Mercvre de France (p. 3-17).

I

Devant l’immense glace qui, dressée d’un bout à l’autre de la muraille, paraissait envahir la pièce comme un fleuve silencieux et y noyer à jamais la réalité des choses, Paul-Éric de Fertzen s’habillait. Des réflecteurs d’argent rabattaient sur son beau visage les rayons aveuglants de corolles électriques toutes blanches, gerbe de lis glorieux, dont la lumière cruellement froide le magnifiait d’une pure apothéose. Svelte, souple, le très jeune homme se contemplait, de profil, dans une féline torsion de buste faisant saillir sa hanche, et avec des gestes lents, des étirements calculés de bras, il allait à la rencontre de son double. La tête renversée, les yeux mi-clos et frémissants d’un voluptueux clappement de paupières, se buvant, s’enivrant de lui-même, il élevait, haut, en arrière, sa face pâlie d’orgueil, où les deux taches noires formées par l’ombre des narines, petites palmes de velours funèbre, se posaient sur l’éblouissement de son teint, comme un macabre rappel au mépris du corps.

— Le drap de cet habit n’est pas du tout ce que je croyais, Jorgon, déclara le jeune homme d’un ton tranchant, pendant que le valet de chambre, un colosse respectueusement incliné, lui présentait l’ouverture de ses manches.

— Monsieur sait bien que son tailleur n’a rien trouvé de mieux.

— Oui, je sais. Réaliser quoi que ce soit en fait d’absolu, serait-ce un absolu de gravure de mode, est décidément impossible. Et le muguet rose ? l’as-tu trouvé, toi ?

— Ah ! Monsieur Paul, il n’existe pas de muguet rose ! J’ai couru tous les fleuristes du boulevard, et ils m’ont regardé comme un idiot, sauf le respect que je vous dois. Chez Hortense, on m’a expliqué qu’en croisant un certain plant dit des Alpes avec une espèce cultivée, et en les arrosant d’une mixture dont je n’ai pu retenir le nom, mais que Monsieur votre frère connaîtrait bien, lui, on obtiendrait peut-être la nuance ; seulement, la fantaisie coûterait plus cher qu’elle ne vaudrait.

Paul fronça légèrement ses sourcils bruns, semblables à deux délies de calame.

— La fantaisie, Jorgon, il n’y a que cela qui vaille, tu m’entends ?

— Oui, Monsieur Paul.

Le jeune homme passa l’habit, secoua ses cheveux blond-clair qui se séparaient, à la Stuart, en deux naturelles ondulations, couronnaient son front de deux fluides croissants d’ambre, puis dit d’un impérieux accent :

— Mes perles.

Jorgon tendit un écrin où dormait la candeur de trois énormes perles fines. Paul les posa sur sa chemise, méthodiquement, en s’approchant de la gerbe lumineuse, et à cet instant il eût été difficile de distinguer l’éclat de ses ongles polis du brillant des perles qu’il touchait.

— Quel temps fait-il, Jorgon ? interrogea le jeune homme.

— Pas fameux, Monsieur Paul. De la boue comme s’il en pleuvait. J’ai commande le coupé pour dix heures.

— C’est bon, va me chercher mon frère. Tu l’habilleras ici.

Jorgon se retira.

Seul, Paul se tourna vers le centre de la pièce. Du regard, il cherchait quelque chose, anxieusement, et ses yeux, redevenus obscurs, communiquèrent à son visage orgueilleux une singulière dureté.

Le cabinet de toilette de Paul-Éric de Fertzen, somptueux comme un boudoir de reine, était ouaté de portières égyptiennes, où rutilaient, sur un fond d’azur assombri, un ciel reflété par le Nil au crépuscule, les lourds scarabées d’or. Il se meublait d’un grand lavabo de marbre vert et d’une vaste armoire, en bois de cèdre, travaillée à jour, ornée de volutes de nacre dont les pâleurs translucides donnaient l’illusion de la voir peu à peu s’envelopper d’un rayon lunaire. De chaque côté de l’armoire s’appuyait un fantoche de la hauteur d’un homme, monstrueux joujou de collégien trop riche, peut-être bizarrerie de fol adolescent point encore guéri de ses anciens caprices d’enfant gâté. À droite, Polichinelle, mi-partie rose et jaune, élégant, fade à lever le cœur, le visage enluminé de sa traditionnelle lie de vin, bossu à souhait, coiffé de son gigantesque chapeau dont les grelots de vermeil tintinnabulaient quand on fermait les portes. À gauche, un scaphandrier, muni de sa lanterne, harnaché de ses nombreux fils de cuivre et tuyaux de caoutchouc, sa hachette de combat au flanc et sa phénoménale tête creuse masquée de ses loupes de cristal, effrayantes parce qu’elles scellaient le mystère d’un intérieur vide.

Au faîte d’une étagère d’ivoire, dominant les fantoches, un vase de verre vénitien, léger, glacial comme le souvenir d’un matin de gelée blanche, épandait, au-dessus de la complication des odeurs artificielles et des gestes de comédie, l’exquise simplicité d’une branche de mimosa.

Paul cherchait toujours, tournant autour du lavabo et de l’armoire. Ses pieds étroits, engainés dans des souliers vernis, très pointus, prenaient un aspect de griffes rôdeuses et leurs glissements luisants étaient inquiétants à suivre le long des tapis d’une neigeuse douceur. Il vit l’objet dont il avait besoin, en s’arrêtant devant le scaphandrier. Il détacha la petite masse d’armes qui pendait à la ceinture du mannequin, puis, ployant le genou, coucha la toison d’ours d’un revers de mains et fixa, du bout de ses ongles, sur la surface plane, la troisième perle qu’il n’avait pas encore mise. Alors, levant sa hachette, il frappa. La perle s’enfonça dans le tapis mais ne s’écrasa point.

— Très bien, murmura le jeune homme. (Et il ajouta d’un ton de gouaille :) Pas d’erreur, c’en est une !

Il se leva pour mieux examiner la perle qu’il avait reprise et ses yeux eurent un éclair, sous leur extraordinaire frange de cils.

— La fourrure l’a préservée. Recommençons l’expérience.

Rapidement, comme s’il avait peur de lui faire grâce, Paul alla frapper le bijou sur le bord de son lavabo ; au second coup, maladroit, le marbre se fendit ; au troisième la perle éclata avec un bruit sec, un petit bruit de ressort se détendant. Cette fois, elle était morte.

— Voilà, soupira Paul en lâchant le marteau. Ce qui différencie les vraies des… autres, c’est qu’il faut trois coups pour les broyer. Encore un absolu de fichu !

Mélancolique, Paul de Fertzen revint à son miroir, sa seule beauté lui paraissant, désormais, cet absolu de rêve ; et à force de se regarder de face, de profil, d’étudier le réseau de ses veines, de compter les poils du duvet de ses lèvres, il se trouva une ride aux coins de la bouche, une minuscule ride, trace persistante de son rire de gamin méchant, sinon vicieux, virgule ponctuant ses sourires les plus affectueux d’une nervosité perverse.

— C’est le rictus maladif de mon aîné ou que le diable m’emporte ! Cela se gagne donc, les rictus ? Je préférerais vraiment tenir autre chose de lui.

Il se saisit d’une houppe à poudrer, l’employa sans aucune expérience et s’enfarina les joues.

— Je manque de métier, s’avoua-t-il, boudant. Nous implorerons une dernière leçon de la comtesse Geneviève.

Il jeta la houppe.

— Des rides, à dix-huit ans, reprit-il de très mauvaise humeur, non, c’est trop bête ! Des rides de vieux penseur, moi qui voudrais tant ne penser à rien !

Des draperies s’écartèrent ; Jorgon, rentrant, s’effaça pour laisser passer un homme d’une trentaine d’années, encore plus grand que lui.

Cet homme était vêtu d’une, redingote fermée, sorte de soutane courte, qui l’enveloppait hermétiquement, faisant sa silhouette austère. Il paraissait souffrant, malgré son attitude calme ; son visage était blême et sa bouche frissonnait nerveusement sur ses dents serrées. Il avait des yeux d’eau noire, des yeux sans regard direct, mais si larges, sous leur sourcil placé haut dans le front, qu’il semblait voir par tout son visage et non par des prunelles fixées à un endroit précis.

Il s’arrêta une seconde sur le seuil du cabinet de toilette, élevant devant lui sa main ouverte comme pour protéger une flamme.

— Éric, dit-il d’une voix grave, un peu sourde, c’est ridicule de t’adoniser ainsi.

Et découvrant ce qu’il portait, il lui montra un brin de muguet dont les clochettes tremblotantes étaient, par miracle, d’un rose idéalement tendre.

Éric poussa un véritable miaulement de joie, sauta sur la fleur.

— Où l’as-tu trouvée ? Jorgon disait que ça n’existait pas.

— Je ne l’ai pas trouvée, je l’ai créée, si je puis me permettre cette expression ambitieuse. Mais l’air chaud, la lumière… Enfin, pourvu que cela dure une heure, c’est, sans doute, tout ce que tu demandes.

— Reutler, tu es un dieu.

— Merci bien. Étant dieu, j’empêcherais, d’abord, les hommes de changer la couleur de mes plantes. À propos : où allons-nous, ce soir ?

— Chez la comtesse de Crossac pour la rupture. Et après… petite noce… voir des filles… sais encore pas… au hasard !

Paul, en parlant, flairait la fleur avec un froncement de narines voluptueux.

— Et ce muguet sent le muguet, ma parole ! Jorgon, grand paresseux, dépêche-toi donc d’habiller mon frère.

Ce fut vite fait. L’aîné se débarrassa lui-même de sa redingote et prit, n’examinant rien, un habit de soirée de drap fort ordinaire. Jorgon administra un coup de brosse à ses cheveux bruns, poussant drus, du geste négligent d’un qui sait que celui-là n’y met pas la moindre coquetterie.

Toute la face de Jacques Reutler de Fertzen aurait témoigné de l’harmonie d’une âme vraiment noble, n’eût été le tourment douloureux de sa bouche que crispait un tic nerveux, suite d’une abominable fièvre d’enfance. Il ne riait presque jamais, craignant d’accentuer ce tic et de déformer son visage jusqu’à le rendre hideux. Imberbe, il en était réduit à caresser ses lèvres d’un mouvement machinal qui semblait ciseler peu à peu sur sa bouche de grand taciturne un sourire de gaieté inexplicable. Sa tête puissante se cintrait, des deux côtés des tempes, de deux lignes elliptiques pour laisser naître une pointe de cheveux au centre du front, et ses yeux larges s’auréolaient comme de deux halos sous leur double courbe de poils noirs.

Sa toilette terminée, Reutler vint se poster contre la glace, tournant le dos à son image, qu’il jugeait hostile, et contempla vaguement, au-dessus de son frère, le vase vénitien rempli de mimosa.

— Jorgon, demanda Paul, cherche-moi trois boutons de rubis.

— Monsieur renonce à ses perles ?

— J’en ai brisé une… par mégarde, répondit dédaigneusement le jeune homme.

— Ou… sous un coup de marteau, fit l’aîné dont le regard vague scrutait, cependant, les plus minimes détails.

Paul se mit à rire.

— On ne peut rien te cacher. Soit, je l’ai brisée volontairement. Je voulais savoir si c’était solide.

— Une jolie sensation, pas ?

— Charmante. Comme un petit craquement d’œil de poisson frit sous la dent, mon cher.

— Des yeux de poisson frit à mille francs la paire ! Un peu ruineuses, les sensations de mon cadet !

Paul de Fertzen eut une moue.

— Le défaut de ton système d’éducation, Reutler. Tout approfondir d’un seul coup, fût-ce d’un coup qui broie, pour aller plus vite à la sagesse.

— Passe encore de broyer des perles, mais des cœurs de femmes, Éric, tu devrais y réfléchir.

Reutler grondait d’une voix lente, basse, où l’on sentait vibrer d’intenses émotions, pourtant, demeurait sans geste.

— Voyons, reprit-il après un silence, où en es-tu avec la comtesse de Crossac ?

— J’en suis… que j’en ai plein le dos, déclara le jeune homme spontanément trivial.

Ce disant, Paul s’empara d’un flacon que lui tendait son valet de chambre et, comme s’il accomplissait un rite, il en versa le contenu autour de lui, traçant un cercle parfait et ayant bien soin qu’aucune goutte de l’essence ne rejaillît sur ses vêtements.

— Quoi, cela, Jorgon ? dit-il, humant le parfum.

— Violettes russes et ambre royal, répondit Jorgon d’un ton déférent.

— Allons donc, espèce de païen ! Tu t’offres des libations, maintenant ! s’écria Reutler dans un léger mouvement de révolte.

— Pas du tout. Tu m’avoueras que rien n’est plus vulgaire qu’un homme qui se parfume directement. Moi, je respire l’odeur en question et la fais respirer à mes habits. Cela suffit pour que certaines délicates fragrances s’attachent à ma personne sans incommoder mes voisins. Seulement, cette méthode en dépense pas mal. Il faut sacrifier une grande quantité d’essence pour obtenir un bon dégagement d’effluves, tu comprends ? Avec un vaporisateur, le résultat est nul et on n’est jamais sûr de ne pas être atteint…

— En effet, une excellente méthode… que doivent apprécier surtout Messieurs les parfumeurs. Revenons à la comtesse, Éric. As-tu bien réfléchi ?

— Je ne réfléchis pas, je me décide.

— Et le motif ?

— Je connais Geneviève de Crossac depuis trois ans et elle a ton âge. Ça deviendrait une union légitime. C’est déjà une habitude. Au mien d’âge, tu ne voudrais pas ? Ensuite, quelle impudeur de demeurer le féal d’une dame qui vous a déniaisé ! C’est un peu comme si, majeur, on couchait toujours avec sa nourrice. Jorgon, bouche-toi les oreilles !

Jorgon fit entendre un petit rire courtisanesque, indiquant qu’il était blasé sur les intempérances de langage de son jeune maître.

— Madame de Crossac est encore belle, de relations… sûres. Elle n’a pas mon âge, tu exagères, Éric, appuya Reutler.

— Elle est plus âgée que toi, car elle est sentimentale. J’imagine que les femmes deviennent sentimentales lorsqu’elles sont fatiguées.

Reutler éclata de rire. Sa bouche se tordit, laissant fuser un rire violent qui avait plutôt l’air d’une explosion de souffrance.

— Tu es vraiment très fort, Monsieur mon cadet.

— Non, je t’assure, il m’est impossible de continuer à tourner les pages de ses romances. Par patriotisme, elle réprouve la musique allemande, que j’aime, et ça nous induit en discussions. Je ne saurais discuter davantage !… Dis voir, grand Reutler, cet habit me va, hein ? Mais l’étoffe, ce n’est pas ça, je voulais autre chose.

— Que désirait son altesse ?

— Un noir plus profond, plus suie et de la soie dans la trame du drap. De la soie qui m’aurait donné par ses discrets jeux de lumière un incendie couvant sous une nuit épaisse, un brasillement de soie fluide sous une laine molle et sombre comme une fumée. Je voulais aussi le grain de l’étoffe comme un grain de peau, onctueux, huileux, une espèce de drap imitant l’épiderme du nègre. Par exemple, coupe irréprochable. Hum !… Malgré que le pantalon fasse un pli, là, sur la cheville, au lieu de tomber absolument droit. Vexant, ce petit pli, qui devient énorme parce que je suis seul à l’apercevoir. Tiens… juge toi-même.

— Et la jolie Marguerite Florane, pourquoi l’as-tu lâchée, celle-là ? Toujours par pudeur ? questionna l’aîné sans regarder l’endroit du pantalon qu’on lui désignait.

— Marguerite ? Elle s’était mise à m’aimer pour de bon et me faisait brûler sous le nez un encens qui fleurait vraiment un peu trop la pastille du sérail.

— Je sais qu’elle a eu beaucoup de chagrin, Éric !

— Préférerais-tu que ce fût moi qui l’eût, le chagrin ?

— Peut-être. Cela t’occuperait sérieusement.

— Cela pourrait-il me faire oublier que mes derniers vers n’ont rien d’original ? grommela Paul de Fertzen, dont les prunelles étincelantes s’assombrirent de nouveau.

— Tiens ! Tiens ! Alors la chimère finit par te prendre aux moelles ? En ce cas, je t’absous. Soit, nous irons chez la comtesse.

Paul, qu’on entourait d’une pelisse d’astrakan, posa la main sur l’épaule de son frère aîné et le regarda, dans les yeux, affectueusement.

— Je disais que ton système d’éducation était déplorable : je m’explique. Ton contact me rend difficile. Je cherche, en tous et en tout, la parité du lien intellectuel qui nous unit, sans arriver à en découvrir même l’illusion. Je demande aux femmes de m’être apaisantes et elles m’énervent : je supplie l’art de m’exalter et il m’humilie. Toi, tu ne m’as jamais ni impatienté ni blessé. Je vais bien, ma foi, jusqu’à vouloir, dans les objets, l’inébranlable solidité de ta poigne ! Non, je ne peux m’unir entièrement à rien et je suis fou de penser que c’est toi, mon frère, qui es cause de mes multiples déconvenues. C’est le moment critique où, manquant de point de comparaison, on se sent l’envie basse de reprocher à son initiateur d’être trop haut, de planter là le bonhomme trop parfait pour aller courir après un absolu plus bourgeois. Fuir ! j’ai envie de fuir, mon grand !

— Seul ? interrogea l’aîné dont la voix monta, très grave. Si telle est ta volonté, tu es libre. Je te l’ai déjà dit : je t’ouvre, d’avance, toutes les portes.

— Non ! Non ! Est-ce qu’on peut se fuir soi-même ? murmura Paul secouant la tête. Allons-nous-en tous les deux, puisque nous sommes le monde à nous deux. Allons-nous-en, et pas pour des voyages, car la terre est si mesquinement ronde qu’on ne doit pas garder longtemps le désir de tourner autour. J’ai assez des voyages, comme j’ai assez de ces dames ! Ah ! les nouveaux printemps des anciennes contrées sont toujours de vieux printemps ! Puis, l’approche de l’Exposition[1] me donne la nausée. Tous ces peuples qui vont venir nous voir dans notre cage et qui nous jetteront du pain à travers nos barreaux (à moins qu’ils ne nous arrachent quelques plumes) me poussent vers la nudité libre des campagnes… Je t’entends ! Je n’aime pas la campagne. Eh ! je ne sais plus ce que j’aime ! Cependant, Reutler, je te jure que je me sens attiré par la solitude. Je devine, dans la nature, une bouche terriblement muette dont je voudrais les baisers, sans autre explication. Allons à Rocheuse. Ce sera drôle. Hein ? Jorgon, en plein hiver !… Créons-nous un exil d’héroïque travail où la femme ne sera plus qu’une question d’hygiène. Oh ! je nous vois, mon cher grand, fourrageant, à des époques fixes, les mêmes dessous rustiques de la même paysanne complaisante qui nous dirait, en se retirant, sans rougir : « Ces Messieurs ont bien de la bonté ! »… Et quelle furie de vie intime, de causeries scientifiques, d’expériences à propos de la neige ou de la foudre, que de livres dévorés en commun et quel silence, tout à coup, entre nous deux, qui, décidément, ici, n’avons pas le temps de nous recueillir. Toutes les bibliothèques sens dessus dessous, et, levant nos fronts, après une journée de labeurs féroces, tous les nuages escortés, par nos yeux ravis, jusqu’au bout de l’horizon !… Reutler, mon grand, est-ce que tu as une idée bien nette de cette vie-là ? Réponds un peu ?

L’enthousiaste jeune homme se dressait sur ses pointes comme une danseuse au milieu d’un décor. Il oubliait Jorgon, demeuré debout, devant lui, offrant les gants de la main droite pendant que sa main gauche présentait respectueusement le claque doublé de satin blanc. Tourbillonnant dans ses idées tumultueuses de poète capricieux, comme une fille qui froisse des dentelles sans pouvoir en choisir aucune, il semblait prier son frère de l’admirer sous ce passager travestissement d’une pure pensée d’exil. Reutler haussa les épaules.

— Divagation littéraire ! Tu aurais vite assez de la retraite, mon petit. Voyons, partons-nous ?

Plus blême, plus nerveux, il ajouta :

— Et c’est pour suivre les nuages que tu quittes la comtesse ? Tu mériterais le fouet !

Reutler boutonnait son manteau ; ses doigts, agités d’un frisson convulsif, déchirèrent l’angle de son col de fourrure.

— Jorgon, mes agrafes ne tiennent pas. Tu es si occupé à pomponner mon cher frère que tu ne visites pas mes agrafes ! Vieux Jorgon, je ne suis pas content. Allons ! Dépêchons-nous… L’odeur de cet ambre royal est vraiment intolérable ! On se croirait chez une catin, ma parole !

Aussi pâle que son plastron de chemise, Reutler eut une sorte d’éblouissement. Il fit un pas, chancela, et on le vit frémir, de tout son corps élancé, comme un arbre aux prises avec un vent brutal, puis, il releva la tête, aspira l’air péniblement, mit son chapeau.

— Reutler, mon Dieu, qu’est-ce que tu as ? s’écria Paul de Fertzen en se précipitant vers son aîné, la physionomie très inquiète.

— Rien du tout. Ma névralgie qui me relance. Voici une heure que je suis asphyxié par tes sacrés parfums. Tu sais que je ne peux pas supporter les odeurs fortes et tu en inondes les tapis ! Quand je serai dehors, j’irai mieux. Es-tu prêt ?

Jorgon, confus, murmura :

— Monsieur le baron ne devrait pas sortir, si c’est sa névralgie, il fait très froid, un froid humide…

— Veux-tu que nous restions ? demanda Paul hésitant.

— Non, mon petit, répondit Reutler, affectant un ton d’ironique gaieté que démentait la profonde mélancolie de ses yeux, sortons, au contraire ! Inutile de réfléchir, nous ne pouvons plus que nous décider, selon ta formule !

Jorgon écarta les portières égyptiennes, où rutilaient, dans une ombre bleue, de métalliques scarabées, et les deux frères sortirent.

  1. 1889.