me rappelle encore avec quelle émotion, et quelle surprise, tout jeune encore, j’ai senti pour la première fois se révéler brusquement à ma pensée la beauté sensible du bien supérieur aux sens, du bien purement moral. Cette fois, tandis que je lisais dans l’ouvrage de Le Conte les chapitres où il aborde le problème religieux et que j’y découvrais peu à peu, progressivement, la trame et l’objet du raisonnement, une surprise semblable s’emparait de moi, mon cœur battait à coups précipités comme à l’approche d’une révélation nouvelle. Les idées suggérées par le livre se déroulaient, se réalisaient rapidement dans mon esprit ; et voici que, sur le déclin de ma vie, une beauté sensible du vrai supérieur aux sens, du vrai purement intellectuel, montait et se révélait pour la première fois à mon âme. Elle n’avait pas menti, la voix fidèle et toujours entendue qui parlait en moi ; non seulement il n’y avait pas antagonisme entre Évolution et Création, mais l’image du Créateur se rapprochait de moi, elle grandissait prodigieusement dans mon esprit ; j’en éprouvais pour lui un respect nouveau, et, en même temps, un effroi semblable à celui qu’on éprouve en appliquant l’œil à l’oculaire d’un télescope et en découvrant tout à coup dans le miroir, tout proche et énorme, l’astre que, peu de temps auparavant, on regardait à l’œil nu dans le ciel.

Le crépuscule tomba et m’interrompit au milieu de mon travail avant que j’eusse fini ma lecture. J’abandonnai mon livre, je me mis à une fenêtre qui domine les plaines étendues entre les Alpes et la mer. Dans l’émotion religieuse de cette heure, en contemplant le levant obscur et profond, en écoutant les murmures et les bruissemens de la nuit qui paraissaient d’humbles paroles vivantes, toutes pleines du même sentiment religieux, j’ai éprouvé le plus grand encouragement de ma vie d’artiste et j’ai en même temps senti le besoin de rendre témoignage à la vérité infinie de sa divine lumière. Je lui ai rendu ce témoignage ; si mon esprit et si le temps me le permettent, je le lui rendrai encore. Je sais que je n’ai rien pu et que je n’aurais rien pu trouver par moi-même, que le premier secours m’est venu d’un livre, que beaucoup d’autres livres de profonds penseurs m’ont ensuite aidé, que mes convictions sont partagées par beaucoup d’autres personnes plus capables que moi de les défendre. Cependant, aucune semence ne peut dire : Je ne donnerai pas ma tige d’herbe, je ne donnerai pas mon témoignage de vie parce que je ne suis ni un palmier ni une rose, parce que je ne vivrai qu’une seule saison. Il y a une loi et un devoir pour l’herbe comme pour les roses et les palmiers de donner son témoignage à la vie ; il y a une loi et un devoir pour les esprits les plus faibles comme pour les plus puissans de donner leur témoignage au vrai : et tout ce qui obéit à une loi, tout ce qui accomplit un devoir, a par là même sa dignité.


Pourquoi Fogazzaro devait-il sentir en lui cette affinité profonde pour la théorie darwinienne ? Pourquoi avait-il cet instinct impérieux dont la satisfaction s’épanche en élans d’un si magnifique enthousiasme ? C’est que l’évolutionnisme lui apparaît comme la doctrine même du perfectionnement indéfini ; c’est qu’il signifie justement la marche à travers les espaces et les mondes de toutes les forces naturelles vers un état toujours supérieur ; c’est que l’ascension continue de l’imparfait vers le parfait devient la loi même de la nature. Fogazzaro n’admet pas plus la création totale du monde dans son état définitif qu’une action incohérente de forces désordonnées. Ce qui apaise les exigences de son esprit, c’est cette procession rythmée des mondes, parmi des myriades de siècles, vers la vérité totale qui est aussi le Bien suprême et la Beauté infinie. Comme il l’a perçu en lui, ce frisson de la création entière, animée du souffle divin ! A l’entendre commenter la parole de saint Paul, In ipso vivimus, movemur, et sumus, il semble parfois qu’un souffle panthéistique le saisit et qu’il précipite le monde vers l’Infini parce que déjà il le sent en lui ; mais ce serait mal le connaître. Sans doute, il ne veut pas d’un évolutionnisme uniquement dirigé par des forces externes ; il a consacré de longues pages à démontrer que le transformisme ne pouvait se suffire à lui-même, sans l’aide d’une cause interne, et que, sans cette cause, la sélection naturelle n’était qu’un mécanisme inerte ; ces démonstrations sont même le pivot de son système de conciliation entre le dogme catholique et la théorie darwinienne ; mais il ne répugne pas moins à sa pensée de voir dans cette cause interne Dieu lui-même, puisque aussi bien le progrès de la créature n’a de raison d’être que son ascension vers le Créateur. Dieu est intelligence et volonté. Il a créé le monde et il a mis en lui une force vivante ; cette force tend vers Celui dont elle est issue ; elle est obscurément à son image, et à mesure qu’elle se rapproche de Lui, elle en reproduit les traits avec plus de fidélité. Ainsi croissent dans le monde, à mesure que passent les âges, le Bien, la Vérité et la Beauté.

L’inorganique est devenu organique ; l’organique s’est organisé ; la vie est apparue, puis l’instinct, et enfin l’intelligence. Quand la matière fut assez raffinée et assez souple, l’âme lui fut donnée, et pour la première fois sur terre on vit vraiment l’image même de Dieu ! Il avait créé ; ses lois avaient agi ; désormais l’homme était appelé à coopérera l’œuvre de la divinité. Voilà, en ses grandes lignes, le système philosophique de Fogazzaro. Il ne lui a pas suffi d’en apercevoir pour lui-même l’harmonie possible avec sa religion. Son âme d’apôtre se tourmentait que d’autres âmes pussent se détourner de la religion vers la science ou, restant fidèles à la religion, fermassent les yeux à l’évidence des vérités scientifiques. Peut-être, à un point de vue purement philosophique, aurait-il pu se contenter de reposer sa conscience sur le caractère décidément hypothétique de la science naturelle ; mais il lui suffit que des esprits puissent être troublés pour vouloir leur donner de la lumière. Il a donc tenu à prouver que l’on pouvait être en même temps catholique et évolutionniste. Il l’a fait principalement en trois discours où il recherche l’opinion des Pères et des écrivains catholiques et où il établit d’abord qu’elle n’est pas substantiellement contraire à l’hypothèse darwinienne ; il s’attache ensuite à démontrer que cette hypothèse ne contrarie pas les récits bibliques ; enfin il célèbre l’harmonie qui lui apparaît, au contraire, entre la conception évolutionniste du monde et la conception chrétienne. Il faut reconnaître que ces démonstrations, comme toute démonstration en ces matières, n’ont pas la rigueur d’une déduction mathématique : il semble cependant que le but poursuivi par l’auteur soit atteint et qu’après la lecture de ces pages nul esprit ne puisse être sérieusement troublé par l’idée d’un antagonisme irréductible entre un dogme religieux et l’une des hypothèses les plus séduisantes de la science. Fogazzaro, vraisemblablement, n’en cherchait pas plus. Pour lui-même, il lui suffit que l’hypothèse soit possible, et que son âme de poète puisse s’y épanouir largement ! Comme artiste en effet, il se réjouit de voir le monde dominé par cette loi progressive, et l’idée de Dieu lui paraît en être merveilleusement agrandie, comme si nous nous trouvions subitement admis à la confidence des procédés sublimes de la création.

Ce ne sont pas seulement les besoins généraux de son âme que l’évolutionnisme assouvit : il y trouve encore l’explication satisfaisante de phénomènes difficilement pénétrables. La nature de l’amour, avant tout, lui en paraît singulièrement éclaircie : l’amour, mystérieux mélange d’un instinct physique et d’une ardeur spirituelle !

D’après Fogazzaro, l’amour tel que le connaît actuellement l’espèce humaine est un des plus clairs produits de l’évolution. Il procède de l’instinct sexuel, mais il n’est pas l’instinct sexuel. Celui-ci n’apparaît même dans la nature que longtemps après la vie organique ; il est, au début, purement polygamique, et puis il se raffine par la production de tendances monogamiques ; enfin, l’amour purement monogamique s’élabore en un désir d’union complète et éternelle. Par cet élément d’éternité l’amour introduit l’homme dans le voisinage immédiat de Dieu : et c’est pourquoi l’amour est un sentiment supérieur à tous les sentimens. Cependant, cette tendance nouvelle, même chez l’homme, n’est pas affranchie des élémens antérieurs et de la nature instinctive. De là les luttes qui déchirent les meilleurs d’entre les hommes : au fond d’eux gronde encore la bête ancestrale en proie à toutes les fureurs de l’instinct qui ne distingue pas, et l’intelligence purifiante en est parfois obscurcie et lassée. Mais aussi, nous sentons en nous comme le tressaillement d’une vie future où l’amour s’épanouira en une union vraiment éternelle, définitivement dégagé, cette fois, des servitudes de l’animalité.

L’évolutionnisme donne encore à Fogazzaro le sens d’un autre mystère, l’existence de la douleur sous le gouvernement du bien. Il le lui donne d’une façon inattendue et où, assurément, il faut reconnaître la pensée catholique plus que l’inspiration scientifique. Le résultat dernier de son système est, en effet, que la création entière a pour fin unique et suprême la glorification du Créateur ! Ce progrès qui est donné à la nature comme sa loi interne de développement, c’est une constante, mais inconsciente glorification. Le moyen pour l’homme d’agir dans le sens des lois naturelles, de coopérer à l’action créatrice, et par conséquent son devoir essentiel, c’est de glorifier le Seigneur ! Notre vie n’ayant d’autre raison d’être ne saurait avoir d’autre fin, et la glorification de Dieu par nos actes, par nos paroles, par notre existence tout entière, est une règle morale qui s’impose au-dessus de toute autre. Par là, l’homme que la douleur a abattu peut se sentir aussi fort, aussi utile, aussi puissant qu’un autre : qu’il sache seulement se résigner avec virilité à la Volonté suprême, et qu’en acceptant sa douleur avec cette résignation qui n’est que de l’espérance, il sache chanter le Cantique de l’amour et de l’abandon.

Il ressort enfin de toutes ces manifestations diverses de la pensée de Fogazzaro que l’évolution trace à chaque homme sa voie dans le devoir et qu’elle est la source et l’explication du progrès individuel comme du progrès des mondes et de celui des espèces.

Parallèle à la marche de la créature vers le Créateur, à la marche de l’âme vers Dieu, est aussi la marche de l’intelligence vers ridée. La théorie de la connaissance que soutient Fogazzaro est une succession d’ascensions de l’esprit vers Dieu et d’attirance de l’esprit par Dieu. Il en a d’ailleurs emprunté les grandes lignes à Rosmini, pour lequel il affiche une grande prédilection, et auquel il a consacré plusieurs écrits importans. A la base de la connaissance est l’idée d’être : notre intelligence y arrive par voie d’intuition, en la dégageant, comme essence du raisonnement, de la multiplicité et de la diversité des êtres réels : ainsi les jugemens et les raisonnemens de la pure raison sont-ils édifiés sur un premier acte de foi en l’Être absolu. Et c’est là un acte de foi purement naturel, mais c’est là aussi, puisqu’il nous a donné l’Intelligence et puisque les êtres sont l’ombre de son être, une première révélation, naturelle, du Créateur à sa créature. Donc, premier stade : révélation naturelle que développe, par son travail propre, l’intelligence humaine. Celle-ci, ne pouvant par elle-même arriver au sommet de la connaissance, une seconde révélation intervient, confiée comme la première à la foi, parce que l’essence du raisonnement est seulement de déduire d’une vérité une autre vérité. Dans cette seconde révélation. Dieu se fait connaître en tant que réalité et personne, et elle est nécessaire parce que le raisonnement ne peut arriver qu’à la conception d’un verbe purement idéal et non à la connaissance du Verbe, Fils de Dieu. Révélation surnaturelle, celle-là, et que l’homme peut repousser, mais qui, comme la première, sert de base pour un nouvel élan de la raison : E sulla verità nuova commersa alla fede, la razione ascende ! Et sur la vérité nouvelle confiée à la foi, la raison s’élève ! Ascension de l’homme vers Dieu, attirance de l’homme par Dieu, grâce à une double action extérieure et intérieure, tel est toujours le procédé divin. Et qui ne voit quelle harmonie en résulte entre l’action de la foi et celle de la nature, entre la religion et la science indispensables l’une à l’autre, se servant l’une à l’autre d’échelons inextricablement mêlés et escortant l’âme et l’esprit de l’homme vers le Souverain Bien !


II

Fogazzaro nous a livré, dans le cadre de l’évolution, sa conception théorique de la vie et du monde : son œuvre va maintenant nous représenter ces idées, resplendissantes d’efficace et de réalité ! La suite de ses romans permet d’en accompagner chacune dans son développement progressif et leur mise en action nous amènera à en mieux mesurer l’étendue et à en mieux pénétrer la profondeur. Aussi n’est-il pas inutile d’indiquer brièvement, tout d’abord, quelles sont la suite chronologique et la trame des divers ouvrages de notre auteur avant d’en rechercher la commune substance.

Antonio Fogazzaro est né en 1842 dans cette délicieuse petite ville de Vicence où il devait tant aimer à vivre et dans laquelle s’harmonisent, parmi des couleurs exquises, les petites rues moussues, tortueuses et grimpantes, et les splendides basiliques palladiennes. Il a grandi et plus tard il a vécu et travaillé à l’ombre de la tour qui s’élève au cœur même de la cité et qui en porte l’âme vers les cieux, à l’ombre aussi de cette tour du Monte-Berico qui domine les âpres et verdoyantes campagnes de sa prière austère et sereine. Dans toute l’œuvre du Poète, elles s’élèvent, la tour de la cité et la tour de l’église ! car un commun amour les a unies dans son cœur et il n’a jamais pu séparer le culte de la patrie de la foi en sa religion. Mais alors l’âme de la Cité était en deuil ! L’étranger la tenait encore captive. Fogazzaro fut élevé dans un milieu pour lequel l’union à l’Italie était la souveraine préoccupation. Son père et ses amis conspiraient contre la domination autrichienne. Même son père prit par deux fois les armes et il souffrit l’exil pour l’amour de la patrie désirée ; quand la délivrance vint enfin réaliser leur rêve, il accepta, quoique catholique ardent, de siéger comme député du royaume italien à Florence d’abord, puis à Rome. À cette époque, Antonio n’avait encore rien publié. Après des études très classiques, mais durant lesquelles l’amour de la poésie et l’amour de la philosophie s’étaient très rapidement développés en lui, il avait fait sans goût ses études de droit, et son esprit errait à travers des lectures nombreuses et diverses, sans arriver à se fixer ni à se dominer. Il est d’ailleurs remarquable que, dans tous ses ouvrages, ses héros ont, entre la vingtième et la trentième année, une période de luttes, de doutes, d’angoisses, d’efforts stériles et divergens, de crise religieuse, d’action incertaine : c’est après trente ans seulement que s’orientent leur intelligence et leur volonté, et que produit leur action. Le fait est que Fogazzaro publia son premier ouvrage, Miranda, à trente-deux ans, en 1874.

Miranda est un poème. Plus qu’un livre, c’est une série d’impressions et de tableaux dans un cadre très simple. En effet, la trame en est élémentaire, et l’idée sans prétention à l’originalité. Toute la valeur en réside dans la vie profonde des sentimens ou des aperçus sobrement notés. Une toute jeune fille, qui habite dans la solitude d’une campagne, s’éprend d’un très jeune homme qui croit aussi l’aimer. Le jeune homme est poète. Il repart pour la ville, et l’image à laquelle jusqu’alors s’était attachée sa tendresse inoccupée s’efface bientôt dans le tourbillon d’une existence appliquée à la recherche de sensations nouvelles et parmi d’autres images, plus ardentes et moins pures. A cet oubli et à cette déchéance une noble raison sert d’excuse : le poète se doit et doit à sa gloire de tout connaître, de tout expérimenter et de ne jamais se rassasier. Et la douce vision qui éclaira l’aube de sa vie aura, avec les autres, son rôle nécessaire et bienfaisant, à la condition de s’incliner, comme les autres aussi, devant le génie égoïste et insouciant. La jeune fille a donné toute son âme. Elle ne saurait la reprendre. Elle vit d’abord d’espoir, et le jour où elle acquiert la certitude que cet espoir est vain, c’est avec l’espérance sa vie même qui s’éteint progressivement. Trop tard, le poète revient : celle qu’il a trahie ne peut plus supporter l’excès de ce bonheur et elle meurt de n’avoir voulu aimer qu’une fois.

À ce livre simple et doux, où, dans les deux cahiers du poète et de Miranda, semble s’exprimer alternativement la même âme, aux heures de lutte angoissée et aux heures d’idéale certitude, succède un roman d’intrigue compliquée d’action romantique et de préoccupations multiples, Malombra. Le site même en est sombre et confus. C’est un château isolé et rébarbatif sur lequel planent des légendes d’horrible vengeance et de séquestration ; un vieux gentilhomme y vit à l’abri des idées modernes comme des contacts mondains ; il y a recueilli une de ses nièces orphelines, d’esprit exalté et morbide, qui se console par la lecture des romans français et par une correspondance avec l’auteur inconnu d’un livre qui traite de la vie future et de la survivance. Ce jeune auteur vient par hasard servir de secrétaire au gentilhomme, écrivain à ses heures. Un autre hasard lui fait découvrir que la jeune fille est sa mystérieuse correspondante et, surpris pour elle par un amour violent et vil, car elle le méprise et l’humilie, il en vient, un jour, à glisser à son oreille le pseudonyme sous lequel elle lui écrivait. Or elle avait choisi comme pseudonyme le nom d’une folle jadis enfermée dans le château et dont elle a retrouvé dans une cachette une lettre terrible annonçant qu’elle reviendra sous une autre forme pour se venger de la race de ceux qui l’opprimèrent. La raison de la jeune fille est égarée par ces coïncidences. Elle s’imagine qu’elle est la victime réincarnée pour la vengeance ; elle voit dans l’amour de Conrad Silla la reviviscence de l’amour pour lequel la malheureuse folle se crut jadis enfermée. Elle fait mourir son oncle de frayeur et de colère, et elle va se jeter elle-même au fond d’un lac, après avoir tué Silla, au moment où celui-ci, ressaisissant sa volonté, se décidait à une vie de travail et d’expiation pour mériter l’amour d’une pure jeune fille, Edith Sternègge. Celle-ci simple, douce, modeste, à l’âme ardemment religieuse, a caché son amour pour rester auprès de son père, lui faire une existence heureuse et le ramener à Dieu ; mais elle sera fidèle à celui qu’elle aima et par delà la mort elle se donnera toute à celui qui fut « inapte à vivre. »

Chronologiquement c’est un des plus célèbres romans de Fogazzaro, Daniel Çortis, qui vient ensuite ; mais il se rattache mieux à la dernière série qui s’offrira à notre analyse. Le délicieux Mystère du Poète, au contraire, tient encore par de nombreux liens aux débuts surtout poétiques de son auteur. Et pourtant, tout l’essentiel de ses idées s’y montre déjà en œuvre. Le poète vient de traverser une crise de faiblesse morale et d’inertie intellectuelle. Il a failli céder à un amour médiocre et coupable. Dans une petite station de montagne il refait son âme dans l’intimité de la nature, et voici qu’un soir monte vers lui une musicale voix de femme que jadis il a entendue en songe et que sans hésitation il reconnaît comme un appel de Dieu. Il tente tout le possible pour se faire aimer de Violette qui lui est ainsi révélée ; mais celle-ci a été brisée par un amour repoussé et elle s’est fiancée, par raison, en le lui avouant, à un placide et sentimental bourgeois allemand. Le poète triomphe de tous les obstacles. Les fiançailles de raison sont rompues et la destinée du poète, dont il est sûr, va s’accomplir : Violette lui engage sa vie. Mais elle est d’une santé délicate et compromise, et il le sait ! Que lui importent les limites de l’existence terrestre ! Elle n’est qu’obstacle et que commencement. La vraie vie s’épanouit quand l’âme se dépouille de ses entraves matérielles. Aussi ne connaissent-ils que peu de temps la joie de s’être enfin retrouvés : le soir de la cérémonie de leur mariage, Violette meurt d’une affection cardiaque subitement aggravée, et le poète se retrouve seul en ce monde, sans qu’aucun, même parmi les siens, ait connu cette brève union. Cependant, leur intimité n’en est point brisée. Leurs deux âmes continuent à vivre d’un souffle commun ; le poète n’entreprend rien sans remonter à cette inspiration ; il sent l’âme qu’il aima toujours proche de lui, toujours prête à l’encourager, toujours prompte à le fortifier ; il vit vraiment en communion étroite avec elle ; elle est sa vraie conscience et il est fort de son amour.

Daniel Cortis vit plus dans la réalité, et même dans une réalité précise, puisqu’il est député au Parlement italien. C’est un jeune catholique ardemment religieux, épris d’action et désireux de progrès social. Il a, lui aussi, traversé sa crise de doutes et d’angoisses ; mais s’il n’est pas bien sûr devoir encore clairement son avenir politique, il s’est du moins rendu maître de ses sens et de sa volonté, et une idée austère du devoir domine sa conduite. Sans défiance et sans arrière-pensée, il livre ses confidences, ses espoirs et ses soucis à sa cousine Hélène qu’il a toujours connue et qui fut son amie d’enfance ; mais l’amie d’enfance est devenue une femme ; elle a épousé un joueur invétéré, d’esprit vulgaire et d’âme grossière, qui révolte toutes ses finesses et froisse toutes ses délicatesses. Elle aime passionnément Cortis, et si d’abord elle croit comme lui que leur amour ne les unira jamais que vertice et non radice, elle se sent bientôt glisser sans force sur la pente de la passion qui aboutit au don total de soi. Une circonstance imprévue, — une congestion qui frappe Daniel Cortis à la tribune de la Chambre, — les oblige à de fréquentes rencontres, à une complète intimité, lui affaibli par la maladie, elle soudainement contrainte à s’occuper de lui, à lui prodiguer ses soins, à lui rendre l’équilibre intellectuel et moral, alors qu’elle n’avait été forte contre sa passion qu’à condition de s’éloigner de son objet. Des intrigues assez compliquées font qu’Hélène est amenée à choisir enfin entre deux solutions : ou quitter l’Europe avec son mari qui s’est ruiné au jeu, ou le laisser acculé au suicide et devenir ainsi libre de se donner légitimement à Daniel Cortis. Elle part. Elle est brisée, prête à céder encore si d’un mot Cortis la rappelle ; mais celui-ci n’y songe même pas et ne répond à son désespoir solliciteur qu’en invoquant la bonté suprême de Dieu. Et tandis qu’Hélène part, sans espérance et désormais sans vie, Daniel Cortis se remet fiévreusement à l’action, pour ses idées, pour la vérité, pour Dieu, songeant qu’il possède l’âme d’Hélène et qu’il l’aura tout entière dans l’éternité !

C’est la religion aussi qui domine l’âme de François dans le Petit Monde d’autrefois, mais autant Daniel Cortis est épris d’action, autant François Maironi s’abandonne à une vie facile, à la douceur d’un pays merveilleux, à la musique et aux fleurs. Le cadre du Petit Monde d’autrefois est le lac de Lugano, où Fogazzaro a ses plus chers souvenirs. Il décrit avec complaisance la petite maison d’Oria et tous ceux que son enfance y rencontra jadis. Sur ce cadre deux protagonistes se détachent : François, orphelin, a épousé, contre le consentement de sa grand’mère, une jeune fille sans fortune, Louise Rigey, qui l’a séduit par sa nature droite et franche, mais qui ne partage pas sa foi religieuse et ne veut incliner sa raison devant d’autre principe que la vérité démontrée, et régler sa conduite sur d’autre précepte que la justice rationnelle. Ces deux états d’esprit si différens provoquent des froissemens, des paroles cruelles, une division profonde. Déshérité par sa grand’mère, abandonnant par générosité une fortune à laquelle il a droit, François hésite à quitter sa douce et oisive existence de campagnard pour aller gagner en ville de quoi faire vivre les siens. Il s’y résout enfin et part après une âpre discussion avec sa femme, durant laquelle l’abîme s’élargit encore entre leurs âmes. Il laisse une délicieuse petite fille de quatre ans qui est pour Fogazzaro l’occasion de tableaux aussi jolis que touchans, la petite Maria, dite Ombretta. Or un jour d’orage et de tempête, Ombretta se noie pendant que sa mère était allée crier à la grand’mère de François sa haine et son mépris, et cet affreux malheur arrache de son âme les derniers vestiges de foi et de religion. Elle maudit et nie Dieu alternativement. Sous les coups de la douleur, François se relève au contraire avec énergie et noblesse ; il bénit Dieu et le loue, et. son âme, faible devant les petits devoirs quotidiens, surmonte la catastrophe où sombre la morale intellectuelle de Louise. À ce moment, l’insurrection gronde en Piémont ; les volontaires italiens s’arment ; François va partir pour enlever, les armes à la main, la liberté de sa patrie, et conquise enfin, reconquise plutôt par sa grandeur d’âme, Louise revient à lui, sort de sa prostration et sent de nouveau palpiter en elle une vie qui la rattache à la vie.

Un fils est né : nous le retrouvons dans le Petit Monde d’aujourd’hui, dont il est le principal héros. Pierre Maironi n’a pas connu ses parens. Son père a succombé, quelques mois après sa naissance, à une blessure reçue sur les champs de bataille de l’indépendance italienne, et sa mère est morte deux ans plus tard ; mais il sent lutter en son âme les deux natures si diverses qu’ils lui ont léguées : il est partagé entre l’intellectualisme raisonneur de Louise Rigey et la spontanéité généreuse de François Maironi. A l’heure où s’ouvre le roman, ce conflit en est arrivé à une crise aiguë et générale. Pierre a été élevé par deux parens : la marquise Scremin, d’une dévotion presque outrée, d’une grande sainteté, mais d’une désolante étroitesse d’esprit ; le marquis Scremin, son mari, très religieux lui aussi, mais d’une ambition démesurée et mesquine et d’un caractère sans grandeur. Entre eux deux, sa jeunesse s’est écoulée austère et triste, dévorée d’ardeurs mystiques et torturée d’obscurs désirs sensuels. Rien n’a assouvi son esprit ni son âme. Il a épousé, avec un demi-consentement. Elise, la fille des Scremin, mais il n’a pas su éveiller sa nature timide, et leurs âmes ne se sont pas harmonisées. Bientôt d’ailleurs elle est devenue folle et tandis qu’elle est enfermée, incurable, dans une maison de santé, Maironi sent gronder en lui les appétits de l’instinct et s’ébranler en même temps les assises de sa foi. Cette foi, il l’a trop reçue toute faite des autres ; elle n’est pas assez son œuvre ; aussi, aux premiers doutes, la trouve-t-il superficielle et sans racines profondes. Dans cet état de trouble et de déséquilibre, il rencontre, malgré lui, l’amour d’une femme intelligente, artiste, sensible et cultivée, Jeanne Dessalle, qui vit séparée d’un mari indigne. Jeanne, dédaigneuse de l’amour sensuel, donne à Pierre toute son âme et ne lui demande que son âme ; mais Pierre vient à elle avec toute la fougue de sa nature inassouvie et, quoiqu’il s’estime purifié par son amour pour une nature aussi haute, il n’est pas maître de limiter sa passion.

Pourtant elle ne domine pas tout en lui, et les souvenirs de ses parens se réveillent avec le souvenir de celle qui vit encore et à qui il a promis fidélité pour la vie. La lutte n’en devient que plus violente et tourbillonne en lui, avec des alternatives d’enthousiasme et de découragement. Enfin, un soir où il va décidément céder à l’appel des sens et où Jeanne, qui craint de le perdre, s’est laissée aller à donner son consentement, une nouvelle inattendue lui parvient : sa femme a retrouvé la raison, mais elle va mourir. Elle meurt en effet après lui avoir demandé pardon de n’avoir pas su le comprendre, et lui avoir donné rendez-vous auprès du Seigneur. Violemment ramené à la vérité et à la maîtrise de soi, Pierre entend de nouveau en lui la claire voix de Dieu qui lui commande de mener une vie utile et sainte. Il part, sans que personne puisse suivre sa trace.

Nous le retrouvons dans Il Santo, dans ce livre qui vient de préoccuper toute la presse européenne et dont la traduction a paru ici même. Pierre n’a pas embrassé la vie religieuse dont il ne se sent pas digne et qui ne répond pas à toutes ses aspirations. Il s’est retiré au couvent de Subiaco, auprès d’un jeune bénédictin qui est son directeur spirituel et intellectuel : là il mène une vie de travail et de pénitence, cultivant le sol de ses mains, se nourrissant d’alimens grossiers et passant des nuits entières en prière sur la montagne. Parfois ses sens s’émeuvent encore ; mais cette faiblesse ne lui est qu’une raison de s’humilier plus profondément en Dieu. Il est désormais tout absorbé par l’idée qu’il a d’une mission divine à remplir dans l’Église catholique, et son âme est si purifiée que d’instinct tous le nomment le Saint. Une fois seulement, Jeanne Dessalle parvient à le rejoindre, et tout ce qu’elle obtient, c’est un geste du Saint lui montrant le mot Silentium écrit sur la paroi d’un sanctuaire, l’ordre de s’adonner aux œuvres de charité et la promesse de l’appeler quand son heure sera venue. Chassé de Subiaco par un supérieur à idées rétrogrades, Pierre Maironi, qui est devenu Benedetto, veut se retirer dans la solitude de la petite ville de Yenne ; mais sa renommée de sainteté l’y poursuit et l’y décèle. La foule lui demande chaque jour des sermons et des miracles, et il lui prêche le renoncement, l’amour de Dieu et la pratique des grandes vertus dans les petits devoirs quotidiens. Yenne devient, malgré Benedetto, un véritable lieu de pèlerinage et l’autorité ecclésiastique s’en émeut. C’est à Rome enfin que Benedetto se rend, à Rome où il a toujours senti que sa mission devait s’exercer, et où, après avoir dévoilé à des incroyans inquiets l’âme même de l’Église parfois obscurcie par des impuretés et des scories humaines, il en appelle au Père commun, au Souverain Pontife. Ce n’est pas ici, où nous ne faisons qu’analyser, le lieu d’apprécier ce qu’il lui dit et ce qu’il lui demande. Sa mission accomplie, Benedetto n’a plus qu’à mourir, c’est-à-dire à s’en aller vivre de la vraie vie ! Epuisé par les mortifications, et surtout par le travail intense de sa pensée toujours agissante, il meurt en effet bientôt, léguant à ses amis l’enseignement sublime et très simple de ses dernières paroles et surtout l’enseignement de sa vie : et c’est cet exemple d’une vie sainte, c’est-à-dire abandonnée à l’amour de ses frères et consacrée d’une façon active et profonde à la glorification du Seigneur, qui,, après avoir fait l’édification de l’élite et des foules, convertit à la foi catholique Jeanne Dessalle appelée enfin à son lit de mort pour y baiser l’image du divin Crucifié.

Telle est, sans parler des ouvrages purement pittoresques, des Poèmes et des Nouvelles de Fogazzaro, la suite de ses œuvres les plus représentatives ; tel est, croyons-nous, le terrain sur lequel se développe d’une façon éclatante (la magnifique floraison qu’anime la sève vigoureuse de son âme. Nous allons voir ce développement suivre la même courbe ascensionnelle que celui de la pure théorie.


III

Malgré son âme avant tout religieuse et malgré sa volonté d’accomplir par l’art une mission morale, — et nous nous convaincrons dans la suite qu’il faudrait dire à cause de cette âme et à cause de cette volonté, — le romancier a fait de l’amour le centre de toute son œuvre d’imagination. C’est l’amour qui domine dans Malombra, comme dans le Mystère du poète, comme dans Daniel Cortis : il domine même la trilogie du Petit Monde d’autrefois, du Petit Monde d’aujourd’hui et de Il Santo. Sans doute cet amour est bien celui que nous avons vu embelli et justifié par l’évolutionnisme ; l’amour qui tend à affranchir l’homme de l’instinct pour l’élever jusqu’à Dieu en passant par la passion la plus ardente ; mais ce serait une grave erreur que de le considérer comme une sorte d’amour cérébral et purement intellectuel, ou comme un mysticisme étrange et malsain. Les héros de Fogazzaro connaissent l’amour qui prend tout l’être et s’y subordonne toutes choses, qui accapare l’intelligence, les sentimens et la volonté, qui s’érige en maître unique, non par l’anéantissement des autres facultés, mais par leur absorption ; ils connaissent l’amour qui magnifie la nature et qui en décuple les forces, celui aussi qui fait gémir, pleurer et râler dans la souffrance ; ils ne se contentent pas de raisonner leur sentiment, ils sentent profondément, ils vibrent, ils sont pris jusqu’en leurs fibres les plus intimes, ils sont emportés par la passion. Le poète n’aime pas à la façon de Dante ni même à celle de Pétrarque ; il ne s’enthousiasme pas pour un idéal abstrait, plus ou moins symbolisé. Non ; il aime la femme et il aime une femme. Il tend à l’union la plus parfaite et à la confusion de leurs êtres. Seulement, c’est de Dieu qu’il a reçu la loi d’amour et non pas de la nature. En aimant, il sait qu’il coopère à l’action de la volonté souveraine et créatrice, et cette pensée l’exalte.


Quoi qu’on pense de l’amour, ii est une force comme l’attraction, il est une force qui a son origine dans la puissance supérieure elle-même, qui donne son origine à la vie, une force qui attire tout l’homme, qui non seulement précipite la course de son sang, le mouvement de son instinct et l’élan de sa volonté, mais qui transforme aussi et qui exalte ses pensées et ses sentimens par l’idée d’une félicité supérieure à toutes celles qu’il a pu auparavant concevoir et désirer.


Que la loi d’amour lui soit véritablement donnée par Dieu lui-même, ce n’est pas seulement, pour le poète, une idée au sens intellectuel du mot, c’est un véritable sentiment. Mieux encore : l’objet même, l’objet sensible de son amour, lui est désigné par Dieu. Je ne sais quel Lohengrin mystérieux et angélique le lui garde et l’achemine vers lui au moment fixé par la volonté divine. N’a-t-il pas dit de Violette : « Elle était une parole de Dieu qu’il m’avait murmurée dans l’ombre ? » Elle lui était destinée comme il lui est prédestiné. Rien, aucun obstacle et même aucun engagement ne sauraient les empêcher de se rejoindre, et lorsque enfin ils sont l’un à l’autre, ils s’aiment en Dieu et ils se réjouissent qu’en eux et que par eux sa volonté soit accomplie.

Tous les héros de Fogazzaro ne sont point ainsi. Il est trop grand artiste pour n’avoir pas su comprendre et représenter les formes les plus diverses de la vie, même celles qui répondent le moins à son idéal. Une seule chose n’a jamais trouvé place sous sa plume : ce sont les descriptions ou lascives, ou sensuelles. Il est, en effet, profondément convaincu de la puissance communicative de la littérature, ainsi qu’il le déclare dans Une opinion d’Alexandre Manzoni : aussi ne s’est-il jamais permis une peinture de ce genre, fût-elle nuancée de blâme en manière d’antidote ! Jusqu’à cette limite d’ailleurs il ne craint pas la hardiesse. Que l’on se rappelle la nuit de Pierre Maironi, à Vena di Fonte Alta où, après un consentement arraché à Jeanne Dessalle dans une étreinte passionnée, il guette, avec l’ardeur fébrile d’un homme qui a cessé d’être maître de soi, le moment qu’appellent ses sens ! Mais, dans cette limite aussi, il donne des tendresses amoureuses des descriptions exquises et sans pruderie, — celle-ci, par exemple, dans le Petit Monde d’autrefois, un jour que François est au piano :


Il s’aperçut seulement qu’elle approchait lorsqu’il sentit deux bras effleurer ses épaules et qu’il vit les deux petites mains pendre sur sa poitrine : « Non, non, joue encore, » murmura Louise, parce que François les avait attirées à lui ; mais comme lui, le visage renversé, cherchait, sans répondre, son regard et ses lèvres, elle lui donna un baiser et releva la tête en répétant : « Joue ! « Lui, attira plus fort encore les deux poignets prisonniers, réclama en silence les lèvres si douces, si douces : alors elle se rendit et mit sa bouche sur sa bouche dans un long baiser, plein d’abandon, singulièrement plus exquis et plus bienfaisant que le premier. Puis elle murmura encore : « Joue ! »


La lecture des romans de Fogazzaro impose une remarque bien frappante et d’où il apparaît combien le développement psychologique des caractères humains présente surtout pour lui la valeur d’un enseignement moral : c’est que ce sont toujours des hommes qui aiment selon son cœur. Le poète, Daniel Cortis, Pierre Maironi, le Saint ont de l’amour la conception qu’en a et qu’en veut faire naître l’auteur, — François Maironi comme les autres, bien qu’à un moindre degré et surtout d’une façon moins représentative. Les femmes au contraire, et au premier plan Hélène, Jeanne et Louise, aiment en amoureuses purement humaines, enfermées dans leur amour et le bornant à lui-même. Elles sont bien curieuses, ces femmes des romans de Fogazzaro. On dirait que sur elles toutes pèse un peu trop lourdement le souvenir de Louise Rigey ! On a vu en effet que l’auteur a renversé, dans le Petit Monde d’autrefois, les termes ordinaires du problème psychologique de l’amour. François est une âme religieuse, impulsive, toute d’élan et d’idéal, dénuée de sens pratique et d’équilibre intellectuel, un peu faible, un peu timorée. Louise est un esprit précis, déductif, raisonnant, épris d’un idéal abstrait, méprisant un peu l’enthousiasme comme une utopie, substituant à la noblesse de la générosité la froide grandeur de la justice. Sans doute elle aime son mari, mais son intelligence trop maîtresse d’elle-même le lui représente trop exactement, avec ses faiblesses et ses infériorités, et jamais la passion n’abolit en elle la lucidité du jugement, A plus forte raison cet amour ne dépasse-t-il pas la réalité dans le jugement des choses et du monde ! François est sensitif et mystique, Louise positive et rationaliste. Toutes les femmes de Fogazzaro sont un peu les filles spirituelles de Louise, jusque dans Il Santo, où Jeanne n’arrive à la foi que par la mort du Saint et où, des deux autres héroïnes, l’une est une protestante sans croyance et sans pratique, l’autre une protestante convertie, plus religieuse de cerveau que d’âme. Aussi le romancier n’incarne-t-il en aucune d’elles l’amour qu’il veut nous présenter comme type et comme modèle, — justement parce qu’elles ne sentent pas assez profondément Dieu pour comprendre cette manifestation divine, la plus éclatante de toutes.

C’est cette union constante avec Dieu qui, après avoir présidé à la naissance de l’amour, en accompagne tout le développement et les vicissitudes : et si cette conception peut paraître froide à nos esprits habitués à dissocier ces deux idées, l’œuvre de Fogazzaro en est au contraire une réalisation magnifiquement vivante. L’idée de la volonté divine, non pas supérieure aux exigences de la passion, mais conforme à la saine passion, ne s’intellectualise pas en effet dans l’âme de ses amoureux ; elle pénètre dans leur amour à l’état de sentiment agissant et ainsi qu’une force vivante. Elle ne les entraîne pas vers quelque chose de plus haut et de plus grand que l’amour, mais qui serait autre chose que lui et en dehors de lui : elle est inhérente au développement de cet amour, elle en est un élément. Ils s’aiment de toute la force de la passion humaine, mais ils s’aiment en Dieu. La pensée de Dieu leur est sans cesse présente. Non seulement ils ne la craignent pas comme étrangère à leur sentiment, mais ils la recherchent, et c’est au sommet de leurs plus beaux élans ou dans les crises les plus graves de leur amour qu’ils expriment cette pensée, à l’heure où toute autre expression serait trop faible pour rendre leur enthousiasme. C’est le poète qui s’écrie, un jour où il sent s’élancer en son âme avec une impétuosité grandissante son amour pour Violette et où il doute en même temps de pouvoir jamais se faire aimer d’elle :


Dieu sublime qui me donneras la mort, et qui aujourd’hui me donnes un plus puissant amour, bénie soit ma douce destinée ! — Comme une onde dans le ciel, ainsi vers Toi s’élance pion cœur !


C’est Daniel Cortis, qui répond par une seule parole au désespoir d’Hélène, à la veille du départ final qu’elle a décidé par une vertu surhumaine et après lequel jamais plus ils ne doivent se revoir : et cette seule parole, en cette heure douloureuse de passion exaspérée, est le nom sacré de Dieu.


Les yeux d’Hélène se voilèrent. Elle lutta, elle lutta anxieusement, mais deux larmes tremblaient à ses cils :

— Daniel, dit-elle, nous ne nous reverrons plus !

— Dieu est bon, répondit Cortis, gravement.

Les deux larmes tombèrent silencieuses.

Ainsi compris, ainsi senti, ainsi exprimé, l’amour n’est plus seulement un sentiment instinctif, plus ou moins subordonné au devoir ; il est une force, la force la plus puissante que nous ayons en nous, pour réaliser notre destinée naturelle qui est de monter vers Dieu. Puisqu’il est en nous le point de rencontre des instincts matériels, légués par nos lointains ancêtres de la nature animale, avec l’âme éternelle que Dieu a faite à son image, c’est lui qui nous permet le plus merveilleusement de coopérer par notre volonté à l’œuvre de Dieu dans la création. Il est logique, il est conforme à la loi organique des êtres de monter vers le Père de toutes choses : ainsi donc peuvent s’harmoniser en nous les mouvemens inconsciens de la nature instinctive et les œuvres conscientes de l’âme s’orientant vers le Devoir. Et c’est pourquoi aussi l’amour de tous les êtres et en particulier de tous les hommes est nécessairement, naturellement compris dans l’amour de Dieu, conforme à l’ordre naturel des choses et à la lumière de la raison. C’est pourquoi surtout l’amour, chez les héros de Fogazzaro, est toujours un moyen de se purifier, de combattre la bassesse, de sortir de la fange, de s’élever, de s’élever toujours ! Et par là on voit aussitôt combien sa doctrine de l’amour se raccorde aux tendances générales de son esprit, à l’essence de son système, à l’idée dominante de son œuvre.


Seigneur des âmes, s’écrie Conrad Silla, c’est toi qui me les donnes ces divins fantômes, ombres de l’avenir, ces ardeurs qui me soulèvent de la fange vers moi-même. Ne m’abandonne pas. Fais que je sois aimé. Tu le sais, ce n’est pas seulement de la douceur que je cherche dans l’amour, c’est le mépris de toute bassesse, c’est la force de combattre pour le bien et pour le vrai malgré l’indifférence des hommes ; l’éternel ennemi caché, ses silences effrayans !


Lo sdegno d’ogni viltà ! Le mépris de toute bassesse ! Déjà Enrico et Miranda le considèrent comme un élément essentiel de l’amour : Daniel Cortis ne cessera de le répéter d’une façon plus raffinée encore et plus dégagée de l’instinct primitif. Pierre Maironi le sentira profondément avant même d’être devenu le Saint !

On reconnaît bien là l’œuvre consciente de l’écrivain qui a dit :

L’ascension de Dante


a claritate in claritatem per virtù
degli occhi pieni
Di faville d’amor, cosi divini,

est pour moi un symbole ; elle figure pour moi l’idéal de toute représentation littéraire de l’amour, en ce sens que les écrivains doivent se représenter cet amour ordonné qui améliore continuellement l’homme, qui purifie son cœur, qui y met le mépris de toute bassesse et une douceur infinie, l’oubli de toute offense ; qui le pousse au sacrifice et à l’héroïsme, qui le prépare à un sentiment supérieur, qui l’y conduit, qui l’y amène.

Si l’amour a une si grande vertu purificatrice et s’il est notre principal élément d’ascension vers Notre Père, c’est grâce à l’élément d’éternité qu’il contient en lui. Lien palpitant de notre passé et de notre avenir, c’est évidemment par une tension de plus en plus violente vers cet avenir qu’il se développera le plus magnifiquement ! Ici nous apparaît l’un des phénomènes caractéristiques de l’œuvre de Fogazzaro, celui qui lui donne certainement la plus grande originalité dans la littérature contemporaine. Aucun de ses personnages n’assouvit pleinement son amour en ce monde ; et c’est uniquement dans leurs momens de faiblesse qu’ils l’y recherchent ! C’est dans l’autre monde qu’ils se donnent leurs rendez-vous d’amour. Ici-bas ce n’est qu’ébauche et que préparation : le lieu de l’amour parfait, c’est la vie éternelle ! La chose vaut la peine d’être indiquée dans le détail.

Tout le Mystère du Poète n’est qu’une illustration de cette idée. Elle en est la trame même, puisque Violette et le Poète enfin réunis, après tant de difficultés et d’angoisses, jouissent quelques jours à peine de l’espoir que cette union sera définitive, puisque quelques heures seulement s’écoulent entre le moment où ils s’unissent devant Dieu et la fin foudroyante de Violette. Dans la mort seule s’épanouit leur amour ! De même, Silla erre durant toute son existence dans l’incertitude des sentimens comme dans celle des idées et de l’action ; ses sens le dominent et l’étreignent trop encore, et il n’a pas la force d’aller vers le doux et pur amour qui l’attire ; mais comme il est tué brutalement au moment où sa volonté semblait enfin orientée vers lui, cet amour lui est acquis pour l’Au-Delà et cela seul importe. Edith ferme son cœur à tout autre amour terrestre, pour toujours, et dans le monde où il vient d’entrer, Conrad Silla le sait et en est heureux. Son corps gît, abandonné ; mais si « on avait découvert son visage, on l’aurait trouvé calme. »


Il savait qu’il allait à la paix, au repos après lequel il avait tant soupiré, et il savait aussi, dans la chère vision à peine commencée pour lui, qu’il était enfin aimé suivant les rêves de sa vie terrestre, par un cœur tendre et fort qui lui serait fidèle sans fin.


Dans la même pensée Daniel Cortis trouve la force de résister à la passion d’Hélène qui n’est forte, au fond, que par lui et qui succomberait à la moindre faiblesse qui s’emparerait de lui. Si Cortis résiste et s’il ordonne la séparation définitive, dans des conditions où l’honneur humain se serait fort bien accommodé du contraire, ce n’est point qu’il n’aime pas Hélène ; il l’aime de toute son âme sensible et puissante ; mais l’amour n’est pas de ce monde ! Ce monde nous réclame pour d’autres devoirs : et qu’importe de différer de quelques années la joie de l’union, si c’est pour l’éternité que l’on diffère ! Tandis qu’Hélène s’abandonne, brisée, anéantie, Daniel Cortis, à la veille de leur dernière entrevue sur terre, s’exalte, « ivre d’un bonheur plus haut et plus sûr que toutes les vicissitudes terrestres ; » et il pense que Dieu lui dit :


Tu as mon âme, tu l’auras, elle, dans l’autre vie. J’ai voulu ce fruit de l’amour que je vous ai inspiré. Maintenant, qu’elle parte ! et toi, trempé par un feu violent, va, combats, souffre encore ; sois, parmi les hommes, un noble instrument de vérité et de justice !


Pierre Maironi et sa femme, la pauvre Élise, n’ont pas davantage connu les joies de l’amour, puisque, durant leur courte vie commune, leurs âmes ne se sont pas comprises. Ce n’est pas à dire que ces âmes soient à jamais séparées. Lorsque Élise rappelée à la raison pendant quelques heures avant de mourir demande pardon à son mari et ne veut pas savoir ce qu’elle-même doit lui pardonner, lorsqu’elle fixe d’une claire intuition l’heure prochaine de sa mort, il n’y a en elle aucun regret de mourir, ni chez Pierre aucune douleur de la perdre. Fogazzaro intitule le chapitre consacré à ces derniers instans et à cette entrevue suprême d’une expression superbement audacieuse : « In lumine vitæ. — Dans la lumière de la vie ! » et ce titre est commenté par les paroles de don Giuseppe Florès, le saint prêtre qui les assiste, à l’instant même où Élise vient de rendre le dernier souffle : « Ce n’est pas la mort ! C’est la lumière de la vie éternelle. » Ce disant d’ailleurs, il exprimait aussi la dernière pensée de celle dont la vie s’éteignait, puisque à son mari qui lui répétait passionnément, avec l’angoisse du remords : « Pour toujours à toi, tu sais, » elle répondait, heureuse : « Auprès du Seigneur. »

Ce sentiment n’est pas l’effet d’une crise aiguë, ni le résultat d’un bouleversement de l’âme échappant à ses appuis naturels : il est bien l’élément essentiel de l’amour dans tout son développement. C’est dans un de ses plus beaux jours de joie amoureuse que le Poète écrit :


La pensée de la mort brille toujours devant mes yeux dans les ardeurs les plus violentes de mon âme, mais de façon diverse ; dans les émotions que m’a données le sentiment intense de la nature, spécialement s’il se mêlait à des mélancolies cachées, j’ai désiré me dissoudre dans les choses ; dans les émotions de l’amour, j’ai désiré un monde plus haut, le monde de la lumière et de la vie que je sentais dans mon cœur, si différentes de toute lumière et de toute vie terrestres, et tellement supérieures !

Et la mort même, loin de révéler une illusion qui se dissiperait avec le temps, l’oubli et la lassitude, confirme le sens de l’union éternelle et vérifie l’espérance sublime ! L’union qui s’est ébauchée en ce monde, qui s’achèvera dans l’éternité, se prolonge entre les deux êtres séparés dont l’un traîne encore son enveloppe corporelle et dont l’autre a terminé son pèlerinage douloureux. La présence de l’âme délivrée est constamment sensible au voyageur terrestre. Violette est vraiment, réellement présente au Poète. Il a composé un sanctuaire avec les choses qui lui ont appartenu durant sa vie.


Reliques précieuses sans doute, mais il me reste bien autre chose d’elle, il me reste sa présence. Il ne s’agit pas de manifestations spirites ; je n’ai pas besoin d’une doctrine nouvelle pour croire à la survivance des âmes et à nos communications avec celles qui sont sorties de la vie mortelle ; je n’appelle donc pas et je ne vois pas de fantômes, je n’écoute et je n’entends pas les murmures de l’invisible, je n’ai pas de mystérieux contacts avec les ombres. Ce que je possède est mieux, c’est de la vie véritable, c’est de la puissance. Je sens mon aimée non par la foi seulement, mais par un sens véritable et réel, bien qu’intermittent ; par un sens qui n’a pas encore de nom, mais qui est, pourrais-je dire, la substance et le principe de nos sens corporels imparfaits et qui me donne des éclairs de certitude.


On imagine facilement la force morale qui résulte d’une semblable conception et d’une telle croyance. Amour orienté vers notre avenir céleste et d’abord vers tout ce qui nous y conduit et nous en rapproche, union constante et sensible avec une âme qui doit partager cet avenir et qui déjà nous fait participans de l’immuable éternel, quelles forces pourraient être plus grandes ! Elles sont, nous l’avons vu, tout le soutien des héros de Fogazzaro ; elles en font l’originalité, la douceur, la grandeur ; elles sont, pourrait-on dire, leur principe dans l’ordre artistique et leur raison d’être. Et si nous poussions une incursion respectueuse dans ce que le Poète, le vrai Poète, le créateur de ces nobles images nous a permis de saisir de son âme à lui, nous y trouverions, resplendissante de vie réelle, la même croyance active avec les mêmes résultats. C’est ce que nous révèle le poème intitulé : Nuit de passion, inspiré par l’image, chère au poète, d’une jeune fille qu’il ne connut pas vivante. Il est à citer dans son entier :


Rouge ou noire, il n’est de foule qui n’insulte, ô Dieu, parce que je T’ai vu dans le ciel entr’ouvert I En moi s’éveille et se dresse en grondant le démon de l’orgueil !

Je lui cède, puis je m’attriste, et je vais, palpitant, chercher, sur le balcon, dans la nuit profonde, l’ombre, la paix et le repos ; ah ! fais-moi entendre encore, oui, fais-moi entendre le son de Ta voix.

Comme le jour où je vins Te chercher, tremblant, tandis que la lumière s’éteignait au Couchant et que j’entendis la Voix, la Vérité et la Vie me parler sur la terre et dans le Ciel !

Entre en moi, Dieu Infini, entre par tous mes sens jusqu’au fond de mon cœur malade ; détruis, renouvelle ce que je sens et ce que je pense ; emporte-moi vers Toi dans un tourbillon d’amour !

Parce que je dis des paroles élevées, sottement, je suis rempli de superbe et de bassesse ; au monde, Ton ennemi, j’oppose mon visage, cependant qu’il domine puissant et fier en mon âme.

La lune cachée blanchit les nuages ; l’air, la terre, tout semble vivre dans les murmures du vent qui va, et puis s’arrête, dans l’ivresse vagabonde des lucioles,

Dans les mille trilles incessans parmi les herbes, dans les sons lointains sur la plaine obscure, Seigneur, et Toi tu te fais à mon esprit amer ; froidement je Te prie, et c’est en vain que j’implore de Toi l’ardeur !

La Terre m’écoute ; et voici qu’elle me répond pour Toi. Elle dit : « Tu es à moi ; pourquoi te tourner vers le Ciel ? Fils de mes entrailles profondes, le Dieu que tu fatigues te repousse vers moi.

Impie, toi qui parles de t’élever au-dessus même de la sainte nature ! Trépigne, pleure, aime, assouvis-toi et chante : c’est là tout le passé et c’est là tout l’avenir !

Vive la vie ardente que je vous ai donnée, ô vous, Humains, au temps où le Soleil me porta son plus grand amour ! Tu veux devenir Esprit, misérable impuissant ! Et moi, par vengeance, je ferai de toi une Bête !

De mon souffle j’obscurcirai ton esprit, je briserai les ailes à tes pensées ! Et toi qui as bâti un royaume par delà les étoiles, dans la boue tu hurleras au plaisir !

La lune cachée blanchit les nuages ; l’air et la terre, tout semble vivre ; de la rose et de l’acacia, les odeurs viennent me caresser comme un vaincu !

Je sens courir dans ma poitrine et dans mon esprit je ne sais quel rire silencieux et caressant ! J’aspire à me perdre dans l’abîme et j’espère l’ombre éternelle et l’avenir borné !

Mais voici que devant moi, là, m’apparait la Morte, renversée parmi les fleurs, comme souriant au son de voix surhumaines, absorbée, pâle d’une immense vision !

Je joins les mains, et peu à peu le monde va se transformant autour de moi. Toute la Nature se pénètre à nouveau de Dieu ; toutes choses, l’ivresse tombée, rentrent en elles-mêmes.

Les nuages ont le sens du mystère ; l’ombre frémit, qui le sait, et toute fleur, vers le haut et austère Amour, élance son âme, comme un encens !

Comme d’un qui prie silencieux et absorbé sont tes silences et le murmure du vent ! Je ne vois plus la dormeuse ; en moi je sens Dieu rentrer comme un torrent !

Et dans mes mains je cache mon visage ; je la bénis, je l’appelle et je l’appelle encore ! Et Elle vient, j’écoute sa voix ; elle parle d’amour ou de douleur, je ne sais.

Elle parle, elle parle si tendrement, si tristement, et je pleure tant que je ne peux l’entendre ; mais je sens comme une main légère au-dessus de ma tête. Je sens comme un pardon venir à moi.

Et je lève les yeux ; jusqu’au fond du cœur je respire son souffle, le souffle de celle qui est partie ! Tout est solennel, le monde entier adore. Parle, Seigneur, Ton serviteur est là.


IV

« Parle, Seigneur, Ton serviteur est là. » Ce cri de la fin résume toute la morale de Fogazzaro. On croit en entendre l’écho dans les dernières lignes de Daniel Cortis lorsque celui-ci, après l’affreux déchirement qui bouleverse toute son existence, qui déchire tout son être, car il brise sa nature pour l’offrir à Dieu « qui la veut toute, » s’arrache à la contemplation de son passé et, lesté de toute passion personnelle et intéressée, s’élance vers l’avenir :


Cortis, resté seul, se dressa tout debout. Les bras croisés, il regarda d’un œil sévère, là, en face de lui, le portrait de son père et dit d’une voix forte :

— Voici.


C’est qu’en effet, pour avoir leurs regards tournés vers l’autre monde, les personnages animés par Fogazzaro n’en ont pas moins le sentiment de leurs devoirs ici-bas. On pourrait craindre que la vision et la préoccupation de l’au-delà ne les en détournât : elles les y maintiennent au contraire et les y poussent. Nous sommes ici en pleine morale catholique. L’auteur de Il Santo n’en a pas et ne veut pas en avoir d’autre. Chacun de nous vient en ce monde avec une mission, et cette mission peut présenter parfois des caractères spéciaux, mais la caractéristique essentielle en est la même chez tous : glorifier le Père ! c’est-à-dire faire que « son règne arrive » et par conséquent accomplir sa volonté. Or, le premier devoir est d’aimer le Seigneur, mais le second est d’aimer son prochain, et le second est semblable au premier. Il faut lire toutes les merveilleuses prédications du Saint. Elles n’ont pas d’autre substance ni d’autre objet. D’ailleurs, quelle pensée avait converti Pierre Maironi, en avait fait ce Benedetto humble, repentant, mais fort, mais souverainement maître de lui, sinon l’illumination subite de sa vie inutile, et le dégoût de cette vie, et la volonté de bander ses forces pour la glorification de Dieu, par l’amour de ses semblables ? Sans doute l’austère Louise, à la logique inflexible, au jugement purement intellectuel, reprochait à François de trop se contenter d’aimer Dieu et de le prier, et puis de s’abandonner oisivement à la contemplation de ses montagnes et de son lac, à la culture de ses fleurs, aux douces causeries, à la musique, au babillage d’Ombretta ! Et il est vrai que François méritait ce reproche. Mais vienne l’occasion de se montrer vraiment courageux et fort, viennent les luttes suprêmes pour l’indépendance de la patrie, et voici que François, abandonnant ses plantes et son « eau sédative, » va se faire blesser mortellement sur les champs de bataille. Vienne l’horrible catastrophe qui anéantit Louise et fait sombrer sa raison altière, et voici que François, malgré son immense douleur, redresse ses forces intactes pour continuer l’œuvre quotidienne en louant la bonté du Seigneur ! Sans doute aussi Conrad Silla meurt sans avoir rien fait, « inapte à vivre ; » Daniel Cortis s’effondre avant d’avoir pu prononcer un discours à la Chambre et il donne sa démission de député sans avoir rien tenté. Il semble que ces chrétiens soient frappés d’impuissance pour l’action ! C’est que tous, à n’en pas douter, ne sont encore, dans l’esprit de Fogazzaro, que des ébauches ; c’est que toute son œuvre est la gestation de Benedetto. Ils sont l’homme luttant, luttant sans cesse, troublé, vaincu, se relevant, se reprenant pour retomber encore et pour acquérir, par l’exercice incessant et la lente conquête de sa volonté, la pleine et définitive maîtrise de soi. C’est ainsi que dans la morale de Fogazzaro, comme dans la morale catholique, point n’est besoin d’action éclatante et que la vertu réside dans la pratique assidue des petits devoirs quotidiens. Benedetto prend bien soin de le répéter : il estime que celui-là glorifie le Père le plus magnifiquement, qui accomplit strictement sa tâche obscure avec le plus de perfection. Déjà Enrico s’écrie, dans Miranda :


Partout où on combat, un poste m’est réservé ! Pour toute foi altière qui m’affranchit un peu plus de la boue asservissante, pour tout puissant amour, pour tout mépris qu’il éveille en moi, soldat, en avant !


Plus tard, c’est Cortis qui est « une force motrice, « et dont le poste aussi est « en avant, très en avant ; » il repousse l’amour, si l’amour contredit à son devoir : il méprise l’opinion, si elle s’oppose à sa conception du devoir ; il brandit sa bannière qui est « d’un seul morceau, pour être solide, » et il marche !

Pourtant, ces âmes qui ne songent qu’à s’élever et à mépriser toute bassesse, elles ne sont point superbes ; elles ne sont point orgueilleuses. La première vertu de Benedetto, c’est l’humilité ! Nous ne croyons pas qu’il y ait dans toute la littérature moderne un seul roman où cette vertu apparaisse comme la dominante de l’œuvre, ainsi qu’a eu la hardiesse de le faire Antonio Fogazzaro. Or, ceci nous paraît un critérium décisif de son pur catholicisme.


V

Comment donc Fogazzaro est-il un catholique orthodoxe, fidèle, soumis, et comment cependant se pose-t-il en réformateur, c’est ce qu’il nous reste à rechercher dans Il Santo.

L’Église catholique, apostolique et romaine détient la vérité, toute la vérité, et elle est seule à la détenir ; Benedetto le déclare avec force à ceux de ses auditeurs qui sont précisément inquiets de ne pas reconnaître en l’Église la souveraine maîtresse de vérité. Et l’on sait que Benedetto, c’est notre auteur lui-même, nous livrant sa vie, son expérience, son esprit, son âme tout entière :


— L’Église est le trésor inépuisable de la vérité divine;... l’Église ne meurt pas, l’Église ne vieillit pas, l’Église a dans son cœur le Christ vivant, mieux qu’elle ne l’a sur les lèvres ; l’Église est un laboratoire de vérité sans cesse en action, et Dieu ordonne que vous restiez dans l’Église, que vous opériez dans l’Église, que, dans l’Église, vous soyez des sources d’eau vive.

Un souffle d’émotion et d’admiration agita l’auditoire, tel un murmure de brise ; Benedetto, qui avait peu à peu élevé la voix, se mit enfin debout.

— Mais quelle est donc votre foi, s’écria-t-il avec chaleur, si vous parlez de sortir de l’Église parce que vous êtes choqués par certaines doctrines surannées de ses chefs, par certains décrets des congrégations romaines, par certaines visées du gouvernement d’un Pontife ? Quels fils êtes-vous donc, si vous parlez de renier votre mère parce qu’elle ne s’habille pas à votre guise ? Un vêtement change-t-il le sein maternel ?


Et il ne s’agit pas d’une adhésion purement intellectuelle, accompagnée de sympathie plus ou moins lointaine pour l’Église pratiquante. Fils de l’Église par la foi, il faut l’être aussi dans l’exercice régulier du culte. Cette recommandation est sans doute des plus graves aux yeux de Benedetto, puisqu’elle figure parmi celles qu’il adresse sur son lit de mort aux disciples accourus vers son suprême enseignement :


Priez sans trêve et enseignez à prier... Que chacun de vous accomplisse les devoirs du culte ainsi que l’Église l’ordonne, selon une stricte justice et avec une parfaite obéissance.


Enfin, la soumission à l’Église n’entraîne pas seulement pour un catholique l’abandon de son âme à Dieu et de son esprit à la vérité révélée, mais encore l’obéissance aux chefs visibles. Quoi qu’on ait pu dire et écrire, la stricte nécessité de cette obéissance à l’autorité légitime, à la hiérarchie sacrée est à plusieurs reprises affirmée par l’auteur de Il Santo. Lorsque les réformateurs se réunissent chez Giovanni Selva pour échanger des idées et concerter un plan d’action, ils commencent par prier en commun : leur second mouvement est de se déclarer soumis à l’autorité ecclésiastique. Giovanni Selva y insiste : il faut que les réformes soient proposées par l’autorité légitime, et le but premier d’une action réformatrice est d’y convertir cette autorité. Quand Benedetto est chassé par le Père Abbé du couvent de Subiaco, l’une des trois conditions que lui pose dom Clément pour le revêtir de la robe bénédictine est de promettre l’obéissance à l’autorité de la Sainte Église. Enfin dans ses entretiens des Catacombes, alors que pourtant il adresse de sévères critiques à ces chefs, il redit avec énergie : « Comprenez-moi bien. Je ne juge pas la hiérarchie : je reconnais et j’honore l’autorité de la hiérarchie. » Le principe est nettement posé ; il ne l’est pas en passant, et comme par mesure de précaution ; il est donné comme une base indispensable et comme un point de départ essentiel.

Ainsi donc Fogazzaro est intégralement, ardemment, humblement catholique.

Quel vêtement veut-il donc changer au sein maternel ? Giovanni Selva l’indique d’une façon très nette : « Nous voulons des réformes dans l’enseignement religieux, des réformes dans le culte, des réformes dans la discipline du clergé, des réformes aussi dans le suprême gouvernement de l’Église. » On le voit : pas un mot d’insurrection contre le dogme, et quoi de surprenant, si nous croyons avoir démontré que l’existence de la révélation est un des pivots du système philosophique de Fogazzaro ? pas un mot contre le principe même de l’autorité, et quoi d’étonnant, si Fogazzaro croit de foi profonde que l’Église catholique est l’unique dépositaire de cette vérité révélée et par conséquent la mandataire de Dieu lui-même ? Mais l’Église catholique, précisément parce que Dieu lui a confié ce rôle et parce qu’elle doit le jouer parmi les hommes, c’est-à-dire par des moyens et par des organes humains, l’Église catholique se compose de deux élémens bien distincts. Elle est divine et elle est humaine. Elle est dépositaire de l’immuable et de l’éternel, mais elle le réalise dans le temps et dans le contingent, et par là elle doit nécessairement participer à l’imperfection et à la corruption de tout ce qui est créé. Elle-même l’a maintes fois reconnu. A diverses reprises elle a entrepris des réformes dans son propre sein. Ce que déclare Fogazzaro, c’est que le moment est venu d’y procéder une fois de plus.

Corruption dans ses agens, imperfection dans ses ministres : les messagers de la Divine Lumière s’attachent trop aux choses du temps ; ils ne dépouillent pas assez le vieil homme et leur cœur adhère trop souvent aux avantages du siècle. La richesse ne leur paraît pas assez incompatible avec l’esprit apostolique, et trop éloignés eux-mêmes de la sainte pauvreté, ils révèrent chez les autres le faste, le luxe et la mondanité. Puis, leur rôle auguste de dépositaires de la vérité les incite trop à s’en prévaloir pour dominer en tout et pour se croire en toutes choses et en tous lieux le droit de commander et de décider, comme si la vérité de Dieu n’était pas seulement allumée sur les sommets, l’homme gardant le soin et la responsabilité d’en rechercher et d’en parcourir suivant son jugement individuel les voies d’accès les plus propices ! Ainsi le clergé risque-t-il, par une compréhension inexacte et exagérée de son rôle, de tarir des sources vives de pensée et d’action. Dangereux à un autre point de vue se montrent pour lui la fréquentation et le voisinage des choses éternelles : il est tenté de faire participantes de l’éternité et de l’immobilité les choses passagères, changeantes et susceptibles de progrès. Danger terrible que celui-là, car il risque de montrer l’Église en retard sur des certitudes acquises de l’esprit humain, sur des améliorations sociales définitivement réalisées, sur des conquêtes d’autant plus chères à l’homme qu’elles ont été payées de plus d’efforts !

Et cela, ce n’est pas seulement dans la discipline, ce n’est pas seulement dans les vieux usages de la Cour vaticane, c’est au cœur même de ta pensée catholique qu’on en voit les pernicieux effets. Toutes ces corruptions, Benedetto les indique au Souverain Pontife en le suppliant d’y porter remède ; mais c’est à cette dernière surtout qu’il s’attache, comme à celle qui menace d’arracher à l’Église le plus grand nombre de ses enfans. Le dogme doit par essence et dans son essence rester immuable ; mais le Seigneur ne nous a révélé que la Vérité suprême et, par delà cette vérité, le champ est immense à cultiver dans notre esprit par des moyens purement humains. C’est ainsi que Dieu nous est révélé ; mais l’idée que nous nous en faisons, la représentation que nous en donne notre esprit, la conception qu’en réalise notre intelligence se développent humainement suivant le développement même de la pensée humaine. La Foi est confiée à la science comme son point de départ sur lequel, nous l’avons vu, la science doit s’élever ! Entre l’une et l’autre, l’harmonie ne doit pas cesser, puisqu’elles sont de même essence, et que la science n’est à le bien prendre que le développement et l’illumination de la foi. Or la vérité scientifique est constamment changeante et sujette au progrès. L’Église se renierait elle-même si elle s’arrêtait à l’un des stades de l’esprit humain. N’est-ce pas ce qu’elle fait en répudiant parfois les cosmologies modernes ou les exégèses nouvelles, ou en frappant les écrivains d’esprit hardi qui sont à l’avant-garde de la pensée moderne ? Voilà la pensée profonde de Fogazzaro : ceux qui parlent -au nom de l’Église ne savent pas assez distinguer l’immuable du changeant, et ainsi ils immobilisent l’élément qui doit progresser. C’est donc seule la partie humaine de l’Église qui est à réformer, et la réforme n’en atteindrait en rien la partie divine. Et sans doute la distinction n’est pas facile à faire puisque l’auteur de Il Santo, pour avoir voulu trop bien démontrer sa thèse, a représenté les élémens de l’Église en une attitude si tristement humaine, si généralement humaine, si uniquement humaine qu’il s’est attiré une censure ecclésiastique.

Enfin, ce n’est pas seulement la foi qui a besoin d’être purifiée par l’harmonie avec la marche ascensionnelle de l’esprit humain, c’est le culte aussi. Il faut, nous l’avons vu, respecter et pratiquer le culte traditionnel de l’Église, mais il faut prendre garde de le laisser abaisser et corrompre. Il y a assez de dévotions extérieures. On sent ici que l’écrivain est Italien et qu’il a dû être souvent affligé du caractère trop Imaginatif et trop peu intérieur de certaines émotions et de certaines pratiques qui s’étalaient autour de lui. Mais que l’on comprenne bien sa pensée et qu’on ne la dénature pas ! Ce n’est pas le culte qu’il blâme, c’en est l’excès ; et si Benedetto nous conseille de nous replier sur nous-mêmes pour y parler intimement au Seigneur dont la présence y est sensible, cette prière intime ne lui paraît que le complément et la suite des rites collectifs, traditionnels et liturgiques.

Par-dessus tout et avant tout, l’homme doit se purifier lui-même. La première condition de tout progrès, individuel ou social, est de mener une vie haute, noble, sainte. Quand la vie est sainte et la conscience pure, les actes en sont transfigurés. Il n’y a si déconcertante dévotion qui ne rapproche de Dieu, « parce qu’au regard des profondeurs infinies de Dieu, il y a peu de différence entre la foi d’une humble femme » et celle d’un savant, et que celui dont la conscience est juste, c’est celui-là qui passera le premier dans le royaume de Dieu. Quand un juste a l’esprit de charité, de paix, de sagesse, de pauvreté, de pureté, de force, il est, à lui seul, plus profitable au catholicisme et au Père céleste que « tous les congrès, les cercles et les victoires électorales. »

Mieux encore est-il, assurément, d’unir en soi les deux choses : de glorifier Dieu par sa vie, de le glorifier par les œuvres de l’esprit. Fogazzaro s’est qualifié lui-même de Chevalier de l’Esprit saint : il voulait dire par là qu’il cherchait à travailler à l’agrandissement dans les esprits de l’idée même de Dieu et au développement sur terre de son Église. Sera-t-il permis à ceux qui le connaissent de donner à cette expression son sens complet et lumineux : héraut par la parole, chevalier par la vie, l’une et l’autre étant en harmonie parfaite et se complétant en se multipliant sous l’action profonde et consciente, nous voudrions l’avoir démontré, d’une seule pensée, d’un seul amour, d’un seul vouloir ? Et l’on comprendra qu’un tel homme ait pu écrire ces admirables paroles :


Priez sans cesse et apprenez à prier sans cesse. Cela est le premier fondement. Quand l’homme aime vraiment d’amour une personne humaine ou une idée de son propre esprit, sa pensée s’attache continuellement en secret à l’objet de son amour tandis qu’il vaque aux occupations les plus diverses de la vie, qu’il ait d’ailleurs une vie d’esclave ou une vie de roi ; et cela ne l’empêche pas d’être attentif à sa tâche et il n’a pas besoin d’adresser beaucoup de paroles à l’objet aimé. Les hommes qui vivent dans le monde peuvent ainsi porter dans leur cœur une créature, une idée de vérité ou de beauté. Pour vous, portez toujours dans votre cœur le Père que vous n’avez pas vu, mais que vous avez tant de fois senti comme un esprit d’amour s’élevant en vous, y mettant le très doux désir de vivre pour lui. Si vous agissez ainsi, votre action sera toute vivante de l’esprit de vérité.


ROBERT LÉGER.


M. Robert Léger venait à peine de terminer cette étude quand il est mort prématurément, quelques jours avant la conférence que M. Fogazzaro a faite récemment à Paris. (N. D. L. R.)