Le Petit Journal (p. 1-27).


CHAPITRE PREMIER


Le dimanche 21


Le concert des Tuileries. — Ducatel. — Entrée des Versaillais. — La dépêche de la guerre. — Vanteries de M. Thiers. — L’armée communaliste. — Les chefs. — Les 18 mars. — Le Comité central. — Conflits de pouvoirs. — L’armement. — L’état major. — Les services spéciaux. — La portes Maillot. Ni ordre ni discipline. — Cluseret, Rossel, Delescluze. — La véritable valeur de l’armée. — Panique. — Occupation du Trocadéro et de la Muette. — Les Versaillais s’étendent dans Paris. — Leur plan.


Le dimanche 21 mai, à deux heures de l’après-midi, plus de huit mille personnes assistaient au concert donné dans le jardin des Tuileries au profit des veuves et des orphelins des gardes nationaux morts pour la Commune. Ce concert, annoncé depuis plusieurs jours, devait avoir lieu place de la Concorde ; mais le samedi soir, on avait jugé prudent de ne pas exposer l’auditoire aux obus versaillais qui dépassaient de beaucoup le rond-point des Champs-Élysées.

Les femmes en grande toilette remplissaient les allées. Le ciel était radieux. Au-dessus de l’Arc de Triomphe voltigeaient les panaches de fumée des boîtes à mitraille. Les obus faisaient rage à moins de cinq cents mètres, sans que le public, tout entier à l’excellente musique de la garde nationale, daignât le moins du monde s’en émouvoir.

A quatre heures et demie, le lieutenant-colonel d’état-major X[1] monta sur l’estrade, d’où le chef d’orchestre dirigeait ses treize cents musiciens, et dit textuellement :

« Citoyens, M. Thiers avait promis d’entrer hier à Paris. M. Thiers n’est pas entré ; il n’entrera pas. Je vous convie pour dimanche prochain 28, ici, à la même place, à notre second concert au profit des veuves et orphelins. »

A cette heure, quatre heures et demie, l’avant-garde des Versaillais entrait par la porte de Saint-Cloud.

Depuis quelques jours, les Versaillais campaient au pied des remparts, depuis Montrouge jusqu’à la porte Maillot. Les forts d’Issy, de Clamart, de Vanves, du petit Vanves, avaient succombé. Auteuil, Passy, le Point-du-Jour, étaient violemment bombardés, et de nombreux obus tombaient au Trocadéro. En outre, les soldats faisaient de ce côté de grands travaux d’approche. Leurs attaques, leurs succès, l’importance stratégique de cette position, qui est la clef de Paris, tout indiquait que l’assaut serait donné sur ce point et qu’il serait prochain. Mais la lassitude avait gagné les plus énergiques. Les mêmes bataillons de la garde nationale étaient sur pied depuis tantôt deux mois. Les mêmes hommes avaient soutenu sans être relevés tout le poids de la guerre. À bout de forces, découragés par leurs échecs constants, mécontents de leurs officiers, ils avaient perdu leur premier élan et jusqu’à leurs habitudes de vigilance. Aussi, le dimanche 21 mai, à trois heures de l’après-midi, il n’y avait ni un officier ni une sentinelle à la porte de Saint-Cloud.

Le capitaine de frégate Trêves se trouvait à ce moment dans les tranchées, à deux cents mètres du mur des fortifications, tandis que les soixante et dix pièces de Montretout, la batterie de Breteuil, celle des Quatre-Tourelles, d’Issy et de Meudon, faisaient converger leurs feux sur la porte de Saint-Cloud. Bien que cette partie du rempart criblée d’obus et de mitraille fût à peu près intenable, le silence de la ville l’étonna. Personne ne répondait, ni artillerie, ni mousqueterie, quand, vers trois heures, un homme vêtu en bourgeois apparut au-dessus du bastion 64, agitant un mouchoir blanc et poussant des cris que le vacarme de l’artillerie empêchait d’entendre. Cependant ; Trêves crut distinguer ces mots :

« — Venez, il n’y a personne.

« — Qui êtes-vous ? dit Trêves.

« — Je suis Ducatel, piqueur des ponts et chaussées et ancien officier d’infanterie de marine. Paris est à vous si vous voulez le prendre : faites entrer vos troupes. — tout est abandonné. »[2]

Le commandant traversa le pont-levis dont un obus avait brisé les chaînes, pénétra dans l’enceinte et, guidé par Ducatel, il visita les bastions de gauche et de droite, et constata une évacuation complète ; il entra dans les maisons voisines et s’assura qu’elles n’étaient point gardées. Revenant aussitôt dans sa tranchée, Trêves télégraphia aux généraux Douai et Vergé ce qui venait de se passer, et une heure après, le feu des batteries versaillaises ayant été suspendu, il rentrait dans l’enceinte avec une section du génie.

Vers cinq heures, les détachements de ligne les plus rapprochés de la porte entrèrent dans Paris ; les canons des remparts furent immédiatement sortis de leurs embrasures et retournés contre la ville. Le reste de la division Douai suivit, couronnant les bastions 66, 65, 64 et une partie du bastion 63. Du haut du Mont-Valérien, M. Thiers, le maréchal Mac-Mahon et l’amiral Pothuau, qui étaient arrivés en curieux à quatre heures et demie, contemplaient ce triomphe inattendu. À six heures, le général Vinoy recevait à Versailles la dépêche suivante :

« Le corps Douai entre à Paris, par la porte de Versailles, entre les bastions 65 et 66. La division Bruat suivra et occupera ses positions. Faites prendre les armes à la division Faron. »

A sept heures et demie du soir, il y avait déjà vingt mille hommes dans l’enceinte de Paris.

Vers six heures, un messager effaré apporta une dépêche au Ministère de la guerre. Elle venait de Dombrowski. Il annonçait l’entrée des Versaillais, et cependant il répondait de tout.

Le délégué fit aussitôt prévenir le Comité de salut public. La Commune était en séance. Le Comité lui envoya un de ses membres. X entra, demanda solennellement la parole et au milieu d’un silence de mort lut la dépêche. Un grand tumulte s’ensuivit. On se sépara peu après pour aller aux renseignements, les uns pleins de résolution et d’enthousiasme, les autres plus qu’abattus.

Pendant ce temps, Delescluze avait envoyé un messager à l’Arc de Triomphe, d’où il était évidemment impossible d’apercevoir un mouvement de troupes aussi facile à cacher, et la dépêche suivante fut affichée dans la soirée :

« L’observatoire de l’Arc de Triomphe nie l’entrée des Versaillais ; du moins il ne voit rien qui y ressemble. Le commandant Renard, de la section, vient de quitter mon cabinet et affirme qu’il n’y a eu qu’une panique, et que la porte d’Auteuil n’a pas été forcée ; que si quelques Versaillais se sont présentés, ils ont été repoussés. J’ai envoyé chercher onze bataillons de renfort, par autant d’officiers d’état-major, qui ne doivent les quitter qu’après les avoir conduits au poste qu’ils doivent occuper. Delescluze. »

Presque à la même heure, M. Thiers adressait aux préfets et à toutes les autorités civiles et militaires, la circulaire suivante à afficher dans toutes les communes :

« Versailles, 21 mai, 7 h. 30 du soir.

» La porte de Saint-Cloud vient de s’abattre sous le feu de nos canons. Le général Douai s’y est précipité et il entre en ce moment dans Paris avec ses troupes. Les corps des généraux Ladmirault et Clinchant s’ébranlent pour le suivre. »

Cette dépêche était rédigée, on le voit, de manière à flatter l’amour-propre des troupes. M. Thiers ne voulait pas avouer que l’entrée dans Paris était due à une simple surprise. Depuis, continuant ces fanfaronnades, il a couvert de fleurs l’armée de Mac-Mahon. « Elle s’est révélée aux yeux du monde, » a-t-il dit à la Chambre. « Les généraux qui ont conduit l’entrée à Paris sont de grands hommes de guerre ». Et il l’a passée en revue sous les yeux des Prussiens, victorieux et gouailleurs. Il n’est pas nécessaire d’attendre le jugement de l’histoire pour faire justice de ces exagérations.

La Commune n’eut point d’armée véritable, c’est-à-dire un ensemble solide de discipline, de science et d’entrain courageux. Certes, ni l’entrain ni le courage ne manquèrent aux fédérés, mais la discipline, des chefs, une administration. Instituée pour l’étude et le travail, antithèse de la centralisation et de la dictature, la Commune, si prompte à relever tous les services publics, était incapable d’improviser une organisation militaire. Ce fut même l’habileté de Versailles de l’entraîner sur les champs de bataille où sa défaite était assurée. Réduite pour se défendre à manier les mêmes armes que la monarchie, la Commune n’avait point les ressources de son savant despotisme. Cette révolution politique et sociale ne comportait pas et ne pouvait susciter de génie militaire. La prise d’armes du 18 mars avait été aussi spontanée que le 14 juillet 1789. À la nouvelle du coup d’État manqué, les bataillons républicains s’étaient trouvés descendus dans la rue poussés par le même instinct secret, sans autre but que de défendre la République, sans mot d’ordre, sans chefs, à tel point qu’ils errèrent au hasard une partie de la journée. Le Comité central, pris à l’improviste autant que le gouvernement, se réunit fort tard,[3] hésita des heures entières, enfin nomma Lullier général en chef. La situation voulait un homme de tête, au coup d’oeil prompt, froid et audacieux. Ce fou, qui était un sot avant de devenir un malhonnête homme, perdit en quelques heures toute l’avance conquise le matin. Fermer immédiatement les portes de la ville et retenir prisonniers ministres, ministères, généraux, gendarmes et sergents de ville, marcher de nuit sur Versailles à peine gardé, surprendre et ramener l’Assemblée à Paris, telles étaient les indications du plus vulgaire bon sens. Lullier n’en fit rien et, grâce à lui, le gouvernement put évacuer Paris avec armes, personnel et bagages. On lui doit également la terrible surprise du Mont-Valérien, abandonné du 18 au 20 par les Versaillais.

Plus tard, la Commune nomma Cluseret. Mais ce n’était qu’un brochurier militaire sans idées, sans ressources propres, un diminutif de Trochu. Rossel, venu trop tard, entièrement ignorant de ce milieu, où il fallait surtout un homme politique, plus homme de critique que d’initiative, se débattit dans les ténèbres et ne sut pas innover.

Seule, la Commune l’aurait pu. Mais c’était la garde nationale qui avait fait le 18 mars. le Comité central installe la Commune. Comment donner des lois à cette force qui faisait et défaisait les gouvernements ? Les élus du 26 mars n’étaient pas pour l’oser, et, timides. ils laissèrent les gardes victorieux et d’autant moins disciplinables, maîtres absolus de leur organisation intérieure. Ceux-ci, après le 18 mars, reconstituèrent les cadres des bataillons, et tous les officiers qui, dès le début, ne s’étaient pas ralliés à la Révolution, furent éliminés sans pitié, plusieurs même poursuivis et arrêtés. — Leurs successeurs, élus trop souvent par de petits groupes, n’eurent qu’une médiocre autorité. — Le Comité central fut également renouvelé depuis le 18 mars, et moins heureusement composé que le premier, prétendit représenter comme lui la garde nationale. La Commune laissa vivre cette autorité, qui n’avait plus de raison d’être, et le plus grand désordre s’ensuivit. Tel bataillon, commandé par la Commune exigeait le contre-seing du Comité central ; tel autre se mettait en mouvement sur un simple ordre du Comité. C’était bien la Commune qui donnait les drapeaux, passait les revues, présidait au départ des bataillons ; mais le Comité, s’appuyant sur la place Vendôme, réglait le roulement, étendait continuellement ses attributions de conseil de famille, et, comme ceux de la Commune, ses membres portaient l’écharpe et le ruban rouge, différenciés seulement par une frange d’argent.

Aussi le délégué à la guerre ne put mettre jamais sur la garde nationale une main toute-puissante. Cluseret, essayant de ruser, appela le Comité au ministère, l’y installa, crut l’annihiler ; le Comité vint et fut le maître. Encore, s’il avait exercé souverainement cette autorité qu’il disputait à la guerre ! Mais il se heurtait lui aussi contre l’indiscipline engendrée par le principe fatal de l’élection. Tel chef de bataillon trouvait le moyen de différer son départ, ayant reçu l’ordre de sortir, pendant que tel autre bataillon demeurait quinze et vingt jours de suite aux tranchées.

A côté du Comité central de la Fédération, le Comité central d’artillerie prétendait disposer des bouches à feu, et se voyait aussi peu obéi qu’il obéissait peu à la guerre. Croirait-on que ni Cluseret, ni Rossel, ni Delescluze ne purent centraliser les pièces d’artillerie ni même en obtenir le relevé exact. Telle légion prétendait conserver les siennes dans l’arrondissement. Dans des circonstances pressantes, il fut impossible, malgré les ordres formels de la guerre et même du Comité, d’obtenir de tel officier subalterne des pièces nécessaires au service des remparts ou de l’extérieur.

Le service de l’armement ne put même en deux mois fournir les chassepots ou de fusils à tabatière tous les hommes aux tranchées ou en expédition. Et cependant les Versaillais, quand ils désarmèrent Paris, saisirent 285,000 chassepots, 190,000 fusils à tabatière, 14,000 carabines Enfield — de quoi armer dix fois les bataillons de marche.

L’état-major continua les traditions du premier siège. Beaucoup d’officiers des bataillons de marche rachetaient par une grande bravoure leur insuffisance d’instruction militaire. Mais, sauf de très rares exceptions, les états-majors aux retroussis rouges, aux bottes brillantes, aux larges ceintures, aux multiples galons, traînant avec fracas des sabres vierges, ne firent bonne mine que dans les cafés. On les voyait, à cinq heures, venir prendre l’absinthe sur les boulevards, à cheval, quelquefois suivis de leurs ordonnances. La presse, indignée, les dénonça à la Commune, aux délégués à la Guerre. Un ordre de Rossel prescrivit un examen et une révision des titres ; mais ce délégué n’eut pas le temps d’accomplir sa réforme. Plus radical, le Comité de salut public fit opérer un soir une razzia dans les restaurants de filles. Le 22 mai, ils disparurent, eux et leurs uniformes ; on en vit bien peu derrière les barricades.

Les vivres ne manquaient pas, grâce aux approvisionnements antérieurs, mais le gaspillage fut considérable. Un instant, Varlin, esprit net et rigoureux, dirigea la manutention ; le Comité central l’élimina. L’organisation médicale fut pitoyable ; là où il fallait des hommes spéciaux, on bombarda les premiers venus sans leur faire subir le moindre examen préparatoire. En revanche, les plus capables furent souvent écartés. Un républicain dévoué à la révolution du 18 mars, qui avait desservi pendant la campagne une des plus grandes ambulances de l’armée du Rhin, vint s’offrir à la Guerre, et se vit préférer de bruyantes nullités.

Il faut tout dire. Dans les commencements surtout, une explosion de dévouement se fit vers la Commune ; les hommes capables affluèrent. S’ils furent éconduits, supplantés par des impuissants, la faute en est à ceux des membres du Comité central et de la Commune, qui consultèrent plus leurs sympathies, et quelquefois leurs intérêts personnels que le salut public. L’assemblée de la Commune, saisie de cas particuliers, fit bien quelques exemples, mais ces rigueurs accidentelles ne tenaient lieu ni de discipline ni surtout de direction.

Elle manquait absolument. La Commune, la Commission militaire, le délégué, encombraient de leurs ordres contradictoires l’Officiel, sans s’inquiéter de savoir s’ils étaient réalisables ou exécutés. Quand Cluseret créa les trois commandements de Dombrowski, Wrobleski, La Cécilia, Dombrowski s’indigna, voulut donner sa démission. — « Que signifient ces décrets ? s’écria-t-il. Et des hommes ? où me trouvera-t-il des hommes ? » — Il nous avoua n’avoir jamais eu à sa disposition, à Asnières, plus de deux mille gardes nationaux. — « Quelquefois, ajouta-t-il, je pourrais opérer des mouvements importants, envelopper des corps entiers ; je demande un renfort de quinze cents ou deux mille hommes, on m’en envoie… trois cents ! »

On sait la résistance légendaire de la porte Maillot, commandée par le colonel X. Après six semaines de bombardement, l’armée versaillaise, couverte cependant par le Mont-Valérien, n’osa pas tenter l’assaut de ces remparts. Or, dix pièces seulement répondaient au feu des Versaillais, et il n’y eut presque jamais plus de deux servants par pièce. Souvent le même artilleur chargeait, pointait et remettait en place. Tous ceux qui ont osé s’aventurer dans ces terribles parages, ont pu voir un artilleur marin, nommé Craon, mort depuis à son poste, manœuvrant à lui seul deux pièces de 7. Un tire-feu de chaque main, il faisait partir en même temps les deux coups. Malgré les obus et les boîtes à mitraille, — on en compta plus de trente mille, — jamais les canons de la porte Maillot ne restèrent muets. Et cependant, certains soirs, il n’y eut pas six hommes pour les servir.

Le poste voisin, — la porte des Ternes, — ne contenait pas quelquefois cinquante gardes nationaux. Les rondes le long des remparts étaient à peu près inconnues, ou du moins très-rares. Vingt fois depuis le 18 mars, une colonne versaillaise, usant de certaines précautions, aurait pu, par une nuit noire, s’approcher des fortifications, franchir les fossés et les portes et, sans coup férir, pénétrer au cœur de Paris. Sur dix points différents, la même tentative aurait eu le même succès. Aucune barricade sérieuse n’aurait arrêté les envahisseurs. Je ne parle pas de celle de l’avenue de la Grande-Armée, qui est toujours restée à l’état embryonnaire, ni du massif de pierres si sottement construit à l’intérieur de l’Arc de Triomphe, où il ne protégeait rien du tout.

Comment condenser la garde nationale au milieu de ces conflits de pouvoir, faire surgir une armée résistante de ces éléments désordonnés ? Les deux seuls délégués un peu entendus aux choses militaires n’avaient même pas une idée nette de la situation. Ils crurent tous les deux que la fermeté et quelques semaines d’exercices suffiraient à transformer la garde nationale en une troupe régulière. Aucun ne comprit que l’esprit de cette institution était complétement opposé aux règles de la discipline ordinaire et qu’il fallait lui créer une tactique spéciale. Disons à leur décharge qu’aucun d’eux n’avait assez d’autorité pour opérer de pareils changements et que la Commune leur liait les mains, soit défiance, soit surtout crainte du Comité central. Mais, puisque la Commune n’osait ni remanier la garde nationale, ni dissoudre ce fatal Comité, il fallait, usant d’un moyen terme, lui abandonner la garde sédentaire et organiser des volontaires recrutés parmi les bataillons. Ces régiments nouveaux, bien équipés, bien armés, auraient reçu des cadres, non plus élus et dans la dépendance timide de leurs électeurs, mais choisis après examen de la délégation à la Guerre. Au lieu de provoquer à grands frais la création de corps francs, tels que les Vengeurs, les Zouaves, les Enfants de Paris, les Enfants perdus, les Cavaliers, les Garibaldiens (il y en eut plus de 32 comprenant environ 10,000 hommes), et d’éparpiller ainsi des efforts précieux, on aurait dû refondre toutes les activités particulières dans une organisation uniforme. Dès lors, les opérations d’ensemble, qui demandent de la précision et de la discipline, seraient devenues possibles. On ne put, hélas ! obtenir cette discipline même en présence des plus pressants dangers.

Les gardes discutaient les officiers généraux, les officiers supérieurs, et les ordres de leurs sous-officiers. À Issy, le capitaine X, envoyé pour occuper le fort quand même, fut méconnu, chassé. Des patrouilles rebroussaient chemin, malgré leurs officiers, sous prétexte qu’elles n’étaient pas en nombre. À la moindre difficulté avec leurs commandants, les gardes portaient plainte au Comité central, qui, pour ménager sa popularité, donnait presque toujours raison aux réclamants. La discipline était aussi inconnue aux officiers qu’aux simples gardes. Les chefs de légion étaient discutés par les chefs de bataillons et les officiers inférieurs. Bien plus, Rossel casse un colonel d’état-major ; il le revoit le lendemain dans les bureaux de la Guerre. — « Vous n’êtes plus colonel, » lui dit le délégué. — « Pardon, répond l’officier, Dombrowski m’a prié de rester avec lui. » Dans les tranchées, des officiers abandonnaient leurs hommes pour aller faire le coup de feu. À Issy, un lieutenant caserné dans le fort avec sa compagnie, voyant l’action engagée au Val-Fleury. s’écrie qu’il n’y tient plus, et prend un fusil. « Qui m’aime me suive ! dit-il ; on me fusillera si l’on veut. » Et abandonnant son poste, il s’élance au dehors. D’autres, au contraire, refusaient nettement de marcher. La cour martiale voulut faire un exemple et prononça une condamnation à mort, commuée en trois ans de prison par la Commission executive. Contradiction perpétuelle et fatale. La Commune forcée de faire la guerre ne voulait pas se soumettre à ses nécessités.

Après Rossel tout craqua. Cluseret, incapable d’action et vaniteux[4], avait laissé faire ; — la Commune, qui déplaçait les bataillons sans le consulter, l’accusa de trahison. Rossel, actif, énergique, mais trop jeune, prétendit faire par lui-même et, étant responsable, être aussi le maître ; — on l’accusa de trahison et de tyrannie. Il voulut briser les bataillons pour fonder des régiments de 2, 500 hommes, les caserner hors Paris. Mesures impolitiques et inopportunes. Toutes les oppositions se coalisèrent contre lui, les chefs de légion, le Comité central, le Comité d’artillerie, et loin de chercher à les ramener ou à les convaincre, il les exaspéra par des rudesses maladroites. Il aurait passé outre, mais la Commune, à l’exception de quelques membres, le voyait avec défiance, ne le soutenait pas. Le mauvais génie de la Commune, M. Félix Pyat, lui en voulait mortellement d’avoir dédaigné ses élucubrations militaires. Impuissant, dégoûté, il se retira, dans un de ces mouvements d’humeur qui lui étaient trop familiers. Il eut tort, entièrement tort. Avant d’accepter, il avait pu se rendre un compte exact de la situation, ayant été le chef d’état-major de Cluseret.

Dès lors le chaos s’épaissit. Beaucoup dans la Commune s’écrièrent qu’elle venait d’échapper au grand danger de la dictature militaire, et symptôme de leur incapacité politique, beaucoup en furent convaincus. D’un commun accord on nomma un délégué civil, et l’on supprima toute direction militaire, au moment même où l’on périssait faute de direction. Le pouvoir retombait dès lors entre les mains du seul organisme existant, le Comité central. Delescluze, imposant par l’intégrité de son caractère, mais absolument incapable de contrôle, se perdant dans les détails et d’une grande faiblesse sous une apparente raideur, fut nommé à la Guerre. Son chef d’état-major, le colonel X, se créa des difficultés avec les commandants de corps d’armée. Un mandat fut lancé contre lui par la préfecture de police. Delescluze laissa faire. Moins débonnaire, le colonel X montra aux commissaires chargés de l’arrêter une dizaine de grands gaillards bien décidés à ne pas laisser emmener leur chef, puis, les ayant fait dîner, il les renvoya fort échauffés.

Non plus que Cluseret, Delescluze ne put parvenir à rassembler les canons ni même à connaître le nombre d’artilleurs véritables dont la Commune disposait. — Il eût été pourtant bien simple de ne payer que les canonniers à leurs pièces. — Les rapports militaires ne parvenaient au délégué que d’une façon intermittente. Les services fonctionnaient en dehors de son action, sous la dépendance du Comité central, seul administrateur de la garde nationale, et ce dernier, à deux pas du délégué, souvent sans prendre son avis, tranchait les questions à sa guise. Délégués, généraux, chefs de légions, chefs de bataillons, chacun, sur le même sujet, donnait des ordres différents. En attendant, les remparts restaient à peu près sans gardes, et Delescluze, qui, incapable de mensonge, avait une égale confiance dans la parole d’autrui, publiait de bonne foi les rapports fantaisistes que des états-majors indignes puisaient dans leur imagination. Ainsi, le 20 au soir, le bureau de la Guerre communiquait aux journaux la dépêche suivante :

« Midi, Petit Vanves. »

» Les garibaldiens ont mis en fuite les ruraux. Nous avons eu encore l’avantage du côté de Clamart. »

Et le lendemain, les Versaillais entraient.

Nous abrégeons, ayant hâte de rentrer dans le récit. Disons seulement, pour compléter cet exposé, que l’on ne doit pas évaluer au-dessus de 15,000 le nombre des hommes qui pendant deux mois de siège firent un service actif en dehors des fortifications ou sur les remparts.

C’est cette poignée d’hommes sans cohésion, sans officiers suffisants, sans états-majors, sans intendance, sans discipline, qui a arrêté deux mois la fameuse armée de M. Thiers. C’est cette artillerie, sans autres artilleurs que quelques volontaires, à deux ou trois hommes par pièce, qui a tenu tête deux mois aux six cents bouches à feu du Mont-Valérien, de Courbevoie, d’Asnières, de Montretout, des Moulineaux, de Meudon. Et maintenant, qui oserait dire que sans la trahison de Ducatel, — car il y eut trahison, servie et rendue possible, je le veux bien, par l’incapacité des chefs, mais enfin trahison, — qui oserait affirmer que Paris aurait été pris d’assaut en plein jour ? On ne peut refuser aux fédérés le courage, on ne peut nier que, en cas d’assaut, ils auraient garni les remparts, eux et leur artillerie, au lieu de s’éparpiller dans leurs quartiers comme ils durent le faire plus tard. Les Versaillais, au contraire, n’étant plus soutenus par leur artillerie, nécessairement muette, auraient dû, sous la grêle des balles et des mitrailleuses, descendre les fossés, les traverser, gravir les remparts et les emporter à la baïonnette. — Les Prussiens ne l’ont pas rêvé. Pouvait-on raisonnablement l’attendre de ces jeunes soldats versaillais, incapables, après deux mois d’attaques renouvelées, d’enlever de vive force à quelques francs-tireurs le village de Neuilly ? M. Thiers a pu enfler ses bulletins ; il n’en est pas moins vrai que, pour qu’il entrât dans Paris, il a fallu, d’un côté, l’ineptie absolue des états-majors, l’indiscipline toujours croissante, la coupable indolence de certains officiers chargés des avant-postes ; et de l’autre, pour soumettre les rues, cent trente mille hommes luttant contre douze mille. Se glorifier d’être entré par une trahison, après deux mois de siège et de bombardement infructueux, dans une ville ainsi gardée, ainsi défendue, de l’avoir subjuguée à plus de dix contre un, c’est triompher à bon compte et prêter à sourire aux hommes de guerre sérieux.

Dix heures. — Vingt-cinq mille Versaillais sont dans Paris, et Paris l’ignore ! Le ciel resplendissait et les boulevards avaient repris leur ancienne animation. Si « une des plus belles armées que la France ait jamais eues » avait poussé en ce moment sur l’Hôtel de ville et Montmartre, elle eût d’un seul bond conquis toute la ville. Dans les groupes abusés on racontait les engagements heureux de la veille au bois de Boulogne. Le canon se taisait partout,

A onze heures, on sut au ministère de la guerre, d’une façon positive, l’entrée en masse des Versaillais. L’état-major n’y voulait pas croire et affirmait, avec son ignorance et sa vanité habituelles, qu’il ne s’agissait que d’un détachement, que les envahisseurs étaient perdus, qu’ils allaient être enveloppés et faits prisonniers. Cependant, à une heure, le doute ne fut plus possible. On entendait le bruit de la fusillade engagée au Trocadéro. Cette importante hauteur, qui commande les deux rives, n’était protégée que par un ouvrage ébauché à l’entrée de l’avenue de l’Empereur, tournant ainsi le dos aux Versaillais. Ceux-ci, déployés en tirailleurs, surprirent les fédérés. À cette attaque imprévue quelques gardes résolus répondirent par un feu roulant, mais l’immense majorité se débanda. On vit bientôt les hommes s’éparpiller par groupes de quatre ou cinq dans les rues du faubourg Saint-Germain. Vainement des officiers du ministère de la guerre accoururent et s’efforcèrent d’arrêter les fuyards. Ceux-ci passaient outre, disant : « Maintenant ; c’est la guerre des barricades, chacun dans ses quartiers. » Un petit nombre d’hommes seulement consentirent à demeurer à l’École militaire. Vers trois heures, la troupe occupait entièrement le Trocadéro.

Dans l’intervalle le délégué à la Guerre avait fait sonner le tocsin dans tous les quartiers de la rive gauche. Il évacua à quatre heures le ministère de la guerre et se replia avec tout son personnel sur l’Hôtel de ville. La prison du Cherche-Midi et la mairie du VIIme arrondissement furent également abandonnées.

Au moment où les bagages de la guerre arrivaient à l’Hôtel de ville, dans l’avenue Victoria, deux gardes porteurs d’une caisse furent assaillis à coups de hache par un individu vêtu d’une blouse et coiffé d’un béret. L’un des hommes tomba raide mort. L’assassin, immédiatement saisi, criait, écumant de rage : « Vous êtes foutus, vous êtes foutus ! Rendez-moi ma hache et je vais recommencer. » Le commissaire de police de l’Hôtel de ville accourut et trouva sur ce furieux des papiers et un livret attestant qu’il avait servi dans les sergents de ville. On le fusilla séance tenante contre la barricade de l’avenue.

La plus entière sécurité régnait à l’Hôtel de Ville. — Un membre de la Commune affirma venir du Trocadéro, et n’avoir rien vu. Mais un autre, le citoyen X, moins confiant, sollicita immédiatement du Comité de salut public l’ordre de construire les barricades autour de l’Hôtel de ville et d’armer la terrasse des Tuileries ainsi que la redoute Saint-Florentin. Cet ordre lui fut remis pour le satisfaire. Mais il se trouva que les mitrailleuses de l’Hôtel de ville ne pouvaient servir faute de quelques pièces. X obtint également de faire sonner le tocsin dans les arrondissements de la rive droite, et ordre fut envoyé aux mairies d’acheminer le plus d’hommes possible vers les Tuileries, le Louvre et l’Hôtel de ville qui paraissaient les premiers menacés.

A cinq heures du matin, la Muette était enlevée presque sans combat et l’armée occupait tous les bastions depuis le Point-du-Jour.

Pendant qu’un détachement du général Vinoy s’établissait au Trocadéro, un autre, s’emparant du pont de Grenelle, allait ouvrir les portes de Vaugirard et de Montrouge au général Cissey, qui s’étendit bien vite dans le XVme arrondissement. Il avait franchi les ponts-levis et les remparts sans même rencontrer une sentinelle. À six heures et demie du matin, il touchait au Champ-de-Mars d’un côté, de l’autre, à la gare Montparnasse.

Dès lors, le plan des Versaillais commença à se dessiner. Dans l’ovale assez régulier que forme Paris, l’armée, entrée par l’extrémité ouest, devait s’avancer en poussant devant elle des cercles concentriques appuyés des deux côtés sur les fortifications, s’élargissant d’abord en avançant vers le centre, diminuant ensuite au fur et à mesure que les barricades seraient emportées, jusqu’à ce qu’ils vinssent s’aplatir, à l’est, contre les remparts des XIXe et Xe arrondissements.

Envelopper sur tous les points un ennemi dix fois inférieur en nombre, tel fut tout le génie de ces « grands hommes de guerre. »

  1. Nous avons dû, on le comprendra, nous imposer certaines réserves dans le récit de ces événements, par exemple supprimer les noms propres.
  2. Extraits d’une relation publiée par la Liberté et qui valut à Ducatel la croix de la Légion d’honneur et une aumône du Figaro.
  3. Rue Basfroid, au faubourg Saint-Antoine, très loin ainsi de Montmartre. Il était donc matériellement impossible que le Comité put prendre aucune part à l’exécution des généraux. Clément-Thomas fut arrêté à quatre heures, fusillé à quatre heures et demie, et sa mort entraîna celle de Lecomte, demandée depuis le matin par les soldats de ce général. Le Comité central est tout aussi responsable de ces événements que la municipalité du 14 juillet 1789 pouvait l’être de la mort de Flesselles, Foulon, Berthier, etc., etc.
  4. Et d’une vanité singulière. « Savez-vous, dit-il un jour à Delescluze, que Versailles m’a fait offrir un million ? » — « Taisez-vous, » répondit Delescluze en lui tournant le dos.