Les Humanités classiques au point de vue national

Les Humanités classiques au point de vue national
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 751-783).
LES
HUMANITES CLASSIQUES
AU POINT DE VUE NATIONAL

I. Docteur H. Vaihinger, Naturforschung und Schule. — II. Angiulli, la Filosofia e la scuola. — III. N. Fornelli, la Pedagogia e l’insegnamento classico. — IV. Cesca, la Scuola secondaria unica.

L’éducation est un développement de l’esprit, soumis aux lois de toute évolution, individuelle ou collective. De là ce problème qu’on s’est posé récemment en Allemagne et en Angleterre : — La doctrine de l’évolution justifie-t-elle les études classiques, au double point de vue du développement individuel et du développement national ? — Les réponses sont fort diverses, soit en Angleterre, où MM. Spencer et Bain attaquent les études gréco-latines, soit en Allemagne, où MM. Preyer, Haeckel et Goering rejettent ces études, tandis que M. Vaihinger les défend. En France, chose curieuse, le latin et le grec sont battus en brèche par la plupart des purs littérateurs ; ils sont soutenus, au contraire, par des philosophes tels que MM. Ravaisson, Renouvier, Renan, Lachelier, Guyau, Rabier et bien d’autres, en même temps que par des critiques littéraires aux vues philosophiques, tels que M. Brunetière. Mêmes discussions en Italie, où un philosophe distingué, M. Fornelli, vient de publier un livre très complet pour la défense de l’enseignement classique. La question, outre son importance spéculative, n’offre pas seulement un intérêt scolaire, mais bien un intérêt national et international. Il ne suffit pas de disputer, — comme on s’en contenté le plus souvent, — sur la valeur intrinsèque de telle ou telle étude considérée isolément ; il faut en apprécier la valeur relative et la place dans l’ensemble, l’influence sur le développement de l’esprit national, enfin l’utilité plus ou moins grande pour le maintien de l’influence française en face des influences étrangères. Une nation préoccupée de son avenir ne peut s’abstraire ni de son propre passé ni de ses rapports présens avec les autres nations.

Après avoir parlé d’abord des applications très générales qu’on a faites de la théorie évolutioniste à la pédagogie, nous essaierons de montrer que c’est sur l’évolution nationale et non pas seulement, comme le croit Spencer, sur l’évolution humaine qu’il faut se régler dans le choix des objets d’études.


I

Les principes de la pédagogie évolutioniste, doctement invoqués par MM. Vaihinger et Preyer comme par Spencer, sont les suivans : 1° l’homme, dernier résultat de l’évolution zoologique, résume en lui-même les précédentes formes de vie selon les lois « ontogénétiques et phylogénétiques, » — c’est-à-dire, selon les conditions de genèse des individus et de l’espèce ; 2° l’homme est soumis à l’hérédité physiologique et psychologique ; dans le milieu social, par l’exercice de ses facultés, il développe les énergies qu’il a héritées et les transforme en équivalens d’ordre supérieur ; 3° l’homme a une vie non-seulement individuelle, mais collective : les individus et la société se pénètrent mutuellement ; si la vie sociale doit être considérée comme l’effet de la vie des individus, il est également vrai, d’autre part, que le développement de chaque individu doit être considéré comme effet et moyen de l’organisme social. En conséquence, la pédagogie ne peut devenir une science qu’en s’appuyant sur la « physio-psychologie » d’une part, et, de l’autre, sur la sociologie.

C’est Auguste Comte qui a donné pour fondement à la science de l’éducation cette loi fameuse : « l’évolution individuelle doit être en conformité avec l’évolution collective. » Sous cette forme quelque peu vague, la règle fondamentale de la pédagogie évolutioniste peut assurément se justifier. Le développement de l’individu, dans toute l’échelle animale, résume les principaux degrés parcourus par l’espèce : on connaît les phases successives par lesquelles passe l’embryon humain et qui présentent, en raccourci, l’histoire de la vie sur la terre avec la succession de ses formes principales. Les lois mêmes de l’hérédité rendent inévitable une certaine conformité du développement individuel avec le développement de l’espèce : chaque individu est pour ainsi dire un spécimen particulier où se retrouvent les traits essentiels de la race. Au point de vue de l’éducation, si le développement de l’individu suit les mêmes voies que celui de l’espèce, il s’accomplira avec plus de facilité, parce qu’il sera plus conforme à l’adaptation héréditaire du cerveau. Enfin, l’harmonie du développement individuel avec le développement collectif se justifie par le but même que l’éducation doit poursuivre, et qui est précisément la subordination de l’individu aux fins de la société entière. Il faut que l’individu réalise en lui l’idéal social, qu’il soit la société en raccourci, non-seulement telle qu’elle est, mais telle qu’elle doit être et tend à être. Il faut, en un mot, que l’homme vive la vie de l’humanité entière et par là soit deux fois homme.

Mais, si le principe général de l’évolution s’applique à l’éducation de la jeunesse, il a besoin d’être bien interprété dès qu’on passe aux conséquences particulières. Nous voyons trois directions différentes se dessiner selon qu’on cherchera surtout, dans l’éducation individuelle, la conformité avec l’évolution passée de l’humanité, ou avec son état actuel, ou avec son évolution future : il y a lutte, pour ainsi dire, entre le passé, le présent et l’avenir. Le problème de l’éducation est de concilier ces trois points de vue. Selon nous, le plus essentiel est de se conformer à l’idéal de l’humanité future ; l’harmonie avec l’humanité actuelle est un premier moyen d’atteindre ce but, et l’harmonie avec l’humanité passée est un second moyen, plus indirect. C’est sur ce dernier moyen, déjà préconisé par l’école pédagogique d’Herbart, que M. Vaihinger a le plus insisté. « L’histoire de l’évolution graduelle de l’humanité, dit-il, s’appelle aujourd’hui l’histoire de la civilisation. Nous pouvons donc, de la loi fondamentale qui préside à la genèse de l’a vie, déduire la loi de la genèse mentale et la formuler ainsi : le développement intellectuel de chaque individu en particulier doit récapituler les pages historiques de la culture de l’humanité. » Quiconque veut parvenir au niveau de la civilisation actuelle, avait déjà dit le disciple d’Herbart, Ziller, « doit parcourir les mêmes degrés de développement par où l’humanité a passé dans le progrès de sa culture. » De là, M. Vaihinger conclut à la légitimité de l’enseignement classique, quelque réforme d’ailleurs qu’il soit désirable d’y introduire.

C’est aller un peu vite. Comment conclure immédiatement d’une loi physiologique à une loi mentale très générale, et de celle-ci à un programme d’études très particulier ? Voyez les conséquences contradictoires que l’on a tirées du même principe général. Si M. Vaihinger conclut à l’enseignement classique, M. Spencer conclut à l’enseignement scientifique, — faussement d’ailleurs, selon nous. Quant à Ziller, il avait imaginé son fameux système de la concentration, qui consistait à prendre pour centre d’enseignement, chaque année, une période historique autour de laquelle tout venait se grouper, même l’histoire naturelle, le dessin et la géographie. Par exemple, à la 3e année d’études, c’était l’histoire des patriarches, à la 4e les juges d’Israël, à la 5e les rois d’Israël, à la 6e la vie de Jésus, à la 7e les apôtres, à la 8e la réforme.

Il y a pourtant une profonde vérité dans la loi de parallélisme entre le développement individuel et le développement collectif ; mais il faut, avant tout, appliquer cette loi à la méthode et à l’esprit général de l’enseignement. La méthode doit aller du simple au complexe, du facile au difficile, du concret à l’abstrait ; en outre, elle doit reproduire le caractère d’activité spontanée qu’a offert le développement de l’humanité, si bien que l’enfant trouve le plus possible par lui-même et, en agissant, en pensant, éprouve le plaisir d’agir, de penser. Mais nous ne saurions admettre que l’enfant doive, pour cela, parcourir tous les degrés intermédiaires et historiques que l’humanité elle-même a parcourus. D’ailleurs, il n’est nullement certain que l’état d’esprit d’un enfant civilisé soit identique ou du moins analogue à la phase infantile de l’humanité. En supposant même que cette analogie existât, on se sera demandé avec raison si l’éducation doit prendre pour tâche de seconder les dispositions sauvages ou barbares de l’enfant, si elle ne doit pas plutôt les corriger avec l’aide que lui apportent mille et mille années de civilisation. Enfin, la pédagogie naturaliste ne tient pas compte de deux élémens essentiels qui empêchent la méthode d’éducation d’être identique à la méthode de développement spontané : ce sont la langue et le livre. La langue est un produit de tous les raisonnemens accumulés par les hommes, comme de toutes leurs observations et réflexions. Apprendre à parler, c’est précipiter l’évolution de l’esprit de toute la vitesse acquise par les siècles ; c’est voler avec les ailes conquises par l’intelligence humaine, comme l’oiseau, au sortir du nid, vole du premier coup avec les ailes acquises par sa race ; c’est profiter de toutes les sélections et de toutes les victoires qui ont marqué la lutte séculaire pour la vie. À la parole joignez le livre, qu’on a justement appelé « l’humanité abrégée, » et vous accélérez encore davantage l’évolution de l’esprit individuel. Vous supprimez du coup tous les tâtonnemens, toutes les erreurs, toutes les défaites de la pensée ; vous transportez l’enfant au but sans lui avoir fait parcourir les intermédiaires. De même qu’il n’a eu que la peine de naître pour naître homme et Français, de même il n’a qu’à ouvrir un livre pour sauter les siècles à pieds joints et se trouver plus avancé que les Euclide, les Descartes, les Leibniz ou les Newton. Les disciples de Spencer auront beau déclamer contre les livres et le « savoir livresque, » nous leur répondrons qu’il faut distinguer, — ce qu’ils ne font point, — entre la première éducation et la seconde. On ne doit pas abuser des livres avec l’enfant encore jeune, dont le développement spontané veut être respecté ; mais, pour le second âge, le livre est la base même de l’instruction : il établit un contraste évident entre l’éducation spontanée et l’éducation artificielle. L’éducation, en somme, a deux facteurs : la nature et la civilisation ; le livre représente le second facteur, devenu aujourd’hui le plus puissant, et qu’on pourrait appeler aussi le facteur social. Le livre, c’est l’évolution sociale à la fois fixée et accélérée.

Il résulte de ce qui précède que le parallélisme entre l’individu et l’espèce doit porter seulement sur des facultés très générales et sur leur emploi légitime. On peut accorder encore qu’il existe des états généraux de l’esprit par où il est naturel que l’individu passe, comme l’humanité même y a passé. Auguste Comte voulait, en vertu de sa doctrine, qu’on s’élevât progressivement de l’état théologique à l’état métaphysique et de ce dernier à l’état positif. La théorie des trois états était contestable, mais le principe était vrai, et il est certain que l’éducation est une série graduée « d’états d’âme, » un développement de l’âme collective au sein de l’individu. L’esprit est comme le corps, il a ses âges, ne demandez point à un enfant ou à un jeune homme de ressembler à un vieillard.

Si, du point de vue subjectif des facultés à développer, nous passons au point de vue des objets d’enseignement, la loi de parallélisme se maintient encore. Il y a des groupes d’objets avec lesquels l’humanité s’est familiarisée par une gradation qui s’impose aussi aux individus. Mais ce sont seulement les résultats généraux et, pour ainsi dire, les formes générales du savoir humain qui doivent se refléter tour à tour dans l’esprit des jeunes gens. Les lois du développement physiologique sont d’accord avec cette théorie, car, ce que l’individu reproduit successivement dans son évolution, ce sont seulement les formes typiques intermédiaires, conséquemment les synthèses successives où sont venus s’enregistrer les divers progrès accomplis. Platon aurait dit que ce sont des idées qui se réalisent l’une après l’autre. Comme l’enseignement scientifique, l’enseignement littéraire et historique doit procéder par synthèses, c’est-à-dire faire connaître l’une après l’autre ces grandes formes typiques de l’esprit humain, dans ce qu’elles avaient de bon, de beau, de durable, — et cela selon l’ordre d’appropriation successive à l’esprit des enfans. M. Spencer veut, avec Vico et Auguste Comte, qu’on aille de l’observation sensible à la réflexion, de l’imagination au raisonnement, du simple au complexe ; dans la morale même, il veut qu’on parte d’abord d’un idéal peu élevé, à la portée des enfans ; qu’on n’exige pas d’eux une précocité morale qui aurait des dangers comme la précocité physique, et qui, après des enfans prodiges de vertu, pourrait bien nous donner en définitive des hommes médiocres ou vicieux. Pourquoi donc M. Spencer n’applique-t-il pas sa théorie évolutioniste à l’éducation intellectuelle ? Pourquoi exige-t-il des enfans une précocité scientifique qui aurait bien plus d’inconvéniens que la précocité morale ? Pourquoi ne reconnaît-il pas entre les grandes littératures classiques (particulièrement celles de l’humanité encore jeune) et l’imagination de la jeunesse une certaine harmonie, une « adaptation ? » Si l’enfant doit être initié progressivement aux idées et sentimens de sa race, si ces idées et sentimens sont fixés dans la langue et dans la littérature, il s’ensuit que l’étude des lettres est la grande initiatrice morale et sociale. Comment attendre de l’enfant que, par une évolution entièrement spontanée, il trouve de lui-même les pensées qui sont devenues l’héritage humain et national ? Trouver des idées nouvelles et des sentimens nouveaux, ce n’est rien moins que le propre du génie. Créateur comme la nature, le génie va du fond à la forme, du bouton à la fleur ; l’enfant ne peut qu’aller de la forme au fond pour pénétrer peu à peu les secrets de la vie et de la pensée. Cultiver les lettres avant les sciences, c’est passer précisément de l’imagination et du sentiment au raisonnement, du concret à l’abstrait, des connaissances générales aux connaissances spéciales, de ce qui exerce l’esprit tout entier à ce qui ne l’exerce que partiellement, de ce qui agit sur le cœur et sur le caractère même à ce qui n’agit que sur l’entendement ou sur la mémoire. L’intelligence de l’enfant, au début de son évolution, ne saurait comprendre les abstractions de la science ; ces abstractions, d’ailleurs, produiraient un développement unilatéral de l’esprit et, par conséquent, une déformation. La littérature, au contraire, fournit au jeune homme, pour le développement harmonieux de son esprit, une sorte de pédale ou de basse fondamentale qui ne cessera de résonner au cours de ses études et de sa vie même.

M. Spencer, s’inspirant de Kant et de Schiller, a reconnu entre le sentiment esthétique et le jeu une profonde analogie, parce que tous les deux constituent un exercice facile et désintéressé de nos facultés pour elles-mêmes, sans la tyrannie des besoins matériels. D’autre part, il n’ignore pas et il soutient lui-même que, pour le corps, c’est le jeu qui est la meilleure des gymnastiques, parce qu’elle est la plus naturelle, la plus générale et la plus agréable : toute gymnastique « scientifique, » avec agrès et mouvemens systématiques de tels et tels membres, risque de déséquilibrer l’organisme. Comment oublie-t-il encore ces principes quand il passe à la gymnastique de l’esprit ? Les études littéraires exercent toutes les fonctions mentales à la fois et leur donnent cette suprême aisance de mouvemens où M. Spencer place le principe de la grâce. Les lettres, la poésie, l’éloquence, ce sont les jeux olympiques de la pensée : elle en sort à la fois fortifiée et glorifiée.

Mais, si la littérature offre le caractère de tous les jeux d’art, elle a en même temps le sérieux par excellence. La vraie raison pour laquelle on doit l’enseigner avant tout le reste, c’est qu’elle est une sorte de philosophie libre et vivante. Elle est une vue d’ensemble sur le monde, — d’abord sur le monde des sens et de l’imagination, le premier avec lequel les enfans entrent en contact, puis sur le monde intellectuel, moral et social ; elle est une série d’échappées sur l’art, sur la morale, sur la science. La littérature est quelque chose de plus encore : elle est, pourrait-on dire, le battement de cœur de l’humanité même, battement qu’il s’agit de communiquer à tous si l’on ne veut pas qu’il s’arrête.

Un autre principe essentiel de la pédagogie évolutioniste, nous l’avons vu, c’est que l’évolution mentale doit être due à l’activité personnelle de l’enfant, non à un enseignement passif ; or, les exercices littéraires, — traduction, composition, analyse et explications, — sont le principal moyen de mettre en jeu l’initiative intellectuelle des enfans ou des jeunes gens : nous avons montré, dans une précédente étude, que l’enseignement scientifique est inévitablement passif. Le livre de sciences, surtout, ne s’adresse guère qu’à la mémoire ou au raisonnement déductif ; il n’exerce qu’une certaine faculté, certaines cellules du cerveau, toujours les mêmes, et dans le même sens. Ou il laisse le lecteur inerte, ou il lui demande un effort exagéré de compréhension sur un seul point, — effort ennuyeux par-dessus le marché ; d’invention, il n’en exige pas. Il est en cela semblable à la gymnastique savante dont nous parlions tout à l’heure, qui, réprimant toute liberté d’initiative, impose à un muscle déterminé d’avance un travail répété, fatigant et sans intérêt. Plus cet exercice est énergique, plus il est dangereux : les enfans dont on veut faire des athlètes restent des avortons, ceux dont on veut faire trop tôt des savans restent des imbéciles. Le livre littéraire, lui, fait successivement appel à toutes les facultés de l’esprit : outre ce qu’il dit, il laisse entendre une foule d’autres choses ; non-seulement il vous fait comprendre, mais il vous fait réfléchir et trouver. Il n’est plus seulement, si on peut dire, indicatif de tels faits observés ou de telles lois démontrées, il est suggestif : par l’association des idées ou des sentimens, il excite le jeune homme à se souvenir moins qu’à penser. En outre, le livre de sciences est un instrument d’inévitable surmenage, par cela même d’épuisement précoce pour les forces intellectuelles qu’il a la prétention de développer ; le livre de littérature, au contraire, est un délassement dans le travail même, un plaisir dans l’effort ; ce n’est point sans raison que Descartes appelait ce genre de lecture une conversation avec les plus grands esprits des temps passés, et une « conversation étudiée » où, ne nous livrant que le meilleur d’eux-mêmes, ils développent par sympathie ce qu’il y a de meilleur en nous.

Ainsi la théorie de l’évolution, — contrairement à la pensée de ses promoteurs qui en tirent des conséquences inexactes, — aboutit à la prééminence de l’enseignement littéraire sur le scientifique. M. Goering intitule ses gymnases écoles de la vie ; mais le but de l’éducation n’est pas, comme MM. Goering et Spencer semblent le croire, de faire vivre par avance aux enfans la vie même qui les attend plus tard avec toutes ses réalités souvent prosaïques et tristes ; son but est de leur faire vivre une vie plus simple, plus intellectuelle et plus imaginative tout ensemble, plus idéale en un mot et plus jeune, qui sera la préparation de l’autre. Il ne faut pas sans doute qu’il y ait désharmonie entre les études de la jeunesse et la vie réelle de l’âge mûr, mais il faut qu’il y ait vraiment « évolution » de l’une à l’autre, la première étant une lente accumulation de forces intellectuelles et morales, par cela même de forces sociales, la seconde une dépense et une expansion des forces acquises au profit de la société même. Dès lors, l’éducation doit être une culture des facultés humaines les plus essentielles, les plus fondamentales, d’où dépend le développement des autres ; quelles sont-elles, sinon la raison et le bon sens, l’imagination réglée et le goût, les sentimens naturels, simples et grands, l’amour du bien et du beau, le patriotisme, l’admiration et l’enthousiasme, qui sont l’éternelle jeunesse du cœur ? Tout cela, ce n’est pas le « superflu » de la vie, ce n’est pas même « l’utile, » c’est le vrai « nécessaire. » En outre, parmi les qualités que l’on est en droit d’exiger d’un esprit cultivé, il y en a qui s’acquièrent et s’apprennent, tandis que le génie ne s’apprend pas ; il y a des défauts qui s’évitent, et que le génie ne sait pas toujours éviter. Or, tout en favorisant la sélection des génies ou des supériorités, encore faut-il cultiver chez tous les qualités qui s’acquièrent, comme il faut extirper les défauts qui peuvent disparaître. Tels sont donc les caractères essentiels d’une éducation classique : elle doit être jeune, forte, droite, sensée, plus raisonnable que passionnée, et, là où elle passionne, il faut que ce soit pour ce qui est à la fois simple et grand, général et généreux. En un mot, c’est une base à établir, sur laquelle chacun construira plus tard son édifice, humble ou élevé, mais cette base doit être vraiment humaine, si on veut que l’éducation soit conforme et à l’évolution normale de l’humanité entière et à celle des jeunes esprits en particulier.


II

Si la théorie de l’évolution, appliquée aux problèmes de l’enseignement, n’a encore donné que des conclusions très générales et souvent peu nettes, c’est qu’on a négligé d’introduire le moyen terme nécessaire entre l’humanité et l’individu, à savoir la nationalité. Nous allons rétablir ce moyen terme. Il ne suffit pas, en effet, que le développement de l’individu soit, comme le veulent Auguste Comte et Spencer, en harmonie avec le développement de l’humanité entière ; il faut encore qu’il soit plus particulièrement en harmonie avec le développement national, qu’il le résume et, pour sa part, y contribue.

L’évolution nationale ne peut avoir lieu sans une élite littéraire, scientifique et politique : tout peuple a besoin de savans, de lettrés et de philosophes ; tout peuple a besoin d’une classe dirigeante, capable à la fois de conserver les traditions nationales et d’y ajouter les progrès réclamés par le temps. En d’autres termes, il y a une sorte de cerveau national auquel il importe de fournir les alimens les mieux appropriés à la direction de l’organisme entier. D’autre part, une nation a également besoin d’agriculteurs, d’industriels, de commerçans, enfin d’ouvriers et de laboureurs. Mais, entre ces groupes d’hommes et de professions également nécessaires à l’évolution de l’ensemble, il y a cependant une hiérarchie, comme il y en a une dans le corps vivant entre l’estomac et le cerveau, également nécessaires à l’évolution de l’organisme. Les besoins économiques d’une nation sont encore des besoins matériels et y représentent, au fond, la vie végétative ou animale ; les besoins intellectuels, esthétiques, moraux et politiques, au contraire, sont proprement la part de la vie humaine et répondent à des nécessités supérieures. Si la prospérité économique est le grand moyen de conservation pour un peuple, la prospérité intellectuelle et morale est le grand moyen de progrès. Bien plus, à mesure que l’évolution avance, les facteurs d’ordre intellectuel et moral y jouent un rôle prédominant et deviennent même la condition de tous les autres : sans la science théorique, point d’industrie ; sans les sciences morales et sociales, point de sécurité politique ni de progrès social. Il est donc de la plus haute importance, pour un peuple, d’organiser un enseignement secondaire d’où sortent, par sélection, les capacités supérieures et qui, d’autre part, fournisse au pays une classe éclairée, vraiment libérale, vraiment digne, par ses vues désintéressées, d’être la classe dirigeante. Former des hommes aux vues désintéressées dans l’ordre de la spéculation et dans l’ordre politique, c’est l’objet même de l’éducation secondaire, qui, pour cette raison, n’est ni directement professionnelle ni « spéciale. » En dehors de cette sphère, — tantôt au-dessus, tantôt au-dessous, — il y a place pour des enseignemens professionnels, soit d’ordre supérieur, soit d’ordre inférieur ; mais il est essentiel de maintenir la hiérarchie de l’enseignement, de ne pas vouloir qu’un enseignement professionnel plus ou moins déguisé, aux vues industrielles, commerciales, agricoles, devienne, sous le nom d’enseignement spécial ou d’enseignement français, l’égal des « humanités » véritables, c’est-à-dire scientifiques, littéraires et philosophiques. L’enseignement professionnel et l’enseignement spécial doivent être organisés franchement et fortement, à tous les degrés, sous toutes les formes ; mais ils ne doivent pas nuire à l’enseignement des humanités, ni surtout s’y substituer. En un mot, l’utilitarisme économique ne doit pas étouffer le culte désintéressé de la science, des lettres, des arts, de la philosophie et de la politique, car le suprême intérêt pour une nation, c’est ce désintéressement même.

Tel est donc, répétons-le, le premier principe dont nous devons partir : un peuple a besoin tout ensemble d’un enseignement libéral fortement organisé et d’enseignemens spéciaux ou professionnels non moins bien appropriés aux utilités particulières qu’ils représentent. Notre second principe, c’est que l’instruction secondaire doit être en harmonie avec l’esprit même de la nation, avec ses habitudes et ses aptitudes, avec son histoire, avec les traditions mêmes de son éducation, de sa langue, de sa littérature et de ses arts ; bref, avec les formes et les conditions essentielles de l’évolution nationale. Autre est l’enseignement primaire, autre est l’enseignement secondaire. Ce dernier seul, ayant pour objet de former des esprits éclairés, — c’est-à-dire consciens d’eux-mêmes, de leur fonction individuelle et nationale comme de leurs origines, — doit résumer les grandes phases de la civilisation nationale ; il doit entretenir et développer un organisme spirituel dans lequel revivent les organismes divers dont l’ensemble a fait la vie de la nation. Occupons-nous donc de ce que doit être, en France, une éducation libérale, pour tous ceux qui peuvent la recevoir et la recevoir en sa plénitude[1].

La première question, c’est de savoir si l’étude de la littérature française est suffisante dans un enseignement secondaire. Or, si nous nous plaçons d’abord au point de vue national, l’expérience nous apprend que ce n’est plus assez, de nos jours, pour une nation qui aspire à être supérieure, d’étudier sa propre langue et sa propre littérature. Cette sorte de monologue national, qui était possible quand la communication des peuples n’était pas universelle, est aujourd’hui impossible : il rétrécit l’esprit et peut, à la fin, le déformer. En fait, ce sont les lettres antiques qui ont été les initiatrices des modernes à l’art, à la science, à la vie civique ; les littératures anglaise et allemande, à leur tour, ont agi l’une sur l’autre et agi sur notre littérature. Comme l’a dit M. Maneuvrier, les littératures modernes n’ont point eu de génération spontanée. Depuis les Grecs, toute grande renaissance littéraire a procédé d’un contact avec une autre littérature, principalement avec la littérature ancienne, et si l’esprit littéraire subsiste dans notre nation, à travers les siècles, c’est grâce à ce contact toujours répété.

D’autre part, au point de vue du développement individuel, l’étude de la langue maternelle n’est suffisante que pour des esprits exceptionnellement doués. L’enseignement secondaire doit se régler sur les moyennes, non sur les exceptions ; or, en moyenne, pour acquérir la culture essentielle aux humanités, l’étude d’une langue autre que la maternelle est le moyen le plus court et le plus sûr. Le Français a l’esprit vif et l’intelligence facile ; mais cette facilité même qu’il a en usant de sa langue maternelle ne lui laisse pas assez le temps de la réflexion. Quand un de nos enfans lit un texte français, à moins qu’il n’ait des facultés de réflexion très rares, son esprit est emporté par le sens général, il glisse sur les détails et sur les nuances. « Qui lit tout d’un trait une page de Pascal ou de Bossuet, a dit M. Rabier devant le conseil supérieur de l’instruction publique, ne la comprend jamais qu’en gros, c’est-à-dire qu’à demi. » Le thème et la version obligent à peser chaque mot, à en préciser la valeur, à en chercher l’équivalent ; il faut, en outre, relever tous les rapports des idées entre elles, des mots entre eux, deviner le sens caché du texte ; enfin il faut transposer le tout d’une langue dans une autre différente, comme un musicien qui transpose un air. Le résultat final, c’est qu’on a refait pour son propre compte le travail du penseur et de l’écrivain ; on a repensé sa pensée et ressuscité la forme vivante dont il avait fait son organe. C’est une œuvre d’art qu’il a fallu reproduire. La lecture cursive des ouvrages écrits dans la langue maternelle ressemble à une promenade dans un musée ; la traduction d’une langue dans l’autre ressemble à la copie d’un tableau : l’une fait des amateurs, l’autre des artistes. Ainsi l’esprit acquiert à la fois du fond et de la forme. De plus, il acquiert de l’initiative, qualité particulièrement nécessaire aux enfans français, qui, il faut l’avouer, sont un peu « singes. » Il leur est si aisé d’imiter qu’ils songent trop rarement à faire par eux-mêmes. MM. Bain et Spencer ont beau soutenir ce paradoxe que « l’étude des langues habitue à jurer sur la parole du maître ; » c’est, au contraire, l’enseignement des sciences ex professo qui rend les élèves inertes. « Comment mettre en doute, a-t-on demandé, la table des logarithmes ou les lois de la gravitation universelle ? » Nos jeunes gens, par leur faculté d’assimilation rapide, ont bientôt changé l’étude des sciences en une adresse purement mécanique et en une application de formules toutes faites.

Il reste à examiner quelle langue autre que la maternelle nous choisirons de préférence pour le développement des jeunes Français. Ici commence la grande luette des « humanités anciennes » et des « humanités modernes. » Rappelons d’abord, en les systématisant, toutes les raisons qui recommandent l’étude des lettres latines, et, s’il est possible, ajoutons-y encore des raisons nouvelles, tirées des lois de l’évolution nationale et des lois de l’évolution individuelle. Devant les mêmes attaques, il faut bien recommencer la même défense.

L’évolution de l’esprit national ne peut s’opérer sans une constante solidarité avec le passé où le présent a son origine. Comment nier qu’il existe, dans toute race et dans toute nationalité, une sorte d’hérédité intellectuelle ? Par elle se transmet un certain esprit commun, qui est le génie de la race entière, l’âme de la patrie. Cette solidarité intellectuelle et morale complète la solidarité organique qui relie chaque génération à la suite indéfinie de ses devancières. Or, il est bien évident que nous avons des liens historiques et organiques avec le monde latin, qui subsiste encore partiellement dans le monde moderne où se meut notre patrie actuelle.

La tradition, si souvent invoquée en faveur du maintien des études latines, — et dont ici même M. Brunetière parla jadis avec tant d’élévation, — la tradition n’est-elle qu’un préjugé, ou est-ce une raison vraiment philosophique en même temps que patriotique ? Voici ce que répondra quiconque n’est pas étranger à cette partie de la science sociale que les Allemands appellent la psychologie des peuples, Völkerpsychologie. Toute tradition fondée en nature et en droit est simplement une de ces conditions essentielles de conservation sans lesquelles un peuple ne peut évoluer. Si l’attachement aveugle aux traditions entraîne l’immobilité, le mépris non moins aveugle de toute tradition nationale ne l’entraîne pas moins, car il supprime les forces vives d’où le mouvement peut dériver ; il brise les pieds qui marchaient régulièrement sur le sol, sous prétexte de donner tout d’un coup des ailes. Dans la nature, il n’y a d’évolution que par une répétition continuelle combinée avec un flux gradué. Le rayon de lumière n’avance qu’en répétant sans cesse la même ondulation. Le maintien du type, chez l’être animé, est une répétition des mêmes formes ; dans le changement des cellules éphémères, il assure la durée et l’unité de l’être vivant. Au point de vue psychologique, la mémoire joue le même rôle : elle conserve et répète ; par cela même elle agrandit le présent de toute la série des sensations passées ; sans elle la conscience, réduite à l’éclair de l’instant qui passe, ne brillerait que pour s’éteindre : l’être vivant aurait cessé d’exister pour lui-même. L’organisme social a des lois communes avec l’organisme individuel, et la conscience collective n’existe, elle aussi, que par la mémoire du passé[2]. Ce n’est pas seulement l’histoire qui constitue cette mémoire, comme on le répète sans cesse ; nous dirons même que l’histoire est la mémoire des sociétés la plus superficielle et la plus extérieure. La littérature est autrement intime : elle est une mémoire organisée et en action, une conscience toujours présente qui remonte non plus seulement aux faits célèbres de la vie nationale, mais à ses sources intimes, à ses sentimens inspirateurs, à ses idées directrices. Si les évolutionistes anglais ont surtout insisté sur la ressemblance de l’organisme social avec l’organisme vivant, les évolutionistes allemands ont insisté de préférence sur l’analogie de la conscience collective avec la conscience individuelle. Ils ne considèrent pas l’esprit national comme une simple abstraction désignant la résultante d’un agrégat d’esprits individuels ; ils attribuent à cet esprit national une réalité. Sans aller aussi loin qu’eux dans cette voie, on doit accorder qu’il existe un certain esprit français ou allemand qui n’est pas simplement la somme des esprits particuliers dont se compose aujourd’hui la France ou l’Allemagne. On doit aussi accorder que cet esprit national a ses conditions de conservation, qui sont en même temps les premières conditions de son progrès, et qu’un peuple qui, par l’éducation de la jeunesse, porterait atteinte sur un point important à son moi héréditaire, à son individualité nationale, commettrait par cela même une tentative de suicide. Enfin, au sein même de la grande tradition nationale, il en est de plus particulières qui maintiennent, dans certaines classes, un esprit commun et, par là, établissent une hiérarchie au sein même de l’égalité générale. Les classes dirigeantes, en France, ont toujours eu, jusqu’à présent, une culture classique qui nous vient de Rome et, par l’intermédiaire de Rome, de la Grèce. Cette culture n’est que la manifestation plus visible, chez les esprits d’élite, de l’influence exercée sur notre race entière par l’antiquité gréco-romaine. Avons-nous le droit de répudier cet héritage, disons plus, cette hérédité, de rompre avec le passé littéraire et artistique de la France, qui est lui-même en grande partie l’héritage de Rome et de la Grèce ? On demande à quoi servent les études latines ; elles servent à maintenir d’abord la tradition classique, qui est une tradition nationale, et, conséquemment, à faire revivre sans cesse dans les générations qui se succèdent l’âme antique confondue avec l’âme de la France. Est-ce à dire que cette tradition doive exclure tout progrès ? Non, sans doute ; mais dans l’enseignement de la jeunesse éclairée, elle est la condition préalable des progrès que, parvenue à l’âge d’homme, cette jeunesse pourra accomplir. Hors de la continuité, surtout en éducation, point de progrès durable ; il peut y avoir révolution, il n’y a pas évolution ; or une révolution ne peut changer du jour au lendemain l’esprit d’un peuple. C’est donc d’abord l’héritage national qu’il importe de conserver, surtout chez les jeunes gens, pour pouvoir plus tard y ajouter de nouvelles richesses. Si, dans l’enseignement libéral donné aux classes influentes, nous abaissons et même supprimons la culture classique, nous mutilons l’esprit français en voulant forcer sa nature et son talent pour l’appliquer brusquement à un ordre tout nouveau d’idées et d’études ; nous brisons la solidarité intellectuelle et morale des générations. On se contente bien souvent de dire que le latin est utile pour comprendre et écrire le français (toujours le point de vue utilitaire) ; on voit que sa véritable utilité est bien plus profonde : il sert à maintenir l’esprit français lui-même, dont la tradition classique est partie intégrante, en retrempant sans cesse l’esprit français à ses sources originelles.

En Allemagne, sur un chiffre rond de 46 millions d’habitans, il se trouve 28,000 étudians répartis entre les facultés de droit, de médecine, de théologie catholique et protestante, enfin de sciences et de lettres (ces deux dernières fondues en une seule, dite de philosophie, pour rappeler que c’est le côté philosophique et universel des sciences qui importe avant tout), 30 pour 100 de ce total d’élèves étudient la médecine, 20 pour 100 le droit, 20 pour 100 la théologie, 15 pour 100 les lettres et autant les sciences. Tous sans exception ont étudié le latin, et même le grec. Un examen de « maturité » uniforme donne seul aux jeunes gens l’accès dans toutes ces facultés indistinctement. Or, quels sont les étudians auxquels le latin, et, surtout le grec, sont pratiquement indispensables ? Les philologues et les théologiens, 35 pour 100 du nombre total, tandis que les étudians en droit, en médecine et en sciences, c’est-à-dire les deux tiers, n’en retrouvent plus aucune application sérieuse. Car il est vraiment inutile d’apprendre le latin et le grec pour saisir le sens de quelques mots scientifiques ou de quelques termes médicaux, comme anémie, typhus, choléra ou odontalgie. Pourquoi donc maintient-on en Allemagne l’étude du grec et, à plus forte raison, du latin ? C’est que, si l’Allemagne n’est pas physiologiquement de race latine, elle n’en est pas moins, comme toute nation civilisée, partiellement héritière de la grande tradition classique : c’est cette tradition que l’Allemagne, malgré sa littérature nationale et romantique, ne veut pas abandonner. Elle sait que dans l’esprit allemand, quoiqu’à un moindre degré que dans l’esprit français, subsiste encore en partie l’esprit de l’antiquité classique, mêlé à l’influence du christianisme. Elle se croit même obligée de pousser plus loin que nous l’étude du latin et du grec, parce qu’elle n’est pas déjà, latinisée par sa langue même et par plusieurs siècles d’une littérature inspirée de l’antique. Elle se souvient que, si sa littérature nationale est depuis un siècle sortie de la barbarie, c’est que les Lessing, les Herder et les Goethe « ont renouvelé sur le sol germain le sens longtemps perverti de l’antique[3]. » On connaît la science des Goethe et des Schiller en fait d’antiquité. Faut-il rappeler l’Iphigénie de Goethe, ses Élégies romaines, le journal l’Art et l’Antiquité qu’il avait fondé ; les traductions que fit Schiller de l’Iphigénie grecque et des Phéniciennes, et, enfui, ses Dieux de la Grèce ? Ce n’est pas en Allemagne, assurément, qu’on répudierait une tradition glorieuse[4].

Ce n’est pas non plus en Angleterre. À Oxford et à Cambridge, sous les vieux cloîtres, avec la verte campagne en vue, le jeune Anglais, de vingt à vingt-cinq ans, médite, lit, écrit, vit en commerce avec les grands écrivains de l’antiquité. S’il est bon humaniste, il aura une bourse d’études, gagnera un fellowship, et il aura pour sept années de loisir assuré avec une rente de plus de 6,000 francs. M. Paul Bourget, dans ses notes sur l’Angleterre, montre jusqu’à quelle profondeur l’éducation classique a pénétré la pensée anglaise. L’auteur de Jules César et de Coriolan a connu l’antiquité par l’intermédiaire de la France et de l’Italie, de Boccace, de Montaigne et d’Amyot ; Milton a écrit deux livres de vers latins : Élégies et Sylves ; Cowper, une lamentation en strophes latines et sur le rythme alcaïque. Byron avait écrit une imitation de l’Art poétique d’Horace, qu’il préférait à son Childe-Harold. Le plus long poème de Keats est consacré à Endymion ; son ode la plus charmante, à une urne grecque sur laquelle se voyait sculptée une danse d’amoureux et de joueurs de flûte. L’art du sculpteur, qui soustrait au temps la vie, et l’amour, et l’action, pour les fixer en quelque sorte dans l’immortalité des formes pures, inspire à Keats une poésie sculptée elle-même à la grecque, qui donne le sentiment de l’immuable dans le mouvement même et de l’intellectuel dans le sensible[5]. Shelley, tour à tour, s’abîme dans Platon et dans Sophocle. Deux chefs-d’œuvre de Tennyson sont un Tithonus et un Ulysses. Enfin, rappelons que Swinburne, pour contribuer au Tombeau de Gautier, nous envoya quatre odes : une en anglais, l’autre en français, la troisième en latin, la quatrième en grec. L’utilitaire Albion conserve donc le culte religieux de l’antiquité classique, du moins dans l’éducation qu’elle donne à ses classes dirigeantes. Si les nations latines, dans l’éducation de leur bourgeoisie, voulaient s’affranchir non-seulement du grec, mais même du latin, elles renieraient leurs ancêtres et, par cette sorte d’ingratitude intellectuelle, prépareraient la décadence de leur esprit national. Il y a une seconde condition de notre grandeur à maintenir : c’est celle qui a fait de notre langue même une langue classique, toute pénétrée du génie antique, tout intellectuelle et, par cela même, universelle. On l’a souvent remarqué, si la Grèce s’est étendue en Orient et, des conquêtes d’Alexandre, a fait le monde hellénique, c’est en y important sa langue. Par cette langue fidèlement gardée et maintenue, elle s’est perpétuée jusque sous la domination turque. Les Grecs et les Carthaginois se disputant la Sicile, ce sont les Grecs, malgré l’infériorité de leurs forces, qui finirent par l’emporter, parce que c’est leur idiome qui s’imposa aux nations indigènes. Jusqu’ici la France a eu, par sa langue, une situation privilégiée. Véritable héritier du latin, a-t-on dit, le français fut le canal par lequel la civilisation antique se répandit dans toute l’Europe. Non-seulement la France, pays lettré et artiste, est aujourd’hui le grand centre d’attraction pour l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, la Russie ; non-seulement elle est le pays de l’Europe qui compte le plus d’étrangers parmi ses habitans et où il passe le plus d’étrangers, mais sa langue, adoptée comme langue internationale depuis le XVe siècle, est « l’idiome commun de la société distinguée de tous les pays. » Veut-on publier un ouvrage qui s’adresse non à un public restreint, mais à des lecteurs de toute race, on l’écrit en français. Il y a partout des journaux rédigés en français, à Rome, à Londres, à Constantinople, en Allemagne, en Serbie, en Égypte. Tous les pays civilisés ont donné à notre langue une place officielle dans les programmes de leur enseignement secondaire et de leur enseignement supérieur : il n’y a point d’éducation libérale où elle n’entre. Mais, depuis un certain nombre d’années, on constate des symptômes alarmans et des concurrences auxquelles notre langue ne fait face qu’avec peine, — surtout la concurrence de l’anglais, qui est parlé par 100 millions d’hommes, et celle de l’allemand, qui devient la langue nécessaire aux savans de tous les pays. Les Allemands, eux, connaissent et apprécient l’importance d’une langue qui se répand au loin par une expansion soit industrielle et commerciale, soit littéraire : aussi mettent-ils un soin jaloux à imposer leur propre langue et à la propager partout où ils le peuvent. Notre langue française, au contraire, après avoir débordé sur l’Europe, recule aujourd’hui vers nos frontières, elles-mêmes amoindries. Prenons-y garde : un philosophe[6] a dit avec raison que l’évolution des langues, leur flux et reflux, suit d’ordinaire les progrès et les défaillances du génie des peuples ; si la langue française cessait d’être « l’organe de la raison, » nous la verrions faire de nouveaux pas en arrière, nous verrions décroître, avec son influence, l’influence et la sécurité même de notre pays. Or, notre langue ne peut vivre et s’épandre qu’en restant classique et en se rajeunissant toujours aux sources classiques. Nous n’avons donc pas le droit de renoncer au système national d’éducation qui a fait notre langue littéraire, ni aux traditions historiques dont notre langue fut elle-même si longtemps la dépositaire fidèle : ce serait rompre avec la gloire et avec l’influence intellectuelle de la France.

Une autre condition de notre grandeur nationale, c’est le sens de l’art et la supériorité du goût. Dans la dernière Exposition universelle, nous avons montré beaucoup de savoir-faire en tout ce qui relève de la mécanique et de la science ; nous avons fait preuve d’adresse, d’ingéniosité ; mais, en somme, nos hommes de science et nos ingénieurs n’ont rien révélé au monde de très nouveau ni de très important. C’est dans l’art que nous l’emportons, et notre industrie elle-même doit sa perfection au goût traditionnel de nos artisans, qui sont tous plus ou moins artistes. L’organisation générale de l’exposition, tout comme son architecture, était elle-même une œuvre d’art en même temps que d’habileté mécanique. Or, croit-on que l’enseignement traditionnel des humanités et la base latine de l’instruction pour les classes dirigeantes ne servent point à entretenir le goût du beau et des belles formes, d’abord chez les classes éclairées qui commandent tant de travaux, puis, par une contagion inévitable, chez les classes ouvrières, qui ne restent étrangères ni à notre littérature, ni à nos arts ? S’il y a là un effet d’hérédité nationale, n’y a-t-il point aussi un effet d’éducation nationale ? Supposez que l’impressionnisme envahisse notre littérature et tous nos arts, qu’il ne trouve plus d’obstacle dans cette culture classique de la bourgeoisie sur laquelle l’instruction primaire elle-même se modèle, vous verrez peu à peu disparaître les qualités esthétiques de mesure, de bon goût, de correction, de délicatesse et de finesse qui se retrouvent jusque dans notre industrie, et qui seules jusqu’à présent nous ont soutenus contre la concurrence étrangère. La tradition classique, qui a ce privilège d’être en même temps nationale, puisque notre littérature est inspirée des anciens, est donc le naturel soutien de notre génie littéraire et artistique. Supposez qu’au lieu de la parole, l’art n’eût d’autre instrument à sa disposition que la sculpture, et supposez aussi que toutes les statues antiques fussent rassemblées en un seul et même musée ; ceux qui voudraient être artistes n’auraient d’autre ressource que de venir, coûte que coûte, contempler et imiter les chefs-d’œuvre des Phidias et des Praxitèle : le commerce indirect, par l’intermédiaire des imitateurs, ne suffirait pas, et si on objectait que les modernes, eux aussi, ont fait des chefs-d’œuvre, il faudrait répondre qu’ils les ont faits précisément à l’école des anciens, où la jeunesse doit toujours revenir.

On a prétendu que les raisons en faveur du latin et du grec vaudraient aussi pour le sanscrit. — Le conte indien de Nal et Damadjanté, a-t-on dit, est une perle de poésie ; faut-il apprendre le sanscrit pour le lire et lire les autres chefs-d’œuvre hindous ? — Non, parce que le sanscrit est trop loin de nous, bien plus loin que le latin et le grec ; — et d’ailleurs trop difficile en même temps que de nul usage. De même pour l’hébreu, à qui nous devons tant, mais dont nous ne sommes point les héritiers directs. Au reste, ni le sanscrit ni l’hébreu n’ont les qualités classiques. Grâce aux loisirs dont disposaient les hommes libres de l’antiquité gréco-romaine, grâce aussi aux limites plus étroites de la patrie et, en général, de la vie, enfin grâce au développement moindre de la civilisation, les anciens ont pu trouver, dans le langage comme dans le marbre et la pierre, des moyens d’expression en conformité parfaite avec leurs idées et leurs sentimens : le fond, chez eux, ne débordant pas la forme, ils ont pu réaliser cette parfaite harmonie qui est le beau. Tout le monde convient que les littératures grecque et romaine sont les plus plastiques, les plus harmoniques, les plus finies, celles où se montre le plus grand accord de la pensée et du sentiment avec l’expression. Les langues anciennes, moins abstraites et moins usées que les nôtres, ont l’avantage de parler sans cesse à l’imagination naturelle et saine, aux sentimens naturels et sains. Les poètes de l’antiquité ont l’habitude de peindre en quelques mots ; ils font passer ainsi devant l’esprit des enfans toute une suite de scènes à la fois animées et familières. Prenez un vers quelconque de Virgile, parmi ceux qui ont acquis une sorte de banalité :


Et jam sumraa procul villarum culmina fumant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ…
… Hic candida populus antro
Imminet…
Pontum aspectabant fientes…


Vous reconnaîtrez que ces vers, si simples d’ailleurs, sont propres à éveiller chez les jeunes esprits le goût et le sens de tous les arts, depuis la poésie et la musique jusqu’à la peinture et à l’architecture. Un vers latin, à lui seul, est un petit édifice, une construction symétrique qui se suffit à elle-même : il a une base et un faîte. C’est en même temps un tableau avec des plans divers[7]. Je ne parle pas du rythme musical inhérent au vers antique. Ne peut-on pas dire que, comme initiation aux principes communs et aux communes beautés des différens arts, à la symétrie, à l’eurythmie, à l’élégance structurale, au dessin précis, au coloris sobre et naturel, un vers de Virgile a une vertu qui tient à la fois au génie de la langue et au génie du poète ? C’est pourquoi l’exercice du vers latin est éminemment propre à développer le goût chez les jeunes esprits ; — le goût, qui, nous venons de le voir, n’est pas inutile aux nations et aux races, même dans la concurrence industrielle. Étudier les anciens dans des traductions ne suffirait pas. Il faut le contact direct des textes pour saisir sur le vif et l’esprit et la lettre. Pénétrons-nous bien de ce principe que, dans l’éducation, surtout esthétique, la forme a une importance capitale : le jeune homme doit apprendre l’art de donner une forme à ses pensées et à ses sentimens, car il n’y a de pensée achevée que celle qui a su se formuler, il n’y a de sentiment complet que celui qui anime la parole pour animer ensuite l’acte. Dans l’art, le fond et la forme sont, comme disait Flaubert, « consubstantiels. » Les belles formes sont déjà, par elles-mêmes, éducatives : ce sont des cadres qui, en se gravant dans l’esprit, s’imposent aux idées, aux sentimens, aux actions, et les forcent à s’embellir. L’enfant finit par penser, sentir et agir sous la catégorie du beau comme sous celle du vrai et du bon ; le laid le choque comme l’absurde ou comme le honteux. En un mot, il n’y a pas d’éducation élevée sans esthétique, ni d’esthétique complète, pour des jeunes gens qui veulent faire des études complètes elles-mêmes, sans la connaissance et le commerce direct des classiques.

— Le grec et le latin ont donc une influence mystique ? Les études gréco-latines sont donc une religion ? — Leur vertu mystique, si on entend par là une influence latente parce qu’elle est profonde et vitale, vient de tous ces liens visibles qui nous rattachent à l’antiquité et qu’ont noués, renoués vingt siècles. Vertu toute naturelle et non surnaturelle, analogue à celle de l’hérédité, de la race, de la nationalité. Et la culture classique, pour les classes lettrées et dirigeantes, est bien en effet une religion, mais sans dogmes et sans rites, qui laisse à l’esprit moderne sa liberté tout en le reliant à l’esprit antique. Puisque l’histoire, la physiologie et la psychologie démontrent notre solidarité avec les Latins, quel calcul utilitaire pourrait prévaloir contre des influences qui s’exercent par le dedans, non par le dehors ? La religion s’affaiblissant de plus en plus, le seul culte presque qui puisse la suppléer, c’est le culte du beau, des lettres, des arts et de la philosophie ; c’est l’amour désintéressé des grandes choses, l’habitude de penser et d’agir pour la communauté, non pas seulement pour soi, — habitude dont les anciens faisaient leur vertu principale, parce que tout se concentrait alors dans la cité. L’idéal de l’humanité, conséquence d’une religion anthropomorphique, était sans cesse présent à leur esprit. Ils vivaient dans le commerce des dieux, c’est ce qui a produit chez eux tant de héros. C’est aussi ce qui a fait naître tant de chefs-d’œuvre dans l’art et la littérature, où l’idéal humain, en ce qu’il a de grand et de simple, est divinisé.

Non-seulement le latin représente le courant de l’antiquité encore mêlé au courant moderne, mais il représente aussi la littérature du christianisme ; — or, nous aurons beau faire, si libres penseurs que nous soyons devenus, nous avons toujours en nous l’esprit chrétien : il fait partie intégrante de notre esprit national. La foi même subsiste encore chez une notable partie de la population : elle a pour représentant tout un clergé élevé dans les lettres latines et dont l’influence n’est pas près d’être annihilée. Nos classes dirigeantes ne doivent pas, par leur culture, rester au-dessous de lui.

Une dernière condition de grandeur nationale justement invoquée par les partisans des études classiques, c’est celle qui fait des classes lettrées les dépositaires et « gardiennes naturelles de ce qu’on nomme les vertus publiques ; » or, les lettres sont devenues peu à peu et, aujourd’hui, sont presque seules les institutrices de ces vertus nécessaires à la grandeur d’un peuple. En même temps que la religion gréco-romaine divinisait l’humanité, elle divinisait la patrie, qui, plus étroite alors, était aussi plus immédiatement présente. Le patriotisme antique est encore une école précieuse pour la jeunesse de nos jours. Les vertus militaires, comme les vertus civiques, avaient dans l’antiquité un tel rôle qu’elles fournissent aux nations modernes des exemples impérissables. C’est un lieu-commun que de reprocher aux anciens leur idée trop étroite de la liberté, l’ignorance où ils étaient du gouvernement représentatif et de ses joies, la rébellion contre les tyrans remplaçant chez eux la moderne résistance au pouvoir légitime, le continuel sacrifice de l’individu à l’État, les lois somptuaires, l’uniformité de l’éducation, la servitude de la masse et la souveraineté du petit nombre, l’absolution des crimes publics par le succès et des crimes privés par la splendeur des services publics. Tout cela est vrai, et on ne saurait trop le faire remarquer aux jeunes gens. Mais la thèse des partisans de l’antiquité est vraie aussi, et ce n’est pas aux évolutionistes qu’il conviendrait de nier la valeur éducative de la morale antique. La gradation, en effet, est pour les évolutionistes la loi fondamentale ; si le patriotisme ancien est plus simple, plus étroit que le moderne, c’est donc une raison pour le faire connaître aux jeunes gens avant les formes complexes de notre vie politique. Ils assisteront ainsi à l’évolution historique par laquelle le civisme passe, de la forme violente et fermée des Doriens à la forme plus ouverte et plus douce des Athéniens, de l’attachement exclusif pour la cité chez les Grecs et les premiers Romains à l’élargissement graduel du cosmopolitisme chez César et ses successeurs. Le patriotisme antique a une qualité fondamentale en éducation : c’est son caractère héroïque. On n’espère pas sans doute supprimer l’histoire grecque et romaine ; pourquoi donc se plaindre d’un commerce direct avec les auteurs qui ont immortalisé tant de grandes figures ? Ce commerce direct, dont nous venons de reconnaître la nécessité au point de vue de la littérature et de l’art, a encore l’avantage moral de mieux faire vivre aux enfans eux-mêmes une vie épique et dramatique qui, fût-elle simplement un effet de perspective et de lointain, n’en est pas moins une vie idéale, préparatoire à la vie réelle[8]. Le « gouvernement représentatif » viendra assez tôt à leur connaissance, et on ne peut espérer que des enfans comprennent du premier coup ce qu’il y a de juste et d’élevé dans le sentiment de la liberté contemporaine.

Les modernes ont approfondi certains côtés de l’âme humaine qui étaient restés cachés aux anciens : la charité, la pudeur, le culte chevaleresque de la femme, les formes supérieures de l’amour, la mélancolie, la passion de la grande nature, de l’océan et des montagnes. En général, il y a plus de délicatesse, de complexité, de raffinement dans les sentimens modernes, souvent aussi plus de profondeur ; mais, au point de vue pédagogique, ce sont les qualités simples à la fois et fortes, c’est, encore une fois, l’héroïsme antique qui importe. Les anciens étaient plus près des dieux, a diis recentes, — disons plus près de la nature. Illusion de distance ou réalité, ils nous apparaissent avec un caractère de sublimité. « Les Grecs marchent dans la lumière, » disait Euripide. Les Athéniens prennent pour symboles, outre l’oiseau de Minerve dont les yeux plongent dans la nuit, l’abeille industrieuse et la cigale consacrée aux muses, travaillant ou chantant au grand soleil. Leurs poètes tragiques, comme leurs philosophes, entreprennent de révéler aux hommes les hautes vérités, les « grandes lois aux pieds sublimes, filles du céleste éther[9]. » C’est sur les rivages de l’Ionie, avec les Socrate et les Platon, que la pensée humaine prend vraiment conscience de soi. En même temps, devant le mystère du monde, elle compte les mots possibles de l’énigme, et de chacun elle fait un système métaphysique. Là aussi naît l’histoire, et même l’histoire philosophique, qui cherche à découvrir les causes et les lois. Art, poésie, éloquence, philosophie, histoire, science,

Tout ce que nous aimons nous est venu de là.

Les Romains, eux, ont le souverain mépris de la mort, le culte jaloux d’une patrie toujours envahissante et toujours agrandie. Aux lois naturelles que la Grèce adorait ils donnent la forme immuable et rigide des lois écrites. Ils ont la majesté de la raison. M. Brunetière a fort bien dit que les anciens, surtout les Latins, sont « cosmopolites, » qu’ils observent pour ainsi dire, composent et écrivent « en dehors et au-dessus des catégories de l’espace et de la durée. » Ils ont dessiné les contours psychologiques de « l’homme universel. » Et comme leur psychologie, leur morale est « laïque ; » c’est, dit M. Brunetière, ce qui les sauvera peut-être un jour de la proscription, si même ce n’est pas de quoi les rendre obligatoires. « Bossuet, mal entendu, Voltaire, bien compris, peuvent former des fanatiques ; ni Cicéron ni Tite-Live ne le peuvent, quand on le voudrait. » Les classiques latins, c’est la raison pratique universelle ; les Grecs, par leur originalité même, offrent un caractère plus particulariste. Leur raison est souvent un peu au-delà ou un peu en-deçà du point juste : ils ont l’intempérance du génie, ils en ont parfois l’excentricité ; ils pensent moins comme tous et sentent moins comme tous.

En définitive, où s’est faite la première unité du genre humain ? Rome, la cité éternelle, ne fut pas seulement le panthéon des divinités prises aux peuples vaincus, elle fut « le microcosme des intelligences de toutes les nations. » On peut supposer avec M. Fornelli, dans un avenir plus ou moins lointain, une autre unité plus vaste, plus organique et surtout plus spirituelle, où viendra se concentrer et se représenter l’humanité entière. Il y a beaucoup d’organes embryonnaires, dans la vie de chaque nation moderne, qui annoncent cette organisation future et cette lointaine fusion de toutes les âmes nationales en une seule âme. Mais, tant que ce travail ne sera point accompli, nous n’aurons pas à la disposition de la jeunesse, comme base commune d’éducation libérale chez toutes les nations, une forme d’humanisme plus large que la forme romaine, adoptée et agrandie par le christianisme. Ajoutons que l’humanisme français en est le prolongement naturel et même l’élévation à un degré d’universalité plus grand encore. Comment donc comprendre, en son esprit le plus intime, notre littérature nationale, comment surtout maintenir cet esprit, en l’élargissant toujours sans le dénaturer jamais, si on n’y fait pas revivre toujours l’esprit antique et l’esprit chrétien, combinés avec les caractères originaux de notre race ? C’est le particularisme même des littératures anglaise et allemande qui les rend impropres à l’éducation, surtout à l’éducation de néo-Latins comme nous : elles ne sont pas « universellement intelligibles. » Voyez Lessing, Schiller, Goethe, Uhland, Heine, là où ils ne s’inspirent pas du classicisme antique et montrent qu’ils ont surpassé l’humanisme ancien : leurs inspirations de génie, si grandes soient-elles, sont tellement empreintes de l’état particulier de la conscience allemande, que bien souvent, dit M. Fornelli, nous n’arrivons pas à les saisir ou à les goûter dans toute leur idéalité intime. L’avenir se chargera de décider si, dans la civilisation moderne, prévaudra à la fin « le contenu de la conscience allemande, qui n’est qu’un grand moment historique, de la vie et de la civilisation chrétienne, » ou le contenu d’une conscience qui « se sera efforcée de surpasser le christianisme même. » C’est à nous, Français, que M. Fornelli semble faire allusion par ces dernières paroles, car il est clair que, depuis la révolution, c’est le christianisme même, c’est, en général, toute religion positive que notre philosophie morale et sociale s’efforce de dépasser. M. Fornelli pense que ce qui prévaudra plus vraisemblablement, c’est une vaste synthèse, un nouvel humanisme des générations futures, auquel chaque conscience nationale apportera son propre tribut, mais dépouillé de tout particularisme. Quoi qu’il en soit, la part de la France peut et doit être grande en cette fusion finale. L’évolution de l’esprit français a eu lieu de l’universalité romaine à l’universalité chrétienne, et de celle-ci à une universalité tout humaine ; le moment n’est pas venu de briser ces cercles concentriques. En nous séparant violemment de nos origines, nous nous séparerions des principes mêmes de notre vie spirituelle. La loi de continuité s’applique à l’esprit national et à la littérature nationale, comme elle s’applique à la politique et à l’économie sociale. Dans la lutte pour la vie, s’il importe d’avoir assez de flexibilité pour s’adapter aux milieux nouveaux, il n’importe pas moins, nous l’avons vu, de conserver sa forme typique avec ses caractères essentiels et héréditaires : une forme, avec le plus d’unité possible dans la plus grande richesse possible, voilà ce qui assure à tout être et à tout peuple la vie et la durée. L’éducation a pour but de maintenir cette forme, de faire entrer tous les esprits dans le moule national, qui, eût-il des imperfections, a l’avantage d’offrir une individualité, une solidité, une unité où les diverses consciences viennent rassembler et multiplier leurs forces.

Comme l’avis des étrangers, pour les choses qui nous concernent, est toujours intéressant, nous ajouterons que, selon M. Fornelli, « parmi les élémens qui ont le plus contribué à faire de la France la nation la plus littéraire du monde entier, il faut placer son enseignement classique, avec cette direction constamment littéraire. » M. Fornelli ajoute que les Français peuvent, s’ils l’osent, s’éloigner de cette voie sans un danger immédiat : « La plasticité et la richesse de leur langue, la pensée et le goût profondément littéraires de la nation leur permettent de s’émanciper un peu de la sévère direction des maîtres de l’art classique, » tandis que les Italiens ne le pourraient pas. — S’émanciper un peu, soit ; mais n’abusons pas de la permission, car nous aurions bientôt perdu cette supériorité qu’on nous concède.

On le voit, il est des considérations historiques et philosophiques dont l’État ne saurait s’affranchir quand il organise un système d’instruction pour les classes dirigeantes. M. Raoul Frary aura beau dire qu’il comprend toutes les cultures, sauf celle du bois mort, la littérature latine n’est pas un bois mort, elle est une des principales racines mères dont la sève vient encore se mêler à celle de l’arbre entier et contribuer à sa floraison perpétuelle.

Outre qu’il est pour nous national, le latin est aussi la seule langue pédagogique ayant un caractère international, puisqu’elle est le commun objet d’études pour les classes éclairées de toutes les grandes nations. Si, de nos jours, les savans et les lettrés ne s’écrivent plus en latin d’un pays à l’autre, il n’y en a pas moins toujours entre les pays civilisés ce trait d’union que tout homme vraiment instruit, lettré ou savant, à quelque peuple qu’il appartienne, a passé par la culture latine. Un grand Américain a pu dire que tout homme civilisé a deux patries, la sienne et la France ; tout homme instruit peut dire qu’il a deux langues, la sienne et le latin. Le latin établit donc une sorte de parenté entre les nations. Remplacez-le, dans l’éducation des classes supérieures, par des langues vivantes qui varieront avec les élèves, réduisez les études latines au minimum en les réservant à quelques amateurs de l’antiquité qui deviendront de plus en plus rares, vous aurez une France non-seulement en rupture avec son esprit national, mais en rupture avec l’esprit actuel des autres nations, qui, elles, auront conservé pour leurs classes éclairées la culture antique à côté de leur culture nationale. Nous nous serons mis ainsi en dehors du concert universel.

Le latin a cet avantage sur le grec d’avoir été une langue littérairement et scientifiquement vivante presque jusqu’à nos jours. Si, pour l’étude de l’antiquité et des origines de la philosophie ou des sciences, le grec est tout et le latin peu de chose, en revanche, pour l’étude du mouvement littéraire, scientifique et philosophique du moyen âge et des temps modernes, le latin est tout : il fut toujours la langue scientifique, dans laquelle tous les savans ont écrit leurs œuvres capitales. C’est seulement dans notre siècle que le développement de l’esprit national a fait disparaître l’usage d’écrire en latin et a élevé chaque langue aux honneurs de langue scientifique. M. Cesca va jusqu’à espérer que le progrès du même esprit de nationalité, en poussant tous les peuples à écrire dans leur langue, provoquera une réaction et finira par faire revivre le latin comme « langue des doctes. » Et de fait, tant que le mouvement scientifique a été restreint à un petit nombre de nations, on pouvait bien exiger que les hommes de sciences, pour se tenir au courant, connussent les principales langues modernes ; mais déjà, aujourd’hui, il faudrait connaître à la fois l’allemand, l’anglais, le français, l’italien, le russe, même le hollandais. Partout surgissent des universités nationales, aucune des nations ne veut dépendre intellectuellement des autres et ne veut reconnaître l’hégémonie d’autrui, chacune publie les travaux de ses savans dans sa propre langue nationale : il deviendra donc un jour impossible de connaître les travaux étrangers et de suivre le mouvement scientifique, car il sera impossible de connaître toutes les langues étrangères. Le latin étant déjà l’instrument universel de la culture littéraire et historique dans l’enseignement secondaire de toutes les nations civilisées, on en viendra peut-être à se demander s’il ne serait pas bon d’écrire les livres de science en latin, tout au moins de les traduire en latin, — à moins qu’on ne préfère le volapük !


Quoi qu’il en soit de ces rêves, si l’expérience des siècles a reconnu que les études classiques sont le moyen par excellence de culture littéraire et artistique, qu’elles sont même, avec la philosophie, le meilleur moyen d’entretenir l’esprit de désintéressement et d’enthousiasme nécessaire à la haute science, nécessaire aussi à la vie civique chez les classes dirigeantes, il faut maintenir en leur intégrité les études classiques pour tous ceux auxquels leur position de fortune les permet, et ne concéder à aucune autre instruction le même rang, les mêmes honneurs, les mêmes diplômes et privilèges sociaux qu’à la culture classique, afin d’éviter son abaissement ou sa ruine. S’il y a cinq ou six jeunes gens, dans une classe de cinquante élèves, dont on réussit à développer les capacités au-dessus de la moyenne, cette petite élite continuera la grande tradition des lettres, des arts, de la philosophie, de la spéculation scientifique, de la politique aux vues générales, tradition qui, nous l’avons vu, fait la vie même de notre race au point de vue intellectuel, moral et civique. — Mais les esprits médiocres ? demandera-t-on. Nous répondrons : — Quand on apprécie les études classiques, on ne doit pas s’occuper seulement des résultats bruts ; il est un point qu’on néglige à tort : c’est l’influence de la suggestion, dont la philosophie contemporaine a cependant montré dans d’autres cas toute l’importance. Un élève médiocre qui, pendant huit ou dix années, a fréquenté des professeurs d’un esprit élevé et désintéressé, en harmonie avec nos traditions nationales et internationales ; un élève qui a entendu, fût-ce malgré lui, une série de leçons sur les plus grands objets, et de leçons parfois éloquentes ; qui a lu un certain nombre de pages dans les maîtres de la littérature ancienne, en contact direct avec l’antiquité ; qui a suivi un cours complet et non tronqué de philosophie, s’élevant jusqu’aux sommets de la pensée ; qui enfin a eu pour condisciples des esprits eux-mêmes distingués, parfois supérieurs ; qui a assisté à leurs efforts et à leurs succès ; qui a subi en une certaine mesure l’influence du milieu, de cette atmosphère des hauteurs où ont respiré toutes nos gloires ; cet élève-là, quelle que soit sa médiocrité, ne sera pas à la fin dans le même état d’esprit qu’un élève qui aura simplement fait de bonnes études de sciences, de français et de langues vivantes. N’y a-t-il pas une suggestion inconsciente résultant de la fréquentation des esprits les plus élevés ? Un professeur d’élite, devant un très mauvais élève, n’exerce-t-il pas encore une action dont il n’a pas lui-même conscience ? Si ce maître a l’amour du beau, le culte de l’art antique et de la science moderne, l’ardeur philosophique et patriotique, en un mot l’enthousiasme de toutes les grandes idées, est-il possible que ses pires élèves n’en reçoivent pas, à leur insu, une impulsion salutaire ? Ils ne sauront peut-être pas la date de la prise de Constantinople ou celle de la bataille de Poitiers ; ils se perdront dans la querelle des investitures ou dans la guerre des deux roses ; ils ne vous diront pas si Salzbourg est en Autriche ou en Allemagne, ni si la ville de Sens faisait partie de l’ancienne Champagne ou de la Bourgogne ; ils seront incapables d’extraire une racine carrée ou de décrire la construction de la machine pneumatique : un élève de l’enseignement spécial ou même des écoles primaires pourra leur en remontrer sur tous ces points et sur beaucoup d’autres ; cependant ils auront acquis, par l’influence et les suggestions du milieu, une certaine élévation d’esprit, un certain sens classique, un certain goût plus ou moins latent, tout un ensemble de qualités à la fois humaines et nationales qui ne se développent qu’au contact des grandes littératures et des grandes philosophies.

Si, au sortir du lycée, les bacheliers se baignaient dans un Léthé qui leur fît oublier tout ce qu’ils savent de grec et de latin, en ne leur laissant que le développement cérébral acquis et les tendances acquises, cet oubli ne prouverait nullement l’inutilité des études anciennes. En fait, le matériel des langues disparaît peu à peu de la mémoire, mais celui qui s’est exercé l’esprit n’en conserve pas moins un esprit exercé : ce truisme est trop oublié de nos iconoclastes en pédagogie. Dans une excursion aux champs, ce n’est pas seulement le but atteint qui importe, quoiqu’il soit bon de prendre pour but les hauteurs d’où l’on découvre le plus bel horizon ; c’est aussi le chemin parcouru, l’air respiré, l’âme et le corps allégés, la force et la santé acquises par l’exercice. Voici un bachelier préparé en un an par des moyens expéditifs et sortant de quelque serre chaude : ce bachelier improvisé et mécanique ne vaudra pas ce que vous appelez avec tant de dédain le « fruit sec » de nos lycées, qui, si ignorant qu’il demeure, a cependant retiré quelque chose de la fréquentation des bons esprits. Nous n’avons jamais, pour notre part, rencontré ce fruit sec qui, de la culture classique, n’aurait pas conservé la plus petite goutte de sève intellectuelle. Sans doute il faut fournir aux classes dirigeantes une instruction plus positive que le latin pour ce qui concerne la morale publique, l’économie sociale, le droit et la politique, mais ce qui importe avant tout, c’est de leur donner, avec l’essentiel des connaissances modernes, une culture désintéressée, vraiment classique et antique. Déjà, dans nos établissemens publics, l’éducation morale et civique est négligée ; que sera-ce quand l’éducation littéraire et classique aura elle-même disparu et qu’il ne restera plus que l’instruction scientifique, — je dis l’instruction, car les sciences en elles-mêmes, encore une fois, ne constituent pas une éducation, tandis que les lettres et la philosophie en sont une.

M. Spencer aura beau dire que ce qui doit remplir les heures de loisir dans la vie ne doit remplir que les heures de loisir dans l’éducation ; nous ne saurions admettre que les humanités représentent seulement les heures de loisir dans la vie. N’est-on pas homme et citoyen avant d’être « ingénieur, » et ne doit-on pas être homme toute la journée, — homme civilisé, homme amoureux du bien et du beau, homme intellectuellement cultivé et moralement fort, capable d’autre chose que d’une routine de métier ? Ce que vous appelez les loisirs, c’est précisément l’essentiel de la vie humaine. La culture littéraire n’a pas pour but de vous faire lire Horace ou Virgile aux heures d’oisiveté ; elle a pour but de vous transformer et de vous embellir intérieurement ; elle a pour but aussi de vous faire passer par où les autres générations ont passé, par où votre patrie a trouvé sa voie, par où toutes les nations passent à leur tour. Après cela, lisez ou ne lisez pas Virgile, peu importe ; même en construisant vos ponts, il vous restera un sens de l’élégance et de la beauté antique qui ne sera négligeable ni au point de vue utilitaire, ni au point de vue moral, ni enfin au point de vue national. Du reste, même dans la vie privée, il importe de réserver la première place à ce qui est désintéressé, noble et beau : — « Faites de la science, a dit un de nos poètes[10], mais ne négligez pas absolument les lettres. Gardez dans votre esprit une place pour elles ; gardez-leur, pour me servir de la jolie expression anglaise, le coin vert, le petit coin où poussent les fleurs de l’imagination, qui parfument la vie et l’embellissent. »


III

La conciliation de l’enseignement classique avec les exigences scientifiques de notre époque est-elle impossible ? Nous ne le pensons pas. Mais, pour résoudre ce problème, il est certain qu’il faut simplifier l’enseignement des lettres antiques et s’en tenir à l’essentiel. Parmi les langues anciennes, il en est une qui n’est point nécessaire à tous les élèves recevant un enseignement libéral : c’est le grec. Nous ne sommes pas une nation néo-grecque, nous sommes une nation néo-latine, et notre littérature ne s’est inspirée de la Grèce qu’à travers le latin. On peut concevoir l’enseignement du latin sans celui du grec ; il a longtemps existé chez nous, et aux plus beaux temps de notre littérature ; il existe, en Allemagne, dans les écoles réelles de première classe (si faussement assimilées à notre enseignement spécial, quoique étant l’équivalent de notre section des sciences) ; il existe encore dans d’autres pays. La supériorité esthétique, philologique et philosophique du grec par rapport au latin ne va pas sans une certaine infériorité pédagogique. C’est une langue compliquée, très riche, subtile, trop libre et trop flexible, romantique autant que classique, aux formes peu arrêtées et changeantes, — une merveille sans doute, mais qui ne se révèle qu’à une étude approfondie et telle qu’on ne peut vraiment l’espérer de nos 60,000 collégiens. Nous concevons donc que, pour un certain nombre déjeunes gens, on sacrifie le grec en se voilant la face, si l’on veut, comme Agamemnon immolant Iphigénie. Quand on est soi-même quelque peu helléniste, on ne saurait se dissimuler que le grec, après tout, est une spécialité, et une spécialité difficile. Mais ce qui doit subsister dans toute éducation secondaire et classique, c’est le latin, avec lequel nous avons des liens impossibles à rompre et qui de plus établit un lien entre toutes les nations. Nous concevons donc que le grec puisse, pour quelques-uns, être remplacé par des études scientifiques ou par des études de langues vivantes. En dispensant des classes de grec les élèves qui ont en vue les carrières scientifiques, on gagnerait en troisième et en seconde cinq heures par semaine, en rhétorique quatre heures. En y joignant les conférences préparatoires aux écoles du gouvernement, on pourrait supprimer toute séparation entre les élèves des lettres et ceux des sciences, non pas seulement jusqu’à la fin de la rhétorique, mais, ce qui est essentiel, jusqu’à la fin de la philosophie. Les notions élémentaires de grec acquises en cinquième et en quatrième seraient suffisantes pour les carrières scientifiques, où on entrerait désormais avec une complète culture française, latine et philosophique.

Ainsi, en vertu du principe de continuité et de gradation, nous maintenons fermement les humanités latines comme élément essentiel des humanités françaises, ou, pour mieux dire, universelles, à l’époque où nous vivons ; en vertu du principe de progrès, qui fait que l’accroissement des connaissances rend les simplifications nécessaires pour l’intensité même de la culture, nous dispensons du grec une partie des élèves, mais nous exigeons d’eux une étude sérieuse du latin, des sciences générales et de la philosophie. Sans rompre la continuité de la chaîne historique, nous lâchons en partie un anneau qui est devenu plus éloigné de nous à mesure que nous avons progressé, tout comme l’hébreu et le sanscrit sont des anneaux aujourd’hui trop lointains. La substance assimilable de la langue et de la littérature grecques ayant passé dans la langue et la littérature latines, dont l’étude est en somme facile, le latin suffit, pour la moyenne des esprits, à maintenir notre filiation et notre contact avec l’antiquité gréco-romaine. Au reste, le sacrifice s’est accompli chez nous par la nécessité même des choses, puisque, pour la plupart des élèves, l’étude du grec est toute nominale. Il vaut mieux que cette étude devienne sérieuse pour les uns et soit abandonnée par les autres au profit des sciences. Mais, encore une fois, ce même raisonnement ne peut être appliqué au latin, puisque, si le grec est pour nous une langue morte, nous avons vu que le latin est encore vivant dans le français, dans la littérature française, dans les traditions et dans l’esprit même de la France ; en outre, il est la base commune de l’éducation classique dans tous les pays et joue ainsi le rôle de trait d’union international.

Il faudrait faire comprendre aux élèves cette valeur historique et cette nécessité pratique des études latines auxquelles on les oblige. S’ils la comprenaient, ils la feraient comprendre aux autres à leur tour. Pourquoi, en Allemagne, l’enseignement classique est-il si florissant ? C’est que l’opinion de la classe éclairée lui est favorable, c’est que les universités ferment impitoyablement leurs portes à ceux qui n’ont pas reçu une bonne éducation latine, c’est que les jeunes gens eux-mêmes se rendent compte des raisons pour lesquelles ils étudient l’antiquité. — En France, où l’opinion est plus divisée que partout ailleurs, parce que notre mobilité politique tend à passer dans l’ordre de l’éducation, — on ne montre point à nos enfans le but des études anciennes : la jeunesse la plus « raisonneuse » du monde est précisément celle à qui on ne donne aucune raison de ce qu’on exige d’elle. Où est le maître qui, en faisant apprendre le latin, s’élève à quelques considérations générales sur notre lien étroit avec l’antiquité, sur le caractère éminemment national et même patriotique des études classiques, sur la nécessité de ne pas rester au-dessous des nations étrangères, de maintenir dans le monde notre renom de peuple lettré et artiste ? Croit-on que nos jeunes gens continueraient à considérer le latin comme une incompréhensible corvée, si on leur montrait les avantages de cette étude au point de vue non-seulement de leur progrès intellectuel, mais des grands intérêts littéraires, esthétiques et scientifiques de la France ? Quand on a voulu, récemment, remettre les exercices physiques en honneur, on a fait appel aux sentimens patriotiques : aussitôt notre jeunesse a prêté l’oreille ; puis, comme on le lui demandait, elle s’est mise à jouer avec ardeur. Parlez-lui de la patrie pour lui inspirer l’ardeur au travail, elle travaillera. Mais non, l’enfant qui entre au lycée ne sait pas pourquoi il y entre, sinon qu’on a imaginé d’exiger le baccalauréat pour telles et telles professions. On lui met entre les mains une grammaire latine, pourquoi ? On lui fait faire un thème, pourquoi ? On lui fait faire des compositions latines, pourquoi ? On lui fait apprendre le grec, pourquoi ? Il apprend même une langue vivante sans savoir, le plus souvent, pour quelle raison il a choisi celle-là plutôt qu’une autre. Beaucoup d’enfans choisissent l’anglais parce qu’on leur a dit que la langue est plus facile. On ne les éclaire pas, on n’éclaire pas leurs parens au moment de choisir. Tout est livré au hasard ou à la routine : on fait cela parce que les autres le font. Comme disait ce grand mathématicien à propos des méthodes algébriques : « Allez toujours, la foi vous viendra. » Le professeur même, bien souvent, ignore tout le premier les vraies raisons de ce qu’il enseigne. Il enseigne la grammaire parce qu’il est agrégé de grammaire ; il enseigne la littérature latine ou grecque parce qu’il est agrégé des lettres ; ne lui en demandez pas davantage. Et il enseigne par les mêmes méthodes dont on s’est servi pour lui enseigner les mêmes choses : c’est à quoi se réduit toute sa pédagogie. Faut-il s’étonner que, pendant huit ou neuf ans, la plupart des élèves se demandent ce qu’on leur veut, à quoi tendent ces « travaux forcés » de grammaire ou de littérature ancienne ? Faut-il s’étonner encore si, sortis du lycée, ils n’ont même pas la conscience du réel profit qu’ils doivent à leurs études, et s’ils viennent grossir le nombre des enfans ingrats qui battent leur nourrice ? En un mot, notre enseignement classique n’a point d’idées directrices ; il vit ou végète sans connaître ses raisons de vivre : c’est un inconscient. Il en est réduit, comme le héros de certaine fable, à invoquer la coutume et l’usage : « Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis rendu maître et seigneur. » Quant à expliquer la coutume et l’usage, il en est incapable, et cela dans le pays du monde où il est le plus impossible de maintenir une coutume, une tradition, une loi sans en donner de bonnes raisons. Encore les raisons les plus péremptoires ne suffisent-elles pas toujours à protéger ce qui existe contre notre fureur de changement. Il est donc essentiel que l’enseignement classique prenne désormais conscience de son rôle moral et national, et il n’est pas moins essentiel qu’il communique cette conscience à la jeunesse. Pour cela, une organisation est indispensable qui place un but précis devant les yeux de tous et coordonne les moyens par rapport à ce but. Nous essaierons plus tard, après avoir critiqué les projets « d’humanités modernes » dont on nous menace, d’indiquer les idées directrices qui semblent nécessaires à la réforme des humanités anciennes[11]. En somme, les études classiques, que l’on croit « antiques, » doivent être conçues comme des études nationales, ayant pour fin le maintien de l’esprit national, de la langue nationale, du goût national, enfin de l’influence nationale. Elles n’ont besoin que d’être mieux organisées pour constituer, — avec la philosophie qui en est pour tous le complément indispensable, — un véritable enseignement moral et social, plus nécessaire encore chez les nations démocratiques que partout ailleurs. On a dit en plein parlement allemand, à propos du recul de la population française : « La France s’en va. » Si la France cessait non-seulement de peupler matériellement le monde, mais même d’y répandre ses œuvres d’art, ses livres, sa langue, son industrie élégante et son bon goût, ce serait alors, alors surtout qu’il faudrait dire : « La France s’en va. » Non-seulement il y a dans les lettres et dans la philosophie classiques une patrie idéale qu’il ne faut pas fermer, mais il y a aussi une patrie réelle, une véritable France partout présente à connaître et à aimer, à faire connaître et à faire aimer.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Nous verrons, dans une étude ultérieure, quelle sorte d’enseignement, encore général, mais inférieur à l’enseignement classique et n’ayant plus les mêmes privilèges, devra être fourni à ceux que les nécessités matérielles et professionnelles réclament de bonne heure pour l’industrie, le commerce et l’agriculture.
  2. Sur l’importance de la loi de répétition et d’imitation dans la société, voir le livre très original et très suggestif de M. Tarde : les Lois de la répétition.
  3. M. Brunetière, la Question du latin.
  4. On y exagère plutôt les études gréco-latines en traitant les langues anciennes comme des objets d’instruction et de savoir, au lieu d’y voir surtout des moyens d’éducation esthétique et intellectuelle.
  5. Les mélodies entendues sont douces ; mais les inentendues
    Plus douces encore ; aussi, vous, suaves flûtes, jouez toujours,
    Non pour l’oreille sensuelle, mais, plus précieuses,
    Jouez pour l’esprit vos mélodies qui n’ont pas de son.
    Beau jeune homme, sous les arbres, tu ne peux pas finir
    Ta chanson, et jamais ces arbres ne se faneront.
    Amant hardi, jamais, jamais tu ne prendras un baiser,
    Quoique tu sois près d’atteindre le but ; mais, console-toi,
    L’aimée ne peut pas se flétrir ; quoique tu n’en aies pas ton contentement ».
    Pour toujours tu l’aimeras, pour toujours elle sera belle !
    (Traduit par M. Paul Bourget.)
  6. M. Lachelier.
  7. Ne souriez pas si le professeur d’humanités fait remarquer à ses élèves ce mot de majores qui s’étale au début, suivi du cadunt, dont la chute même invite le regard à remonter vers l’horizon ; l’altis montibus, c’est la montagne qui se dresse, avec cette grande projection d’ombre qu’exprime un seul mot mis en relief : umbrœ.
  8. M. Fornelli a raison de répondre aux ennemis de l’antiquité par la simple énumération de ces noms, dont chacun nous rappelle des exemples d’une simplicité si dramatique : Miltiade, Aristide et les autres héros de Marathon, Léonidas aux Thermopyles, Thémistocle et les Athéniens à Salamine, les Athéniens et les Spartiates à Platée, Thrasybule, les Thébains libérateurs de la Cadmée et invincibles sous Pélopidas et Épaminondas ; chez les Romains, le premier Brutus, Horatius Coclès, Mucius Scævola et Clélie, dans la guerre épique contre les Tarquins ; la retraite du peuple sur le mont sacré, les aventures dramatiques de Coriolan, de Fabius, de. Cincinnatus, de Virginia et de Licinius Dentatus, de Papirius, de Camille et de Manlius, de Décius, des Romains aux Fourches Caudines, de Fabricius, de Claudius l’aveugle, de Curius Dentatus, d’Attilius Régulus, les Romains vaincus par Annibal et vainqueurs à leur tour, puis conquérant le monde.
  9.                           νόμοι
    Υψίποδες, οὐρανίαν δι’ αἴθερα
    Τεϰνώθεντες
    .

  10. M. Coppée.
  11. La réorganisation du baccalauréat, récemment acceptée par le conseil supérieur, pourra achever, si elle ne reçoit pas de correctif, la désorganisation et l’abaissement des études. Il est bon d’établir un « livret scolaire » et de retenir tous les élèves jusqu’à la fin de la rhétorique, mais ce n’est pas assez. La substitution facultative de cours de sciences aux cours de grec à partir de la troisième en vue des carrières scientifiques, permettrait aussi bien de retenir tous les élèves jusqu’à la fin de la philosophie. Cette dernière classe est aujourd’hui presque la seule où l’enseignement ait fait des progrès et porté des fruits : tous les rapports officiels le constatent, et c’est précisément celle qu’on va à son tour désorganiser et dépeupler. D’après le nouveau projet, dans la première partie de l’examen du baccalauréat à la fin de la rhétorique, on exigera des candidats une version latine et une composition française ; fort bien, mais l’année d’après, il y aura trifurcation : quelques rares élèves de bonne volonté feront de la philosophie, les autres des mathématiques, les autres de la physique, et, dans la seconde partie de l’examen, on donnera le choix entre une composition de philosophie, une composition de mathématiques ou une composition de physique. Les écoles du gouvernement et la plupart des ministères exigeront ou accepteront de leurs aspirans le baccalauréat à composition scientifique ; les facultés de médecine et celles même de droit s’en contenteront peut-être ; conséquence : la classe de philosophie sera abandonnée, comme ne conduisant à rien, par la majeure partie des élèves (au moins la moitié, selon une statistique officielle), et elle sera abandonnée par ceux qui en auraient le plus besoin, par les futurs hommes de science, et les futurs médecins. Le petit cours de logique et de morale élémentaire qu’ils suivront ne sera qu’une philosophie mutilée et insuffisante, une philosophie de manuel en vue d’une épreuve orale sans importance. Le baccalauréat au rabais qu’on appelle « baccalauréat de l’enseignement classique » n’est donc « unifié » qu’en apparence et de nom : il demeure triple en réalité. Le baccalauréat ès lettres y est noyé dans le baccalauréat ès sciences, en attendant que les deux soient noyés dans le baccalauréat de l’enseignement spécial, qu’on érigera en baccalauréat classique français. Déjà on a soin de rapprocher même les deux titres, en substituant au nom de bachelier es lettres le nom ambigu de « bachelier de l’enseignement classique. » — Plus tard, on unifiera encore (en apparence) le baccalauréat de l’enseignement classique actuel et le nouveau baccalauréat de l’enseignement classique français, qui finira par tout absorber. Le danger est visible et menaçant : on sacrifie le certain à l’incertain. Selon nous, pour prévenir la disparition des vraies études classiques par rétrécissement graduel, il est essentiel d’exiger, pour tous les candidats, la dissertation française sur un sujet de philosophie ; on y ajoutera, pour un certain nombre, une composition scientifique. Les écoles du gouvernement, les facultés de droit et de médecine, les administrations publiques, déjà si encombrées, ne doivent pas ouvrir leurs portes à des élèves n’ayant point reçu cette complète culture littéraire et philosophique qui est le moyen de sélection par excellence. Quant au baccalauréat de l’enseignement spécial, il doit être purement et simplement supprimé ; en effet, outre que nous avons assez de bacheliers, il faut maintenir avec soin la hiérarchie des deux enseignemens et la supériorité du véritable enseignement classique, si on ne veut pas que ce dernier soit bientôt ruiné par la facile concurrence d’un inférieur qu’on aura érigé pratiquement en égal.