Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/23

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 155-156).

VINGT-TROISIÈME HONNÊTETÉ.
DES PLUS FORTES.

Un ex-jésuite, nommé Patouillet (déjà célébré dans cette diatribe[1]), homme doux et pacifique, décrété de prise de corps à Paris pour un libelle très-profond contre le parlement, se réfugie à Auch, chez l’archevêque, avec un de ses confrères. Tous deux fabriquent une pastorale en 1764, et séduisent l’archevêque jusqu’à lui faire signer de son nom J.-F. cet écrit apostolique qui attaque tous les parlements du royaume ; et voici surtout comme la pastorale s’explique sur eux, page 48 : « Ces ennemis des deux puissances mille fois abattus par leur concert, toujours relevés par de sourdes intrigues, toujours animés de la rage la plus noire, etc. » Il n’y a presque point de page où ces deux jésuites n’exhalent contre les parlements une rage qui paraît d’un noir plus foncé. Ce libelle diffamatoire a été condamné, à la vérité, à être brûlé par la main du bourreau[2] ; on a recherché les auteurs, mais ils ont échappé à la justice humaine.

Il faut savoir que ces deux faiseurs de pastorales s’étaient imaginé qu’un officier de la maison du roi[3], très-vieux et très-malade, retiré depuis treize ans dans ses terres, avait contribué du coin de son feu à la destruction des jésuites. La chose n’était pas fort vraisemblable, mais ils la crurent, et ils ne manquèrent pas de dire dans le mandement, selon l’usage ordinaire, que ce malin vieillard était déiste et athée ; que c’était un vagabond, qui à la vérité ne sortait guère de son lit, mais que dans le fond il aimait à courir ; que c’était un vil mercenaire, qui mariait plusieurs filles de son bien, mais qui avait gagné depuis douze ans quatre cent mille francs avec les éditeurs auxquels il a donné ses ouvrages, et avec les comédiens de Paris, auxquels il a abandonné le profit entier mammonæ iniquitatis.

Enfin monsieur J.-F. d’Auch traita ce seigneur de plusieurs paroisses, qui sont assez loin de son diocèse, et très-bien gouvernées, comme le plus vil des hommes, comme s’il était à ses yeux membre d’un parlement. Un parent de l’archevêque, auquel cet officier du roi daignait prêter de l’argent dans ce temps-là même, écrivit à monsieur d’Auch qu’il s’était laissé surprendre, qu’il se déshonorait, qu’il devait faire une réparation authentique ; que lui, son parent, n’oserait plus paraître devant l’offensé : « Je ne suis pas en état, disait-il dans sa lettre, de lui rendre ce qu’il m’a si généreusement prêté. Payez-moi donc ce que vous me devez depuis si longtemps, afin que je sois en état de satisfaire à mon devoir. »

Monsieur d’Auch fut si honteux de son procédé qu’il se tut. La famille nombreuse de l’offensé répondit à son silence par cette lettre, qui fut envoyée de Paris à monsieur d’Auch[4].

Réflexion morale.

C’est une chose digne de l’examen d’un sage que la fureur avec laquelle les jésuites ont combattu les jansénistes, et la même fureur que ces deux partis, ruinés l’un par l’autre, exhalent contre les gens de lettres. Ce sont des soldats réformés qui deviennent voleurs de grand chemin. Le jésuite chassé de son collége, le convulsionnaire échappé de l’hôpital, errants chacun de leur côté, et ne pouvant plus se mordre, se jettent sur les passants.

Cette manie ne leur est pas particulière : c’est une maladie des écoles ; c’est la vérole de la théologie. Les malheureux argumentants n’ont point de profession honnête. Un bon menuisier, un sculpteur, un tailleur, un horloger, sont utiles ; ils nourrissent leur famille de leur art. Le père de Nonotte était un brave et renommé crocheteur de Besançon. Ne vaudrait-il pas mieux pour son fils scier du bois honnêtement que d’aller de libraire en libraire chercher quelque dupe qui imprime ses libelles ? On avait besoin de Nonotte père, et point du tout de Nonotte fils. Dès qu’on s’est mêlé de controverse, on n’est plus bon à rien, on est forcé de croupir dans son ordure le reste de sa vie ; et, pour peu qu’on trouve quelque vieille idiote qu’on ait séduite, on se croit un Chrysostome, un Ambroise, pendant que les petits garçons se moquent de vous dans la rue. Ô frère Nonotte ! frère Pichon ! frère Duplessis ! votre temps est passé ; vous ressemblez à de vieux acteurs chassés des chœurs de l’Opéra, qui vont fredonnant de vieux airs sur le Pont-Neuf pour obtenir quelque aumône. Croyez-moi, pauvre gens, un meilleur moyen pour obtenir du pain serait de ne plus chanter.

  1. Voyez pages 151 et 153.
  2. Voyez tome XXV, page 409.
  3. Voltaire lui-même.
  4. Ici Voltaire reproduisait la Lettre pastorale qu’on a vue, tome XXV, page 469, et qu’il était inutile de répéter.