Mercvre de France (p. 160-188).

IX

— … Tout à l’honneur de la France ! conclut Stani s’inclinant avec une politesse exagérée.

Il la regardait s’enfouir, majestueuse, sous les ruches bleues frisées de son ample domino, et elle ne lui permettait que la vision de son bras, une chose superbe, où, pour le moment, se résumaient, aux yeux du personnage, les plus ardues questions sociales. Stani ne comprenait pas très bien pourquoi ils étaient là, en école buissonnière, comme deux bons camarades, et il trouvait que ce duel philosophique se prolongeait ridiculement. Chez elle, par un contraste vraiment déconcertant, elle montrait plus que son bras et avait un exquis laissez-aller de jeune lieutenant qui la rendait taquinante au possible ; elle lui disait « Stani » tout court et ne s’occupait guère du décorum. On faisait les enfants, les jouant à la dînette soldatesque, on se lisait des impressions de voyage, et si, durant les audiences plus solennelles des vieux amis, généraux en retraite ou ministres futurs, on se rappelait, à propos, la grandeur du pays, on échangeait, cependant, de ces sourires fins qui éclairent tout à coup la situation mieux que ne saurait l’élucider le plus déterminé psychologue. Mais, ici, chez le diable, la madrée créature reprenait une attitude bourgeoise, petite oie, indiquant toute la plèbe de son origine.

Ce ne pouvait pas être de la vertu. Stani ne croyait pas que la vertu fût de ce monde. Il y avait deux voies : la correction et l’incorrection. C’est-à-dire : la diplomatie ou… la noce, mais il fallait choisir, et, selon lui, de la vive délibération d’un caractère ressortait sa principale beauté. L’hésitation n’a rien à voir avec la puissance. Il ne se risquerait pas à détailler ce genre d’idées devant une femme de la haute démocratie parisienne… pourtant le seul coup de force l’intéressait, et c’était surtout cette raison d’autocratie native qui lui donnait le mépris de la diplomatie et le respect absolu de la femelle d’amour.

Enfin, si cela l’amusait ! Il voulait bien mêler, à doses égales, les courtoises condescendances de son gouvernement et ses ruses de mâle qui s’embête. Non, l’existence n’était pas plus drôle pour lui que pour les autres, et à part ses vices personnels, très soigneusement enveloppés de la mousseline de son esprit clair, il n’attachait pas plus d’importance à cela… qu’à tout autre distraction mondaine.

Slave jusqu’au bout de ses ongles, qu’il portait pointus, aussi chauve qu’un aigle, il avait la tenue rigide et la paupière molle, retombant sur un œil fixe, lumineux, un œil sans nuance, couleur de larme. Ses moustaches blondes s’étiraient en deux aiguilles roides, piquantes, qu’il caressait d’un geste méthodique, infiniment doux, un peu moqueur parfois, car il était jeune, trente ans à peine. Il arborait sa calvitie comme un objet précieux, une fantaisie d’ivoire, qu’on époussette chaque matin avec mansuétude, et ne cherchait nullement son excuse, tout ce qu’il portait, infirmités ou habits, étant digne de sa situation et de lui-même. Ses ordres étrangers, réduits à l’état de petits signes hiéroglyphiques, ne le gênaient pas outre mesure dans les boudoirs. Marguerite Florane disait de cette extrême politesse : « Il a toujours l’air d’en être tatoué ! » et c’était tellement là le mot si naïf et si pictural de son énigme que Stani, peu enclin à l’enthousiasme, l’avait, ce mot, inscrit sur ses notes volantes.

À ce moment décisif où la brute s’éveillait en le diplomate sommeillant, Stani respirait par petits souffles courts, du bout des dents, ses lèvres étroites, très mobiles, palpitaient comme des ailes de bestioles vigoureusement serrées entre un pouce et un index. Il riait dans une sérénité toujours glaciale.

La comtesse eut un profond soupir. Elle ne voulait pas ôter son loup et persistait à ne rien découvrir. Son bras était nu : ce n’était pas tout à fait de sa faute, elle s’occupait peu de ses bras… ils allaient toujours tout seuls au but, bien avant elle !

— Vous me pressez de me rendre, mon cher ami, sans me juger mal, et je vous dois cette ineffable joie d’être respectée au milieu de ma défaite. Tout ce que vous me dites est marqué du sceau glorieux de votre noblesse. Oui, je vous aime ! je ne sais quel dieu anime ma statue et lui fait trouver des fièvres qu’elle a ignorées jusqu’à cette nuit… mais j’ai déjà beaucoup souffert et je crains de souffrir davantage ! j’ai contre moi certaines opinions. Le mariage, qui ne m’a pas procuré toutes les satisfactions de l’intelligence, m’a mise en défiance vis-à-vis de ceux qui m’adulent pour m’obtenir ; je crains les lendemains de lune de miel, les exigences de la chair… Ayant trop donné au cerveau, j’ai comme des ignorances d’enfant malgré mon âge… Je ne dissimule pas du tout mes trente-six ans sonnés. Je veux être votre grande sœur ! Que va-t-il advenir si je me résous à être aussi votre amante ? Je suis un peu comme ces vierges héroïques de l’histoire versant du plomb fondu, de l’huile bouillante sur les vainqueurs et les forçant à reculer aux heures du triomphe… J’ai déployé déjà tant de courage pour venir à ce rendez-vous insensé que je me sens capable d’aller jusqu’à la défense du désespoir, celle qui n’a plus de motifs… Excusez-moi, mon cher prince, je suis folle !

— Je vous admire ! dit Stani, intérieurement douché par tout autre chose que de l’huile bouillante.

Il supputa : Si elle avoue trente-six ans, elle en a quarante-cinq. Faisons une moyenne et admettons quarante. D’ailleurs, cela m’est indifférent. En ces sortes de complications, celle du chiffre importe peu. Elle a un bras extraordinaire.

— Hélas ajouta-t-il très doucement se penchant vers elle, les lendemains n’existent pas pour moi qui demeure successivement, comme à l’auberge, dans tous les pauvres palais d’Europe !

— Oui vous devez partir bientôt… Là-bas, vous m’oublierez. Notre correspondance, je le prévois, sera si sèche et si… de deux hommes d’honneur !…

Stani la toisa. Il y avait erreur sur une des deux personnes en présence. Il sourit, flegmatique.

Est-ce qu’elle fourvoyait son honneur dans ces bagatelles ? Singulières, les Françaises, avec leur jeu des mille facettes de la galanterie restreinte… et haut montée en goût littéraire. Il rapprocha son fauteuil. L’orchestre jouait une bouffonnerie qui lui semblait le clairon nécessaire à cet assaut, mais il avait, par-dessus ses désirs, la volonté de la courtoisie, exagérant nos modes, comme tous les étrangers de distinction en rupture d’habitudes.

— Permettez-moi… je ne cherche pas une liaison, je cherche une victoire, je sais si bien que dans les meilleurs triomphes il y a un revers qui nous attend. Je vous veux sans lendemain, comprenez-vous ? S’installer dans une place forte autrement que pour y passer tous les habitants, la même nuit, au fil de l’épée, m’a toujours paru le comble de la bêtise !

Geneviève bondit.

— Stani ! s’écria-t-elle horrifiée. Est-ce là votre ligne de conduite ? Vous, un garçon si délicat, si parfaitement blond cendré de la pointe de vos moustaches à vos manières ! Vous qui n’avez jamais aimé sans songer naïvement, disiez-vous, à l’étoile qu’on regarde ensemble à la même minute !… Pourquoi ce langage de soudard ? Je suis un soldat, moi aussi, mais sur le terrain des réconciliations !

— La paix armée, insinua le jeune homme qui recula son fauteuil.

Une gaffe, cette explosion des vrais sentiments. Au point de vue diplomatique, c’était vexant.

— Oh ! Geneviève, dit-il avec grâce et se versant du champagne, parce qu’il fallait bien se rattraper sur quelque chose, je n’ai pas exprimé une opinion personnelle ! Je n’ai jamais osé prendre une place forte tout seul. On fait faire ces exploits-là, généralement, par ceux qu’on a sous ses ordres. Vous, vous dirigeriez les hommes par l’amour platonique… c’est un don ! Moi, quand je suis à l’Opéra, je pense comme un Monsieur quelconque, j’ai envie de plaisanter, je ne crois plus à la direction morale des combats, ni à celle des peuples ! Et je m’oublie à songer que le knout est une bonne moitié de la puissance. Je me rétracte, le lendemain, quand je suis chez vous, chère amie, car vous me prouvez tellement le contraire par votre attitude… Ah ! ce champagne est vraiment drôle ! Comtesse, vous n’en prenez pas ? Il a un petit goût vert… Je bois à vous, méchante !

— Non ! il est très mauvais, ce champagne, je lui préfère celui de mes caves. Merci’ ! Je serai franche, boire ici, cela me gêne… entre toutes ces loges où se nouent et se dénouent de si basses intrigues.

— Je bois en vous regardant et je déclare ce champagne exquis ! Tout à fait drôle. Il gratte légèrement le gosier, je l’adore… On adore ce qu’on peut ! Je vais vous taquiner à la hussarde, Madame ! Mais si vous me faites du chagrin, je suis capable de me noyer dans ce verre ! Auprès de vous, je ne suis qu’un petit garçon, et quand on me gronde, je vais dans les coins et je casse tout !… Méchante ! Méchante !

Geneviève regardait son crâne ivoirin, elle se mit à rire, lui tendit les doigts.

— Gage d’alliance ! dit-il solennellement, sachant par expériences quotidiennes toute la valeur d’un mot creux qu’on laisse tomber de haut.

Il baisa le poignet, remonta un peu vers le coude. Ça, une aventure ? Jamais de la vie ! Un flirt, oui bien ! Alors, pourquoi pas une invitation chez elle et la tasse de thé banale ? On s’entendait de moins en moins. Les Parisiennes, des monstres ! Et les voisins, eux, les sacrés farceurs, qui s’amusaient derrière les cloisons !

— Oui, dit tristement la comtesse, vous m’avez promis de réaliser des choses surhumaines, et je serai humaine… à cette condition. Avant mon amour, il y a mon pays !

— Avant un amour, il y a généralement un autre amour ! pensa le diplomate, d’instinct très au courant de la situation réelle. Seulement, nouveau venu, il ne pouvait pas appuyer sur cette corde. Et puis, la courtoisie…

— Nous nous écrirons, les baisers s’effacent, les lettres restent ! Je serai littérateur et vous prudent ! Stani, laissez-moi encore cette nuit de pleine possession de moi-même, je n’envisage pas sans terreur notre lune de miel à distance, je suis mélancolique malgré mes sourires de gamine ! Demain, dites ! Je veux éprouver votre passion, si vous me respectez jusqu’à la naïveté !… je puis me donner jusqu’à la folie. Je suis celle qui arde vers le tout… ou rien !

Stani, buvant beaucoup, se disait qu’avec de l’audace on arrive, quelquefois, à prendre les places fortes tout seul, mais, encore, faut-il être bien sûr qu’elles ne se rendront pas, du soir au lendemain, de bonne volonté.

Tout soudainement, la nuit se fit. Ce n’étaient pas les lampes discrètes qui s’éteignaient ni la féerie des lustres. Un long corps souple venait de glisser de la loge d’à côté dans celle du prince. Un joyeux farceur introduisait la fantaisie dans leur triste aventure, projetait le bal masqué au milieu du salon officiel. Un brutal, celui-là, qui se trompait, recueillant les applaudissements délirants de tous les gens ivres des troisièmes galeries et du parterre. Le temple des luxures flambait. Il ne restait plus que les fêtards solides, jeunes assez pour aimer le ridicule de se casser les reins en public. La prunelle morne du prince s’alluma.

Malgré sa robe encombrante, la lourdeur de ses parures, l’impératrice de Byzance, oubliant sa majesté, et, d’ailleurs, n’ayant pu forcer la porte que les ouvreuses refusaient d’ouvrir, même pour tout l’or de sa jupe, la princesse de Byzance se résignait à l’acrobatie : elle entrait par la fenêtre.

En trois rétablissements elle eut le pied sur une cariatide et se dressa sur le rebord velouté du balcon, où elle abattit les écrans de tout son poids.

Là, debout, triomphante, elle adressa des baisers aux spectateurs.

Madame de Crossac se leva.

Le prince Stani, pétrifié, demeura tranquillement assis…

Cette grande jeune femme rousse allait-elle continuer son voyage aérien ou pénétrer ? Original incident !

Paul riait toujours, de son rire normal. Il entra.

— À la bonne heure ! Cette belle personne est grise comme un ange ! pensa le Slave.

Madame de Crossac ne s’évanouit pas. Elle avait reconnu le rire de Paul, un rire inoubliable. Sous la robe de l’ange, elle voyait le démon, et, soit sincère bravoure, soit parce qu’un danger plus grave qu’un esclandre la menaçait, elle ne poussa pas le cri de la pudeur bourgeoise. Il y a des moments où n’importe qui devient une grande dame.

— Stani, dit-elle simplement à voix très basse, cette femme nous a espionné, c’est votre maîtresse.

Ce coup droit fut si habile que le diplomate se leva, suggestionné, un peu effrayé à son tour. Mentalement il passa une revue de ses dernières frasques, se souvint, au hasard, d’une écuyère… mais non, elle était brune…

— Allons donc, ma chère amie, je n’ai pas de maîtresse, vous le savez bien, et puis jamais de pareilles folles, ce serait grotesque, répondit-il remuant à peine les lèvres.

— Comtesse, fit Paul très aimable, vous m’excusez ! J’avais une irrésistible envie de vous demander des nouvelles de votre mari. Imaginez-vous que, de loin, j’ai pris Monsieur pour le comte ! Présentez-nous donc !

Puisque le sinistre garçon ne se démasquait pas tout de suite, il y avait encore un espoir : il ferait peut-être durer le plaisir.

— Madame, riposta la comtesse dédaigneuse, je n’ai jamais eu l’honneur de vous voir, j’en suis sûre. Vous vous croyez toujours au… cabaret, sans doute ! La personne qui vous connaît ici, est très probablement Monsieur, ce que je regrette. Inutile de vous le présenter. (Elle se tourna vers le prince.) En vérité, fulmina-t-elle, vous m’exposez à des choses horribles ! Cette fille est complètement ivre, mais elle est jalouse et elle va me crever les yeux. Prenez-la par les épaules et jetez-la dehors, si vous avez du cœur.

Paul attendit la semonce du personnage chauve pour lui administrer un de ces soufflets retentissants qui, dans tous les pays, suffisent à proclamer la suprématie d’un sexe. Il s’amusait énormément. Cela s’embrouillait de plus en plus, surtout dans sa tête. Il voyait le domino bleu myosotis d’un beau vert tendre, et les lampes discrètes tournaient autour de lui en tirant des langues rouges. Ensuite il avait très soif. Oh ! une soif inexplicable, quoiqu’il vînt du buffet. La grande histoire était de né pas bafouiller. Un poète, ce n’est intéressant que si cela plastronne jusqu’à la pire des soulographies ou… des souffrances.

— Très chic, dit-il s’appuyant sur le fauteuil. Madame prononce cabaret pour brasserie. Ça la recule de cent ans. Mais c’est dix-huitième ! Moi, la maîtresse à Monsieur ? Il est trop vilain. Vraiment, comtesse, il ressemble à un matou scalpé, votre favori ! Et si je dis scalpé, c’est parce que vous êtes là ! Vous aimez les métaphores.

Hypnotisé, le prince ne bougeait plus.

— Serais-je gris moi-même ? Elle est divine ! Où ai-je pu la rencontrer ? Ah ! si on pouvait se débarrasser De l’autre ! (Il chuchota :) Comtesse, n’irritons pas l’intruse, évitons tout scandale ! Je suis désolé… désolé !

Paul s’approcha, familier, prêt à lui tirer les moustaches.

— Que ronronnes-tu, mon gros chat ? Voyons ! Tu ne veux pas reconnaître Pauline ? Madame tient absolument à ce que nous nous entendions ! Un bon mouvement, flanque-moi dehors ! Un peu de diplomatie, c’est ton métier ! Il est évident que je suis de trop. Faut me supprimer comme Jane. Je suis pour les promptes déterminations, mon chéri.

— Et moi donc ! songeait le diplomate subjugué par le coup de force.

Pas plus violent que d’habitude, Stani contemplait cette rousse à la bouche sensuelle et large, aux regards effrontés, durs, cyniques, à la jeunesse très spécialement ardente, plus ardente que les passions de Geneviève. Brrr !… Comme le champagne de l’Opéra : un peu canaille, mais quel piment ! Non ! il ne la reconnaissait pas du tout ! Ce n’était ni la Sulbra, ni Florane, encore moins la très jolie Claudine, Louise était plus petite et Marion avait plus d’épaules. Ni Rose, ni Anaïs, et pour exhiber de pareilles pierreries, une fortune de prince, que certes il n’avait pas donnée, il aurait fallu que Sylvie eût quitté l’Autriche. La mettre dehors en tâchant de l’envoyer l’attendre à l’Américain ? Diable ! L’Amérique ! Il avait eu, deux semaines, autrefois, une gymnaste célèbre, américaine, Léona. Un corps de garçon, pas de hanches, des muscles de fer. Un frisson le secoua. Si c’était celle-là, il était perdu. La diplomatie, la grandeur des nations, le petit joujou aux étoiles et aux crachats de brillants, tout sombrait dans une abominable crise du naturel, grimpant à l’assaut de l’intelligence. Oh ! les aventures ! les aventures qui cassent les reins !

Il écarta doucement les mains de la folle.

— Je voudrais avoir l’honneur, Madame, de vous reconduire jusqu’à votre voiture, dit-il, très froid.

Au fou rire inextinguible de Paul, Geneviève comprit que le scandale serait énorme, elle risqua sa dernière carte.

— Monsieur, déclara-t-elle sèchement, levant haut la tête en s’adressant à Stani, je n’ai peur, moi, ni des hommes, ni des femmes. Madame a des choses intéressantes à me révéler. Veuillez sortir, je vous prie, nous nous retrouverons toujours.

Elle le poussa vers la porte.

Baissant le front, sentant, vaguement, que cette fois il perdait deux belles parties, le diplomate salua.

— Va ! va ! cria Paul se tordant, nous nous retrouverons toujours !…

Stani gagna le buffet, perplexe. Cela se gâtait.

— Maintenant, oui, causons, fit Paul s’installant dans le fauteuil de l’absent, nous avons, en effet, des choses intéressantes à nous dire.

Debout, contre une cloison, les bras tombés, en statue, Madame de Crossac ne le regardait même pas et elle ne proféra aucune syllabe.

— Très crâne, ton attitude, ma chère, de la finesse et de l’orgueil… Tous mes compliments, reprit Paul railleur. Drame sur drame ! Et, entre temps, une pauvre fille disparaît dans une trappe pour mieux affirmer que la diplomatie n’est, au fond, que l’art de supprimer les gens qui nous gênent. Je n’ai pas les preuves ? Non, ce que je m’en fiche ! Tu sais très bien de quoi il retourne. (Paul se versa le reste du champagne d’un geste machinal. Il espérait une question, des nerfs. Elle se tut, méprisante. On aurait juré qu’elle n’entendait plus.) Ce que je te reproche, ce n’est pas ce crime, si tu l’as commis, car il me flatte : je veux bien qu’on assassine des gens pour moi, c’est très byzance !… Je te reproche de m’avoir brouillé avec mon frère, comprends-tu ? Mon frère, mon seul amour en cette sale société où on ne peut pas avoir d’ami. (Le beau bras nu, sur le domino myosotis, eut un repliement de couleuvre.) Tu ne répondras pas ? Mais tu montreras ton bras, je connais la ficelle. Ton bras, il est très beau, c’est ta gloire, une gloire nationale ! Des généraux se sont couchés dessus. Je l’ai en horreur ! Et puis, tu sais, je ne suis pas gris, je le tuerai ton nouveau matou, je te le tuerai ! Il me dégoûte, ce polichinelle. Enfin, oui ou non, m’as-tu aimé ? Voyons ! est-ce qu’on embête un Monsieur de dix-neuf ans, quand on l’aime, pour des histoires de patriotisme ? C’est honteux ! Tu ne penses qu’aux conseils de révision, toi, aux chambres closes, remplies de garçons, où l’on pèse la chair fraîche ! Espèce d’hypocrite. (Un éclair de lucidité lui revenant, Paul sursauta.) Tu me fais raconter des choses ignobles ! J’ai l’âme pourrie, gâchée par toi, et ça crève !… Songe donc ! J’avais seize ans quand tu t’es offert ma peau ! Ton souvenir me reste à la gorge comme le souvenir de mon premier cigare. L’étoffe d’une crapule, soit ! Mais ce que tu as brodé dessus ! Oh ! là, là ! Vieille femme ! vieille dame ! vieil astre qui est devenu si pâle qu’il en donne encore de la clarté ! Pardieu ! oui, vieille dame, coureuse et virile comme les hommes très comme il faut dont tu as singé les caprices de bon ton ! Je te hais, tu es l’outil de mort, le remède d’amour, le plaisir médiocre ! Oh ! si la première fois, nous autres, les collégiens vicieux, nous avions une jeune maîtresse ressemblant à notre jeune ami ! Bah ! Ce n’est pas possible. Serions-nous riches comme des fils d’empereur, nous sommes toujours violés avant d’avoir le temps de choisir. Le soir est là, pour vous, et il faut que nous y allions, de toute la fougue de nos aurores ! Et quelles comédies, par-dessus le marché ! Quand vous êtes du monde il vous faut le respect ! Nous pourrions, si vous y teniez sérieusement, respecter tout au plus… vos cheveux blancs ! Et quels exercices, quels calculs ! Ah ! ton fameux bras, m’a-t-il assez plié, assoupli, courbé vers la terre ! Il m’a plié gentiment en quatre comme un petit mouchoir de soie !… « Bébé, asseyez-vous sur le tabouret. Jouez avec mes gants, ne mettez pas vos doigts dans votre nez. Dites votre fable : Les Deux Pigeons, et allez vous coucher dans le dodo de maman ! » Tout se mélange, l’utile à l’agréable ! Et quand bébé, très éreinté, s’endort, petite mère se dit : « Pas perdu ma journée : trois visites, une audience et un adultère ! Demain, j’écrirai au ministre afin d’obtenir son entrée à Saint-Cyr !… » Tonnerre de Dieu !… Te vois-tu moins grande dame, forcée de courir, en douillette couleur puce, les entremetteuses ou les pensionnats ? Et, un jour, livrée à la huée féroce d’une bande de petits voyous que tu aurais désespérément aguichés en pleine rue ? J’ai vraiment pitié de toi, petite mère ! Je t’en veux aussi de demeurer presque belle sous le masque ! Tu es le symbole, la divinité de nos quinze ans ! Tu sais tout, toi ! Nous, nous ignorons ! Tu sais tout ? Tiens, c’est pas vrai ! Tu es un mensonge comme tous les mensonges ! Ah ! si tu étais seulement un honnête homme, une courtisane brave, vieille dame ! Mais pas même des complaisances dévouées ! Il faut que tu nous ahurisses de tes sentiments virginaux ! Nous ne savons plus du tout à quoi nous en tenir !… Est-ce ma mère ? Est-ce une catin ? Répondras-tu, à la fin, misérable ? Oui ! oui ! vieille dame ! Il faut qu’on te respecte ! Tu es la France ! Eh bien, je ne veux plus veiller en ton honneur, la France. Tu ne te paieras plus ma peau, la France, ton café fout le camp !

Paul se mit debout, se cramponnant à la table ; il renversa les coupes. Ivre de colère, surtout parce qu’elle se taisait, il marcha sur elle, les poings tendus.

Madame de Crossac leva lentement le bras, son beau bras, et Paul recula malgré lui, perdant la tête.

— Un revolver ? fit-il chancelant, n’ayant vu briller que des bagues. Tu vas me tuer comme tu as tué Jane Monvel ! La dernière ressource de ta diplomatie, la guerre ! Non ! c’est épatant comme tu m’aimes ! Tu vas faire pleurer tout le corps de ballet, ma chère ! Encore un enterrement d’artiste. On me découvrira du génie, et Reutler entrera tout seul au couvent ! Méfie-toi ! Tu vas me rater, ça va faire du bruit. Non, c’est très drôle, tu m’aimes jusqu’à ça ? J’aurais jamais cru ! Tire donc ! Je parie ton diplomate contre ton mari que tu me rates. Allons-y ! et tâche de ne pas me défigurer, de bien atteindre mon cœur si tu es capable de m’en dénicher un !

Le bras de Madame de Crossac retomba, frissonnant.

Tu réfléchis ? Bien gentille ! D’ailleurs, faut laisser faire l’ouvrage au matou… s’il ose ! Mais pourra pas ! Demain, quand va se mesurer avec un petit Monsieur très correct, aura peur ! La chevalière d’Eon ! Si c’était pas l’hiver, je me battrais tout nu !

Rien ne bougeait sous le domino bleu, qui semblait vêtir une morte. On n’entendait ni souffle, ni sanglot, et toujours le bras blanc reflétait la douce lueur des lampes.

— Ton bras ? J’ai horreur de ton bras ! Si je te le coupais ? (Il éclata d’un rire affreux.) Il a l’air d’une petite femme jeune ! Il est tout séparé de toi, déjà, et très en beauté, ce soir ! Fais m’en cadeau, dis ? Non ! non ! il est abominable ! Il a l’air d’un serpent blanc… J’en ai peur ! Ôte-le !…

Suffoquant, tout à fait fou, Paul se jeta aux pieds de Geneviève, se traîna, délirant :

— Maman ! Petite mère ! je suis un lâche ! je suis une brute, je suis gris. Maman, sauve-moi. Ton bras… il veut me tuer, il a tué… il m’a désigné Reutler pour que je le tue… donne-moi ton bras… je t’aime toujours ! Il me le faut, petite mère !

Paul saisit le poignet de Geneviève, le tordit, puis, comme elle allait enfin crier, il lui ferma la bouche… et la comtesse Geneviève de Crossac, patronne de Paris, sut ce qu’était un viol en temps de guerre.

Durant ces minutes d’excès, les trois souris roses grignotaient, bien sages.

L’une était assise par terre… comme un éventail tombé.

L’autre avait grimpé sur les genoux de Reutler, piquant sa poitrine d’un large camélia de tulle.

Et la troisième, juchée sur son épaule, lui caressait les cheveux.

Très intriguées par ce grand type noir qui ne les embrassait pas mais les berçait d’histoires extraordinaires, leur lisait des choses dans la paume des mains et, en buvant gracieusement dans leur trois verres, leur avait dit qui était l’amoureuse de Paul, elles l’examinaient tout en croquant les friandises dont il avait couvert le sofa. Ce type-là les ravissait, et elles en avaient très peur, au fond.

— Pourquoi que tu ressembles pas à Paul ?

— Pourquoi que tu as les yeux méchants ?

— Pourquoi que tu ne dis plus rien ?

Juliette ajouta encore, très déterminée :

— Je comprends bien, tu ne veux pas manger les gâteaux de ton frère, c’est d’un bon cœur ! Entre nous, ça tire pas à conséquence, tu sais ?…

Reutler se leva, riant d’un doux rire de tendresse paternelle. Comme un naturaliste qui se méfie de la petite bête venimeuse voltigeant de trop près, il les secoua une à une, sur le sofa, au hasard, dans les bonbons. Là, étonnées, elles s’aiguisèrent les pattes, le regardant épousseter, de son mouchoir, la poudre grasse maculant son habit.

— Mesdemoiselles, dit Juliette vexée, il est en pierre !

Et toutes reprirent le refrain.

— Enfin, c’est pas du jeu ! Paul a pourtant dit qu’il en fallait trois… déclara la plus effrontée. Si on allait chercher les ouvreuses !…

Brusquement, ce fut une irruption des plus jolis petits mots obscènes, un essaim de petits insectes malpropres parmi les ailes des charmants papillons.

On les défila tous, en rangs serrés.

Reutler posa sa main puissante sur le front de Juliette.

— Quand les enfants ne sont pas convenables, on les envoie dormir ! dit-il.

Appuyant ses deux pouces le long de ses tempes, il ajouta d’un ton un peu plus impérieux :

— Dormez, petite Juliette, dormez, jolie petite Juliette !

La petite Juliette oscilla une seconde, ses yeux se révulsèrent, clignèrent comme deux fleurettes qui se ferment à la disparition du soleil, et elle tomba en arrière. Les deux autres, effarées, se précipitèrent sur elle.

— Mais elle dort !

— Elle a l’air morte !

— Mais oui, elle dort ! je crois qu’il est vraiment l’heure du repos pour les gamines mal élevées ! conclut Reutler, très bonhomme.

Ce fut une panique épouvantable. Les deux petites bêtes encore éveillées se serrèrent l’une contre l’autre.

— Monsieur, dit la plus grande d’une pauvre voix tremblante, c’est pas naturel, ce sommeil-là ! C’est une machination ! Vous savez, j’ai pas confiance.

— Ne me touchez pas, sale sorcier, ou je vous jette ces pastilles à la figure ! cria la seconde éperdue.

Reutler les regardait fixement, fort calme, le sourire apitoyé. En deux bonds — deux fleurs de pommiers se détachant de la branche sous un vent du nord — elles franchirent le balcon de la loge et disparurent dans le flot.

— Bon voyage, les étoiles filantes ! murmura Reutler en allumant un cigare.

L’autre dormait, l’air heureux, une de ses menottes tenant encore un morceau d’orange glacée ; Reutler la contempla.

— Seize ans ! soupira-t-il. Pauvre mignonne ! Des vilaines cernures autour des yeux, et là, près du cœur, sans doute une petite fibre prête à se briser. Pas solide, l’objet d’art. Pas bien artistique non plus. Aux lumières, on ne s’aperçoit pas qu’elle est verte. Les genoux sont cagneux, les chevilles trop développées, pas de race. Encore la poupée du bazar à treize ! Pouah !…

Il étendit son manteau sur elle pour qu’elle n’eût pas froid.

Paul entrait d’un pas lourd, la toilette ravagée, les yeux mi-clos. Il avait retrouvé sa loge, très par hasard, d’instinct.

— Ouf ! Je n’ai pas envie de souper, mais j’ai joliment soif. (Il s’affala au milieu du sofa où la robe d’or mit une vague lumière dans la pénombre.) Il y a un Monsieur qui me suit depuis le buffet. Une moustache de matou, c’est assommant ! Oui, je la lui ai violée, sa parente de province ! Excellente farce ! Le tuerai demain ! Oh ! très chic ! Le plus grave, c’est que je ne retrouve plus le camée de ma dalmatique. M’a mordu, cette chatte enragée… là, au cou ! Je suis le dernier des misérables, et ce que c’est drôle !… Où sont les petites souris ?… Est-ce qu’elles ont bu tout le champagne ? (Découvrant un pied chaussé de satin sous le manteau de Reutler, il le tira.) Hein ? encore un serpent ?… moi, les serpents, ça m’excite…

Reutler n’eut que le temps de réveiller l’enfant, en lui soufflant sur les yeux, et de la lancer dehors, tout étourdie.

Paul ne comprenait plus rien à rien. Mais lorsque Reutler voulut refermer la porte, quelqu’un s’interposa.

— Pardon, cher Monsieur, dit un habit noir discrètement constellé d’une minuscule pléiade, je cherche un diadème byzantin… Permettez-moi ! Ils se font si rares… de nos jours ! Une couronne surmontée d’une croix grecque ? Vous permettez ?… je suis très certain de ce que j’avance.

Stani s’effilait les moustaches de son geste doux, un peu fat. Reutler eut la fièvre, et barra le passage.

— Plus bas ! Monsieur, plus bas ou… sortons.

Stani regarda de côté, se dressa :

— Eh ! la voilà bien, cette belle impératrice, continua-t-il, et le diadème de travers ! Je vous en prie, cher Monsieur, laissez-moi donc passer. Je n’ai jamais pu voir chanceler une couronne sans avoir envie de la soutenir. Quels cheveux ! de l’or en boucles ! Et quelles dents !

Stani se tenait raide comme un homme dont la pensée devient très floue. Son œil lumineux était d’une fixité effrayante. La gaffe s’accentuait de plus en plus. Il aurait, maintenant, descendu le grand escalier sur le crâne pour la suivre. Que ce fût Léona ou le diable, peu l’intéressait. La grande Gauloise, un flirt, un méchant petit flirt, et puis évanouie, disparue, mais la grande Américaine, une aventure sérieuse, oh ! une aventure à se faire casser les reins. Tant pis.

— Elle est grise comme tous les anges ! bégaya le Slave transporté.

— Monsieur, gronda Reutler le repoussant, je suis ici chez moi. Est-ce que vous devenez fou ?

— Moi aussi, je suis chez moi, répondit tranquillement le prince ; la belle personne s’appelle Pauline, elle me l’a déclaré en me tutoyant ! Ne vous entêtez pas, cher Monsieur, ces rencontres-là sont si fréquentes !

— Vous mentez ! rugit Reutler, et il crut que tout s’incendiait autour de lui.

— Jamais dans la vie privée ! sourit le Slave cherchant ses cartes.

Où étaient-elles donc, ses cartes ? Étonnant comme dès qu’on a besoin de ses cartes, elles glissent au fond des poches. Ah ! une, sous le portefeuille.

— Voici, cher Monsieur ; à présent, vous permettez que j’aille…

Il fit deux pas vers la robe d’or. Paul, vautré sur le sofa, sommeillait, les jambes rompues et la tête extatique.

— N’y touchez pas ou je vous tue, cria Reutler.

— Mais je veux très bien qu’on se tue, grogna le Slave, agacé de cette insistance ; cependant, pas devant Madame, nous serions ridicules. Elle est venue me chercher, je viens la chercher, je suis correct, cher Monsieur. Vous, vous oubliez de me donner votre carte, il me semble.

Paul entr’ouvrit péniblement les paupières.

— On ne peut donc plus dormir, ici ? soupira-t-il se croyant dans son lit, et, de très mauvaise humeur, il se tourna sur l’autre bord.

Avant qu’aucune irréparable collision fût possible, Reutler souffleta le prince. Il le fit sincèrement, brutalement, tout heureux de concentrer en cet acte décisif ses multiples raisons d’être enragé.

Stani devint rouge, puis blême. Il se jeta sur lui d’un bond souple. Reutler lui maintint les poignets ; alors Stani jura dans sa langue maternelle une bonne partie des jurons qu’il savait. Selon sa race, le matou jurait furieusement.

Les deux hommes finirent par s’épouvanter de leur bestialité réciproque, et regardèrent la robe d’or. L’impératrice, toujours en extase, venait de placer ses pieds joints beaucoup plus haut que sa tête ; la ligne blanche de ses jambes éclairait les sombres cloisons rouges d’une lumière laiteuse.

— Paul-Éric de Fertzen, mon frère ! dit Reutler désignant le dormeur, car, à présent, il s’était au moins assuré le premier danger.

Le Slave ferma les yeux. Ce fut la minute inoubliable de sa vie de plaisir.

— Oh ! Monsieur, bégaya-t-il désolé, comme vous devez souffrir et comme je suis ravi de me battre avec vous ! Puisque vous êtes très fort — je viens de m’en apercevoir — prenez-le, emportez-le, dépêchez-vous si vous ne voulez pas que je le fouette comme il le mérite. Ça me peinerait beaucoup de brutaliser ce bel enfant, et je ne vous dissimulerai pas que j’en ai le plus vif désir.

Reutler devina qu’il avait affaire à un honnête noceur, que les erreurs de ce genre n’amusaient pas du tout. Sans rien répondre, ne songeant qu’au trésor dont on lui restituait la garde, il roula l’impératrice dans son manteau pour étouffer, au besoin, ses velléités de révolte, et il courut jusqu’aux balustrades du grand escalier.

Complètement dégrisé, Stani murmura, en les entendant de loin, salués par les applaudissements et les huées de la foule qui essayait de disputer son acrobate byzantine au grand hercule noir :

— Je le pensais !… une aventure à se casser les reins… mais se casser les reins pour l’Antinoüs, cela dépasse un peu les bornes de l’incorrection.

 

Sous le dais de velours florentin, la princesse dormait, et elle dormait mal, car on ne l’avait pas voulu dépouiller de sa livrée d’infamie. Elle étouffait dans sa ceinture à double étage, et ce qui lui restait de ses parures lourdes lui meurtrissait les chairs. Les perles de la dalmatique, les chapelets d’améthyste, les anneaux ; les croix grecques, s’enchevêtrant le long de son corps charmant, lui entraient peu à peu dans la peau, et les menues brindilles de la dentelle d’or imprimaient sur l’une de ses joues, s’appuyant, d’étranges caractères écrits à l’encre pourpre. Elle avait, au col, une petite morsure de vampire, son diadème glissait : sa tête très rejetée en arrière, seulement couronnée de ses cheveux soulevés, arrondis en deux croissants bizarres, paraissait morte, la bouche ouverte, dans un effort douloureux, sur ses dents serrées, très éblouissantes, aux gencives roses comme pleines de sang. Chastement, sa longue robe retombait, et l’on ne voyait plus ses jambes, mais ses pieds, déchaussés, rendus plus fins par la finesse du maillot blanc, s’étirant comme les pieds d’une statue sur un tombeau. Elle étouffait, et, d’un mouvement brusque, elle mit ses bras au-dessus de sa tête.

Reutler s’agenouilla devant le lit. Demain la belle princesse byzantine se réveillerait déshonorée. Vers trois heures de l’après-midi, elle se lèverait, riant encore des bonnes plaisanteries de la veille, elle sonnerait ses valets de chambre, prendrait son bain, sa douche, demanderait des plats aux épices, puis, tout à coup, ne voyant pas le grand frère, elle se frapperait le front, poussant un cri de désespoir… elle se traiterait de lâche !

Le grand frère, l’aîné nécessaire au témoignage de toutes les sottises et le funèbre côtoyeur de tous les caprices, Reutler espérait bien qu’elle ne le verrait pas revenir… Il avait déjà réglé les différentes questions touchant la cérémonie mondaine, nouvelle corvée qu’on lui imposait. Non, il ne fallait plus revenir, il ne fallait plus vivre, c’était trop !

Paul murmura un mot vague, il dit : Reutler, très doucement. À travers son sommeil d’enfant gâté qui s’amuse encore d’une bonne farce, il appelait Reutler pour lui montrer Madame de Crossac, étendue, là-bas, les jupes saccagées. Cela lui paraissait drôle, il conviait son ami, son seul ami… Reutler laissa tomber sa face entre ses mains tremblantes.

— Seigneur, pensa-t-il presque à voix haute, je vous ai renié et vous m’avez cruellement puni ! C’est cela qui prouverait peut-être votre réelle existence ; mais si vous n’existez plus en moi, je vous recrée, je vous somme d’être, je vous appelle et ma volonté doit suffire à vous faire descendre. Quel athée en arrivant au paroxysme du désespoir ne revomit pas votre nom du fond de ses entrailles, ne s’arrache pas à lui-même l’aveu de votre force comme on s’arrache le cœur, dans la découverte de sa faiblesse ! Si vous m’avez mené jusqu’ici, Seigneur, n’est-ce pas pour vous montrer à moi, et me tendre votre droite ? Oui, Seigneur, j’en suis là, je vous redemande ! C’est honteux ! Oh ! je sais bien : vous n’avez point écouté celui qui vous criait : « Mon père, éloignez le calice ! » seulement votre fils était dieu, paraît-il, et moi je suis un homme. Je ne suis qu’un homme, je ne veux plus de la mission divine que vous avez eu la bonté de me confier. Il ne vous est pas permis, entendez-vous, d’attenter à mon honneur sans que je puisse me défendre parce que vous me placez devant l’inconnu. Vous posez devant mes yeux un X flamboyant qui ne se trouve point dans vos ordinaires problèmes. Vraiment, Seigneur, vous allez trop loin ! (Reutler releva le front, eut un sourire terrible.) Vous êtes toujours responsable du crime nouveau. Entre tous les hommes, si je ne suis pas votre fils unique, je suis cependant l’unique. Vous le savez bien que l’opprobre de mon âme est le plus grand de tous les opprobres. Que rien ne peut dépasser mon ignominie… Prenez garde ! J’ai failli vous tenir dans mes deux mains, j’ai failli vous… inventer pour consoler les autres, distribuer votre corps sacré aux pauvres qui ont faim d’illusion ! Prenez garde que pour me consoler, moi, l’inconsolable, je n’aille vous épouvanter un jour de mes blasphèmes, et, vous revenant tout entier, je ne vous crucifie sous mes ongles ! Je vous répète que c’est trop ! Il vous faut descendre ici pour savoir ce qui s’y passe ! Venez, je le veux ! Je ne suis pas fou et je ne puis pas, jusqu’à cette nuit, me reprocher le moindre acte de démence, mais je sens que la fixité de la pensée peut me conduire où j’ai résolu, sans vous, de ne pas aller. La seule chose douce que vous nous ayez laissée, je crois, c’est d’être… ennemis, mais cette douceur est toute factice… vous daignez aussi nous la retirer ! Enfin, dites ? faut-il que je le tue ? Est-ce cela que vous voulez ? Demain, il sera trop tard, il sera seul, et alors… (Il éclata en sanglots convulsifs.) Ma vie ne sauvera pas la sienne, si je meurs demain rien ne protégera cette créature ! (D’un air égaré, Reutler poursuivit doucement, presque peureux :) Vous n’êtes pas médecin, vous, puisque vous avez créé toutes les maladies, toutes les névroses, vous ne pouvez pas savoir ce qui rôde autour de ce cher être sans autre défense que l’esclave qu’il s’est fait. (Reutler serra les poings.) Parlez donc, venez, manifestez-vous, je vous jure que dix ans de tortures subies sans me plaindre sont peut-être une raison pour accomplir le miracle ! Je ne sais plus ce que dis… et je suis tellement sûr de dire la vérité !… Si, si, vous êtes médecin. Songez donc ! Vous avez envoyé un ange à un de vos serviteurs, un imbécile, pour lui révéler que le fiel de poisson était souverain contre l’inflammation des paupières. Vous en souvenez-vous ? Je vaux peut-être, moi, l’homme doué d’intelligence, la peine d’un messager qui me dira comment je puis garer mes yeux de cette horrible vision : mon frère, mon enfant seul à la merci des brutes. Seigneur ! ma volonté suffisait hier, mais, demain, s’échappant de ma poitrine trouée, où ira-t-elle ! M’assurez-vous que mon souffle, que mon âme enveloppera toujours cet être ? Ma volonté ! Elle peut dresser en face de vous le plus monstrueux des hommes, l’ennemi le plus redoutable que vous puissiez avoir, un satan qui finira par s’honorer d’être Satan et se trouvera plus dieu que vous ! Avez-vous la prétention de vous jouer de moi jusqu’à me faire votre complice ? Seigneur… je crie vers vous parce que mon orgueil est immense, il ne peut plus que s’adresser à Dieu ; Seigneur, puisque vous m’avez ébloui par la beauté d’une tentation surhumaine, faites-moi donc votre égal si vous voulez que j’y résiste !

Rampant sur les genoux, Reutler se rapprocha du lit somptueux où était étendue la princesse byzantine comme sur son tombeau. Elle venait de laisser glisser son bras gauche, et sa main étincelait près des lèvres du malheureux. Elle était fort belle, cette main de garçon, étroite, longue, fuselée aux extrémités, si femme, si molle dans ce sommeil alangui par toutes les fatigues d’une nuit de bal. Reutler la considéra épouvanté.

— Non, dit-il, ce n’est pas la main de mon frère ! Je ne reconnais pas cette main…

Il la prit, en détacha une bague, au hasard, celle de Jane Monvel, une opale sertie dans une chevalière d’or mat, et il la passa très vite à son annulaire ; mais la bague s’arrêta, bien trop petite pour lui, dès la première phalange,

— Je ne t’ai jamais si bien aimée ! déclara Paul d’une voix chaude, s’adressant à Geneviève dont il essayait de calmer la crise de nerfs ; car, décidément, Reutler n’était pas venu la voir au milieu de son désordre de pauvre amoureuse violée.

— Mon Dieu ! fit Reutler tressaillant de tout son corps. Est-ce le signe ? Dois-je le tuer ? Dois-je l’épargner ? Faut-il que j’essaye de revenir ? Ah ! Bien-aimé ! Bien-aimé ! répéta-t-il en écho à la voix de son frère.

Paul ne se réveilla pas.

L’aîné se leva, gagna doucement le boudoir orné de grandes glaces qui servait de cabinet de toilette au puéril jeune homme et où se tenaient, gardiens du palais de la Belle au bois dormant, les ironiques fantômes de sa vie d’enfance, le polichinelle mi-partie rose et jaune, le grand scaphandrier dont les mornes œillères de cristal veillaient macabrement dans le vide. Reutler détacha la petite hachette du flanc de ce triste bonhomme de fer.

— Moi aussi, dit-il, de son ordinaire voix sourde, je vais savoir comment on écrase une perle fine. Je frapperai à la tempe et d’un seul coup, pour éviter de le faire souffrir. Je refermerai toutes les portes. Je donnerai mes ordres… et l’on ne viendra voir que lorsque mon crime aura reçu… sa récompense ! Puis, au galop, les chimères !… Nous nous retrouverons, si nos volontés sont les mêmes, si nos volontés sont réellement toutes nos forces vives ! Allons, cela est simple… je veux.

Il rentra dans la chambre à coucher de Paul.

La princesse était assise sur son lit, elle essayait, n’en pouvant plus de fatigue, de dégrafer les griffes métalliques de sa ceinture.

— Quel supplice, dit-elle, bâillante d’un accent tout attendri par l’ivresse du champagne et celle du sommeil, aide-moi donc, mon grand, à me délivrer, j’étouffe !

Reutler demeura immobile et laissa tomber sa hache.

— Je te fiance mon âme, ô bien-aimé, répondit-il tout bas. Je tâcherai de ne pas revenir.

Il s’enfuit, ferma des portes à double tour, n’osant pas regarder en arrière, comme poursuivi par des fantômes ironiques, ce scaphandrier aux yeux vides, énormes, et ce polichinelle, si fade, mi-partie jaune et rose.