Pour les autres éditions de ce texte, voir La Vieillesse à Paris (Maxime Du Camp).

Les Hospices de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 310-337).
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LES
HOSPICES A PARIS

II. — BICÊTRE. — LA SALPETRIERE[1].

En 1286, Jean de Pontoise, évêque de Winchester, acheta du chapitre de Notre-Dame une grande métairie qu’on appelait alors la Grange aux queux (cuisiniers), et y fit bâtir une maison de plaisance qui devint le manoir de Gentilly. Acquis par Amédée V de Savoie, le domaine, par suite d’arrangemens particuliers, devint la propriété de Jean d’Orléans, duc de Berry, qui, reprenant les constructions à demi ruinées, y éleva un château magnifique dont le donjon dominait Paris. Pendant la querelle des Armagnacs et des Bourguignons, ceux-ci s’emparèrent du manoir, y mirent le feu et le détruisirent en partie. Tel qu’il était en 1416, le duc de Berry le légua à son premier possesseur, au chapitre de Notre-Dame, en échange de quelques prières et de deux processions. Nul n’entretint plus le vieux château, qui se transforma en une véritable caverne de voleurs ; ce repaire de brigands était assez redoutable pour qu’on fût obligé de lui donner assaut et de l’enlever à main armée en 1519. Rentré en 1632 dans les apanages royaux, il fut rasé de fond en comble par Richelieu, qui le fit rebâtir dans la forme que nous lui voyons aujourd’hui, l’érigea en commanderie de Saint-Louis, et le destina à servir d’asile à des officiers devenus invalides par suite de leurs blessures. Un moment, vers 1648, on y déposa les enfans trouvés, dont Vincent de Paul venait d’instituer l’œuvre, et en 1657 Louis XIV, qui avait déjà formé le projet de bâtir un hôtel spécialement réservé aux invalides (commencé près de vingt ans plus tard, en 1672), réunit la commanderie, qu’on avait placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste, au système de l’Hôpital-Général, et la consacra aux pauvres, aux femmes de mauvaise vie, aux fils insoumis, aux vagabonds et aux voleurs. Ce château qui a eu tant de destinations différentes, c’est Bicêtre.

D’où lui vient ce nom ? Sans nul doute de la contraction francisée du mot Winchester ; mais il semble que l’étymologie est double, et qu’on est arrivé, avec deux mots d’acception très différente, à faire un seul et même nom. Toute la plaine qui s’étend entre Montrouge et Gentilly était non-seulement mal famée, mais causait une insurmontable épouvante aux bourgeois parisiens. C’est dans ces parages qu’habitait le fameux diable Vauvert, devenu proverbial. On y arrivait par la rue d’Enfer ; ces vastes terrains nus et très solitaires, couverts de nombreuses excavations destinées à l’extraction de pierres de taille, étaient fréquentés par tous les malfaiteurs, qui échappaient facilement aux inutiles poursuites des soldats du guet. Les voleurs y trouvaient des endroits propices pour le refuge et l’embuscade ; c’est là que, sous la fronde, les sorciers à la mode conduisaient les dupes naïves et hardies auxquelles ils faisaient apparaître le diable. On prétendait que la nuit ces lieux maudits étaient le théâtre de rondes sataniques, et qu’on y entendait constamment un bruit de chaînes accompagné de plaintes déchirantes. Le château et la plaine qu’il dominait étaient frappés d’anathème, et nul ne pouvait en approcher sans s’exposer à un malheur. Or par quel terme vulgaire le peuple de Paris exprimait-il l’idée de malheur, d’accident, de désastre fortuit survenant sans cause explicable ? Par le mot bissêtre, selon la vieille tradition païenne, qui regardait les années bissextiles comme néfastes, et qui par infiltration était venue jusqu’à nous. Le mot subsiste encore dans quelques provinces de France, notamment dans le Berry, où il sert à désigner un homme à la fois colossal et de forme indécise qui apparaît à ceux que la mort menace. Ce mot était autrefois d’un usage très fréquent ; Molière l’a employé dans l’Étourdi :

Eh bien ! ne voilà pas mon enragé de maître ?
Il va nous faire encor quelque nouveau bissêtre ?


Dans un rapport présenté en 1657 au cardinal Mazarin, l’orthographe populaire qui semble entraîner la signification spéciale que je viens d’indiquer est conservée : « Bissestre est une maison vrayement royale, si elle estait achevée. » Il est donc fort probable que les deux appellations se sont confondues en une seule qui a gardé deux sens différens : pour les lettrés, Bicêtre était l’ancien château de l’évêque de Winchester ; pour la masse, c’était un lieu de malheur. Quoi qu’il en soit, le mot, tout en ayant perdu son acception première, est resté familier dans le peuple de Paris comme synonyme de mauvais et d’ingouvernable ; d’un méchant garnement, on dit aujourd’hui encore : C’est un petit Bicêtre.

La maison, il faut l’avouer, avait une réputation détestable qu’elle méritait bien. Elle était devenue, sous Louis XVI, un hospice, un hôpital, une prison. C’est là qu’on faisait passer par les grands remèdes « les gens atteints de maladies provenant de débauches ; » mais, comme en vertu des vieilles habitudes ecclésiastiques ils n’y étaient reçus « qu’à la charge d’être sujets à la correction avant toutes choses et fouettés, » on peut penser qu’ils ne témoignaient pas un grand empressement à s’y rendre. La révolution mit fin à cette coutume barbare, et tous les malades spéciaux, détenus et maltraités à Bicêtre, furent transférés le 12 mars 1792 à l’ancien couvent des capucins, qui est maintenant l’Hôpital du Midi. Jusqu’en 1802, époque où le conseil-général des hospices fut mis en possession d’une partie de cet établissement, le régime intérieur fut déplorable, plus douloureux encore que celui des hôpitaux. Les vieillards, les jeunes gens, les épileptiques, les aliénés, les fous furieux, les femmes, les enfans, les incurables de toute espèce, étaient enfermés là pêle-mêle. Le rapport de M. de Pastoret ne laisse aucun doute à cet égard : « les sexes y étaient confondus comme les âges, comme les infirmités. » Pour obtenir la disposition exclusive d’un lit, il fallait payer une pension annuelle de 150 livres. Les autres, trop pauvres pour se donner un tel luxe, avaient une couchette pour huit ; ils se divisaient en deux escouades de quatre personnes chacune : la première dormait de huit heures du soir à une heure, la seconde de une heure à six heures du matin. Grâce à un pareil système, chaque nuit les dortoirs devenaient des champs de bataille. Dès les premières années de l’empire, cet état de choses fut modifié, et la maison fut meublée de manière à pourvoir aux besoins de tout le personnel. Elle n’en resta pas moins un objet d’horreur et de réprobation, car c’est là qu’on déposait les individus condamnés aux galères qui attendaient le départ de « la chaîne » pour le bagne, et là aussi qu’on gardait les condamnés à mort jusqu’au jour de leur exécution.

Les cachots où ces malheureux étaient enfermés existent encore ; il est difficile d’imaginer quelque chose de plus bêtement cruel, et les pozzi (oubliettes) du palais ducal de Venise n’ont rien à leur envier. C’était un souterrain divisé en une série de compartimens étroits, fermés de lourdes portes, ne recevant qu’un jour de souffrance, c’est le vrai mot, par un soupirail ouvert dans la voûte : devant ces cabanons s’allongeait une galerie où se tenaient les sentinelles. L’obscurité humide et malsaine devait y être insupportable. De telles cages de pierre ne rassuraient pas les geôliers ; au siècle dernier, Du Chatelet, qui par ses délations permit à la police d’arrêter Cartouche, dont il était le complice, y passa quarante-trois ans, attaché par quatre chaînes scellées dans les murailles. Quand, oppressé par l’atmosphère infecte où il vivait, il sentait ses forces s’épuiser, il contrefaisait le mort ; on le mettait sur un brancard pour le porter à la salle de repos. Pendant le trajet, il pouvait respirer à l’aise et se livrait à une débauche de grand air. On y fut pris plusieurs fois, si bien que, lorsqu’il mourut réellement, on n’y voulut pas croire, et qu’on le laissa dans ses chaînes jusqu’à décomposition presque complète. Ces cachots servent aujourd’hui de caves à la pharmacie de l’hospice. A Bicêtre, où l’on jetait tout le ramassis des vagabonds de Paris, où de malheureux accusés de délits politiques étaient enfermées par voie de lettres de cachet, où la nourriture, insuffisante et malsaine, donnait le scorbut aux prisonniers, où la discipline était d’une brutalité excessive, les révoltes furent nombreuses ; plus d’une fois la maréchaussée accourut au secours des gardiens menacés, et dut rétablir l’ordre à coups de fusil. En 1756, les détenus de la petite fosse s’étaient soulevés ; on en fusilla quatorze, et les autres furent pendus le lendemain après avoir été préalablement fouettés. Pendant les journées de septembre 1792, Bicêtre subit un véritable sac ; les massacreurs, qui rêvaient je ne sais quelle épouvantable épuration sociale, vinrent avec du canon, forcèrent les portes, assaillirent les prisonniers, qui se défendirent hardiment sous la conduite de leurs gardiens, et, sans pitié comme sans merci, tuèrent tous ceux qui ne parvinrent pas à s’échapper dans la campagne. Ce qui se passa là fut d’une cruauté stupide, comme tous les actes qui appartiennent à ce qu’on nomme dérisoirement sans doute « la justice du peuple. » On tua les criminels, les infirmes, les employés, on tua tout, jusqu’aux enfans idiots. En parlant de ceux-ci, un des assassins dit un mot qui a été retenu : « ces petits-là, c’est plus dur à abattre que des hommes. »

Aujourd’hui il n’y a plus de criminels à Bicêtre. Depuis 1836, depuis qu’on a élevé sur la place de la Roquette le dépôt où sont enfermés les condamnés à mort et aux travaux forcés, la maison est devenue exclusivement hospitalière ; elle est à la fois un hospice ouvert aux vieillards, aux infirmes, et un asile réservé aux aliénés, aux épileptiques et aux idiots. C’est de Bicêtre considéré comme hospice de la vieillesse (hommes), ainsi que l’on dit en langage administratif, que nous nous occuperons dans cette étude. Plus tard, nous l’examinerons sous le rapport des aliénés et du traitement fort humain auquel ils sont soumis.


I

L’édifice est énorme. C’est un vaste château royal d’un style un peu froid, rendu incohérent par des adjonctions successives, mais qui, sur la colline qu’il occupe au bout de la belle avenue de marronniers qui y donne accès au grand air et s’étale majestueusement dans le paysage. Il domine et découvre Paris, qui, couché dans sa brume bleuâtre, apparaît comme une immense ville indécise et fantastique. Placé au sommet d’un coteau que continue une plaine sèche et pierreuse, Bicêtre a longtemps souffert de la soif ; il manquait d’eau, il n’y avait ni puits ni fontaine ; chaque jour, on allait chercher l’eau à la Seine, au port l’Hôpital, à peu près à l’endroit où s’élève aujourd’hui le pont d’Austerlitz. Une telle pénurie d’un des élémens indispensables à l’existence créait uni inconvénient assez sérieux pour qu’il ait été question au commencement du XVIIIe siècle d’abandonner une maison si mal située. Germain Boffrand fut chargé de faire des sondages et de reconnaître s’il n’existait pas dans l’enceinte même de l’établissement une source ou une nappe d’eau qui pût désaltérer la population de Bicêtre. Il se mit à l’œuvre en 1733, et en 1735 il avait creusé ce fameux puits dont la célébrité est universelle. C’est un immense puisard d’un aspect vraiment imposant. Lorsqu’on se penche au-dessus de la margelle, qui a 5 mètres de diamètre, on voit briller l’eau qui, à une profondeur de 58 mètres, paraît toute noire. Selon la saison, la nappe exploitable est de 3 à 4 mètres. Les 5 derniers mètres de l’excavation ont été creusés dans le roc vif ; tout le reste est maçonné au ciment romain. C’étaient les pensionnaires de Bicêtre qui jadis étaient condamnés à extraire l’eau nécessaire aux besoins de la maison. A cet effet trois brigades, composées chacune de 32 hommes pris parmi les indigens, les aliénés et les épileptiques, étaient sur pied jour et nuit. A l’aide d’un cabestan à huit branches, à chacune desquelles 4 hommes étaient attelés, on manœuvrait deux seaux contenant 270 litres, qui, montant et descendant, se faisaient équilibre dans la longue gaine de pierres. On arrivait ainsi à verser dans le réservoir 156,600 litres d’eau en vingt-quatre heures ; mais c’était au prix d’une peine excessive qu’augmentaient encore les attaques subites dont les épileptiques et les fous étaient souvent atteints. Cette méthode primitive, à laquelle il était cruel d’astreindre des vieillards, et que nous avons blâmée au dépôt de Villers-Cotterets, où elle est encore employée, fut maintenue jusqu’en 1857. À cette époque, elle céda la place à un manège tourné par des chevaux, qui, ne donnant point de résultats satisfaisais, disparut à son tour devant l’installation d’une machine à vapeur. Celle-ci donna facilement 280,000 litres d’eau en dix heures ; mais, cette quantité ne suffisant pas encore, la Seine fournit 150,000 litres, et l’aqueduc d’Arcueil 50,000. Cette masse énorme est reçue dans de magnifiques réservoirs voûtés qui, s’ils ne rappellent pas Bin-Bir-Direck, la citerne aux mille et une colonnes de Constantinople, n’en sont pas moins d’une construction très habile, disposés de manière à conserver dans toutes les conditions de salubrité possible 1,139,005 litres d’eau, qui suffisent largement aux exigences de Bicêtre, dont la consommation n’est que de 400,000 litres par jour.

C’est une ville que ce Bicêtre ; il couvre plus de 21 hectares de superficie (212,959m,50 c). Lorsque nous l’avons visité, il contenait 2,981 habitans. Il y a plus d’une sous-préfecture de seconde classe qui n’est pas aussi peuplée. Plantées en quinconces, sous lesquels les pensionnaires trouvent des bancs pour se reposer, les cours sont entourées par des portiques qui offrent un lieu de promenade et un abri pendant le mauvais temps. Dans la journée, tout le monde est éveillé dès sept heures du matin en hiver, dès six heures en été. Comme il faut avoir soixante-dix ans accomplis ou être frappé d’une infirmité incurable pour être admis dans l’hospice, on peut imaginer que les administrés, c’est ainsi qu’on les nomme, ne sont point positivement ingambes. Assis par groupes ou se promenant à pas lents, appuyés sur une canne, ils sont presque tous déjà courbés vers la terre, qui les réclame. Quelques-uns, se tenant raides encore malgré leur grand âge, marchant les épaules effacées et la tête droite, n’ont pas besoin de montrer leur médaille de Sainte-Hélène pour prouver qu’ils sont d’anciens soldats. Ceux-là s’arrêtent volontiers ; du bout de leur bâton, ils dessinent des lignes sur le sable et s’animent en parlant. Si on les écoute, on les entend dire : « Le maréchal passa au galop, son chapeau tout de travers, il se tourna vers nous en criant comme un possédé ; » ou bien : « A peine avons-nous le temps de nous former en carré, voilà ces diables de dragons qui reviennent. » Ces vieux braves se racontent, sans se lasser jamais, leur dernière bataille. Laquelle ? Waterloo.

Parmi les vieillards admis en hospitalité à Bicêtre, les plus nombreux sont les septuagénaires, 328 ; de soixante-quinze à quatre-vingts ans, le chiffre diminue déjà, 209 ; de quatre-vingts à quatre-vingt-cinq, il s’affaiblit encore dans une proportion notable, 133 ; de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix, on n’en compte plus que 26 ; de quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze, il n’en reste que 6, témoins vivans de la révolution ; au-delà de quatre-vingt-quinze ans, il n’y en a plus. Les années, les infirmités, qui pèsent double sur des hommes d’un si grand âge, ne leur ont point laissé une mansuétude extrême dans le caractère ; dans tout hospice de la vieillesse, les sentimens qui dominent sont la haine, l’envie, le besoin de nuire. Entre eux, ces béquillards se disputent, s’injurient ; ils se provoquent, se cachent des gardiens pour « vider leurs querelles, » ont des combats où les insultes d’ailleurs tiennent plus de place que les horions, car dans leurs mains le bâton qu’ils brandissent ressemble au telum imbelle de Priam. Ce troupeau de vieillards est fort malaisé à conduire : ils ne se révoltent plus comme autrefois, mais ils font une opposition systématique à tout règlement. D’avance ils trouvent tout absurde, même le gouvernement qui les fait vivre. On ne doit pas en être surpris. Certes ils sont ingrats, et ne considèrent pas assez combien c’est un grand bienfait pour eux que d’être admis dans cette maison hospitalière, où leur repos est assuré jusqu’à la fin de leurs jours ; mais pour en arriver là, pour en être réduit à considérer comme une grâce suprême de pouvoir manger la pitance hospitalière, il faut avoir subi tant de déboires, tant de misères, tant de désillusions, qu’il reste au fond du cœur un levain d’amertume contre l’humanité tout entière, contre la vie elle-même. C’est ce qui les rend excusables, ces malheureux, et c’est ce que les rapports administratifs font ressortir avec une sage indulgence lorsqu’ils constatent que la population de Bicêtre est toujours mécontente et frondeuse ; ils ajoutent cependant une observation qui semble contradictoire : « il est à remarquer, disent-ils, que les administrés qui ont reçu le plus d’éducation, qui ont connu l’aisance, sont ceux qui se plaignent le moins. » Pour ces derniers sans doute, c’est l’orgueil qui leur ferme la bouche. Quoi qu’il en soit, en 1848, pendant les journées de juin, on a pu voir quel esprit animait ces vieillards ; le principal meurtrier du général Bréa appartenait à l’hospice de Bicêtre.

La majeure partie des pensionnaires est formée d’anciens artisans, de vieux militaires, à qui nulle blessure grave n’a ouvert les portes de l’Hôtel des Invalides, de domestiques qui n’ont pas su faire d’économies. A côté de ces indigens, et ne s’y mêlant qu’avec réserve, vient un certain nombre de déclassés qui ont connu de meilleurs temps : ce sont des artistes, des écrivains, des professeurs, des inventeurs, des commerçans, des fonctionnaires, qui, par suite d’incurie, de malheurs, se sont trouvés réduits à solliciter une place à l’hospice. Ceux-là sont vraiment à plaindre, et cependant l’on vient de voir que ce sont eux qui se plaignent le moins. Tous du reste, par l’effet soit de l’âge, soit de la désespérance, soit du mauvais exemple, ont le même vice, l’ivrognerie. Ils peuvent sortir le jeudi et le dimanche, à la condition d’être rentrés à neuf heures. Après la révolution de février, les sorties avaient été rendues quotidiennes ; mais les abus devinrent si graves, qu’un arrêté du 17 janvier 1850 décida qu’il n’y aurait plus que deux jours de liberté par semaine. Pour l’usage qu’on en fait, c’est bien assez. Il faut s’asseoir vers huit heures, par une soirée d’été, à la porte extérieure de l’hospice, et voir les pensionnaires oscillant, titubant, tombant, débraillés, la casquette sur le coin de l’oreille, chantant d’une voix chevrotante quelque refrain obscène, pour comprendre que le vin et l’eau-de-vie sont devenus pour eux une jouissance impérieuse. Les environs de Bicêtre sont peuplés de cabarets où s’engloutissent toutes les ressources de ces pauvres diables. Lorsqu’ils reviennent dans un état d’ivresse trop accusé, on les punit, on les prive de sortie, comme des collégiens paresseux. La passion est plus forte, et, dès qu’ils sont dehors, ils retombent aussitôt dans leur péché de prédilection.

D’autre part, c’est peut-être à ce goût des liqueurs fortes, qui coûte cher à satisfaire, qu’il faut attribuer l’ardeur au travail qu’ils témoignent presque tous. En effet, si l’on constate qu’ils n’ont en général aucun sentiment religieux, on remarque qu’ils sont actifs et assidus. L’administration, sentant qu’une occupation constante est, dans une maison si peuplée, une cause essentielle de tranquillité et de nonne tenue, encourage le plus qu’elle peut les pensionnaires au travail. Elle a des ateliers de tailleurs où se font les raccommodages de la maison, des ateliers de cordonnerie où l’on fabrique les chaussures ordinaires et même les chaussures orthopédiques qui sont commandées par le bureau central, et des ateliers de tapissiers où l’on ne répare, à proprement parler, que les matelas, les sommiers et les traversins. Tous les ouvriers, dirigés par un surveillant contre-maître, appartiennent au personnel de la maison, et sont pris indistinctement parmi les indigens, les épileptiques et les aliénés. On a réservé le rez-de-chaussée de l’ancienne Force pour les corps d’état isolés qui ont besoin d’un outillage spécial. Une très vaste salle est divisée en un grand nombre d’échoppes, qui servent d’ateliers particuliers aux indigens valides ; c’est une faveur très recherchée d’être admis dans cette espèce de bazar, où l’emplacement, variant de 1 mètre 70 à 5 mètres, est loué en raison de 50 centimes à 1 franc 50 par mois. On y gratte la corne, on y polit le papier, on y roule des carcasses de pétards, on y enfile des perles, on y prépare des mèches de veilleuse, on y tourne des ronds de serviette, on y enlumine des gravures communes dans des baguettes de châtaignier, on y taille des faussets destinés à oblitérer les trous que les marchands de vins et les employés de l’octroi font d’un double coup de foret aux tonneaux dont ils veulent goûter le contenu. Chacun arrange son achoppe à sa guise ; il en est peu qui ne soient ornées d’un fragment de miroir. Les infirmes, les impotens, ceux qui ne peuvent quitter leur lit, mais qui ont conservé le libre exercice de leur main, obtiennent la permission de travailler dans les dortoirs ; on a été obligé de limiter les autorisations accordées et de veiller à ce que chaque ruelle ne devînt pas une sorte d’atelier muni de tours, encombré de matières premières, bruyant et tout à fait incompatible avec un lieu spécialement destiné au repos. Il en était ainsi autrefois, et ce n’est pas sans peine qu’on est parvenu à donner aux dortoirs l’apparence qu’ils doivent présenter. Jadis l’incurie administrative était poussée à ce point que chaque pensionnaire avait près de son lit même l’attirail d’un petit ménage, sans oublier le fourneau sur lequel il faisait cuire toute sorte de ragoûts. Les salles étaient infectées par une perpétuelle odeur de cuisine, qui devenait presque un danger.

Sous le rapport des repas, de notables améliorations ont été introduites par l’administration ; de 1841 à 1850, on a construit de grands réfectoires où toute la population valide est tenue d’aller manger. Avant cette époque, les vivres, distribués à heure fixe, étaient consommés dans les dortoirs, dans les cours, an grand mépris de la propreté et de la salubrité ; de plus bien des ivrognes vendaient leur ration à vil prix, afin d’avoir quelques sous pour les jours de sortie. Tout est fort bien ordonné à cette heure, et seuls les infirmes ont droit de manger dans le dortoir. Comme tous ces vieillards ont constamment soif, la pharmacie met chaque jour à leur disposition 1,500 litres de coco, qu’ils vont puiser eux-mêmes dans une immense cuve qui contient l’eau et les bâtons de réglisse. Il va sans dire que cette tisane n’est rien moins que de leur goût, et deux fois par jour, de sept heures à neuf heures du matin, de une heure à trois heures de l’après-midi, ils peuvent aller à la cantine, où ils trouvent en quantité déterminée du vin rouge, du vin blanc et même de l’eau-de-vie. Cette cantine est gérée et alimentée par l’administration ; autrefois il en était autrement. Avant 1802, un débitant vendait à boire à tous les reclus sans distinction. Un rapport fait en 1790 établit que le bénéfice net de cet industriel était en moyenne de 46,090 livres par an. Deux arrêtés du conseil général des hospices, l’un du 29 avril, l’autre du 17 septembre 1802, supprimèrent le débit, et mirent la cantine en adjudication pour une somme qui s’éleva progressivement de 13,000 à 18,000 fr. Le fermier ne cherchait qu’à réaliser un gain considérable, livrait des boissons frelatées ; on buvait à toute heure, l’ivrognerie régnait en permanence à Bicêtre avec tous les désordres, qu’elle comporte. Les inconvéniens de ce système furent tels qu’en 1837 trois arrêtés successifs, du conseil général des hospices abolirent le fermage des boissons et décidèrent, l’établissement d’une cantine gérée par l’administration. Les résultats ont dépassé tout ce qu’on avait pu espérer, car depuis lors la maladie et la mortalité ont diminué d’un dixième. Les salles de la cantine ressemblent à celles d’un grand cabaret : murailles nues, sol bitumé, tables et bancs en bois, comptoir d’étain défendu par une petite barrière derrière laquelle se tient le sommellier. On est surpris en voyant une large pancarte indiquant qu’il est défendu de fumer. Une telle prohibition dans un lieu réservé spécialement « au culte de Bacchus » paraît bien excessive. Du reste, lorsqu’on voit répété sur tous les murs d’une maison la phrase sacramentelle : « il est interdit de fumer, » on est à coup sûr dans une dépendance de l’assistance publique, car jamais une administration n’a fait une telle guerre au tabac, le directeur général lui-même s’en abstient certainement tout le premier.

Malgré les améliorations qu’on n’a cessé d’apporter à l’hospice depuis trente ans, la place n’a pas encore, dans certains services, toute l’ampleur désirable, il y a des dortoirs, celui de la salle Saint-Augustin, par exemple, qui contiennent beaucoup trop de lits 120 réglementaires et 20 supplémentaires.. Si vaste que soit une chambre, il est contraire aux exigences les plus simples de la salubrité d’y entasser 140 personnes, et surtout 140 vieillards qui tous sont plus ou moins sujets à quelque infirmité. Le dortoir Saint-Augustin est cependant fort recherché malgré ce dangereux encombrement. La cause qui le rend précieux aux administrés de Bicêtre est assez bizarre pour mériter d’être expliquée. Ce dortoir est placé de façon à laisser voir Paris tout entier. Lorsque pendant la nuit un incendie s’allume dans la grande ville, un des pensionnaires donne bien vite la nouvelle ; tous se réunissent aux fenêtres, se tassent les uns contre les autres, discutant sur le lieu précis du sinistre, riant si les flammes prennent des proportions imposantes et s’amusant beaucoup, car, ainsi que disait l’un d’eux,. « Ils ont si peu de distractions ! » Au surplus, l’insensibilité de ces vieillards est vraiment extraordinaire ; leur cœur semble avoir été ossifié par l’âge. Un vieux brave homme très honnête, et que bien des écrivains ont connu, était entré aux Incurables ; il nous écrivit, nous priant avec instance, d’aller la voir. Quand j’arrivai, il me, dit : « J’ai quelque chose à vous dire, mais j’ai oublié ce que c’est, attendez-donc, ah ! voilà : ma femme est morte il y a quatre jours ; je savais bien que j’avais quelque chose à vous dire. » Et notez que ce malheureux avait été un mari modèle.

Cependant, s’ils oublient volontiers les autres, ils ne négligent pas de penser à eux-mêmes, et ils ont fondé entre eux une société de secours mutuels, inaugurée en 1858, reconstituée en novembre 1863, et qui aujourd’hui fonctionne avec régularité sous la présidence du directeur de l’hospice. En dehors d’une cotisation régulière de 30 centimes par mois, chaque sociétaire doit verser un droit d’entrée qui varie selon son âge : avant 70 ans, 3 francs ; de 70 à 76 ans, 5 francs ; après 76 ans, 8 francs. Tout sociétaire malade est transporté à l’infirmerie, reçoit 21 sous par mois, et, s’il meurt, il n’est pas jeté au corbillard banal ni à la fosse commune : on lui fournit un convoi de 12 francs 50 centimes, et l’on dépose sa dépouille dans un terrain surmonté d’une croix commémorative. Autrefois le cimetière réservé aux pensionnaires de Bicêtre attenait à la maison même et longeait le chemin des Coquettes ; il a été définitivement fermé et abandonné le 15 décembre 1860. Aujourd’hui les morts sont portés au cimetière d’Ivry, à ce Champ des navets où l’on verse les épaves de la morgue et de l’échafaud. Lorsqu’un des membres de la société de secours mutuels est décédé, tous les pensionnaires sont prévenus par une affiche appliquée sur les piliers des cours, et la plupart se font une sorte de devoir d’assister au service funèbre, qui se fait dans la chapelle élevée en 1669 par Levau, chapelle d’un style fort médiocre, comme la plupart des édifices religieux de cette époque.

Ainsi que dans tous les autres établissemens hospitaliers, les différens services sont séparés ; un corps de logis spécial, vieux, mais restauré et tant bien que mal approprié aux exigences, est réservé à ce que l’on appelle les grands-infirmes. Ce sont les paralytiques, les cancérés et les gâteux. En entrant dans les dortoirs où ces malheureux croupissent, on s’étonne que la mort se soit arrêtée sur le seuil. Le spectacle d’une vie inutile, inconsciente, immobilisée, pleine de souffrance, dégoûtante, qui persiste en dépit de l’âge et des infirmités accumulées, est fait pour révolter le cœur, surtout lorsque l’on pense, — et dans de tels lieux cette impression vous saisit inévitablement, — à tant d’êtres jeunes, intelligens, aimés, indispensables, qui sont partis avant l’heure et ont laissé après eux des regrets que rien ne peut éteindre. — Les plus hideux parmi ces cadavres vivans, ceux dont il est difficile de s’approcher sans répulsion, ce sont les gâteux. Ceux-là sont retournés vers tous les inconvéniens de l’enfance. Leurs lits, qu’ils ne quittent jamais, s’appellent des auges) de hauts côtés en bois les protègent contre les chutes, ils dorment sur des paillasses qu’il faut changer au moins tous les jours. On doit les traiter comme des nouveau-nés, les faire manger, les laver, leur rendre enfin tous les soins. Par un contraste étrange et qui est à l’honneur de l’humanité, le personnel des infirmières est aussi bon dans les hospices qu’il est déplorable dans les hôpitaux. On dirait qu’à force de vivre avec les mêmes infirmes, de les secourir, de pourvoir à tous leurs besoins, on finit par s’attacher à eux et par aimer cet épouvantable métier, qui ne donne ni repos ni trêve. J’avais remarqué une infirmière, grosse fille mafflue d’une quarantaine d’années, qui s’empressait autour des auges, et joyeusement faisait manger les gâteux. Je l’interrogeai. — Combien avez-vous de lits à soigner ? — Quinze. — Combien de temps dure votre service quotidien ? — De 5 heures du matin à 6 heures du soir. — Depuis quelle époque êtes-vous aux grands-infirmes ? — Depuis 18 ans. — Combien gagnez-vous par mois ? — 21 francs. — Vous aimez votre état ? — Ah ! oui, monsieur ; sans mes malades, je m’ennuierais trop.

Tous les paralytiques ne sont point dans ces funèbres dortoirs ; quelques-uns, qui peuvent encore remuer les bras, sont placés dans de petits chariots à quatre roues qu’ils sont capables de mettre eux-mêmes en mouvement, et à l’aide desquels ils se promènent. Quand le chariot verse, c’est tout de suite un événement, et l’on va chercher les infirmiers pour ramasser le pauvre diable. Souvent les contusions, sont assez graves pour que le blessé soit transporté à l’infirmerie, qui est très belle, et où l’on garde douze lits, qu’on appelle lits externes, pour les habitans des villages voisins, exposés par leur métier même à subir quelquefois des accidens redoutables dans les carrières qu’ils exploitent. Nous avons vu là un homme attaqué d’un œdème effroyable, sorte d’éléphantiasis qui lui tuméfie les extrémités, lui gonfle les membres et l’empêche de se mouvoir. Il est suspendu dans un appareil construit exprès pour lui. Il a trente-neuf ans, en voilà quatorze qu’il est dans cet état. Ses ongles poussent, tombent, repoussent comme les feuilles des arbres ; parfois il souffre le martyre et pleure comme un petit enfant. Il aime l’existence et dit : « Quand je serai guéri… »

Comme une ville, l’hospice de Bicêtre fait son gaz lui-même, a une usine bien outillée, qui, construite de 1858 à 1860, occupe un emplacement voisin de la chapelle protestante et des salles réservées au repos des morts, aux autopsies et aux ensevelissemens. La buanderie, les magasins généraux, la pharmacie, qui est très amplement pourvue, les celliers, sont en rapport avec l’importance de cette vaste institution hospitalière ; mais la lingerie dépasse tout ce qu’on peut voir en ce genre ; c’est un musée de serviettes et de sonnets de coton. Chaque catégorie de linge est pliée d’une façon particulière, par douzaine, et assemblée de manière à former un dessin spécial, de sorte que l’on peut reconnaître à première vue combien on possède de paires de draps, de bas ou de chemises. Ce n’est pas sans un certain orgueil que la surveillante chargée de ce service en montre les détails, qu’on ne se lasse pas d’admirer. C’est à Bicêtre que l’assistance publique a installé la vacherie dont elle tire le lait qui lui est nécessaire pour la consommation des hôpitaux et des enfans assistés. Le seul moyen que l’administration ait encore imaginé pour avoir du fait pur est d’entretenir des vaches et de les faire traire elle-même ; de cette façon, elle est du moins assurée de la sincérité des produits qu’elle envoie aux malades. L’étable est large, et nous y avons compté dix-huit beaux animaux, qui ruminaient couchés sur une haute litière.

Tels sont les différens services qui appartiennent ou sont rattachés à l’hospice de Bicêtre. Il serait peut-être à désirer que la maison fût exclusivement réservée aux indigens et aux infirmes, et qu’on en éloignât les épileptiques, les idiots et les fous, que nous voudrions voir enfermés dans des établissemens spéciaux ; les divisions qu’ils occupent, les vastes bâtimens où ils sont logés, donneraient des places enviées à tous les vieillards qui traînent dans nos rues, dans les garnis infects, une existence misérable, et que la préfecture ramasse pour les envoyer dans les dépôts de Saint-Denis et de Villers-Cotterets, mais qui par leur âge, par l’impossibilité où ils se trouvent de subvenir aux besoins les plus impérieux de la vie, semblent désignés pour obtenir un asile à l’hospice de la vieillesse. Cette confusion de l’indigence et de la maladie nerveuse, de la caducité et de l’insanité mentale, donne à Bicêtre, malgré ses très larges proportions et son aspect grandiose, un caractère pénible qui rappelle trop celui des maladreries du moyen âge, et qui semble une anomalie avec le progrès dont l’assistance publique a si souvent pris la généreuse initiative. Malheureusement cette confusion regrettable, nous allons la retrouver en étudiant la Salpêtrière.


II

Sur le boulevard de l’Hôpital, à côté de la gare du chemin de fer d’Orléans et presque en face du Jardin des Plantes, s’ouvre la grande porte de la Salpêtrière. Dès qu’on la franchit pour pénétrer dans la vaste cour divisée en quatre parterres inégaux et entourée d’arbres, dès qu’on a devant les yeux le désagréable dôme octogone de la chapelle, élevée en 1669, une image s’impose immédiatement à l’esprit. Le visiteur, pour peu qu’il soit lettré, ne songe ni à Pompone de Bellièvre, qui fut le vrai créateur de la maison, ni à la comtesse de Valois-Lamotte, qui y fut amenée en fiacre après la terrible matinée du 21 juin 1786 ; il ne se souvient que de Manon Lescaut, Le peintre a été si habile que la fiction est devenue plus vivante que la réalité, et qu’il faut faire un certain effort de raisonnement pour ne pas demander aux surveillans de vous conduire à la cellule où la maîtresse de Desgrieux fut si cruellement enfermée, et où elle cachait « ce teint de la composition de l’amour » sous l’humble cornette des prisonnières. D’ailleurs, cette inévitable impression s’efface vite à l’aspect de vieilles femmes assises sur les bancs, et l’on comprend aussitôt que l’hospice a perdu le caractère de maison correctionnelle qu’il avait au siècle dernier. C’était, dit une notice faite en 1657 pour le cardinal de Mazarin, « un grand emplacement de 18 à 20 arpens dans lequel il y avait divers corps de bâtiment de 30 à 40 toises de long, en forme de grange, où se faisait le salpêtre, et d’autres où il y avait une fonderie et quelques lieux propres à des magasins. » On l’appelait communément le petit arsenal ; l’édit royal du 27 avril 1656 en fit don à l’administration de l’Hôpital-Général, et décida qu’il serait mis en état de ; recevoir les mendians.

La Salpêtrière et Bicêtre semblent avoir été faits ! pour une destinée commune. Comme l’hospice de la vieillesse (hommes), l’hospice de la vieillesse (femmes) a contenu une population où tous les élémens se trouvaient confondus. Tenon, dans son rapport de 1788, dit qu’on y rencontrait « des femmes et des filles enceintes, des nourrices avec leurs nourrissons, des enfans mâles depuis l’âge de sept ou huit mois jusqu’à celui de quatre à cinq ans, des jeunes filles de tout âge, des vieilles femmes et des vieillards mariés, des folles furieuses, des imbéciles, des paralytiques, des épileptiques, des estropiés, des teigneuses, des incurables de toute espèce, » tout cela pêle-mêle. Il s’y trouvait même des femmes atteintes d’écrouelles, car à cette époque la vertu miraculeuse s’était retirée de nos rois, et c’est en vain que Louis XVI aurait dit : « Je te touche, Dieu te guérisse. » Dans les jardins, des marchands avaient dressé des baraques où se tenait une foire perpétuelle ; « c’est un cloaque affreux, » disent Camus et Larochefoucauld-Liancourt., Au centre même de l’hospice, s’élevait une geôle divisée en quatre services distincts : le Commun, maison d’arrêt pour les filles publiques, — la Correction, réservée aux filles débauchées qui pouvaient revenir au bien, — la Prison, où l’on gardait les personnes arrêtées par ordre du roi, — la Grande-Force, destinée aux femmes flétries par la justice. Les malheureuses qui étaient détenues au mois de septembre 1792 ne furent point épargnées, le massacre fut plus régulier qu’à Bicêtre ; mais il n’en coûta pas moins la vie à trente-cinq victimes, qui toutes, il faut le dire, portaient sur l’épaule la lettre V, dont à cette époque on marquait les criminels condamnés pour vol. Lorsque le conseil général des hospices prit possession de la Salpêtrière en 1802, on se mit rapidement à l’œuvre pour épurer cette maison gangrenée, rendre les détenus aux prisons, renvoyer les enfans, les filles-mères, les hommes mariés, et pour lui donner enfin le caractère exclusif d’un hospice consacré aux femmes vieilles, indigentes et infirmes. Cependant, malgré les réclamations du conseil général, on y conserve des divisions affectées au traitement des épileptiques et des aliénés.

La Salpêtrière a supporté, il y a peu d’années, un désastre considérable. Le choléra de 1832 n’avait pas frappé sur l’hospice avec une intensité trop grande ; il avait traversé, il est vrai, ces vieilles salles imprégnées de la contagion de deux siècles, mais sans dépasser la mesure qu’il observait dans les autres quartiers de Paris ; sur 5,000 pensionnaires, on ne compta que 546 malades et 328 décès. De 1832 à 1849, des améliorations matérielles sans nombre furent apportées à la Salpêtrière ; les services furent organisés avec plus de soin, les cours dégagées, les dortoirs agrandis, ce qui permit de remédier à l’entassement des lits. Quand 1849 arriva, on était donc légitimement en droit d’espérer que l’épidémie serait cette fois plus clémente encore. Il n’en fut rien. On eût dit qu’ouverte dans la direction de l’est, d’où vient le choléra, la Salpêtrière recevait les premiers coups et les amortissait au bénéfice de la ville tout entière. Il y eut en 1849, sur cette malheureuse maison, deux attaques parfaitement distinctes qui l’ont décimée. La première eut lieu au mois d’avril ; sur 4,252 pensionnaires, 546 furent atteints par le fléau, et 422 moururent ; la seconde, aussi brutale, profita des grandes chaleurs et se manifesta au mois de juin. L’hospice n’avait plus qu’une population de 3,710 individus ; le choléra en frappa 542 et en tua 420. Dans l’intervalle de ces deux assauts, le mal et la mort s’étaient ralentis, sans cesser cependant leur œuvre de destruction. Aussi, lorsque l’épidémie disparut et que l’on fit les comptes funèbres, on constata que, sur 1,859 personnes atteintes, 1,402 avaient péri. Dans certains dortoirs, la mortalité fut effroyable. A la salle Sainte-Madeleine, réservée aux cancérées et aux gâteuses, il y avait une cholérique sur deux pensionnaires, et les décès s’élevèrent au chiffre énorme de 84 pour 100. Le personnel des surveillantes, des infirmières, des médecins, fut admirable d’abnégation, et le directeur de la maison mourut debout, brisé par le fléau contre lequel il luttait au premier rang. Dans les cas d’épidémie, c’est à Bicêtre et à la Salpêtrière que l’assistance publique demande secours ; on profite des vastes dimensions de ces deux établissemens pour y installer des malades. Pendant la contagion variolique qui, cet été, a sévi sur Paris, on avait organisé un service de varioleux à la Salpêtrière, dans des bâtimens condamnés à tomber bientôt, et un service de convalescens à Bicêtre. Ce n’est pas la place qui manque, car, si Bicêtre rappelle une petite sous-préfecture, la Salpêtrière ressemble à une sous-préfecture de première classe. C’est vraiment une ville. Elle s’étend sur une superficie de 31 hectares (308,821 mètres), et comprend quarante-cinq corps de logis recevant le jour de 4,682 fenêtres. La population de la Salpêtrière au 31 décembre de 1869 était de 4,551 âmes. C’est du reste, croyons-nous, le plus grand hospice connu dans le monde entier. Dans les hôpitaux ordinaires, c’est le portier qui est cantinier et qui débite aux pensionnaires les denrées autorisées. Ici, il ne peut en être de même, la population est trop considérable ; aussi, en dehors d’une cantine générale, qui ne diffère que bien peu de celle de Bicêtre, a-t-on été obligé d’ouvrir, à l’intérieur même de la maison, un véritable marché, où l’on rencontre des fruitiers, des épiciers, un café, des marchands de tabac. J’ai vu là quatre ou cinq vieilles femmes qui fumaient gravement leur pipe. Comme je m’approchais, elles se sont levées en me faisant le salut militaire, et j’ai reconnu d’anciennes vivandières de régiment. Il est dans le marché une boutique qui, plus que toute autre, est constamment en activité, c’est celle de la blanchisseuse, qui, malgré les nombreuses ouvrières qu’elle emploie, ne parvient pas à satisfaire « toutes ses pratiques, » tant elle a de fichus et de bonnets à blanchir, à repasser, à plisser, à tuyauter, à goudronner. La coquetterie des pensionnaires est inexprimable, et, lorsque vient le jour de visite ou le jour de sortie, elles n’ont ni fin ni cesse pour affubler leurs vieilles personnes de quelque bel affiquet tout battant neuf.

Cette coquetterie est-elle tout à fait platonique ? Si l’on pouvait lire les correspondances qui bien souvent sont échangées entre Bicêtre et la Salpêtrière, on hésiterait à en répondre. Lorsque pour les besoins du jardin, pour des transports de bois, pour ce que l’on appelle les gros ouvrages, on fait venir au boulevard de l’Hôpital quelques-uns des pensionnaires les moins invalides de Bicêtre, on ne peut imaginer de quels soins ils deviennent immédiatement l’objet de la part des pauvres vieilles, qui les regardent passer avec des regards pleins d’attendrissement. Si elles maudissent quelque chose, ce n’est point leur âge, c’est la discipline qui les arrête plus souvent qu’elles ne voudraient. Leur cœur est encore si faible, si enclin aux doux épanchemens, que, le dimanche et le jeudi, pendant les trois, heures réglementaires où l’entrée de l’hospice est rendue publique, on est obligé de les surveiller d’une façon toute spéciale pour les empêcher de donner leur ration à de vieux gueux sans vergogne qui, sous prétexte de venir les voir, se font nourrir par elles, et leur extorquent les quelques sous qu’elles ont pu gagner pendant la semaine.

La compassion intéressée qu’elles éprouvent pour les débris du sexe auquel elles n’appartiennent pas, elles ne la ressentent guère les unes pour les autres. Entre elles, ces femmes sont acariâtres, sottisières et mauvaises. Elles se disputent sans cesse, se prennent au bonnet, et l’on a bien de la peine à rétablir la concorde. Lorsqu’elles entrent à l’hospice, emportées par la mobilité d’impression naturelle aux femmes, elles se lient avec leurs compagnes de chambrée, leur racontent tout ce qu’elles ont fait, et se livrent parfois à des confidences qui ressemblent bien à des confessions. Ces belles amitiés ne durent guère, les disputes leur succèdent, et, comme les pensionnaires de l’hospice sont aussi fortes en gueule que les servantes de Molière, Dieu sait avec quelle acrimonie, quels verbes violens, elles se reprochent ce que la veille peut-être elles se sont confié avec tant d’abandon. Si, dans des heures d’épanchement, elles se sont entre elles dévoilé leur passé, elles le cachent soigneusement à l’administration. Il y a parmi ces femmes des domestiques, de petites boutiquières, des marchandes des quatre-saisons, des ouvrières ; on y a retrouvé des femmes colosses qui avaient eu leur jour de célébrité dans les foires, des filles vieillies que la prostitution avait inscrites sur ses registres. C’est à la Salpêtrière que mourut la femme du fameux Coignard, le faux comte Pontis de Sainte-Hélène, et là aussi que sont venues finir, hideuses, et hébétées, bien des femmes qui, au temps de leur jeunesse, avaient vu à leurs pieds tout le Paris de l’élégance. Celles-ci, il est presque facile de les reconnaître ; elles ont conservé dans le regard une sorte d’impudence volontaire qui se mêle à une expression de tristesse indicible. Si elles ont été belles jadis, on ne s’en aperçoit guère ; la plupart sont d’une laideur inexprimable. Couchées dans leur lit, la tête couverte du bonnet blanc, le drap ramené sur les épaules, elles ressemblent à de vieux hommes ; elles ont la voix rauque et de la barbe au menton. Beaucoup d’entre elles, flottant entre le retour à l’enfance et la mort, sont tellement affaiblies qu’elles ne peuvent supporter ni reproches ni observations ; elles ont peur de tout, et, quand on les regarde, elles se mettent à pleurer. D’autres au contraire, énergiques et très vivantes malgré leur âge, oscillent entre la folie et la raison. En général, celles-ci sont taciturnes, renfrognées, en dessous, pour me servir d’une locution vulgaire très expressive. Elles se croient en butte à des persécutions ; des voix leur parlent, qui les menacent, mais ne les effraient pas ; elles aiment la lutte, la cherchent, s’y jettent avec une extrême violence. A leur avis, tout est mauvais, le lit, la nourriture, le vin, les médicamens ; on a fort à faire pour les calmer et les maintenir en paix. Ces malheureuses, que l’on pourrait, sans craindre de commettre une erreur, transporter dans la division des aliénées, occupent une salle à part, la salle Sainte-Eugénie, qui forme une sorte de section pénitentiaire, où cependant elles subissent le régime et la discipline imposés à toute la maison.

Celles qui sont restées valides et peuvent encore faire œuvre de leurs doigts travaillent pour le compte de l’administration. Les moins alertes font de la charpie, les autres cousent des draps, des chemises, ravaudent des bas, préparent des mèches de veilleuse ; il leur faut bien besogner pour gagner 4 ou 5 sous par jour. Quelques-unes ont conservé une adresse de mains et une acuité de vue extraordinaires ; une vieille, âgée de quatre-vingt-deux ans, surnommée la fée, ne se sert pas de lunettes, et fait des points piqués avec une perfection à rendre jalouse une lingère à la mode. On est très bon pour toutes ces vieilles femmes, qui geignent du matin au soir et sont revêches comme des têtes de chardons. D’habitude on ne les interpelle que par un petit nom d’amitié : « maman, » et les surveillantes déploient à leur égard une inaltérable mansuétude. « Quels sont vos moyens de coercition ? » demandions-nous à l’une de ces employées. Elle me répondit : « La douceur. » En général, le personnel des surveillantes et des sous-surveillantes est excellent. Dans leur costume gris, coiffées du bonnet de tulle noir posé sur un bandeau de batiste blanche, elles ont une apparence austère difficile à définir, et qui a quelque chose à la fois de monacal et de protestant. Plusieurs appartiennent à de bonnes familles, ont été élevées à l’institut impérial de Saint-Denis, et disent avec orgueil qu’elles sont filles de la Légion d’honneur. Elles n’ont que des émolumens bien maigres, comparativement à la très pénible fonction qu’il leur faut remplir : au maximum, 500 francs par an. La règle qui leur est imposée n’est point vigoureuse, mais elle les astreint à une sujétion presque constante, car c’est tout au plus si chaque mois on leur accorde deux ou trois jours de liberté. Quant aux filles de service, il y en a qu’il faut admirer ; elles sont jeunes, charmantes, et trouveraient facilement, au lieu d’une rémunération illusoire pour un métier spécialement répugnant, une existence momentanée de plaisirs et de luxe.

Les dortoirs de la Salpêtrière, du moins ceux qui ont été améliorés depuis une trentaine d’années, sont très beaux, éclairés par de larges fenêtres et dans de bonnes conditions de salubrité. Comme on a voulu éviter l’encombrement, et que cependant il était indispensable de donner aux pensionnaires quelques meubles où elles pussent serrer leurs vêtemens, tous les lits sont munis d’un grand tiroir et accostés d’une baraque, sorte d’armoire en chêne qui recèle les mille petits ustensiles si chers aux femmes. Lorsque la porte de ces capharnaüms est entr’ouverte, on aperçoit des fioles, de vieux pots de pommade, des tasses à demi pleines de salade, des sucriers, des coquetiers, des soupières ébréchées, et un tas d’autres inutilités qui composent le mobilier personnel de ces pauvres vieilles. Dans plus d’une de ces baraques s’élèvent de petites chapelles ornées de Vierges en plâtre, de fleurs de clinquant, d’images coloriées, devant lesquelles repose un bénitier. Près d’un lit occupé par une femme très âgée, j’ai vu un portrait à l’huile qui n’était pas absolument mauvais, et qui représentait de grandeur naturelle la tête d’une petite fille morte couronnée de roses blanches. J’ai regardé la femme, elle m’a compris, car, à la muette question que je lui adressais, elle a répondu : « C’est ma fille, voilà soixante ans que je l’ai perdue, je n’ai jamais quitté son portrait. » Ses yeux se mouillèrent, et elle ajouta : « C’est tout ce que j’ai sauvé du naufrage. »

Les anciens dortoirs, qui pour la plupart sont situés sous les combles, devraient être démolis et bâtis à nouveau. Ils sont en contradiction flagrante avec tous nos établissemens hospitaliers. Il y en a qui sont trop étroits, beaucoup trop bas de plafond, trop peuplés, où les lits se touchent sans intervalle, et qui de plus sont littéralement empoisonnés par le voisinage de certains lieux mal aménagés et tout à fait rudimentaires. On pourrait croire que les pensionnaires apprécient les dortoirs neufs, et qu’elles considèrent comme une faveur d’y être admises ; loin de là, elles semblent ne rechercher au contraire que les coins obscurs où elles peuvent échapper plus facilement à la surveillance. Deux dortoirs, qu’on a surnommés l’un la Forêt-Noire et l’autre la Chambre-des-Treize, font l’objet de leur envie ; elles assaillent l’administration de demandes pour obtenir d’être placées dans ces salles privilégiées, qui sont au dernier étage des deux bâtimens en façade sur la cour d’entrée : le bâtiment Mazarin et le bâtiment Lassay. La perspective à cette hauteur est à la vérité splendide : elle embrasse tout Paris jusqu’aux collines de Belleville, de Saint-Cloud et de Meudon ; mais les vieilles sont blasées sur ce spectacle, que la faiblesse de leur vue leur rendrait du reste indifférent. Ce qu’elles aiment dans ces deux chambres, ce sont les chambres mêmes, qui cependant ne sont point belles. La Forêt-Noire est bien nommée ; c’est un long dortoir dont le plafond est soutenu par une telle quantité d’étais qu’on le croirait élevé sur pilotis ; de plus vingt et une grosses poutres transversales sont placées si bas qu’elles forcent un homme de taille moyenne à se courber. La Chambre-des-Treize, ainsi appelée à cause du nombre de lits qu’elle contient, est également empêtrée de poutrelles et de soliveaux. En outre ces deux salles sont faites en brisis ; le plafond, suivant la forme du toit, s’abaisse tout à coup et tombe sur le plancher à angle obtus. C’est cette disposition si désagréable aux yeux, si contraire à l’hygiène, qui rend ces chambres précieuses aux pensionnaires ; dans l’intervalle relativement considérable qui sépare leur lit de la muraille inclinée, dans ces recoins, elles installent quelques meubles, et trouvent moyen d’établir là une sorte de retrait qu’elles nomment pompeusement leur salon. Être dans la Chambre-des-Treize ou dans la Forêt-Noire est pour ces pauvres femmes un rêve toujours caressé, et que bien souvent la mort empêche de réaliser. Et cependant, pour atteindre à ces lieux fortunés, il faut gravir une centaine de marches, ce qui est bien dur pour des jambes de septuagénaire.

Le besoin d’isolement qui travaille toutes ces vieilles ne montre-t-il pas combien la vie forcée en commun est pénible pour la plupart des natures ? Ce besoin de fuir une compagnie imposée, de se recueillir, apparaît encore plus évidemment lorsqu’on sait à quelles obsessions le directeur est en butte dès qu’il se produit une vacance dans le bâtiment Saint-Félix. Cette construction dépendait sans doute de l’ancienne Force, c’est là que fut enfermée la comtesse de Valois-Lamotte, c’est là que, dans son désespoir, elle se plaçait en hiver à demi nue sous une fontaine ouverte, c’est de là qu’elle s’est sauvée en juin 1787, un an après son incarcération, sans qu’on ait jamais su, sans qu’on sache positivement encore aujourd’hui qui favorisa son évasion. Ce bâtiment est un carré long entourant un petit jardin ; si l’on en croit le rapport de M. de Pastoret, il contenait jadis deux dortoirs qu’on a coupés par des refends, et qu’on a divisés en soixante-huit chambrettes moins grandes que bien des cellules de prison. Il faut avoir donné l’exemple d’une conduite irréprochable, ou être appuyé par des recommandations sérieuses, pour obtenir la jouissance d’un de ces cabanons ; on les réserve ordinairement pour l’aristocratie de la Salpêtrière, pour les pensionnaires que des malheurs inattendus ont réduites à la triste condition de demander un suprême asile à la charité publique. Les privilégiées de Saint-Félix reçoivent de l’administration un lit, deux chaises, une commode et une armoire ; elles sont libres d’arranger à leur guise ce réduit qu’avec tant d’orgueil chacune d’elles appelle « ma chambre. » On met des rideaux en perse à la fenêtre et autour du lit, on colle un papier gai sur la muraille, on accroche à côté de la croisée des portraits photographiques, on installe le chat familier sur un coussin, on a dans une cage quelques oisillons, serins ou chardonnerets ; en un mot, on ne recule devant aucun effort pour faire de ce cabanon un « chez soi, » et pour lui donner un caractère individuel qui est comme une protestation contre la règle uniforme de l’hospice. Toutes les heureuses qui vivent là et qui ont gardé quelques souvenirs palpables de leur existence passée les répandent avec complaisance autour d’elles ; sur une commode, nous avons remarqué une couronne de mariage et un bouquet virginal de fleurs d’oranger abrités par un globe de verre.

Comme à Bicêtre, on a consacré des divisions séparées aux grandes-infirmes ; mais le dortoir des gâteuses est bien encombré ; nous y avons compté soixante-trois lits. Un quartier spécial est réservé aux cancérées : jamais Dante ni Callot n’ont imaginé des monstres pareils à ceux qui sont là, et desquels on détourne son regard. La plupart des misérables qu’on a reléguées dans ces dortoirs isolés sont atteintes de l’horrible mal qu’on a bien nommé le lupus, car il est dévorant comme un loup ; c’est le même que le moyen âge appelait noli me tangere, ne me touche pas ! C’est la dartre rongeante, celle qui lentement, mais inévitablement, désagrège les tissus, les ouvre et les détruit jusqu’aux os, qu’elle met à nu. Chez les femmes, bien plus fréquemment que chez les hommes, elle se jette au visage et en fait une plaie vive, si épouvantable, si hideuse, qu’elle défie toute comparaison. La face est un mélange de tubercules, d’ulcères, de cicatrices blanches, qui laissent écouler une sanie perpétuelle. La peau, rugueuse, boursouflée par des soulèvemens internes, semble être pralinés partout où elle n’est pas tombée sous l’action corrosive de cette maladie féroce. Les lèvres, le nez, les paupières mangées, donnent au visage l’apparence d’une tête de mort sanguinolente : c’est un cauchemar. L’une de ces malheureuses est devenue pour ses compagnes même un tel objet d’horreur qu’on lui enferme la figure dans un bonnet de cotonnade en forme de cornet qui la cache absolument aux regards. Par une ironie du sort, elle porte le nom de la magicienne des rajeunissemens, elle s’appelle Médée. Les grandes-infirmes ont une infirmerie spéciale ; on les y transporte quand une maladie accidentelle vient s’ajouter à leur mai incurable. Pour les malades des autres services, il existe une grande infirmerie isolée entre deux parterres ; les salles en sont assez vastes pour qu’on ait pu placer les lits de telle sorte que chacun d’eux soit en face d’une fenêtre, disposition excellente, et qu’il serait bon d’appliquer autant que possible à nos hôpitaux. Toutes les pensionnaires qui ne sont pas retenues à l’infirmerie, soit au quartier des grandes-infirmes, soit dans leur dortoir respectif, par quelque indisposition, passagère, sont répandues dans les cours, dans les jardins, ou assises à l’ombre d’un immense quinconce, si touffu qu’il ressemble à un vrai bois, et qu’on appelle la Hauteur. C’est là qu’elles passent la plus grande partie de la journée à bavarder et surtout à médire les unes des autres.

Les cuisines de la Salpêtrière sont une curiosité ; celles de l’abbaye de Thelême devaient être ainsi. Avec les immenses fourneaux, les bassines de cuivre éblouissant, la rôtisserie active, les grandes tables où l’on découpe les viandes, les amas de légumes qu’on jette à la pelle dans les chaudières, avec les marmitons empressés et le chef grave qui attise les feux en jetant partout le coup d’œil du maître responsable, on pense involontairement aux apprêts de la noce du « riche Gamache. » La nourriture, qui nous a paru préparée avec soin, est distribuée dans des réfectoires ; on ne sert dans les dortoirs que les pensionnaires infirmes ou trop vieilles. Le repas qu’elles préfèrent toutes, ce n’est ni le dîner, ni le souper, c’est le déjeuner, qui cependant ne se compose que d’une tasse de lait chaud ; mais, moyennant 10 centimes, la cantine du marché leur fournit du café noir et deux morceaux de sucre, et elles peuvent alors faire « leur café au lait, » insipide boisson dont, toutes les femmes de Paris sont si friandes, au grand détriment de leur santé. C’est pour les habitantes de la Salpêtrière un tel besoin, qu’on ne le leur interdit jamais, même lorsqu’elles sont malades et réduites à la diète. Une femme portant un réchaud sur lequel pose une gamelle pleine de café passe littéralement sa journée à monter les escaliers, a entrer dans tous les dortoirs et à distribuer, contre paiement, la liqueur dont Mme de Sévigné avait prédit que le goût serait si tôt passé.

Les vastes dimensions de l’établissement ont permis d’y installer quelques services d’intérêt général, entre autres une buanderie et des ateliers de raccommodage. La Salpêtrière fait le blanchissage d’une partie des hôpitaux de Paris ; aussi la buanderie y est-elle organisée d’une façon supérieure. Autour de six bassins énormes, plus de deux cents femmes, placées dans des auges et dans des baquets, lavent le linge que nos maisons hospitalières envoient régulièrement. Il est inutile de s’appesantir sur ce qu’on voit là et sur les inconvéniens que présenterait un tel amoncellement d’alèses, de bandes, de chemises, de draps maculés, si les hangars sous lesquels on travaille n’étaient ouverts à tous les vents. On a pu y constater, pendant la dernière épidémie de petite vérole, combien les idées reçues sont parfois démenties par les faits. Il est généralement admis que la pellicule variolique est un des agens de contagion les plus puissans. Les Chinois vaccinent en appliquant une pellicule pulvérisée dans l’intérieur de la narine. Les blanchisseuses de la Salpêtrière ont reçu tout le linge où les varioleux de nos hôpitaux avaient dormi, couché, étaient morts. Si des créatures humaines ont été exposées à prendre les germes d’une maladie qui se communique avec la plus extrême facilité, certes ce sont ces lavandières. Eh bien ! aucune d’elles n’a été atteinte.

On ne peut douter cependant que l’action de secouer fréquemment du linge ne porte un préjudice grave à la santé. Les ouvrières, les surveillantes employées au service spécial de la lingerie en fournissent la preuve. Ce sont elles qui reçoivent le linge lavé, séché et plié. En terme de ménage, elles le visitent, c’est-à-dire que, déployant chaque pièce une à une et l’examinant avec soin, elles voient et décident si elle doit être envoyée aux ateliers de raccommodage ou au magasin central. Toutes ces femmes ont mal au larynx, sont sujettes à une toux sèche et continue qui les fatigue beaucoup. L’espèce d’impalpable duvet qui se détache de la grosse toile, surtout lorsque celle-ci est fatiguée par l’usage et par des lessives répétées, pénètre dans les voies respiratoires, les irrite, provoque un picotement perpétuel, et finit par amener des affections sinon graves, du moins très gênantes. — Or presque tout le linge qui passe entre les mains des lingères de la Salpêtrière est du linge qui peluche, c’est le mot consacré, et il en résulte pour elles cette sorte d’inconvénient spécial auquel il serait facile de remédier en leur distribuant ces respirateurs en ouate de coton que J. Tyndall préconise et fait adopter avec tant de succès en Angleterre. Cet appareil, très facile à porter et dont le prix est extrêmement minime, appliqué sur la bouche et sur les narines, arrête au passage les corps étrangers, si imperceptibles qu’ils soient, et ne laisse passer que de l’air respirable absolument purgé de toute matière parasite. Les femmes de la lingerie se font aider dans leur fatigante besogne par des pensionnaires valides. Comme il faut une certaine vigueur pour manier ces grosses masses de linge, on choisit de préférence les moins âgées, qui sont les épileptiques. Bien souvent, au milieu de leur travail, une de ces malheureuses se lève, pousse cette plainte déchirante qu’on n’oublie jamais quand on l’a entendue une fois, et tombe en proie au mal mystérieux qui la visite. Ces accidens sont si fréquens, qu’on n’y fait guère attention, et qu’ils semblent faire partie de la vie usuelle. On prend la malade, on l’étend sur un paquet de linge en l’isolant de la muraille et des meubles pour qu’elle ne se blesse pas pendant les convulsions, on desserre ses vêtemens et on la laisse là jusqu’à ce que l’attaque ait pris fin, jusqu’à ce qu’elle soit sortie du sommeil qui suit inévitablement de tels accès.

C’est aussi à la Salpêtrière, dans les vastes terrains qu’on nomme le marais, que l’administration a établi le jardin central qui fournit des fleurs aux parterres et aux-préaux de tous les hôpitaux de Paris. Cela peut paraître excessif au premier abord, mais cette attention pour les malades est très judicieuse, très humaine, car rien ne leur fait plus de plaisir que la vue de la verdure et des plantes en floraison. Dans un coin du marais, on a installé au mois d’avril dernier, sous la direction d’un praticien habile, une génisserie, étable destinée à recevoir un certain nombre de génisses, sur lesquelles on produit le cow-pox dont on se sert pour les vaccinations et les revaccinations. Les résultats obtenus ont été excellens, et ils engageront sans doute l’administration à conserver, à augmenter, à faire fructifier cette précieuse fabrique de vaccin, qui, dans les cas d’épidémie, peut devenir une ressource inappréciable pour la population parisienne.

A la Salpêtrière et à Bicêtre, on peut se rendre compte facilement du système de retraite que l’assistance publique met en œuvre pour ses vieux employés. Après trente ans de service et soixante ans d’âge, elle leur accorde, suivant l’importance des fonctions qu’ils ont exercées, une pension qui varie pour les hommes entre 400 et 250 francs, pour les femmes entre 350 et 200 francs. Une telle somme est fort minime et à peu près insuffisante pour répondre aux besoins de la vie la plus modeste. Aussi à cette retraite plusieurs anciens employés préfèrent-ils le repos. Pour être admis au titre de reposant ou de reposante, il faut remplir les conditions d’âge et de service exigées pour la pension ; selon qu’on a fait partie des employés de première, de seconde ou de troisième classe, on obtient dans un des hospices de la vieillesse une chambre et un cabinet, une chambre isolée, un lit dans un dortoir commun. On reçoit la nourriture, les vêtemens, une certaine quantité de bois et de chandelles, et les soins gratuits lorsque l’on est malade. En outre il est accordé à chaque reposant, suivant la catégorie à laquelle il appartient, un secours annuel de 72 francs pour la première classe, de 50 francs pour la seconde, de 30 francs pour la troisième ; cette indemnité s’augmente de 3 francs par année de service dépassant le chiffre réglementaire de trente ans. A la Salpêtrière ainsi qu’à Bicêtre, un bâtiment est réservé aux personnes en repos, qui vivent entre elles comme les petits bourgeois d’une bourgade de province. Les hommes qui savent quelque métier en tirent parti pour accroître leur bien-être, les femmes tricotent et parfois se réunissent le soir pour faire une partie de nain jaune ou de biribi. L’impulsion donnée aux services multiples de la Salpêtrière est à la fois très douce et très uniforme. Les améliorations opérées dans les aménagemens sont à l’abri de tout reproche, celles qui restent encore à faire dans diverses constructions trop vieilles, et dont il a fallu tirer parti, viendront successivement, au fur et à mesure des facilités que le budget de l’assistance pourra offrir. Dans un avenir prochain, les anciens dortoirs auront disparu, et les dispositions intérieures de l’hospice répondront au progrès que notre système hospitalier a su accomplir depuis 1849 ; mais, à moins de tout bouleverser de fond en comble, on ne pourra jamais donner à l’établissement entier une apparence régulière et monumentale. Construits sans plan déterminé, selon les besoins qui s’imposaient, au hasard de l’emplacement qu’on trouvait libre, les différens édifices ont été répandus çà et là d’une façon tout arbitraire. Seul le bâtiment qui fait face à l’entrée semble être le résultat d’une conception définie ; c’est celui où s’ouvre la chapelle, dont il faut parler, car elle joue un très grand rôle dans l’existence des pensionnaires de l’hospice. Elle est formée d’une rotonde à laquelle huit nefs aboutissent ; la direction a fort habilement profité de cette disposition pour isoler les unes des autres toutes les catégories de pensionnaires lorsqu’on les conduit à la messe. Les indigentes sont placées dans une travée, les épileptiques dans une autre, les idiotes dans une troisième, et ainsi de suite. Le personnel ecclésiastique est nombreux, les cérémonies sont très pompeuses, l’encens brûle à profusion, et les chants de l’orgue montent sous les voûtes sonores. Un personnage impassible et digne assiste aux services religieux avec une solennité peu commune ; c’est le suisse, qui n’est autre qu’un vieux bonhomme emprunté à Bicêtre. On le revêt, pour la circonstance, d’un uniforme galonné sur toutes les coutures, on le coiffe d’un chapeau à trois cornes, on lui applique des épaulettes en or, on lui passe autour du corps un large baudrier rouge passementé, et on lui met entre les mains une canne de tambour-major. Jamais général fantastique dans les bamboches des petits théâtres ne fut plus sérieux et plus comique. Il se sent admiré, se redresse, et fait valoir sa haute taille. Pénétré de l’importance de sa mission, il ne sourcille pas, et il ne laisse même pas tomber un regard sur les pauvres vieilles qui le contemplent avec ravissement lorsqu’il passe auprès d’elles dans ses splendeurs et sa sérénité. Parfois, souvent même, on fait des sermons aux femmes de la Salpêtrière. J’en ai écouté, et j’ai été surpris d’entendre qu’on leur parlait de l’enfer ; de peines éternelles et d’un Dieu vengeur. A quoi bon ces évocations redoutables ? Est-ce dans un tel lieu, dans la maison ouverte à la vieillesse, à la maladie, à l’infirmité incurable, qu’il faut faire gronder des paroles de menace et d’épouvantement ?

On semble n’avoir pas compris que la peur du diable est le contraire de l’amour de Dieu, et il est à craindre qu’on ne trouble beaucoup ces faibles têtes avec des pratiques religieuses exagérées. Les indigentes sont divisées en neuf congrégations qui sont la congrégation du Saint-Sacrement, du Sacré-Cœur, de la Sainte-Vierge, de Sainte-Geneviève, de Saint-Vincent de Paul, du Rosaire-Vivant, de la Sainte-Enfance, de la Propagation de la foi et des Ames du purgatoire. Ce choix est fort habile, surtout en ce qui concerne les trois dernières congrégations. C’est un grand honneur, fort recherché, d’appartenir à ces sortes de confréries ; on n’y est pas toujours admis d’emblée. Récemment on a dû consulter le suffrage universel et faire un véritable plébiscite pour savoir si une pensionnaire désignée était digne d’être reçue membre d’une des congrégations. On peut juger quel remue-ménage dans tout l’hospice, et combien ces procédés, puérils en eux-mêmes, cruels pour la malheureuse qui en est l’objet, sont de nature à détruire le calme dont ces misérables ont avant tout besoin. Au jour de la Fête-Dieu, après la messe, nous avons vu défiler toutes ces congrégations, distinguées les unes des autres par des cordons de différentes couleurs portés en sautoir et par des bannières d’une extrême richesse, que ces malheureuses ont payées de leur pauvre argent. Il est difficile de voir passer la congrégation de la Sainte-Vierge sans réprimer un sourire. Quoi ! l’immaculée par excellence, le type de toute chasteté, celle dont la pureté miraculeuse déjoua les lois inéluctables de la nature, est symbolisée par des vieilles femmes qui pour la plupart sont arrivées à la caducité à travers tous les désordres de la vie ! Il y a là de quoi surprendre, et, pour la Salpêtrière, la congrégation de la Vierge devrait faire place à celle de sainte Madeleine ou de sainte Pélagie.

Ces cérémonies sont bonnes en elles-mêmes ; elles ont un grand éclat et occupent les esprits des pensionnaires, pour qui elles sont une distraction d’un ordre élevé. Lorsque l’aumônier revêtu d’un costume éblouissant, abrité sous le dais, tenant entre ses mains l’ostensoir d’or, passe dans les jardins, les cours et les promenades, précédé par la musique d’un régiment, escorté de ses assesseurs en vêtement de gala, suivi du suisse plus doré que jamais, accompagné par toutes les femmes valides de l’hospice marchant sous leur bannière respective, — lorsqu’au bruit des fanfares mêlés aux chants religieux, au milieu des fumées de l’encens et des fleurs que jettent les petites idiotes habillées de blanc pour figurer des anges, il s’arrête aux reposoirs préparés, élève l’hostie et donne la bénédiction à la foule, certes le spectacle ne manque pas de grandeur. On aurait tort de le supprimer, ou même de l’amoindrir ; mais pourquoi faire des quêtes à chaque messe ? Ce n’est pas sans éprouver une impression très pénible qu’on voit ces pauvres vieilles, réduites presque toutes à des extrémités sans nom, tirer de leur poche leur dernier sou et le mettre en souriant d’une façon contrainte dans la bourse qu’on leur présente. Les frais du culte prélèvent ainsi environ 80 francs par mois sur la pauvreté. C’est trop, beaucoup trop, et l’administration de l’assistance publique, en augmentant le budget de la chapelle de la Salpêtrière, devrait une fois pour toutes racheter ces quêtes et y mettre fin.

Ce n’est pas tout. Les quêtes publiques, les congrégations officielles, n’ont point suffi au zèle des pensionnaires de la Salpêtrière, ou de ceux qui les dirigent. Il existe parmi elles une société religieuse secrète dont les membres sont nommés les zélatrices. Il y en a environ 1,500 qui donnent 15 centimes par mois ; d’autres, moins dénuées, ou plus excitables, versent 5 francs et même 10 francs chaque mois. Cet argent est employé à faire dire des messes et à acheter des livres de piété qui sont ensuite revendus aux initiés. Parmi ces livres, qui presque tous ne sont que des opuscules sans valeur, nous citerons le Manuel du Rosaire vivant, les Annales de la Propagation de la foi, les Annales de la Sainte-Enfance. On fait des lectures pieuses aux malades. Le secret de l’association est bien gardé ; le but mystérieux qu’elle poursuit n’a pas encore été nettement défini, et, lorsqu’on interroge une des zélatrices, elle se renferme dans un mutisme absolu. Les pensionnaires sont fort agitées par toutes les ambitions, toutes les envies, que réveille en elles le désir d’appartenir à ces différentes catégories religieuses. Au lieu de garder leur argent pour payer leur café au fait ou s’acheter quelque bon fichu de tricot pour l’hiver, elles le consacrent à des œuvres inutiles et troublantes. Sous ce rapport, la Salpêtrière offre un exemple qui renverse toutes les idées admises : on croit ordinairement que la religion doit donner de l’argent à la misère ; là, c’est le contraire qui se produit, et la misère donne son épargne à la religion.

En visitant ce grand établissement, ces vastes cours, cet immense jardin potager, en parcourant le large espace où sont dispersés les bâtimens qui datent de Louis XIV et ceux qu’on a récemment élevés, dont les noms disent les fondateurs, tels que Mazarin, Lassay, Fouquet, Bellièvre, Pastoret, Esquirol, Rambuteau, il est difficile de ne pas penser qu’un si ample terrain devrait recevoir une autre destination, et que la Salpêtrière, comme Sainte-Périne, comme les Petits-Ménages, comme les Incurables, devrait être rejetée hors des fortifications. Certes il est indispensable que Paris offre à sa population malade ou blessée un refuge transitoire dans des infirmeries ou des hôpitaux ; mais toute maison hospitalière qui a un caractère exclusif de permanence, qui est un asile définitif, qui abrite pour toujours la vieillesse et les infirmités, doit être reportée au loin, à la campagne. On avait pu croire un instant que les 31 hectares de la Salpêtrière, situés à proximité de la Seine, qui amène les crus de Bourgogne à la porte de la gare du chemin de fer d’Orléans, facilement reliés à l’aide du pont Napoléon au chemin de fer de Lyon, par qui arrivent les vins du midi, verraient s’élever le nouvel entrepôt des liquides. On n’a pas voulu déranger les habitudes traditionnelles, et Bercy tout entier est destiné à devenir l’entrepôt. Est-ce à dire que la Salpêtrière doit être immobilisée dans la destination actuelle et rester éternellement l’hospice des vieilles femmes ? Nous ne le croyons pas.

Notre École de médecine est manifestement insuffisante et trop étroite aujourd’hui : elle s’ouvre au milieu d’un quartier resserré, coupé de ruelles qui n’offrent que des débouchés dérisoires ; en outre l’École pratique de médecine, établie tant bien que mal dans l’ancien couvent des cordeliers, est forcément pour la population environnante un foyer d’infection qui, pendant l’été surtout, devient parfois insupportable. Les pavillons d’anatomie, pleins de cadavres en décomposition, versent la peste autour d’eux. Il serait digne de la France, qui paraît commencer enfin à se préoccuper sérieusement de l’enseignement supérieur, de la nation qui a compté parmi ses gloires un corps médical unique au monde, de donner aux écoles théorique et pratique de médecine une ampleur réclamée depuis longtemps. Si jamais l’on se décidait à mettre ces deux établissemens en rapport avec notre civilisation, nul emplacement ne serait plus favorable que celui de la Salpêtrière ; là, on pourrait bâtir, à côté des salles réservées aux cours des professeurs, des pavillons de dissection, un musée pathologique, une bibliothèque, un hôpital clinique, une école de pharmacie, centraliser en un mot dans une vaste institution tout l’enseignement scientifique auquel le voisinage du Jardin des Plantes et des précieuses collections qu’il contient donnerait un caractère général vraiment imposant. Un tel projet ne rencontrerait certainement aucune opposition chez les intéressés ; l’assistance publique, la ville de Paris, les ministères compétens, y donneraient volontiers les mains, et cependant on peut affirmer qu’il ne se réalisera point, car il exigerait une dépense dont nul budget ne consentira sans doute à accepter la responsabilité.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.