Les Hypocrites
LES HYPOCRITES
Ce fut dans le tems que la plus agréable saison
de l’année habille la campagne de ses livrées, qu’une
femme arriva dans Tolède, ville d’Espagne la plus
ancienne et la plus renommée. Cette femme étoit
belle, jeune, artificieuse, et si ennemie de la vérité,
qu’il se passoit des années entières sans que cette
vertu parût une fois seulement dans sa bouche ; et
ce qui est de plus merveilleux, c’est qu’elle ne s’en
trouva jamais mal, au moins ne s’en plaignit-elle
jamais. Aussi mentoit-elle quasi toujours avec succès ;
et il n’y a rien de plus vrai qu’une bourde de sa
façon a quelquefois mérité l’approbation des plus
sévéres ennemis du mensonge. Elle en pouvoit fournir
les poëtes et les astrologues les plus achalandés ;
enfin cette grâce naturelle fut telle, que jointe à
la beauté de son visage elle lui acquit en peu de
tems des pistoles à proportion de ses attraits. Ses
yeux étoient noirs, vifs, doux, bien fendus, braves
de la dernière bravoure quoique grands fanfarons,
convaincus de quatre ou cinq meurtres, soupçonnés
de plus de cinquante qui n’étoient pas encore bien
vérifiés ; et pour les misérables qu’ils avoient blessés ;
le nombre ne s’en pouvoit compter ni même s’imaginer.
Jamais on ne s’habilla mieux qu’elle ; la moindre
épingle attachée de sa main, avoit un agrément
particulier. Elle ne prit jamais avis de personne sur
sa coëffure, et son seul miroir étoit tout à la fois
son conseil d’état, de guerre et de finance. O la
dangereuse femme à voir ! puisqu’on ne pouvoit
s*empêcher de l’aimer , et qu’on ne pouvoit l’aimer
longtems et être longtems à son aise. Cette dame
faite de la façon que je viens de vous la dépeindre,
entra dans Tolède au commencement de la nuit, et dans le tems que tous les cavaliers de la ville
faisoient une mascarade aux noces d’un seigneur
étranger qui se marioit avec une demoiselle de l’une
des meilleures maisons du pays. Les fenêtres étoient
éclairées de flambeaux, et encore plus des beaux
yeux des dames, et le grand nombre de lumières
avoit rendu aux rues le jour que la nuit leur avoir
ôté. Les dames de moindre condition couvertes de
leurs mantes, ne découvraient à ceux qui les regardoient
que ce qu’elles avoient de plus digne d’être
regardé. Plusieurs braves, ou plutôt batteurs de pavé
étoient sur leurs voies : j’entens parler de ces faineans,
dont les grandes villes sont pleines, qui ne se soucient
pas que leurs bonnes fortunes soient vraies,
pourvu qu’elles soient crues telles, ou du-moins mises
en doute ; qui n’attaquent jamais qu’en troupe, et
toujours avec insolence ; et qui en vertu de leur
bonne mine, et d’une estocade qui use leurs
chausses, croyent avoir jurisdiction sur les vies d’autrui,
et faire mourir toutes les femmes d’amour,
et les hommes de peur. O que les diseurs de douceurs
eurent ce jour-là de quoi s’exercer, et que l’on y
fit de basses équivoques ! Un jeune-homme entr’autres,
qui d’écolier s’étoit depuis peu fait page, se
surpassa soi-même à dire des sottises devant notre
Héroïne, et jamais ne fut plus satisfait de sa personne.
Il l’avoit vue descendre de son carosse de
louage, et en avoit été ébloui ; et ne voulant pas
s’en tenir-là il l’avoit suivie jusqu’à la porte du logis
où elle avoit loué une chambre, et de-là par tout
où l’envie de voir quelque chose la porta. Enfin
l’étrangere s’étant arrêtée en un lieu qui lui parut
commode pour voir les masques à son aise, le Page
éloquent paré ce jour-là de linge blanc, et plus
propre qu’à l’ordinaire, eut bientôt lié conversation
avec elle, qui en avoit bien vu d’autres. Elle étoit la femme du monde qui engageoit avec plus d’adresse
et de malice un jeune sot à hasarder beaucoup d’impertinences.
Jugez donc, si trouvant en ce page
un téméraire parleur, elle ne lui fit pas dire au-delà
de ce qu’il savoit. Elle l’enivra de louanges,
et en fit après tout ce qu’elle voulut. Elle sut de
lui qu’il servoit un vieux cavalier d’Andalousie,
oncle de celui qui se marioit, et pour qui toute
la ville étoit en réjouissance; qu’il étoit un des plus
riches hommes de sa condition, et qu’il n’avoit
point d’autre héritier que ce neveu, qu’il aimoit
beaucoup, quoiqu’il fût un des plus perdus jeunes
hommes d’Espagne, amoureux de toutes les femmes
qu’il voyoit, et qui outre les courtisanes et les femmes
dont il avoit gagné les bonnes grâces par sa
galanterie ou par ses présens, s’étoit souvent porté à
des violences de satyre avec des filles de toutes
sortes de conditions. Il ajoûta que ses folies avoient
beaucoup coûté à son vieil oncle, et que c’étoit ce
qui l’avoit le plus porté à marier son neveu, pour
voir si changeant de condition il ne changerait point
de mœurs. Tandis que le page lui révéloit tous les
secrets et toutes les affaires de son maître, elle
lui pervertissoit l’esprit, se récriant sur les moindres
choses qu’il disoit, faisant remarquer à ceux de sa
compagnie combien et avec quelle grâce il disoit
d’agréables choses ; et enfin, n’oubliant rien de ce
qu’il falloit pour achever de gâter un jeune homme,
qui n’avoit déjà que trop bonne opinion de
soi-même. Les louanges et les applaudissemens que
donne une belle bouche sont bien à craindre. Le
pauvre page n’eut pas plutôt appris à Hélène qu’il
étoit de Valladolid , qu’elle se mit à parler avantageusement
de cette ville et de ses habitans, et
après s’être emportée en les louant jusqu’à l’hyperbole,
elle dit au pauvre page, que de tous ceux qu’elle avoit connu de ce pays-là, elle n’en avoit
point vu de si bien fait et de si accompli que lui.
Ce fut-là le dernier coup de lime qui l’acheva.
Cependant il fallut se retirer. Elle invita elle-même
l’insensé de la ramener chez elle, et il ne faut pas
demander si elle ne lui donna pas la main plutôt
qu’à un autre. Il sentoit des tressaillemens de joie,
qui lui faisoient faire de tems en tems des actions
de fou, et il concluoit en lui-même qu’il ne falloit
jamais désespérer dé sa bonne fortune, quelque
misérable que l’on fut. Héléne étant arrivée dans sa
chambre, lui fit donner le meilleur siège. Il étoit
si étourdi de son bonheur, que s’étant voulu asseoir
avant d’être en mesure, il avoit donné du cul en
terre, répandu son manteau, son chapeau, et ses
gants par la place, et s’étoit quasi percé le corps de
son poignard, qui étoit sorti du fourreau lorsqu’il
tomba. Héléne l’alla relever, faisant la furieuse
comme une tigresse à qui on a enlevé ses petits ;
elle ramassa son poignard, et lui dit qu’elle ne pouvoir
souffrir qu’il le portât le reste du jour, après
le péril qu’il lui avoit fait courir. Le page rassembla
tout le débris de son naufrage, et fit plusieurs mauvais
complimens accommodés au sujet. Cependant
Héléne faisoit semblant de ne pouvoir se remettre
de la frayeur qu’elle avoit eue, et se mit à admirer
la beauté du poignard. Le page lui dit qu’il venoit
de chez son vieux maître, qui l’avoit autrefois donné
à son neveu avec l’épée et la garniture assortie, et
qu’il l’avoit choisie ce jour-là entre plusieurs autres,
qui étoient dans la garderobe de son maître, pour
se parer dans ce jour de fête public. Héléne fit
esperer au page qu’elle pourroit bien aller déguisée
voir de quelle façon les personnes de condition se
marioient à Tolède. Le page lui dit que la cérémonie ne s’en feroit qu’à minuit, et lui offrit la collation
dans la chambre du maître-d’hôtel, qui étoit son
ami : il pesta ensuite contre son malheur, de ce
qu’il étoit obligé de quitter la plus agréable compagnie
du monde, pour s’aller ennuyer avec son
vieux maître, que ses incommodités de vieillard
retenoient au lit ; il ajouta qu’à cause de ses goutes
il ne seroit point aux noces qui se faisoient dans
une maison de la ville, fort éloignée de la sienne,
qui étoit l’hôtel du comte Fuensalide. Il étudioit
ensuite quelque joli compliment de sortie, quand
on frappa rudement à la porte. Héléne en parut
troublée, et pria le page d’entrer dans un petit
cabinet, où elle l’enferma pour plus long-tems qu’il
ne pensoit : celui qui frappoit si rudement à la porte,
étoit un brave à fausses enseignes, galant d’Héléne,
et que par bienséance elle faisoit passer pour son
frère. Il étoit complice de ses méchantes actions,
et l’ordinaire instrument de ses menus plaisirs. D’abord
elle lui fit part du page enfermé, et du dessein
qu’elle venoit de former sur les pistoles de son vieux
maître, dont l’exécution demandoit autant de diligence
que d’adresse. En un moment les mules, quoique
déjà bien fatiguées, furent remises au carosse
qui les avoit amenés de Madrid, et Héléne et sa
compagnie, qui étoit composée du redouté Montufar,
d’une vieille nommée Mendez, vénérable pour son
chapelet et son harnois de prude, et d’un petit laquais,
s’embarqua dans ce vaisseau délabré, qui les
porta dans la rue des chrétiens modernes, dont la
foi est encore plus récente que les habits qu’ils
vendent. Les masques couroient encore les rues,
et il arriva que le marié masqué comme les autres,
rencontra le carosse d’Héléne, et vit cette dangereuse
étrangére, qui lui sembla Vénus en portière, pu le soleil courant les rues : il en fut si charmé,
que pour peu de chose il eût abandonné ses nôces,
pour se jetter à corps perdu dans la conquête de
çette charmante inconnue ; mais pour-lors la prudence lui fit étouffer un désir emporté, qui ne faisoit
encore que de naître. Il suivit sa troupe de masques,
et le carosse de louage continua son chemin
à la friperie, où en moins de rien et sans marchander
Hélène s’habilla de deuil depuis les pieds
jusqu’à la tête, fit habiller de la même parure la
vieille Mendez, Montufar, et son petit laquais, et
remontant en carosse fit toucher le cocher à l’hôtel
du comte de Fuensalide. Le petit laquais y entra,
s’informa de l’appartement du marquis de Villefagnan,
et alla lui demander audience pour une dame
étrangère des montagnes de Léon, qui avoit à lui
parler pour une affaire de conséquence. Le bonhomtne fut surpris de la visite d’une telle dame,
et à telle heure. Il se composa sur son lit le mieux
qu’il put, rajusta son colet fourbi, et se fit mettre
sous le dos deux carreaux de plus qu’il n’en avoit,
pour recevoir une si importante visite avec plus
de bienséance. Il se tenoit en cet état, la vue attachée
sur la porte de sa chambre, lorsqu’il y vit
entrer, non sans grande admiration de ses yeux, et
non moindre altération de son cœur, le funeste
Montufar, autant couvert de deuil lui seul qu’un
convoi entier, suivi de deux femmes de même parure,
dont la plus jeune, qu’il tenoit par la main
et qui se cachoit une partie du Visage avec son
voile, paroissoit la plus triste et la plus considérable.
Un laquais lui portoit une queue si longue, si ample,
et où il entroit tant d’étoffe, que lorsqu’elle fut
épanouie, tout le plancher de la chambre en fut
couvert. Dès la porte ils saluèrent le vieillard malade de trois profondes révérences, sans y compter celle
du petit laquais, qui ne fit à la sienne rien qui
vaille. Au milieu de la chambre autres trois révérences
toutes d’un même tems, et autres trois avant
de prendre des sièges, qui leur furent approchés
par un jeune page, camarade de celui qu’Héléne
tenoit enfermé dans sa chambre ; mais ces trois
dernières révérences furent telles, qu’elles firent
presque oublier les premières. La partie courtoise
de l’ame du vieillard en fut toute émue ; les dames
s’assirent, et Montufar et le petit laquais se retirèrent
tête nue auprès de la porte. Cependant le
vieiliard se tuoit de leur faire des complimens, et
s’affligeoit de leur deuil avant d’en savoir la cause,
qu’il les pria de lui apprendre, comme aussi le sujet
qui lui faisoit avoir l’honneur de les voir à une
heure si indue pour des personnes de leur condition.
Héléne, qui ne savoit que trop la force d’émouvoir
et de persuader qu’ont deux beaux yeux qui pleurent,
fit déborder les siens en un torrent de larmes, et
sa bouche en des soupirs et des sanglots interrompus,
d’un ton qu’elle haussoit et baissoit selon qu’elle
jugeoit à propos, faisant paroître de tems en tems
la beauté de sa main qui essuyoit ses larmes, et
découvrant quelquefois son visage pour faire voie
qu’il étoit aussi affligé que beau. Le vieillard attendoit avec impatience qu’elle parlât, et commençoit
de l’espérer, car le fleuve de larmes débordé s’étoit
déjà séché sur la campagne de lys et de roses qu’il avoit inondée, quand la vieille Mendez, qui jugea
à propos de reprendre le chant lugubre où l’autre
l’avoit laissé, commença à pleurer et à sanglotter
avec tant de force, que ce fut malheur et honte
pour Héléne de ne s’être pas assez affligée. La vieille
ne s’en tint pas-là: pour avoir sur Héléne l’avantage d’avoir bien fait, elle crut qu’une poignée ou deux
de cheveux ne feroient pas un petit effet sur l’auditoire.
Aussi-tôt dit, aussi tôt fait. Elle fit un grand
dégât à sa tête : mais la vérité est qu’il n’y alloit
rien du sien, et qu’il n’y avoit pas un seul cheveu
qui fut de son crû. Héléne et Mendez s’affligeoient
ainsi à l’envi, quand Montufar et le laquais, au
signal concerté entre eux, se firent entendre auprès
de la porte, soupirans et pleurans, à ne porter
point envie aux pleureuses d’auprès du lit, que ce
nouveau chœur de musique lugubre remit en humeur
de s’affliger. Le vieillard se desespéroit de voir tant
pleurer, et de ne pouvoir apprendre pourquoi. Il
pleuroit aussi selon ses forces, sanglottoit autant
que pas un de la compagnie, et conjuroit par toutes
les puissances du ciel, les dames affligées de
modérer un peu leur affliction, et de lui en apprendre
le sujet, leur protestant que sa vie seroit
la moindre chose qu’il voudroit hazarder pour elles ,
et regrettant leur jeunesse passée, pour témoigner
par des effets la sincérité de ses desseins. Elles se
radoucirent à ces paroles, leurs visages se déridérent,
et elles crurent avoir assez pleuré pour pouvoir ne
pleurer plus sans se faite tort ; outre qu’elles étoient
grandes ménagères du tems, et quelles savoient
bien qu’elles n’en avoient point à perdre. La vieille
donc levant sa mante de dessus sa tête, afin que
son vénérable visage lui donnât tout le crédit dont
elle avoit besoin, déclama de cette sorte. Dieu
par sa toute-puissance garde de mal monsieur le
marquis de Villefagnan, et lui donne toute la santé
qui lui est nécessaire, quoiqu’à dire la vérité, ce
que nous venons lui apprendre ne soit guère propre
à lui donner de la joie, qui est la fleur de la santé ;
mais notre malheur est tel, qu’il faut que nous le
communiquions aux autres. Le marquis de Villefagnan
se frappa alors la cuisse du plat de sa main,
et tirant un grand soupir de sa poitrine : Plaîse à
dieu que je me trompe, s’écria-t-il ! voici quelque
nouvelle jeunesse, ou plutôt quelque folie de mon
neveu. Achevez, madame, achevez, et pardonnez-moi si je vous ai interrompue. La vieille se remit
à pleurer au-lieu de répondre, et Héléne prit la
parole : puisque vous savez par expérience, dit-elle,
que votre neveu est esclave de ses passions, et que
vous avez eu souvent à faire cesser le bruit de ses
violences, vous ne ferez pas difficulté de croire
celle qu’il m’a faite. Quand vous l’envoyâtes à Léon
le printems passé, il me vit dans une église, et
me dit d’abord des choses telles que si elles eussent
été vraies, nous n’avions l’un et l’autre qu’à demeurer,
de peur de la justice, dans cette église, moi
comme son assassine, et lui comme un homme mort
et prêt à mettre en terre. Il me dit cent fois que
mes yeux l’avoient tué, et n’oublia pas la moindre
flaterie de celles dont les amans se servent pour
abuser de la simplicité d’une fille. Il me suivit
jusqu’en mon logis, passa à cheval devant mes fenêtres,
tous les jours et toutes les nuits y fit entendre
des musiques. Enfin, voyant que toutes ses promesses
amoureuses ne lui servoient de rien, il gagna par
des présens une esclave Nègre, à qui ma mére avoit
promis sa liberté, et par son conseil me surprit
dans un jardin que nous avions dans le fauxbourg
de la ville. Je n’avois avec moi que l’esclave infidéle ; il étoit accompagné d’un homme aussi méchant
que lui, et il avoit donné de l’argent au jardinier
pour le faire aller à l’autre bout de la ville, sous
prétexte d’une affaire importante. Que vous dirai-je
davantage ? il me mit son poignard à la gorge ; et voyant que ma vie m’étoit moins chère que mon
honneur, à l’aide du complice de son crime il me
prit par force, ce qu’il n’eût jamais obtenu par
ses cajolleries. L’esclave fit la furieuse, et pour
mieux cacher sa perfidie, se fit légèrement blesser
à une main, et ensuite fit l’évanouïe. Le jardinier
revint, votre neveu épouvanté de son crime même,
se sauva par-dessus la muraille du jardin avec tant
de précipitation, qu’il laissa tomber son poignard
que je ramassai. Cet insolent jeune-homme n’avoit
pourtant alors rien à craindre ; car n’étant pas en
état de le faire arrêter, j’eusse eu assez de foras
sur mon esprit pour faire bonne mine et pour dissimuler
l’effroyable malheur qui venoit de m’arriver.
Je fis ce que je pus pour ne paraître pas plus triste
qu’à lordinaire. La méchante esclave disparut à
quelque tems de-là. Je perdis ma mére, et puis
dire que j’aurois tout perdu avec elle, si ma tante
que vous voyez, n’avoit eu la bonté de me recevoir
chez elle, où elle ne met aucune différence entre
ses deux aimables filles et moi. C’est en sa maison
que j’ai appris que votre neveu étoit si éloigné de
réparer le tort qu’il m’avoit fait, qu’il étoit prêt
à se marier en cette ville. Je suis venue en la plus
grande diligence que j’ai pu, afin qu’avant de sortir
de votre chambre, vous me donniez en argent ou
en pierreries deux mille écus pour me rendre religieuse ;
car après ce que je sais par expérience du
naturel de ce cavalier je ne pourrais jamais me
résoudre à l’épouser, quand lui et tous les siens
voudraient me le persuader par toutes sortes d’offres
et de prières. Je sai bien qu’il se marie cette nuit,
mais je vais m’y opposer, et faire un éclat qui
lui nuira toute sa vie, si vous n’y donnez l’ordre
que je viens de vous proposer. Et pour faire voir, ajoûta-t-elle, qu’il n’y a rien de plus vrai que ce
que je vous dis de la violence que m’a fait votre
neveu, voilà le poignard qu’il me mit à la gorge,
et plût à dieu qu’il eût fait plus que m’en menacer !
Elle recommença de pleurer en achevant son
discours. Mendez prit un ton plus haut qu’elle,
et le chœur de musique d’auprès de la porte, dont
le petit laquais faisoit le dessus, et Montufar la
basse, ne se fit pas entendre avec moins d’ambition.
Le vieillard qui n’avoit déjà que trop facilement
cru ce que lui avoit dit la plus fourbe de toutes
les femmes, ne vit pas plutôt le poignard, qu’il
le reconnut d’abord pour celui qu’il avoit autrefois
donné à son neveu. Il ne songea donc plus qu’à
empêcher que ses nôces ne fussent point troublées.
Il l’eût bien envoyé quérir, mais il eut peur que
quelqu’un fût assez curieux pour en vouloir savoir
le sujet ; et comme on craint extrêmement quand
on désire de même, il ne vit pas plutôt les dames
affligées faire mine de s’aller opposer à des nôces
qu’il désiroit ardemment, et qui lui avoient donné
beaucoup de peine à conduire jusqu’où elles étoient,
qu’il se fit apporter une cassette pat son page,
et lui fit compter deux mille écus en pièces de
quatre pistoles. Montufar les reçut et les recompta
une à une, et le vieux marquis leur ayant fait
promettre qu’ils se trouveraient le lendemain chez
lui, fit mille excuses aux dames de ce qu’il ne pouvoit
les conduire jusqu’à leur carosse. Elles y montèrent
fort satisfaites de leur visite, et firent reprendre
au cocher le chemin de Madrid, se figurant
que si on avoit à les suivre ce serait du coté de
Léon. Leurs hôtesses cependant voyant que ses hôtes
ne paroissoient point, entra dans leur chambre : elle
trouva le page dans le cabinet, qui ne pouvait comprendre pourquoi on l’avoir enfermé, et elle
le laissa aller, parce qu’elle le connoissoit, ou plutôt
parce qu’elle trouva le compte de ses meubles.
Ceux qui font profession de dérober et qui en tirent
toute leur subsistance, ne craignent point dieu, et
ont toujours à craindre les hommes. Ils sont de
tous pays, et n’ont jamais de demeure assurée.
Aussi-tôt qu’ils ont mis le pied dans un lieu, ils
y profitent le plutôt qu’ils peuvent avec un seul,
et se brouillent avec tous les autres. Ce malheureux
métier qui s’apprend avec tant de travail et
de diligence, est différent des autres, en ce qu’on
les quitte après y avoir vieilli, et qu’on manque
de forces ; et celui de dérober ne se quitte presque
jamais que dans la jeunesse et faute de vie. Il faut
que ceux qui l’exercent y trouvent bien des charmes,
puisqu’ils hazardent pour eux un grand nombre
d’années que leur ôte tôt ou tard le bourreau. Hélène,
Mendez et Montufar, n’avoient pas ces belles
réflexions-là dans la tête, mais bien une peur effroyable
d’être suivis ; Ils donnèrent à leur cocher
le double de ce qu’il lui falloit, afin qu’il pressât
ses chevaux, ce qu’il fit avec excès pour plaire à
des gens qui l’avoient payé de-même, et on peut
croire que jamais carosse de louage n’alla plus vite
sur la route de Madrid. Ils n’avoient pas envie de
dormir, quoique la nuit fût fort avancée. Montufar
étoit fort inquiet, et témoignoit par ses soupirs fréquens plus de repentir que de satisfaction.
Héléne qui voyoit clair dans sa pensée, voulut le
divertir en l’informant des particularités de sa vie,
dont jusqu’alors elle lui avoit fait un secret. Puisque
je te vois de mauvaise humeur, lui dit-elle,
je veux contenter l’envie que tu as roujours eue
d’apprendre qui je suis, et d’être informé des aventures qui me sent arrivées avant notre connoissance. Je te dirais bien que je suis de bonne
maison, et me donnerais bien un nom illustre,
comme fait aujourd’hui la plupart du monde ; mais
je veux être si sincère avec toi, que je te découvrirai
jusqu’aux moindres défauts de ceux qui m’ont
mise au monde. Mon pére donc étoit Gallicien
d’origine, laquais de profession, ou, pour parler
de lui plus honorablement, estafier. La mémoire
du patriarche Noé lui étoit fort vénérable pour la
seule invention de la vigne ; et sans rattachement
qu’il avoit pour le vin, on peut dire de lui qu’il
en avoit fort peu pour les biens temporels de ce
monde. Ma mére étoit de Grenade, esclave, pour
vous parler franchement ; mais on ne peut aller
contre son étoile. Elle répondoit au nom de Marie
que lui avoient donné ses maîtres, et c’étoit son
nom de baptême ; mais on lui eût laie plus grand
plaisir de l’appeller Zara, qui étoit son nom de
mosquée ; car puisqu’il vous faut tout dire, elle
étoit chrétienne par complaisance et par coutume,
et Maure en effet. Elle se confessoit pourtant souvent, mais plutôt des péchés de ses maîtres que
des siens ; et comme elle entretenoit bien plus son
confesseur du mal qu’elle avoit à servir que de ses
défauts, et lui faisoit bien valoir sa patience, son
confesseur qui étoit un saint homme, et qui jugeoit
des autres par lui-même, la croyoit sur sa parole,
et la louoit au-lieu de la reprendre ; ainsi qui eût
été assez ptès de ma mére quand elle se confessoit,
n’eût entendu que des louanges de part et d’autre.
Vous êtes peut-être en peine de savoir comment
je suis informée d’un secret si particulier, et vous
pouvez bien penser que ce n’est pas de ma mére
que je le sai ; mais je suis fort curieuse de mon naturel, et toute jeune que j’aye été, ma mére
ne s’est jamais confessée que je ne me sois approchée
d’elle le plus que j’ai pu pour entendre sa
confession. Toute bazanée ou plutôt noire qu’elle
étoit, son visage et sa taille n’étoient pas sans agrémens,
et plus de six chevaliers commandeurs des
croix rouges et vertes n’ont pas dédaigné d’avoir
ses bonnes grâces. Elle étoit si charitable, qu’elle
les accordoit à tous ceux qui les lui demandoient ;
et elle fut d’une ame si reconnoissante envers ses
maîtres, que pour les récompenser en quelque façon
de la peine qu’ils avoient eue à la nourrir dès sa
jeunesse, elle faisoit tous les ans ce qu’elle pouvoit
pour leur donner un petit esclave mâle ou femelle ;
mais le ciel ne secondoit pas sa bonne intention,
et tous les petits demi-négres de sa façon mouroient
dès leur naissance. Elle fut plus heureuse à élever
les enfans des autres. Ses maîtres qui perdoient
tous les leurs dès le berceau, la firent nourrice d’un
garçon désespéré des médecins, qui en peu de tems,
par le soin et par les bonnes qualités du lait de
ma mére, donna bientôt des signes d’une parfaite
santé, et l’espérance d’une longue vie. Ce bonheur
fut cause que la maîtresse de ma mére lui donna
sa liberté en mourant. Voilà ma mére libre ; elle
se mit à blanchir du linge, et y réussit si bien,
qu’en peu de tems il n’y eut pas un courtisan dans
Madrid qui crût son linge bien blanchi, s’il ne
l’avoit été des mains de la Moresque. En ce tems-là
elle remit en pratique les leçons que sa mére
lui avoit données autrefois, pour avoir commerce
avec les gens de l’autre monde. Elle avoit abandonné
cet exercice chatouilleux, plus par modestie,
et pour se trouver fatiguée des louanges qu’on lui
donnoit d’être excellente en son art, que par crainte de la Justice. Enfin donc elle s’y redonna toute
entière, pour faire seulement plaisir à ses amis ;
et en peu de tems elle y acquit de si belles connoissances,
et se mit en tel crédit dans la cour des
ténébres, que les démons de la plus grande réputation
ne se fussent pas tenus pour bons diables,
s’ils n’eussent fait amitié avec elle. Je ne suis pas
vaine et je ne mens jamais, ajouta Héléne, et je
ne donnerais pas à ma mére de bonnes qualités qu’elle
n’auroit pas eues ; mais je dois pour le moins ce
témoignage à sa vertu. Les secrets qu’elle vendoit,
ceux qu’elle révéloit, et ses oracles qui la faisoient
montrer au doigt dans les rues, étoient des talens
vulgaires entre ceux de sa nation, en comparaison
de ce qu’elle savoit en matière de pucelages. Telle
fleur de virginité a éré plus entière après qu’elle y
a mis la main, qu’elle n’étoit avant sa flétrissure ,
et s’est mieux vendue la seconde fois que la première.
Elle pouvoit avoir quarante ans, quand elle
se maria avec mon pére le bon Rodrigues. On
s’émerveilla dans le quartier, de ce qu’un homme
qui aimoit tant le vin, se marioit avec une femme
qui n’en buvoit point, comme fidèle à Mahomet,
et qui avoit toujours les mains dans l’eau comme
blanchisseuse. Mais mon pére disoit à cela, que
l’amour rendoit toutes choses faciles. Elle fut grosse
quelque tems après, et accoucha heureusement de
moi. Cette joie ne dura pas longtems dans la maison.
J’avois six ans, quand un prince fit habiller cent
laquais de livrées, pour paraître dans un combat
de taureaux ; mon pére fut un des choisis, but
sans discrétion ce jour-là, s’alla jetter dans le passage
d’un taureau furieux qui le mit en pièces.
Je me souviens qu’on en fit des chansons, et que
l’on disait sur la mort de mon pére, que chacun haïssoit ceux de sa profession. Je n’ai su que longtems
depuis, que l’on entendoit par-là lui reprocher
qu’il portoit des cornes comme un taureau ; mais
on ne peut faire taire les mauvaises langues, ni
défendre au peuple ses mauvaises railleries. Ma
mére s’affligea de la mort de mon pére, je m’en
affligeai aussi ; elle se consola, et je me consolai.
Ma beauté, quelque tems après, commença à faire
parler de moi. Il y eut presse dans Madrid à me
mener au cours et à la comédie, et à me donner
des collations sur les bords du Mansanarés. Ma
mére me gardoit comme un argus, jusques-là que
j’en murmurais ; mais je reconnus bientôt que ce
n’avoit été qu’à mon profit. Sa sévérité et le haut
prix où elle me mettoit, fit valoir sa marchandise,
et causa de l’émulation entre ceux qui me
faisoient les doux yeux. Je fus entr’eux à l’enchère,
chacun d’eux crut m’avoir emportée sur son rival ,
et chacun crut avoir trouvé ce qui n’y étoit plus.
Un riche Génevois qui ne paroissoit point sur les
rangs, fit reluire tant d’or aux yeux de ma prudente
mére, et lui fit voir tant de franchise en
son procédé, qu’elle favorisa ses bonnes intentions.
Il eut le premier place en mes bonnes grâces,
mais cette primauté lui coûta bon. On eut pour
lui de la fidélité, tant que l’on crut qu’il doutoit
de la nôtre ; mais aussi-tôt qu’il nous en parut
persuadé, nous lui en manquâmes. Ma mére étoit
trop sensible aux peines d’autrui, pour n’être pas
touchée des plaintes continuelles de mes amans,
tous les principaux de la cour et tous fort riches.
Il est vrai qu’ils ne répandoient pas l’argent comme
le Génevois ; mais ma mére qui savoit estimer les
grands profits, ne méprisoit pas les petits ; outre
qu’elle étoit obligeante par principe de charité plutôt que d’intérêt. Le Génevois fit banqueroute,
je ne sai si nous en fûmes cause. Il y eut des
querelles pour l’amour de moi, la justice nous
visita plus par civilité qu’autrement ; mais ma
mére avoit une aversion naturelle pour les gens
de robe, et ne haïssoit pas moins les braves et
les narcisses, qui commençoient à nous obséder.
Elle jugea donc à propos d’aller à Séville, fit argent
de tous ses meubles, et me mit avec elle dans
un carosse de retour. Nous fumes vendues par
notre cocher, volées de tout ce que nous avions,
et ma mére tellement battue, parce qu’elle défendit
son bien autant que ses forces le lui purent
permettre, qu’avant de pouvoir attraper une méchante
hôtellerie, elle mourut au pied d’un rocher.
Je m’armai de résolution, quoique je fusse bien
jeune. Je fouillai tous les plis des habits de ma
mére, mais il n’y avoit rien à foire après les exacts
voleurs qui y avoient passé. Je la laissai à la discrétion des passans, pensant bien qu’en un grand-chemin
tel que celui de Madrid à Séville, son
corps que j’abandonnois ne manqueroit pas de personnes
charitables qui la fissent enterrer. J’arrivai
à Madrid : mes amans surent mon infortune, y
remédièrent, et en peu de tems je fus remontée
d’habits et de meubles. En ce tems-là je te vis
chez une de mes amies, et j’y fus charmée de
tes bonnes qualités. Je n’ai plus rien à t’apprendre
de ma vie, puisque depuis ce tems-là nous l’avons
toujours passée ensemble. Nous sommes venus à
Tolède, nous en sortons à la hâte, et si bien en
argent, que si tu avois autant de courage que je
t’en ai cru, tu serois plus gai que tu n’es. Et
puisque la relation que je t’ai faite a eu la vertu
de te donner envie de dormir, comme je reconnois à tes baillemens et aux agitations de ta tète, appuye-la
sut moi, et t’endors. Mais sache que tout
ce que la crainte a de bon et d’utile avant de commettre un crime, devient beaucoup plus méchant
et plus dangereux après qu’on l’a commis. La crainte
trouble toujours l’esprit du coupable, de façon
qu’au-lieu de fuir celui qui le cherche, il se jette
souvent de lui-même dans ses mains. Montufar
s’endormit, et l’Aurore s’éveilla si belle et si charmante,
que les oiseaux, les fleurs et les fontaines
la saluèrent chacun à leur mode, les oiseaux en
chantant, les fleurs en parfumant l’air, et les fontaines
en riant ou en murmurant, l’un vaut l’autre.
Cependant le neveu du marquis de Villefagnan,
le sensuel Dom-Sanche, songeoit à se lever d’auprès
de sa nouvelle épouse, fort lassé, - et peut-être
déjà fort soul des plaisirs du mariage. Il avoit
l’imagination pleine de la belle étrangère, de la
dangereuse Héléne qu’il avoit vue dans le carosse
de louage, et se la figuroit toute admirable, faisant
par-là une grande injustice à sa femme, qui étoit
fort belle et si aimable, que plus d’un amant soupirait
pour elle dans Tolède, dans le tems qu’elle
soupirait pour son mari ; et cet inconstant soupirait
pour une infame courtisane, qui se donnoit pour
peu de chose à tous ceux qui avoient envie d’elle.
Il n’y a rien de plus déréglé que notre appétit ;
un mari qui a une belle femme, court après une
laide servante ; un Satrape à qui on sert une bisque
et des ortolans, les regarde avec dédain, et se fait
apporter la soupe et le bœuf de ses valets. Tout
le monde a le goût dépravé en beaucoup de choses,
et les grands seigneurs plus que les autres ; comme
ils ont du bien plus qu’il ne leur en faut, et qu’on
cherche toujours ce qu’on n’a point, ils se portent au mal pour diversifier ; ils employent pour le trouver, du tems, des pas et de l’argent, et sont quelquefois
longtems à prier une inhumaine avant-d’en
obtenir ce qu’elle donne quelquefois à d’autres sans
en être priée. C’est le ciel qui le permet ainsi ,
pour les punir par le mal même de ce qu’ils s’y
portent aveuglément. Homme misérable, à qui le
ciel a donné les deux choses du monde qui peuvent
le plus faire ta félicité, du bien en abondance,
et une femme aimable ; du bien pour en
pouvoir faire à ceux qui le méritent et qui n’en
ont point, et pour n’avoir point à se porter aux
bassesses à quoi la pauvreté réduit les ames les
mieux nées ; et une femme qui t’égale en qualité
et en bien ; belle de corps et d’ame, toute parfaite
à tes yeux, et encore plus à ceux des autres ,
qui voyent plus clair dans les affaires d’autrui que
ans les leurs ; et enfin qui a de la retenue, de la
pudeur et de la vertu. Que cherches-tu hors de
chez toi ? N’as-tu pas en ta maison une moitié de
toi-même, une femme dont l’esprit divertit le tien,
dont le corps se donne tout entier à ton plaisir,
qui est jalouse de ton honneur, soigneuse dans
ton ménage, habile à conserver ton bien, qui te
donne des enfans qui te divertissent en leur jeunesse,
qui te secourent en ta vieillesse, et qui te
feront revivre après ta mort ? Que cherches-tu
encore un coup hors de chez-toi ? Je vais te le
dire en peu de mots : à te ruiner de bien et de
réputation, à perdre l’estime de tes amis, et à
te faire des ennemis redoutables. Crois-tu ton honneur
à couvert, à cause que tu as une honnête
femme ? Hà ! que tu as peu d’expérience des choses
du monde, et peu de connoissance de notre fragilité ! Le cheval du monde le mieux dressé et le plus obéissant, s’échappe sous un mauvais écuyer
et le porte par terre. Une femme résistera à telle
et à telle tentation de mal faire, et fera une faute
de la dernière importance, lorsqu’elle se croira le
mieux sur ses gardes. Une faute en attire souvent
plusieurs, et la distance qui est entre la vertu et
le vice, n’est quelquefois que le chemin de peu
de jours. Et à quoi sont bonnes toutes ces vérités
morales, dira ici quelqu’un ? Et de quoi se tourmente-t-il ?
qu’il s’en serve ou qu’il les laisse, selon
qu’il en aura besoin, et qu’il en sache au-moins
bon gré à qui les donne pour rien. Dom-Sanche
étoit donc prêt à se lever d’auprès de sa jeune
femme, quand le maître-d’hôtel de son oncle lui
apporta un billet de sa part par lequel il l’informoit
de la dame étrangère, qu’il croyoit l’avoir
excroqué, parce quelle ne paraissoit en pas une
des hôtelleries de Tolède où il l’avoit fait chercher,
et le prioit par le même billet de lui donner
un de ses gens, pour le faire aller après cette
friponne sur le chemin de Madrid, où il croyoit
qu’elle pouvoit être allée, parce qu’il avoit mis du
monde sur tous les grands-chemins qui conduisoient
de Tolède aux villes voisines, excepté sur le chemin
de Madrid. Dom-Sanche n’étoit pas endurant,
il se sentoit attaqué pat la partie la plus foible de
son ame, et étoit tout fier d’être une fois accusé
faussement d’une foiblesse, lui qui avoit été convaincu
de plusieurs. L’argent volé et la fourbe faite
à son oncle, l’irritoient également. II conta l’affaire
à sa femme et à quelques-uns de ses parens
qui l’étoient venu voir le lendemain de ses noces ;
et sans pouvoit être détourné de ce qu’il avoit
envie de faire ni par les priéres de sa femme,
ni par les avis de ses amis, il s’habilla à la hâte, mangea un morceau, courut chez son oncle ; et là,
après s’être informé du page qui avoit introduit
Héléne dans la chambre du vieux marquis, de
quelle façon le carosse étoit fait, combien ils étoient
de compagnie, et à quelles enseignes on les pourroit
reconnoître, il prit la poste de Tolède à Madrid,
suivi de deux valets dont le courage lui étoit
connu. Il courut quatre ou cinq postes si vîte,
qu’il n’eut pas le moindre souvenir de la belle
étrangère ; mais sa colère s’étant un peu évaporée
par l’agitation, Héléne reprit place en sa fantaisie,
si belle et si charmante, qu’il lui vint plus d’une
fois dans l’esprit de retourner à Tolède pour la
chercher. Il se voulut cent fois du mal d’avoir
pris si chaudement le vol fait à son oncle, et cent
fois en lui-même s’appella imprudent et ennemi
de sa propre satisfaction, de se briser le corps à
courir la poste, au-lieu d’employer mieux son tems
à courir après un bien, dont la possession à son
avis pouvoit le rendre souverainement heureux.
Tandis que ses amoureuses réflexions l’occupèrent,
il se parla souvent tout seul comme un fou, et
si haut que ses valets qui couroient devant lui,
tournèrent bride et revinrent sur leurs pas, pour
savoir ce qu’il vouloit. Pourquoi, s’écrioit-il quelquefois,
m’éloignai-je du lieu où je l’ai vue ; et
ne serois-je pas le plas malheureux de tous les
hommes, si cette étrangère n’étoit plus à Tolède
quand j’y serai de retour ? Hà ! je n’aurois que ce
que je mérite, pour me vouloir mêler de faire le
prévôt. Mais, continuoit-il, si je retournois à Tolède
sans avoir rien fait, que diroient de moi ceux qui
me voulurent détourner d’une telle entreprise ? Et
dois-je laisser des larrons impunis qui ont volé
l’argent de mon oncle d’une maniére si inouïe, et qui ont blessé si perfidement ma réputation ?
Cette bataille se donnoit dans la tête du débauché
jeune-homme, quand approchant de Xétaffe, ses
valets découvrirent le carosse d’Héléne aux enseignes
qu’on leur avoit données. Ils crièrent tous
d’une voix à leur maître qu’ils tenoient les larrons,
et sans l’attendre coururent après le carosse l’épée
à la main. Le cocher s’arrêta fort effrayé, et Montufar
le fut encore plus que lui. Héléne le fit ôter
de ta portière, et s’y mit pour tacher de remédier
à un si grand malheur. Elle vit venir à elle Dom-Sanche
l’épée à la main, et dont le visage ne lui
Jromettoit rien de bon ; mais l’amoureux gentilhomme
n’eut pas plutôt jetté les yeux sur ceux
qui l’avoient déjà si fort blessé, que sa playe se
rouvrit, et il ne fit pas moins d’abord que de croire
que ses valets s’étoient mépris ; car on a toujours
bonne opinion de ce qu’on aime ; et comme s’il
eût connu Héléne dès son bas-âge pour une dame
sans reproche, il chargea sur ses valets à grands
coups de plat d’épée. Coquins, s’écrioit-il, ne vous
ai-je pas dit que vous prissiez bien garde à ne
vous pas méprendre, et ne méritez-vous pas que
je vous rompe les bras et les jambes, d’avoir arrêté
si désobiigeamment le carosse d’une dame à qui
l’on doit tant de respect ? Les pauvres valets qui
ne s’étoient tant hâtés que sur les enseignes que
leur avoit donné le page, et qui voyoient une
femme toute belle, ce qui donne du respect même
au plus incivil, évitèrent en s’éloignant la
fureur de leur maître, et crurent qu’il avoit raison,
et qu’il leur faisoit courtoisie de ne les rouer pas
de coups. Dom-Sanche demanda pardon à Héléne,
et lui dit le sujet de la violence que lui avoient
pensé faire ses étourdis de valets, ce qu’elle savoit aussi-bien que lui. Il la conjura de considérer combien
se méprend aisément une personne aveuglée
de colère. Voyez, je vous prie, disoit-il, à quoi
les valets peuvent engager leurs maîtres. Si je ne
m’étois trouvé avec les miens, ces étourdis, sur
des apparences peu certaines, auroient mis tout le
pays en rumeur, et la force à la main vous auroient
menée à Tolède comme une larronesse. Ce n’est
pas que vous ne la soyez, ajoûta-t-il en se radoucissant,
mais c’est plutôt de cœurs que d’autre
chose. Hélène remercia le ciel en elle-même, de
ce qu’il lui avoit donné un visage capable de rendre
impunies toutes les mauvaises actions qu’elle
avoit accoutumé de faire, et se rassurant de la peur
qu’elle avoit eue, répondit à Dom-Sanche avec
beaucoup de modestie, et en peu de paroles, sachant
bien que qui se défend beaucoup d’une chose
dont on l’accuse, augmente le soupçon qu’on en a.
Dom-Sanche s’émerveilloit d’avoir trouvé ce qu’il
cherchoit par un chemin si étrange ; et tout fou qu’il
étoit, il flattoit sa passion en croyant que le ciel
la favorisoit, puisqu’il l’avoit empêché de retourner
à Tolède, comme il en avoit eu plusieurs fois là
pensée, ce qui eût été sans-doute s’éloigner du
bien qu’il cherchoit avec tant d’empressement. Il
demanda à Héléne son nom et sa demeure à Madrid,
et la supplia de trouver bon qu’il y allât lui
confirmer les offres de services qu’il lui faisoit.
Héléne lui déguisa l’un et l’autre, et lui dit qu’elle
se tiendroit fort heureuse de recevoir ses visites.
Il s’offrit de l’accompagner ; elle n’y voulut pas consentir,
lui représentant qu’elle étoit mariée, et que
son mari venoit au-devant d’elle en carosse ; et
elle lui dit tout bas, qu’elle se défioit de ses domestiques
mêmes, et encore plus de la mauvaise humeur de son mari. Cette petite confidence fit
croire à Dom-Sanehe qu’il n’en étoit pas haï. Il prit
congé d’elle, et plus porté de son espérance que
de son cheval de poste (si j’ose ainsi dire) piqua
vers Madrid. Il n’y fut pas plutôt arrivé, qu’il s’informa
d’Héléne et de sa demeure, sur les enseignes
qu’elle lui en avoit données. Ses valets se lassèrent de
la chercher, ses amis n’y furent pas épargnés, et tout
cela fort inutilement. Hélène, Montufar et la vénérable
Mendez, n’arrivèrent pas plutôt à Madrid qu’ils
songèrent par où ils en sortiraient. Ils savoient bien
qu’ils n’y pouvoient évitée le cavalier Toledan, et
que s’ils lui donnoient une plus particulière connoissance
du mérite de leurs personnes, ils l’éprouveroient
aussi dangereux ennemi, qu’ils le
croyoient alors leur passionné serviteur. Héléne mit
donc tout ce qu’elle avoit de meubles en sûreté,
et dès le jour d’après son arrivée s’habillant à la
pélerine, elle et sa compagnie, elle prit le chemin
de Burgos, d’où étoit Mendez, et où elle avoit
encore une sœur de sa profession. Cependant Dom-Sanche perdit toute espérance de retrouver Héléne,
et s’en retourna à Tolède si confus et si honteux,
que depuis Madrid jusqu’en sa maison on ne lui
entendit pas dire une parole. Après avoir salué sa
femme, qui lui fit mille caresses, elle lui donna
des lettres de son frère, qui lui apprirent qu’il étoit
à l’extrémité de sa vie dans une des meilleures
villes d’Espagne, où il possédoit les premières dignités
de l’église cathédrale, et étoit des plus riches
ecclésiastiques du pays. Il ne coucha donc qu’une
nuit à Tolède, et dès le matin prit la poste, pour
aller voir guérir son frère, ou recueillit sa succession.
Cependant Héléne étoit sur le chemin de
Burgos, aussi mal satisfaite de Montufar qu’elle
l’avoit l'avoit Iongtems aimé. Il avoit témoigné si peu
de résolution, lorsque Dom-Sanche et ses valets
avoient arrêté leur carrosse, qu’elle ne doutoit plus
qu’il ne fut grand poltron. Il lui étoit devenu par-là
si odieux, qu’elle avoit même peine à en souffrir
la vue ; elle ne pouvoit plus songer qu’aux
moyens de se délivrer de ce tyran domestique,
et cependant se flattoit incessamment en elle-même
de l’espérance d’être bientôt en liberté. C’étoit le
conseil que lui donnoit Mendez, qu’elle appuyoit
de toutes les raisons que sa prudence lui fournissoit.
Elle ne pouvoit souffrir qu’en une maison où
elle avoit à vivre, il y eût un Montufar qui lui
commandât, qui en gouvernât la maîtresse, et jouît
sans rien faire de ce qu’elles avoient l’une et l’autre
bien de la peine à gagner. Elle représentoit incessamment
à Héléne le malheur de sa condition
qu’elle comparait à celle des esclaves qui travaillent
aux mines, qui enrichissent leurs maîtres de l’or
qu’ils tirent de la terre avec grand travail ; et au-lieu d’en être mieux traités, n’en ont quelquefois
que des coups de bâton. Elle lui disoit incessamment,
que la beauté est un bien de peu de durée,
et que son miroir, qui ne lui faisoit rien voir alors qui ne fût très-aimable, et ne lui parloit jamais qu’à son avantage, commenceroit bientôt à lui représenter des objets peu satisfaisants, et à lui apprendre de méchantes nouvelles. Madame, lui
disoit-elle, une femme qui passe trente ans, perd
tous les six mois quelque agrément, et voit chaque
jour naître sur son corps ou sur son visage
quelque tache ou quelque ride. Les ans ne font
que vieillir les jeunes et rider les vieilles. Si une
femme qui s’est enrichie aux dépens de ses mœurs
et de sa réputation, ne laisse pas d’être méprisée du monde, quelque bien qu’elle ait, quelle horreur
ne fait-elle point, si par sa mauvaise conduite elle
joint la pauvreté à l’infamie ? Et par quelle raison
pourra-t-elle espérer qu’on l’assiste en sa misère ?
Si du bien que vous avez acquis par des moyens
qui ne sont pas approuvés de tout le monde, vous
tiriez de nécessité un honnête-homme qui vous épouserait,
vous feriez une action agréable à dieu et aux
hommes, et la fin de votre vie en ferait excuser
le commencement ; mais vous donner toute entière
comme vous faites à un filou aussi méchant que
lâche, qui a mis toute son ambition à excroquer
des femmes, qui ne les gagne que par des menaces,
et ne les garde que par des tyrannies ; c’est,
ce me semble, dépenser son bien à se rendre misérable
de la dernière misère, et travailler à sa
ruine. C’est par de semblables paroles que la judicieuse
Mendez, qui savoit mieux dire que faire,
tâchoit de chasser le redoutable Montufar de l’ame
de la peu vertueuse Héléne, qui ne l’aimoit presque
plus que parce qu’elle y étoit accoutumée,
et qui ayoit l’esprit trop éclairé, pour n’avoir pas
déjà trouvé en soi-même toutes les belles raisons
que sa vieille venoit de lui débiter. Elles ne furent
pourtant pas inutiles ; Héléne les reçut en bonne
part, d’autant plus volontiers, que l’intérêt seul de
Mendez n’y étoit pas mêlé ; et parce qu’en même
tems Montufar étoit près de les joindre, pour entrer
de compagnie dans Guadarrama, où étoit la dînée,
elles remirent à une saison plus commode d’aviser
aux moyens dont elles se serviraient pour se séparer
d’avec lui à ne le revoir jamais. Il parut fort dégoûté
durant le dîné ; à la sortie de table il eut un grand
frisson, et ensuite une violente fièvre, qui le tourmenta
le reste du jour et toute la nuit ; puis s’étant augméntée le matin, fit espérer à Héléne et à Mendez
que la fièvre peut-être les secourroit au besoin.
Montufar se sentant si foible qu’il ne pouvoit se
soutenir, fit savoir aux dames qu’il ne falloit pas
sortir de Guadarrama, qu’il falloit avoir un médecin
à quelque prix que ce fût, et prendre de lui
tous les soins imaginables. Cela fut dit avec autant
d’empire et d’autorité que s’il eût parlé à des esclaves,
et que s’il eût été maître de leurs vies et de
leur bien. La fièvre cependant se rendoit maîtresse
de son corps et de son esprit, et l’avoit déjà mis
en tel état, que s’il n’eût demandé souvent à boire,
on eût pu croire qu’il étoit mort. On murmuroit
déjà dans l’hôtellerie de ce que l’on tardoit si longtems
à le faire confesser, quand Héléne et Mendez,
qui ne doutoient plus que la fièvre ne l’eût
frappé à mort, s’assirent des deux côtés de son lit,
où Héléne prit la parole en ces termes. Si tu te
souviens, notre cher Monrufar, de quelle façon tu
as toujours vécu avec moi à qui tu as toutes les
obligations imaginables, et avec Mendez vénérable
pour son âge et pour sa vertu, tu ne te mettras
point à la tête que j’aille beaucoup importuner le
Don dieu de te rendre la santé, mais quand je la
souhaiterois autant que j’ai sujet de souhaiter ta
perte, il faudroit toujours que sa sainte volonté soit
faite ; que par une résignation parfaite je lui offrisse
moi-même ce que j’aurois le plus aimé autrefois.
Pour te parler franchement, nous commencions
d’être si lasses de ta tyrannie, que notre séparation
étoit inévitable et si dieu n’y eût pourvu, de notre
part nous eussions fait pour cela, non pas autant
que toi, car tu vas bien droit et bien vîte en l’autre
monde ; mais au-moins eussions nous tâché d’aller
en quelque endroit d’Espagne, où nous n’aurions non plus songé à toi que si tu n’eusses jamais été.
Au-reste, quelque regret que tu ayes pour la vie,
tu dois être fort satisfait de ta mort, puisque le
ciel, pour des raisons inconnues aux hommes, te
la donne plus honorable que tu ne l’as méritée,
permettant que la fièvre te fasse ce que le bourreau
fait aux méchans qui te ressemblent, ou la
peur aux hommes de peu de cœur, comme tu es ;
mais, mon pauvre Montufar, avant de nous séparer
pour jamais, parle-moi sincèrement une fois en ta
vie. Est-il vrai que tu as prétendu que je demeurerois
ici à te servir de garde ? Hà, ne te mets
point ces vanités en ta tête, si proche de la mort.
Quand il y iroit non seulement de ta santé, mais
de la restauration de tout ton lignage, je ne demeurerois
pas ici un quart-d’heure. Fais-toi porter
à l’hôpital, et puisque tu t’es toujours bien trouvé
des conseils que je t’ai donnés, ne méprise pas le
dernier que je te donne. C’est, mon pauvre Montufar, de ne faire point venir de médecin, qui
ne manquera pas de te défendre le vin, ne sachant
pas que cela seul, sans la fièvre, est capable de
te faire mourir en vingt-quatre heures. Pendant
qu’Héléne parloit, la charitable Mendez tâtoit le
pouls à Montufer de tems en tems, et lui portoit
la main au front ; et voyant que sa maîtresse ne
parloit plus, elle prit la parole en cette sorte. En-vérité ,
Seigneur Montufar, vous avez la tête extraordinairement
échauffée, et j’ai grand peur que
ce dernier accident-là ne vous emporte, sans vous
donner le tems de vous reconnoîtte. Prenez-moi
donc ce chapelet, ajoûta-t-elle, et me le dites bien
dévotement, en attendant que le confesseur vienne.
Ce sera toujours autant de fait pour la décharge
de votre conscience ; mais si l’on en croit les historiographes du greffe criminel de Madrid, qui ont
si souvent occupé leurs plumes à décrire vos prouesses,
la vie exemplaire de votre seigneurie ne l’oblige
pas à beaucoup de pénitence ; outre que dieu sans-doute
lui tiendra compte de la promenade qu’elle
fit dans les principales rues de Séville, aux yeux
de tant de monde et escortée de tant d’archers à
cheval, quasi de la façon que l’est quelquefois M.
le prévôt, si ce n’est qu’il marche toujours à leur
tête, et que vous marchâtes lors à leur queue. Ce
qui peut encore beaucoup servir à votre décharge ,
c’est le voyage que vous avez fait sur mer, où
vous avez pendant six années entières fait plusieurs
choses agréables à dieu, travaillant beaucoup, mangeant
peu et voyageant toujours ; et ce qui est de
plus considérable, c’est qu’à-peine vous aviez vingt
ans, quand, à la grande édification du prochain,
vous commençâtes ce saint pèlerinage. De-plus,
ajouta la vieille, il n’est pas croyable que vous ne
soyez point récompensé en l’autre monde, du soin
que vous avez toujours eu que les femmes qui ont
dépendu de vous, n’ayent pas été oiseuses ni fainéantes,
les faisant travailler et vivre, non seulement
du travail de leurs mains, mais de tout
leur corps. Au-reste, si vous mourez dans votre
lit, vous allez faire un plaisant tour au juge de
Murcie, qui a juré son gros serment qu’il vous
ferait mourir sur la roue, qui s’attend a en avoir
le plaisir, et qui sera bien enragé quand on lui
apprendra que vous êtes mort de vous-même, sans
l’aide d’un tiers. Mais je m’amuse ici à parler,
sans songer qu’il est tems de commencer le voyage
que nous avons envie de faire. Cependant, notre cher
ami du tems passé, recevez cette dernière
embrassade d’aussi bon cœur que je vous la donne ; car je crois que nous ne nous verrons jamais.
Mendez lui ietta les bras au cou en achevant ces
paroles et Héléne en fit autant, et toutes deux sortirent
de la chambre et même de l’hôtellerie. Montufar,
qui étoit accoutumé à leurs méchantes railleries,
qui ne les en laissoit pas manquer de son
coté, et qui crut que tout et qu’elles lui avoient
dit n’étoit qu’à dessein de le divertir, les vit sortir
d’auprès de lui sans le moindre soupçon, se figurant
qu’elles alloient donner ordre à ses bouillons. Il se
laissa ensuite aller à quelque assoupissement, qui
n’étoit pas tout-à-fait sommeil, et qui le tint assez
de tems pour donner aux deux dames celui de faire
une grande lieue avant qu’il fut éveillé. Il les demanda
à l’hôtesse, qui lui dit qu’elles étoient sorties,
et qu’elles lui avoient ordonné de ne l’éveiller point,
parce qu’il avoit besoin de dormir, n’ayant pas
fermé l’œil la nuit passée. Montufar commença
dès-lors à croire que les dames lui avoient parlé
tout de bon. Il jura à faire abîmer toute l’hôtellerie,
il menaça jusqu’au chemin qu’elles faisoient,
et jusqu’au soleil qui les éclairoit. Il voulut se lever
pour prendre ses habits, et pensa se rompre le
cou, tant il se trouva foible. L’hôtesse voulut
excuser les dames, et le fit le mieux qu’elle put,
par des raisons si impertinentes, que le malade en
pensa enrager et la querella. Il était si fâché qu’il
fut vingt-quatre heures sans manger, et cette diète
mêlée de beaucoup de colère lui fut si salutaire,
qu’après avoir pris un bouillon, il se trouva assez
fort pour se mettre en chemin après ses esclaves
fugitives. Elles avoient deux journées devant lui,
mais deux mules de louage qu’on remenoit à Burgos,
servirent autant à son dessein qu’elles nuisirent
à celui des deux fausses pèlerines. Il les attrappa à six ou sept lieues de Burgos ; elles pâlirent et
rougirent en le voyant, et s’excusèrent si elles le
purent faire. Montufar ne leur parut guère fâché,
tant la joie de les avoir trouvées se fit remarquer
sur son visage. Il rit le premier avec elles du tour
qu’elles lui avoient fiait, et les rassura si bien qu’elles
le crurent un sot en leur ame. Là-dessus il leur
fit entendre qu’elles avoient perdu le chemin de
Burgos et les ayant conduites dans des rochers où
il savoit bien qu’il n’alloit jamais personne, il mit
la main à une grande dague, pour laquelle elles
avoient toujours eu beaucoup de respect, et leur
dit fort crûment qn’elles eussent à lui mettre entre
les mains tout ce qu’elles avoient d’or, d’argent et
de pierreries. Elles crurent au commencement, que
leurs larmes feraient passer l’affaire par accommodement.
Héléne en versa beaucoup, lui jettant les
bras au cou ; mais le cavalier étoit si fier de les
avoir en sa puissance, qu’il ferma l’oreille à toute
négociation, et leur signifia encore sa derniére volonté,
ne leur donnant qu’un demi-quart-d’heure
pour se résoudre. Il fallut donc qu’elles sacrifiassent
leurs bourses à leur salut, se défaisant avec une
extrême douleur, de ce qui leur étoit plus cher
que leurs entrailles. La vengeance de Montufar
ne s’en tint pas-là, il leur fit voir des cordes dont
il s’étoit pourvu à dessein, et les en ayant attachées
chacune à un arbre vis-à vis l’une de l’autre,
il leur dit en souriant en traître, que sachant bien
qu’elles étoient fort négligentes à faire de tems en
tems quelque pénitence pour leurs péchés, il vouloit
leur donner la discipline de sa main, afin qu’elles
se souvinssent de lui dans leurs prières. L’arrêt
fut éxécuté sans remises avec des branches de genêt ;
et après qu’il se fut satisfait aux dépens de leur peau, il s’assit au milieu des deux patientes, et se
tournant vers Héléne, lui dit à peu près ces paroles.
Ma chère Héléne, ne me sache pas si mauvais gré
de ce qui vient de se passer entre nous, que tu ne
considères ma bonne intention, et que chacun est
obligé en conscience de suivre sa vocation : la tienne
est d’être malicieuse, car le monde est composé de
bien et de mal ; la mienne est de punir les malices.
Tu sais mieux que personne si je m’en acquitte dignement,
et tu dois croire, puisque je te châtie
si bien, que je t’aime de même. Si mon devoir ne
s’opposoit point à ma pitié, je ne laisserois pas une
si honnête et si vertueuse demoiselle toute nue,
attachée contre un arbre à la merci du premier
passant. Ton illustre naissance que j’ai depuis peu
apprise, mérite un autre destin ; mais avoue que
tu n’en ferois pas moins que moi, si tu étois en
ma place. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour toi,
c’est qu’ayant été si publique, tu seras bientôt reconnue ;
et il est à craindre que par maxime de
police, on ne fasse brûler le méchant arbre, auquel
tu es comme incorporée, avec le méchant fruit
qu’il porte ; mais en récompense, si tu n’as que
la peur de tous les maux que tu t’es attirés toi-même ,
ils te seront un jour très-plaisans à raconter ;
aux dépens d’une mauvaise nuit tu auras acquis
une habileté qui éclatera beaucoup parmi toutes
celles que tu as déjà : c’est, ma chère amie, de
pouvoir dormir debout. Mais la bonne Mendez
pourrait avec raison se plaindre de mon incivilité,
si j’étois plus longtems à te parler, sans même
tourner le visage vers elle ; et je manquerois de
plus à ce que je dois à mon prochain, si je ne
lui donnois pas par charité quelques conseils utiles
à l’état présent de ses affaires. Elles sont, ajouta-t-il, en se tournant vers la Mendez, plus mauvaises que
vous ne pensez ; recommandez vous donc sérieusement
à dieu pour la première fois : votre âge avancé
ne peut pas tenir contre le travail de cette journée,
et plût à dieu que vous puissiez avoir un
confesseur aussi facilement qu’il est vrai que vous
en avez besoin. Ce n’est pas que votre vie exemplaire
ne vous doive laisser l’esprit en repos. Vous
avez été toute votre vie si charitable, qu’au-lieu
de murmurer des défauts des autres, vous avez
réparé ceux d’un nombre infini de jeunes filles,
et puis la peine que vous avez prise à étudier les
sciences les plus cachées, ne vous seroit-elle comptée
pour rien ? Il est vrai que l’inquisition ne vous en
a pas aimée davantage, et qu’elle-même vous a
donné des marques publiques de sa mauvaise volonté :
mais vous savez qu’elle est composée de
savans hommes, et que les personnes de même
métier se portent envie. Ils font bien plus, ils
ont fort mauvaise opinion de votre salut ; mais
quand cela serait, avec le tems on s’accoutume à
tout, même en enfer, où il ne se peut faire que
vous ne receviez beaucoup d’amitié des habitans du
lieu, ayant si souvent conféré avec eux pendant
votre vie. J’ai encore un mot à vous dire ; j’aurois
pu vous châtier d’une autre manière, mais j’ai songé
que les vieilles personnes retournent d’ordinaire en
enfance ; que vous êtes assez âgée pour être retournée
en votre premier état d’innocence, et qu’ainsi le
fouët convenoit mieux à la petite friponnerie de jeunesse
que vous m’avez faite, que toute autre sorte
de châtiment ; là-dessus je prends congé de vous ,
vous recommandant le soin de vos chères personnes.
Il s’en alla après les avoir à son tour bien ou mal
raillées, et les laissa plus mortes que vives, non tant de la douleur du châtiment qu’elles avoient
souffert, que de ce qu’il leur avoit tout emporté,
et qu’elles se trouvoient seules et attachées à des
arbres dans un lieu où elles pouvoient être mangées
des loups. Elles se regardaient tristement sans se
rien dire, quand un lièvre passa entr’elles. À quelque tems de-là elles virent un chien qui étoit sur
ses voies, et sur celles du chien un cavalier bien
monté, et ce cavalier étoit Dom-Sanche de Villefagnan,
qui étoit venu à Burgos voir son frère
malade, et lui tenoit alors compagnie dans une
maison de campagne qu’il avoit près de-là, où il
étoit venu prendre l’air. Il trouva bien étrange
de voir deux femmes ainsi attachées, et fut bien
surpris quand le visage de l’une d’elles lui représenta
cette belle étrangère qu’il avoit vue à Tolède,
qu’il avoit tant cherchée dans Madrid, et qu’il
avoit depuis toujours eue dans l’esprit. Comme
il avoit a’abord cru fortement qu’elle étoit femme
de qualité et mariée, il doutoit que ce fut elle,
ne pouvant se persuader qu’elle eût osé prendre
la liberté de venir si loin eu si mauvais équipage ;
mais le visage d’Héléne qui n’avoit rien perdu de
sa beauté, quoique triste et effrayé, lui faisoit croire
qu’il avoit enfin trouvé ce qui lui avoit tant coûté
de désirs et d’inquiétudes : il se haussa sut les étriers,
et porta sa vue sur tous les lieux d’alentour, pour
voir s’il étoit seul ; et il fut assez sot pour craindre
que ce ne fût une illusion diabolique, que dieu
permettoit pour le punir de sa sensualité. Hélène
de son côté avoit une pensée qui ne valoit pas
mieux, et avoit grand’peur que le ciel n’eût choisi
ce jour-là pour assembler autour d’elle tous ceux
qui avoient à lui demander quelque chose. Dom-Sanche
considérait Héléne, fort étonné ; elle le regardoit fort inquiète ; chacun attendoit que l’autre
parlât, et Dom-Sanche alloit enfin ouvrir la conversation,
quand un page vint lui dite à toute bride,
que messieurs ses cousins s’entretuoient. Il piqua,
suivi du page, où il avoit laissé sa compagnie,
et trouva quatre ou cinq ivrognes qui se disoient
des injures l’épée à la main, et qui se tiroient de
loin des estocades et des estramaçons, dont plusieurs
arbres voisins perdirent de belles et bonnes branches,
Dom-Sanche enragé de s’être privé de l’agréable
vision qu’il venoit d’avoir, faisoit ce qu’il pouvoir
pour accorder promptement ces irréconciliables et
peu redoutables ennemis ; mais ses raisons, ses
prières et ses menaces eussent été de peu d’effet,
si la lassitude et le vin qui leur étourdissoit la
tête, ne les eût fait si souvent tomber par terre,
qu’enfin ils y restèrent, et y ronflèrent aussi paisiblement
qu’ils s’étoient d’abord querellés avec violence.
Dom-Sanche repoussa son cheval vers le
bienheureux arbre qui gardoit l’idole de son cœur,
mais il fut bien étonné de n’y trouver plus ce
qu’il cherchoit, il le regarda de tous ses yeux ,
qu’il porta ensuite par-tout où ils pouvoient aller,
il ne vit qu’une triste solitude : il courut à cheval
dans tous les lieux voisins, et revint vers son
arbre, qui comme un arbre qu’il étoit ne s’en émut
pas : mais comme Dom-Sanche étoit poëte et même
poëte plaintif, il n’eut pas la même indifférence
pour cet arbre insensible. Voici donc, après avoir
mis pied à terre, ce qu’il lui dit, ou du-moins
ce qu’il lui dut dire, s’il est vrai qu’il fut aussi fou
qu’on m’a dit qu’il l’étoit. O tronc bienheureux !
puisque tu as été embrassé par celle que j’aime sans
la connoître, et que je ne connois que pour l’aimer,
que tes feuilles se puissent mêler parmi les étoiles ; que la hache sacrilège n’entame jamais ton
écorce tendre ; que le tonnerre respecte tes rameaux,
et les vers de terre tes racines ; que l’hiver t’épargne,
que le printems t’enrichisse, que les plus
superbes pins te portent envie ; et enfin que le
ciel te protège. Pendant que l’honnête gentilhomme
se consumoit en regrets inutiles, ou si vous voulez
en regrets poétiques, qui sont bien de plus grande
importance que les autres, et dont il n’est pas bon
de se servir tous les jours, ses gens qui ne savoient
ce qu’il étoit devenu, après l’avoir cherché quelque
tems, le trouvèrent et se rassemblèrent auprès de
lui ; il s’en retourna chez son frère, fort triste,
et je pense avoir ouï dire qu’il se coucha sans souper.
On dira peut-être que je laisse ici trop longtems
le lecteur en suspens, qui sans-doute est impatient
de savoir par quel enchantement Héléne et Mendez
avoient disparues à l’amoureux Dom-Sanche. Qu’on
ne s’en scandalise pas davantage, je m’en vais vous
le dire. Montufar se sut d’abord bon gré de la
justice qu’il avoit faite ; mais aussi-tôt que le feu
de sa vengeance commença de se rallentir, son
amour se ralluma, et lui figura Héléne plus belle
qu’il ne l’avoit jamais vue. Il se représenta que ce
qu’il lui avoit pris, seroit bientôt dépensé ; et que
sa beauté étoit un revenu assuré pour lui, tandis
qu’il seroit bien avec elle ; dont l’absence lui étoit
déjà insupportable. Il retourna donc sur ses pas,
et ses mêmes mains barbares qui avoient si rigoureusement
attaché à des arbres les deux fugitives,
et qui ensuite les avoient si cruellement fouettées,
brisèrent leurs chaînes, je veux dire coupèrent ou
délièrent leurs cordes, et les remirent en liberté
dans le tems que Dom-Sanche tâchoit tout près
de-là de mettre la paix entre les ivrognes de sa compagnie qui se faisoient la guerre. Montufar,
Héléne et Mendez se réconcilièrent chemin faisant,
et après s’être réciproquement promis d’oublier tour
sujet de haine, s’embrassèrent avec autant de tendresse
que de déplaisir de ce qui s’étoit passé, faisant
justement comme les grands, qui n’aiment et
ne haïssent rien, qui ajustent ces deux passions contraires
à leur utilité, et à l’état de leurs affaires.
Ils tinrent conseil sur le chemin qu’ils devoient prendre.
Leur politique ne trouva pas à propos qu’ils
allassent à Burgos, où ils étoient en danger de se
rencontrer avec le gentilhomme de Tolède. Ils
choisirent donc Séville pour leur retraite, et il leur
sembla que la fortune approuvât leur dessein, puisqu’en entrant dans le grand chemin de Madrid ,
ils trouvèrent un muletier qui y remenoit trois mules,
dont il étoit le maître, et qu’il ne fit point difficulté
de leur louer jusqu’à Séville, à la première proposition
que lui en fit Montufar. Il eut grand soin de
régaler les dames durant le chemin, pour leur faire
oublier le mauvais traitement qu’il leur avoit fair.
Elles ne s’y fioient au commencement que de bonne
sorte, et avoient bien résolu de se venger à la première
occasion ; mais enfin, plus par raison d’état
que par vertu, l’amitié se renoua entr’eux plus ferme
que jamais. Ils considérèrent que la discorde
avoit ruiné les plus grands empires, et crurent qu’ils
étoient apparemment nés l’un pour l’autre. Ils ne
firent aucun tour de leur métier dans le chemin de
Séville ; car ne songeant qu’à changer de pays pour
s’éloigner de ceux qui les pourroient chercher, ils
craignirent de s’attirer de nouveaux embarras, qui
les empêchassent d’aller à Séville, où ils avoient à
exécuter de grands desseins. Ils mirent pied à terre
à une lieue de la ville, et après avoir satisfait leur muletier, y entrèrent au commencement de la nuit,
et s’allèrent loger dans la premiére hôtellerie qu’ils
trouvèrent. Montufar loua une maison, la meubla
fort simplement, et se fit faire un habit noir, une
soutane, et un long manteau. Hélène s’habilla en
dévote et emprisonna ses cheveux dans une coëffure de vieille ; et la Mendez vêtue en béate fit gloire
d’en faire voir de blancs, et de se charger d’un gros
chapelet, dont les grains pouvoient dans un besoin
servir à charger des fauconneaux. Les premiers jours
après leur arrivée, Montufar se fit voir dans les rues
habillé comme je vous l’ai déjà dit, marchant les
bras croisés et baissant les yeux à la rencontre des
femmes. Il crioit d’une voix à fendre les pierres,
beni-soit le saint sacrement de l’autel, et la bienheureuse conception de la vierge immaculée, et plusieurs autres dévotes exclamations de la même force.
Il faisoit répéter les mêmes choses aux enfans qu’il
trouvoit dans les rues, et les assembloit quelquefois
pour leur faire chanter des hymnes, des chansons
dévotes, et leur apprendre leur catéchisme. Il ne
bougeoit des prisons, il prêchoit devant les prisonniers,
consoloit les uns et servoit les autres, leur
allant quérir à manger, et faisant bien souvent le
chemin du marché à la prison avec une hotte pesante
sur le dos. O détestable filou ! il ne te manquoit
donc plus qu’à faire l’hypocrite, pour être le plus
accompli scélérat du monde ! Ces actions de vertu
du moins vertueux de tous les hommes, lui donnèrent
en peu de tems la réputarion d’un saint.
Hélène et Mendez de leur côté travailloient à leur
canonisation. L’une se disoit la mére, et l’autre la
sœur du bienheureux frère Martin. Elles alloient
tous les jours dans les hôpitaux, y servoient les
malades, faisoient leurs lits, blanchissoient leur linge, et leur en faisoient à leurs dépens. Voilà les
trois plus vicieuses personnes d’Espagne, l’admiration
de Séville. Il s’y rencontra en ce tems-là un gentilhomme
de Madrid, qui y étoit venu pour ses
affaires particulières. Il avoit été un des amans d’Héléne,
car les filles publiques n’en ont pas pour un
seul : il connoissoit Mendez pour ce qu’elle étoit,
et Montufar pour un dangereux fripon. Un jour
qu’i|s sortoient d’une église ensemble, environnés
d’un grand nombre de personnes qui baisoient leurs
vêtemens, et les cpnjuroient de se souvenir d’eux
dans leurs bonnes prières, ils furent reconnus de
ce gentilhomme dont je viens de parler, qui s’échauffant
d’un zéle chrétien, et ne pouvant souffrir que
trois si méchantes personnes abusassent de la crédulité
de toute une ville, fendit la presse, et donnant
un coup de poing à Montufar : malheureux fourbes,
leur cria-t-il, ne craignez-vous ni dieu ni les hommes ?
Il voulut en dire davantage, mais sa bonne
intention à dire la vérité un peu trop précipitamment,
n’eut pas tout le succès qu’elle méritoit. Tout
le peuple se jetta sur lui, qu’ils croyoient avoir fait
un sacrilège en outrageant ainsi leur saint. Il fut
porté par terre, roué de coups, et y auroit perdu
vie, si Montufar par une présence d’esprit admirable ne l’eût pris sous sa protection, le couvrant
de son corps, écartant les plus échauffés à le battre,
et s’exposant même à leurs coups. Mes frères, s’écrioit-il
de toute sa force, laissez-le en paix pour l’amour
du seigneur, appaisez-vous pour l’amour de la Ste
vierge. Ce peu de paroles appaisa cette grande tempête,
et le peuple fit place à frère Martin, qui s’approcha
du malheureux gentilhomme, bien-aise en
son ame de le voir si maltraité, mais faisant paroître sur son visage qu’il en avoit un extrême déplaisir : il le releva de terre où on l’avoit jette, l’embrassa
et le baisa tout plein qu’il étoit de sang et de boue,
et fit une rude réprimande au peuple. Je suis le
méchant, disoit-il à ceux qui voulurent l’entendre :
je suis le pécheur, je suis celui qui n’ai jamais rien
fait d’agréable aux yeux de dieu. Pensez-vous, continuoit-il, parce que vous me voyez vêtu en homme
de bien, que je n’aye pas été toute ma vie un
larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même ?
Vous vous trompez, mes frères ; faites-moi
le but de vos injures et de vos pierres, et tirez sur moi
vos épées. Après avoir dit ces paroles avec une
fausse douceur, il s’alla jetter avec un zéle encore
plus faux aux pieds de son ennemi, et les lui baisant,
non seulement il lui demanda pardon, mais
il alla ramasser son épée, son manteau et son chapeau,
qui s’étoient perdus dans la confusion. Il les
rajusta sur lui, et l’ayant ramené par la main jusqu’au
bout de la rue, il se sépara de lui après
l’avoir embrassé plusieurs fois, et lui avoir donné
autant de bénédictions. Le pauvre homme étoit
comme enchanté, et de ce qu’il avoit vu, et de
ce qu’on lui avoit fait, et si plein de confusion, qu’on
ne le vit pas paroître dans les rues, tant que
ses affaires le retinrent à Séville. Montufar cependant
y avoit gagné le cœur de tout le monde, par cet
acte d’humilité contrefaite. Le peuple le regardoit
avec admiration, et les enfans crioient après lui : Au saint! au saint ! au saint ! comme iis eussent crié, au renard !
après son ennemi, s’ils l’eusssent trouvé dans les rues.
Dès ce tems-là il commença de mener la vie du
monde la plus heureuse. Le grand seigneur, le cavalier,
le magistrat et le prélat, l’avoient tous les
jours à manger, à l’envi les uns des autres. Si on lui demandoit son nom, il répondoit qu’il étoit un animal animal, une bête de charge, un cloaque d’ordures,
un vaisseau d’iniquité, et autres pareils titres que
lui dictoit sa dévotion étudiée. Il passoit les jours
sur les estrades avec les dames de la ville, se plaignant incessamment à elles de sa tiédeur, qu’il
n’étoit pas bien dans son néant, qu’il n’avoit jamais
assez de concentration de cœur, ni de recueillement
d’esprit, et enfin ne leur parlant jamais qu’en ce
magnifique jargon de la cagotterie. Il ne se faisoit
plus d’aumônes dans Séville qui ne passassent par
ses mains ou par celles d’Héléne et de Mendez,
qui de leur côté ne jouoient pas moins bien leurs
personnages, et dont les noms n’ailoient pas moins
droit prendre place dans le calendrier que celui de
Montufar. Une veuve, dame de condition, et dévote
à vingt-quatre carats, leur envoyoit chaque jour
deux plats pour leur dîné et autant pour leur soupé,
et ces plats étoient assaisonnés par le meilleur cuisinier
de la ville. La maison étoit trop petite pour
le grand nombre de présens qui y entroient, et de
dames qui les visitoient. La femme qui avoit envie
d’être grosse, leur mettoit entre les mains sa requête,
afin qu’ils la présentassent en diligence devant le
tribunal de dieu, et la fissent répondre de-même.
Celle qui avoit un fils aux Indes n’en faisoit pas
moins, non plus que celle dont le frère étoit prisonnier
en Alger. Et la pauvre veuve qui plaidoit
devant un juge ignorant contre un homme puissant,
ne doutoit plus du gain de sa cause, depuis qu’elle
leur avoit fait un présent selon ses forces. Les
unes leur donnoient des confitures, les autres des tableaux et des ornemens pour leur oratoire. Quelquefois
on leur donnoit du linge et des hardes pour
les pauvres honteux, et souvent des sommes d’argent considérables pour les distribuer selon qu’ils jugeroient à propos. Personne ne les venoit voir
les mains vuides, et personne ne doutoit plus de
leur canonisation future. On en vint jusqu’à les consulter
sur les choses douteuses et sur l’avenir. Héléne qui avoit de l’esprit comme un démon, avoit
soin des réponses, et rendoit tous ses oracles en
peu de paroles, et en termes qui pouvoient avoir
diverses interprétations. Leurs lits fort simples n’étoient
le jour couverts que de nattes, et la nuit de
tout ce qu’il falloit pour dormir délicieusement ; leur
maison étant bien garnie de matelas de laine, de
bons lits de plumes, de couvertures fines, et de toutes
sortes de meubles qui servent à la commodité de la
vie, ou pour donner à la veuve, dont les meubles
avoient été exécutés, ou pour meubler la jeune fille,
qui se marioit sans bien. Leur porte en hiver se
fermoit à cinq heures, et en été à sept, avec autant
de ponctualité que dans un couvent bien réglé ; et
alors les broches tournoient, la cassollette s’allumoit,
le gibier se rôtissoit, le couvert se mettoit bien propre,
et l’hypocrite Triumvirat mangeoit de grande
force, et buvoit vigoureusement à leur propre santé
et à celle de leurs dupes. Montufar et Héléne couchoient
ensemble de peur des esprits, et leur valet
et leur servante qui étoient de même complexion,
les imitoient en leur façon de passer la nuit. Pour
la bonne femme Mendez, elle couchoit toujours
seule, et étoit bien plus contemplative qu’active,
depuis qu’elle s’étoit adonnée aux sciences noires.
Voilà ce qu’ils faisoient au-lleu de l’oraison mentale,
ou de se donner la discipline. Il ne faut pas demander
s’ils avoient de l’embonpoint, menant une si bonne
vie : chacun en bénissoit le seigneur, et ne pouvoit
trop s’étonner de ce que des gens qui vivoient si
austérement avoient meilleur visage que ceux qui vivoient dans le luxe et dans l’abondance. En trois
ans qu’ils trompèrent les yeux de tout le peuple de
Séville, recevant des présens de tout le monde, et
s’appropriant la plupart des aumônes qui passaient
par leurs mains, ils amassèrent une si grande quantité de pistoles qu’il n’est pas croyable. Tous les bons
succès étoient attribués à l’effet de leurs prières. Ils
étoient parrains de tous les enfans, les entremetteurs
de toutes les nôces, les arbitres de tous les différends.
Enfin, dieu se lassa de souffrir leur mauvaise vie.
Montufar qui étoit colère, battoit souvent son valet,
qui ne pouvoit le souffrir, et qui l’eût cent fois quitté,
si Héléne qui étoit plus politique que son galant
ne l’eût appaisé par des caresses et des présens. Il
le battit un jour beaucoup pour un mince sujet. Le
garçon gagna la porte, et aveuglé de sa passion alla
donner avis aux magistrats de Séville de l’hypocrisie
des trois bienheureuses personnes. L’esprit diabolique d’Hélène s’en douta. Elle conseilla à Montufar
de prendre tout l’or qu’ils avoient en grande quantité, et de se mettre quelque part à couvert de la
furieuse tempête qu’elle craignoit. Aussi tôt dit, aussi
tôt fait : ils se chargèrent de tout ce qu’ils avoient
de plus précieux, et faisant bonne mine dans les rues,
sortirent par une des portes de la ville, et rentrèrent
par une autre pour mettre en défaut ceux qui les
pourroient suivre. Mantufar avoit gagné les bonnes
grâces d’une veuve aussi vicieuse et aussi hypocrite
que lui, il en avoit fait confidence à Héléne, qui
n’en avoit point été jalouse, comme Montufar ne
l’eût point été d’un galant qui eût été utile au bien
de la communauté. Ce fut là qu’ils se retirèrent et
où ifs furent cachés et régalés avec luxe, la veuve
aimant Montufar à cause de lui-même, et Héléne à
cause de Montufar. Cependant la justice, conduite par le vindicatif valet de Montufar, s’étoit transportée
dans la maison de nos hypocrites, y avoit cherché
les bienheureux enfans et leur glorieuse mére, et ne
les ayant point trouvés, et n’en pouvant apprendre
de nouvelles de la servante qui ne savoir point où
ils étoient allés, avoit fait sceller tous les coffres,
et fait inventaire de tout ce qui étoit dans la maison.
Les sergens trouvèrent dans la cuisine de quoi se régaler
pour plus d’un jour, et ne laissèrent point en
danger de se perdre, ce qu’ils purent s’approprier
sans témoins. Là dessus la vieille Mendez entra dans
la maison, bien éloignée de s’imaginer ce qui s’y
passoit. Les sergent la saisirent, et la menèrent en
prison avec un grand concours de peuple. Le valet
et la servante y furent retenus avec elle, et ayant
trop parlé comme elle, furent condamnés comme
elle à deux cent coups de fouet. Mendez en mourut
à trois jours de-là, parce qu’elle étoit trop vieille
pour une si rigoureuse épreuve, et le valet et la
servante furent bannis de Séville pour toute leur
vie ; ainsi la prévoyante Héléne garantit son cher
Montufar, et se garantit aussi elle-même des mains
de la justice, qui les fit chercher envain dans et hors
de la ville. Le peuple fut honteux d’avoir été trompé,
et les chantres des carrefours qui s’étoient enroués
à chanter leurs louanges, firent travailler leurs poètes
à gages contre ces faux béats. Ces insectes du parnasse
épuisèrent sur ce sujet leur veine diffamatoire,
et les chansons qu’ils firent au désavantage de ceux
dont il n’y avoit pas longtems que le peuple s’était
fait des idoles, se chantent encore dans Séville. Montufar
et Héléne prirent le chemin de Madrid aussitôt
qu’ils le purent faire sûrement, et y entrèrent
riches et mariés ensemble. Ils tâchèrent d’abord d’apprendre des nouvelles de Dom-Sanche de Villefagnan, et ayant su qu’il n’étoit point à Madrid, y parurent
en public, lui aussi-bien vêtu qu’aucun homme de la cour, et elle avec un équipage de dame de condition
et belle comme un ange. Elle ne s’étoit mariée
à Montufar, qu’à condition que, comme un mari
de bon sens et de grande patience, il ne trouveroit
point à redire aux visites que sa beauté lui attireroit,
et elle s’obligeoit de son côté de n’en recevoir point
d’inutiles. Les entremetteuses, autrement maquignonnes
de dames, autrement marchandes de chair humaine,
maquerelles en langue vulgaire, et, pour en
parler plus honorablement, femmes d’intrigues, commencèrent
à prendre soin de la conduite d’Héléne.
Elles la faisoient paroître un jour à la comédie, l’autre
jour au cours, et quelquefois dans la grande rue
de Madrid, à la portiére d’un carosse, d’où regardant
les uns, riant aux autres, et ne congédiant personne, elle se fit en moins de rien une chiourme
d’amans transis capable d’armer une galére. Son
cher mari se tenoit religieusement aux clauses de
son contrat, il encourageoit les amans timides de sa
femme par ces douces façons de faire, et les lui menoit
comme par la main, accommodant et discret à tel
point, qu’il feignoit toujours quelque affaire pressée
pour les laisser seuls avec elle. Il ne faisoit connoissance
qu’avec des hommes riches et de dépense, et
n’entroit jamais dans sa maison qu’il n’eût été assuré
par un signal qui paroissoit à la fenêtre, lorsque la
maîtresse du logis étoit empêchée, qu’il y pouvoit
entrer sans rien gâter ; et si le signal lui en défendoit
l’entrée, il s’en alloit gai comme une personne
de qui les affaires se font en son absence, passer une
heure de tems dans quelque académie de jeu, où
tout le monde le caressoit à cause de sa femme.
Entre ceux qu’Héléne se rendit tributaires, il se rencontra un gentilhomme de Grenade, qui surpassa
tous ses concurrens en excès d’amour et de dépense.
Il étoit de si bonne maison, que les titres de sa
noblesse se pouvoient trouver dans les archives de
la ville capitale de Judée, et ceux qui connoissoient
particulièrement sa race, assuraient que ses ayeux
avoient tenu le greffe criminel de Jérusalem ayant
et après Caïphe. L’amour qu’il eut pour Héléne,
lui fit tirer en peu de tems un grand nombre de
pistoles hors de l’obscure prison où il les avoit mises,
En peu de tems la maison d’Héléne fut la mieux
meublée qu’il y eût dans Madrid. Un carosse dont
elle n’avoit point la peine de nourrir les chevaux,
se trouvoit mus les matins à sa porte, y recevoit
ses ordres, et rouloit jusqu’à la nuit ppur son service,
Cet amant prodigue lui loua une loge à la comédie
pour toute l’année, et il ne se passait guère de jours
qu’il ne fît préparer quelque magnifique collation
pour elle et pour ses amies dans les maisons de plaisir
qui sont aux environs de la ville, Montufar y contentoit à souhait sa gloutonie naturelle, et vêtu comme
un prince, et en argent comme un financier, il mangeoit tous les jours en François et buvoit en
Allemand. Il avoit de grandes déférences pour le
libéral Grenadin, et n’étoit pas chiche de remerciemens envers la fortune : mais le vent se changea
et fit élever une horrible tempête. Héléne souffroit
les visites d’un jeune-homme de ces braves de villes,
qui ne le sont jamais à la campagne, qui vivent aux
dépens de quelque misérable courtisane qu’ils tyrannisent, qui vont tous les jours à la comédie pour
y faire du bruit, et qui toutes les nuits faussent leurs
épées, et leur font des brèches contre les murailles, jurant le matin qu’ils ont eu une furieuse rencontre avec leurs
ennemis. Montufar fit savoir plusieurs fois à Héléne, que cette connaissance inutile ne lui plaisoit
pas. Elle ne s’en défit point pour tout ce qu'il lui
en put dire, Montufar s’en offensa, et pour
se satisfaire fit sentir à Héléne le même châtiment
que la défunte Mendez et elle avoient souffert autrefois
dans les montagnes de Burgos. Héléne se feignit
facile à la réconciliation, et se détermina à la
vengeance. Pour mieux venir à bout de son dessein,
elle lui fit huit jours durant tant de caresses, que
Montufar ne douta plus qu’elle ne fut de ces femmes
qui adorent leurs tyrans, et maltraitent leurs adorateurs. Un jour que le Grenadin devoit souper avec
eux, et qu’à cause d’une affaire qui lui survint, il
ne put manger entier l’excellent soupé qu’il leur avoit
feit préparer, Montufar et Héléne burent tête à tête
à la santé de celui qui leur faisoit tant de bien. Montufar
s’enivra à son ordinaire, et sur la fin du repas
voulut tâter d’une bouteille d’hypocras ambré par
excellence, que le Grenadin leur avoir envoyée. On
n’a pas bien su si Héléne qui l’avoit décoiffée avant
le soupé, y avoit ajouté quelque drogue nuisible.
Tant y a qu’un peu après que Montufar l’eut vuidée,
il sentit une ardeur étrange dans les entrailles, et
ensuite des douleurs insupportables. Il se douta qu’il
étoit empoisonné, et courut vers son épée dans le meme
tems qu’Héléne courut vers la porte, pour
éviter sa fureur. Montufar alla dans sa chambre où
il pensoit qu’elle se fût sauvée, et la cherchant tout
furieux il découvrit en levant une tapisserie le jeune galant
d’Héléne, qui lui passa son épée au-travers
du corps. Montufar demi-mort le prit à la gorge.
Au cri des domestiques qui faisoient un bruit diabolique,
la justice entra dans la maison sur le point
que l’homicide espéroit se sauver, après avoir achevé
Montufar à coups de poignard. Cependant Héléne, qui avoit gagné la rue, et qui ne savoit où elle alloit,
gagna la premiéte porte qu’elle trouva ouverte. Elle
vit de la lumière dans une salle basse, et un cavalier
qui s’y promenoit. Elle alla se jetter à ses pieds pour
implorer son assistance et sa protection, et fut bien
étonnée de le reconnoître pour Dom-Sanche de Villefagnan,
qui ne fut pas moins surpris de la reconnoître
pour l’idole de son cœur, qui lui apparoissoie
pour la quatrième fois. Dom-Sanche s’étoit depuis
peu brouillé avec sa femme, qui s’étoit fait séparer
de corps et de biens d’avec lui, à cause de ses mauvais
traitemens et de ses débauches. Il avoit obtenu
de la cour une commission pour aller faire une nouvelle
colonie dans les Indes, er il devoit bientôt s’embarquer
à Séville. Tandis qu’Héléne lui dit cent menteries,
et qu’il est ravi dé la voir disposée à le suivre
dans son voyage, la justice fait prendre l’assassin de
Montufar, fait chercher Héléne dans Madrid, et se
saisit de tout ce qui étoit dans la maison. Dom-Sanche
et Héléne allèrent heureusement aux Indes, où il
leur est arrivé des avantures qui ne peuvent tenir
dans un si petit volume, et que je promets au public
sous le titre de la Parfaite Courtisane ou de Laïs Moderne, pour peu qu’il témoigne avoir envie de
les apprendre.