Les Hommes d’argent
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 513-525).
02  ►
LES
HOMMES D'ARGENT
DANS LA COMEDIE FRANCAISE

Il y a dans notre théâtre un rôle qui se rattache par un lien étroit à notre vie nationale, en sorte que la comédie, pour l’expliquer et le comprendre, a besoin des lumières de l’histoire, et que l’histoire peut tirer quelque profit des annales de la comédie : c’est celui du financier. Les variations de ce rôle correspondent aux changemens qui sont survenus dans le personnel de ceux qui levaient les impôts. Tant que les hommes chargés de faire à l’état les avances dont il avait besoin ont été dans la position d’usuriers auxquels un grand seigneur souscrit des billets avec une familiarité hautaine, le financier sur la scène fut un personnage ridicule et gauche, mais admis dans la société choisie à cause de ses écus, dont on ne pouvait se passer. C’était l’époque des partisans. Quand la guerre, les fléaux, la famine, rendirent le concours de ces hommes indispensable, et qu’ils en abusèrent cruellement, quand le besoin d’argent et la fureur de l’agiotage abaissèrent les caractères et confondirent les rangs, le théâtre s’inspira de l’indignation générale, et une comédie immortelle changea les plaisanteries en traits brûlans : Turcaret fit oublier tous ses devanciers. Le nom de traitant marqua cette époque intermédiaire, et ce nom, qui avait été créé pour effacer l’impopularité du précédent, devint plus odieux encore. Lorsqu’enfin les châtimens provoqués par la colère publique eurent effrayé l’argent, et que le gouvernement se fut adouci pour le rassurer, il y eut comme un traité d’alliance entre les hommes d’argent et les ministres. Ce fut le triomphe de la banque ; les capitalistes furent les rois du temps. Comment supposer que le théâtre pût faire la guerre à de si puissans seigneurs ? Et d’ailleurs, pour le ton et les manières, ils étaient devenus de grands aristocrates. Ce rôle disparut de la scène, ou cessa d’avoir la moindre réalité. C’est à peine si les petits théâtres, grâce à un poète indépendant, firent mine de continuer la tradition des satires populaires contre la maltôte. Ce fut l’affaire de quelques années ; tout rentra dans le silence. Le siècle de la finance et du luxe avait commencé. les noms de partisans et de traitans furent oubliés : désormais on n’en connut pas d’autres que celui de fermiers-généraux.

Quand on cherche dans la littérature des autres pays un personnage qui ressemble aux financiers de notre comédie, on ne trouve que des usuriers. Partout le rire s’est donné carrière aux dépens des prêteurs d’argent à gros intérêts, de leurs ruses, de leur bassesse, comme aussi des bons tours dont ils sont victimes ; partout M. Dimanche sous d’autres noms est en possession d’égayer le théâtre. Chez nous seulement, on rit des princes de la finance, dont nous sommes tous plus ou moins les tributaires, sinon les débiteurs. Dans la vie réelle, ils inspirent tour à tour une admiration stupide qui tient de l’ébahissement d’un vulgaire grossier devant les piles d’écus, une crainte mêlée de je ne sais quel respect, une haine secrète qui n’attend que l’occasion pour éclater. Au théâtre, ils nous amusent ; leur mine, leur vêtement, leurs manières, leur langage, composent une caricature à part, et que nous reconnaissons sur-le-champ. Il semble reçu dans la comédie que l’or dépose sur ces hommes qui le manient sans cesse, et sans cesse y sont comme plongés, une rouille, odieuse qui les rend laids et difformes. D’où vient ce contraste ? d’où vient surtout qu’il n’apparaisse que chez nous ?

Le rire est pour les Français, particulièrement pour les Parisiens, une forme de la vengeance, une revanche légère qui leur fait oublier d’en vouloir une plus sérieuse. Sans doute les railleries du théâtre sont bien innocentes. Rentré chez lui, l’argent dit comme l’avare du poète latin : « Le peuple me siffle, mais moi, je m’applaudis, lorsque je contemple l’intérieur de mon coffre. » Le ridicule ne tue pas les gens autant que veut bien le dire le proverbe, surtout il ne tue pas la finance : les rieurs sont généralement du côté de l’homme riche, fut-il un sot. Cependant l’emploi de ce moyen console ceux qui ne peuvent exercer d’autres représailles ; n’ayant pas d’autre arme, on se persuade que celle-ci a blessé l’ennemi. Tel est le sentiment qui a fait la fortune du rôle de financier : le parterre était bien aise de voir représenter avec une physionomie basse, des habits sans élégance, une perruque lourde et disgracieuse, avec des manières et une conversation sentant son laquais, ses partisans, traitans et directeurs » tous les hommes qui, en percevant parmi des citoyens trop dociles des impôts doublés par leur usure, s’élevaient, pour ainsi dire, d’un coup d’aile à la possession des plus grands biens.

Il semble que l’exécution par le théâtre ait succédé à celle qui se faisait autrefois par la potence ou par les prisons d’état. En effet, le gouvernement de Louis XIV, en ce qui regarde les financiers, a commencé par le procès de Fouquet et fini par les moqueries de Regnard, de Dancourt, de Baron, surtout par le stigmate que Lesage a empreint au front de tous les fripons de haute volée. Ce n’est pas tout ; l’un et l’autre de ces châtimens semblent des faits inconnus aux autres nations. On ne trouve pas plus chez elles de surintendans envoyés à Montfoucon que de maltôtiers traduits sur la scène. Il y a dans les pays étrangers des ministres et des seigneurs envoyés à l’échafaud, mais c’est pour des accusations générales, des faits de haute trahison, des malversations de toute sorte. Leur histoire., si je ne me trompe, ne cite pas d’Enguerrands de Marigny abandonnés comme boucs émissaires à un peuple soulevé par l’excès des tributs, pas plus que leur théâtre n’offre de Turcarets pour amuser la colère du public appauvri par les contributions. N’est-il pas permis de croire que nos rois, trouvant commode d’escompter les subsides et de laisser le soin de les prélever à des gens qui, par amour du gain, embrassaient l’odieux métier de la maltôte, comptaient parmi les avantages de ce système d’abandonner ces hommes tour à tour à la fureur ou à la risée de leurs sujets ? Ils se servaient d’eux en les méprisant, et permettaient à la nation de les poursuivre de sa haine. Plus tard, on se contenta de leur faire rendre gorge, tout en s’amusant de leur triste mine, il y eut des chambres de justice pour leur arracher leur proie et les renvoyer honteux et dépouillés. « Pour comble d’infortune, dit Montesquieu dans une des Lettres persanes datée de 1717, il y a un ministre connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries. ; on ne trouve pas tous les jours des ministres disposés à faire rire le peuple, et l’on doit savoir bon gré à celui-ci de l’avoir entrepris. » Plus tard encore, les traitans forcèrent la considération publique après avoir forcé, pour ainsi dire, les coffres de l’état : ils achetèrent des titres de noblesse, et, quand ils ne purent anoblir leur propre personne, ils donnèrent leurs filles aux héritiers des grands noms. Vers la fin du XVIIIe siècle, il n’y avait pas de famille illustre qui n’eût des financiers parmi ses alliances. C’est ainsi que les nobles engraissaient leurs terres épuisées. Les hommes d’argent qui avaient fourni le précieux fumier n’avaient plus à redouter alors un Montfaucon, ni les prisons d’état, ni les chambres de justice, ni le théâtre : ils étaient les amis du roi et des ministres.

On aidait sans preuve, je crois, que Colbert a empêché le théâtre d’oser s’attaquer aux financiers. Il n’avait pas besoin de publier un édit à ce sujet : l’ordre mis dans les deniers publics et les rigoureux avertissemens aux hommes chargés de les manier en tenaient la place. Une condamnation comme celle de Fouquet ôtait toute opportunité aux plaisanteries du théâtre. Cependant il n’est pas juste de dire que Molière, par exemple, n’ait pas songé à la maltôte : on oublie M. Harpin de la Comtesse d’Escarbagnas. Ce n’est qu’un receveur des tailles, et il n’a qu’une scène où l’auteur se garde de mettre aucun mot sur les misères dont les gens de cette sorte affligeaient le peuple ; mais son nom même est expressif, et cette scène unique offre le canevas du Turcaret. Lesage s’en est parfaitement souvenu dans la situation où l’homme aux écus exhale sa colère contre la personne qu’il entretient. Qu’est-ce que la comtesse d’Escarbagnas, sinon la baronne de Porcandorf plus chargée et plus ridicule ? Qu’est-ce que M. Harpin, sinon Turcaret moins largement développé ? Il s’explique assez clairement quand il dit : « M. le receveur ne sera plus M. le donneur. » Et avec quoi donnait-il, je vous prie ? d’où venait l’argent dont il comblait la très équivoque comtesse ? Nul ne pourrait dire ce que Molière eût fait de cette situation, s’il ne s’était pas borné à un simple cadre dans lequel il introduisait un ballet ; mais il est certain que M. Harpin est le type primitif de tous les financiers du théâtre, et l’on voit qu’à l’origine même ce rôle ne manquait pas de hardiesse.

Après Molière, une quinzaine d’années s’écoulent sans qu’il se montre, et, quand il reparaît, il est beaucoup plus timide. Dancourt le remet sur la scène vers 1690 dans l’Eté des coquettes. Il le mêle à tous les types de bourgeois, de procureurs, de marchands, d’officiers, dont il remplit son théâtre. Dancourt, écrivain facile et observateur ingénieux, a fait la comédie des professions diverses, et parmi les divers métiers il s’est gardé d’oublier les manieurs d’argent. M. César-Alexandre Patin fait le galant avec les coquettes, qui veulent bien le souffrir et se charger de le décrasser, pourvu qu’il joue gros jeu et qu’il perde toujours. Ses pistoles et ses diamans font passer ses billets, qu’il date « en l’an de grâce 1690, et du bail courant le troisième, fait en mon bureau. » Il donne des régals dans sa maison de campagne, et fait des vers amoureux où il vante les traiteurs fameux du temps, car l’un des traits constans de ce rôle, une marque distinctive de cette classe d’hommes, c’est le goût et la science de l’art culinaire. Leurs repas étaient somptueux ; ils avaient les meilleurs officiers de bouche. Depuis La Bruyère, qui les a vus de près, jusqu’à Montesquieu, qui a méprisé leur société, tous les moralistes, tous les comiques, tous les romanciers, ont parlé de leur table, qui eût été la meilleure de Paris, s’ils avaient pu se résoudre à ne manger jamais chez eux. Ils ont inventé des mets nouveaux ; ils ont créé les noms de certains plats. Les manuels du bon cuisinier ont fait passer à la postérité leur souvenir, attaché à la recette de la financière.

Le Bredouille de Regnard, dans la Critique du Légataire universel, a mérité aussi son brevet d’invention. On lui doit les poulardes aux huîtres, les poulets aux œufs, les sarcelles aux olives. Ce financier bredouille en parlant : Regnard, non plus que Molière, ne dédaigne aucun moyen comique ; mais en mangeant il ne bredouille pas, et peu de fourchettes attaquent un aloyau avec autant de courage que la sienne. Regnard était un peu financier lui-même, et il mourut d’une indigestion. Bredouille aurait pu être de ses amis, un ami dont il se serait amusé, et il lui prête d’ailleurs assez de bon sens, puisqu’il en fait un partisan et un défenseur de sa pièce.

Baron est un peu plus agressif, il a imaginé pour son financier dans la Coquette et la Fausse prude le nom caractéristique de Basset, qui est resté. Voltaire s’en est souvenu dans sa Prude. Bien qu’il n’ait pas mis sur la scène un financier (il était trop bien avec eux), mais un simple caissier, voici le portrait qu’il fait du manieur d’argent :

Gros, court, basset, nez camard, large échine,
Le dos en voûte, un teint jaune et tanné,
Un sourcil gris, un œil de vrai damné.

On retrouve ce nom dans les Mœurs du jour de Collin d’Harleville, qui l’a donné à une espèce d’agioteur. Baron, bien inférieur par le talent à Dancourt, était beaucoup plus comédien que poète dramatique. Il faisait des pièces, comme la plupart des acteurs, avec sa mémoire, et enfilait au bout les unes des autres des situations dont il avait constaté le succès. La connaissance des planches lui tenait lieu d’art dramatique. Ce secret est maintenant divulgué, et beaucoup d’auteurs y excellent autant que les comédiens de la plus heureuse mémoire. La Coquette de Baron, composée de morceaux de rapport, n’a d’autre mérite que la double esquisse d’un conseiller, M. Durcet, et d’un financier, M. Basset. Ce dernier fait sa cour à la coquette en ouvrant son coffre-fort : il ne s’arrête pas à la bagatelle. C’est lui qui prête l’argent dont on paie les soupers et les media-noche, espèce de réveillons dont la mode était venue d’Espagne. Il ne diffère donc pas des précédens. Ni lui ni les autres ne sont de méchantes gens : on peut les définir les amphitryons universels.

À ce titre, on les tolère et l’on se contente d’en rire. Les choses se passaient dans le monde comme dans la comédie. La noblesse trouvait que les dîners et l’argent des financiers avaient du bon : la comédie se bornait, comme la noblesse, à s’amuser de leur grossièreté mal effacée, de leur luxe prétentieux, de la vanité qu’ils tiraient du mérite de leur cuisine ; mais ces sarcasmes ne sont pas de la haine. Le théâtre de Dancourt, de Regnard, de Baron, est aristocratique dans ses railleries sur les hommes d’argent : il ne voit en eux que l’absence ; des nobles manières et du bel usage. La noblesse ne souffrait pas des exactions de ces publicains. Une comédie plus populaire ne se serait pas contentée de ces plaisanteries à fleur de peau ; mais où était la comédie populaire ? Le théâtre italien, qui devait être fermé par ordre du lieutenant de police peu d’années après, faisait des efforts pour nous en donner une. Aurait-il ouvert le feu contre les financiers ? En 1689, il risqua une légère ébauche des tripotages d’argent qui commençaient à devenir une industrie. Dans la pièce du Banqueroutier, qui fait partie du recueil de Gherardi, tira personnage du nom de Persillet, au moment de suspendre ses paiemens, se fait prêter un million par de pauvres dupes qui viennent le supplier de vouloir bien prendre leur argent. Cette somme lui est nécessaire pour placer ses enfans dans de bonnes familles, pour acquérir une maison place Royale, et pour acheter la seigneurie de Heurtebèse. Ce Persillet, devancier de Mercadet et de Robert-Macaire, aïeul bien digne de sa progéniture, n’est pas encore un traitant, mais il est fort près de le devenir. Il se propose d’affermer l’eau de l’Ourcq, qui deviendra pour lui le Pactole. C’est la même année que La Bruyère ajoutait à son chapitre des « biens de fortune » le caractère de cet Ergaste qui mettra un impôt sur l’eau. Ces hardiesses imprévues se cachaient à l’abri des lazzis d’Arlequin. Le peuple seul prenait goût à des peintures qui le vengeaient de ses sangsues, et il fallut un concours très heureux de circonstances pour faire accepter sur la noble scène de la Comédie-Française une satire sérieuse des financiers.

Lesage avait contre cette classe d’hommes la haine du bourgeois qui a gardé les sentimens et même les préjugés du peuple. Il était Breton, et il n’y a pas de province où la bourgeoisie ait conservé plus fidèlement les idées et les passions héréditaires. Indépendance de caractère, fierté du roturier, dédain des parchemins, surtout des titres de noblesse achetés, profond mépris pour la richesse promptement acquise, tout cela compose ce qu’on peut appeler le fond du citadin des villes bretonnes. La trace de ces sentimens est facile à saisir dans Gil-Blas, et à mesure que le héros se corrige et s’épure, il devient de plus en plus bourgeois. À ces qualités héréditaires, il paraît bien que Lesage-ajoutait une aversion particulière pour les traitans, qu’il a vus et pratiqués aussi bien que La Bruyère, et les preuves en sont répandues dans son théâtre. Quand il ne serait pas l’auteur de Turcaret, Crispin rival de son maitre et les pièces qu’il a données au théâtre de la Foire ne laisseraient guère de doute sur ce point. Nul n’était donc mieux préparé que lui pour faire la satire sanglante des financiers.

Le moment n’était pas moins bien choisi que l’auteur était bien armé pour écrire cette comédie. C’était dans l’hiver de 1709, unes de ces années fatales dont notre pauvre et chère France garde le souvenir, au lendemain de Ramillies, à la veille de Malplaquet, quand un froid rigoureux empêchait les arrivages de grains, lorsqu’on mangeait du pain d’avoine à Versailles, et que dans les provinces le peuple périssait de la famine. Des partisans enrichis par la misère générale, engraissés de la substance publique, insultaient par l’étalage de leur or à la détresse de tous, et refusaient de prêter à l’état. Vers le même temps, des marchands de Saint-Malo qui rapportaient du Pérou 30 millions en donnaient la moitié au roi. Tandis que ces braves citoyens sauvaient le pays, un autre Breton vengeait la misère en châtiant les fripons du fouet de sa verve irritée. Le bruit de cette expiation qui les attendait émut les partisans, tout endurcis qu’ils étaient dans leur impudence. Ils offrirent 100,000 francs, si l’auteur retirait sa pièce. Lesage refusa ; il était pauvre pourtant. Réfléchissez à l’impression que dut produire cette comédie : 100,000 francs n’étaient pas trop, et les hommes de finance faisaient encore une bonne affaire. Ne pouvant couper la voie à l’ennemi avec de l’argent, ils s’adressèrent aux ministres. L’œuvre de Lesage n’aurait pas abouti sans la protection du grand dauphin, grâce à qui on obtint qu’elle fût jouée.

Turcaret élève le rôle du financier à la hauteur d’un caractère. Jusque-là, les Bredouille et les Basset n’avaient que le ridicule de la profession, le ridicule le plus superficiel : rien ne manque à Turcaret, et la conception en est générale. Son métier est celui de voleur public. Il prête à usure aux fils de famille, il organise des faillites et a la main dans des banqueroutes. Il exerce une grande influence dans la rue Quincampoix, et fait entrer dans les compagnies des agens qui le mettent de moitié dans leurs escroqueries. Il vend des places dans les directions de finances du royaume et se fait confier les épargnes des petits artisans. Voilà son industrie, et il a des aigrefins tels que M. Rafle pour le seconder dans les basses œuvres de son commerce. C’est un parfait traitant, un partisan authentique ; la preuve en est à la scène cinquième de l’acte III et à la scène sixième de l’acte II, où Lesage a risqué des jeux de mots sur ces deux professions.

Le financier a des prétentions au goût en fait d’art et d’objets de luxe : cela est de tous l’es temps. Turcaret aime la musique, et il est abonné à l’Opéra. Il se connaît surtout en bâtiment, et il construit un hôtel dont le terrain contient 4 arpens, 6 perches, 9 toises, 3 pieds et 11 pouces ; rien n’y manquera, M. Turcaret le ferait plutôt abattre deux et trois fois. Un tel homme n’a garde de faire quelque chose de commun, il se ferait siffler de tous les gens d’affaires. L’argent détruit tous les bons sentimens, il ajoute à la dureté de complexion celle de la condition et de l’état. « Un bon financier, dit La Bruyère, ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfans. » Turcaret ne connaît pas même sa famille ; il laisse sa sœur dans l’abjection, et elle vient faire le métier de revendeuse dans la maison où il est maître et qu’il entretient de ses honteuses prodigalités. Il a relégué sa femme en province, et il lui doit cinq quartiers de sa maigre pension ; il est vrai que cette épouse est digne de son époux et qu’elle court les aventures à Paris. Cependant il tient table ouverte et traite chaque jour quelques beaux esprits, parmi lesquels le poète Gloutonneau, qui n’ouvre la bouche que pour manger, homme bien agréable. Il fait lui-même des vers dont voici un échantillon :


Soyez assurée que mon âme
Conservera toujours une éternelle flamme
Comme il est certain que trois et trois font six.


« Jamais les Voiture ni les Pavillon n’en ont fait de pareils. » Au milieu de ces galanteries, la bassesse première, le valet, percent toujours. Turcaret, trompé par la baronne, a des colères violentes ; il casse les porcelaines, qu’il paiera plus tard avec usure ; puis il fait amende honorable, car il voit moins clair dans les intrigues amoureuses que dans les manœuvres de finances. La bête, le monstre échappé reprend, le frein sous la main caressante de la courtisane, et il est alors plus bridé, plus sanglé, plus aveuglé que jamais. Comment peut finir Turcaret, si ce n’est par la ruine et la prison ? Au dénoûment, l’honnêteté est vengée, la probité, la bonne foi, prennent leur revanche ; mais Lesage est trop philosophe pour s’arrêter à cette conclusion optimiste. Après le maître, il reste le valet. « Voilà le règne de M. Turcaret fini, dit Frontin, le mien va commencer. »

Turcaret est de tous les temps, et c’est pour cela que ce rôle est un caractère de plus dont Lesage a doté notre théâtre. Cependant il n’est pas également saisi et reconnu à tous les momens. Il en est de lui comme de Tartufe, il y a des jours où en voyant l’un ou l’autre on s’écrie d’une voix unanime : « Le voilà ! c’est bien lui ! » C’est qu’alors ils sont à l’ordre du jour. Le public est tout prêt à la révolte contre la tyrannie de l’avarice ou de l’hypocrisie. Pour ne parler que de Turcaret, jamais il ne provoque de rires plus pleins de mépris, ni d’applaudissemens plus vengeurs, que lorsqu’on souffre de l’aspect de ses pareils, et que l’âme de l’honnête homme est indignée des scandales publics de l’argent. En d’autres instans, Turcaret est compris, mais le mépris l’emporte sur la colère : il n’y a pas alors de revanches à prendre. Voilà pourquoi il excite moins de passion. Heureux les temps où cette admirable comédie ne soulève pas des tempêtes de bravos ! Une circonstance ajoute alors au sang-froid, sinon à l’indifférence du public. La pièce est remplie de malhonnêtes gens, et elle devait être ainsi. L’argent que Turcaret vole au public lui est soutiré par la baronne, à qui il est enlevé par le chevalier, pour aboutir par le larcin à grossir la bourse du valet, en train de devenir à son tour Turcaret II. Il faut que Frontin puisse dire dans un de ces courts monologues si rares et si pleins de Lesage : « J’admire le train de la vie humaine ! Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d’affaires, l’homme d’affaires en pille d’autres, cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde. » Voilà où en arrivent les sociétés qui ne sont menées que par l’argent, et il faut plaindre celles qui sont réduites à rire d’un tel état de choses.

D’autres fois il y a trop de pruderie chez les spectateurs pour goûter la rude franchise de cette pièce, écrite par un honnête homme, s’il en fut ; et il ne s’agit pas seulement de la corruption de la baronne, du chevalier, du laquais, de la soubrette. Les hommes d’argent ne sont plus ni si grossiers ni si dupes. Ils font des coups de bourse avec délicatesse, ils ont les mêmes accointances, mais ils ne se laissent pas voler si facilement. On sort du théâtre la conscience tranquille, se croyant beaucoup meilleur que ces gens-là, et l’on s’en va disant que la pièce de Turcaret a vieilli, que les mœurs en sont exagérées. Le gros du public, se laissant gagner par l’hypocrisie des mœurs, répète machinalement le thème convenu, déconcerté qu’il est du succès peu bruyant d’un de nos chefs-d’œuvre. D’ailleurs il n’y a plus de fermiers-généraux, plus de traitans, plus de partisans, et cela suffit à beaucoup d’esprits superficiels pour que la pièce n’ait pas d’applications. De cette opinion à celle que les Turcarets sont une espèce perdue, il n’y a que la main.

La pièce de Lesage fut une heureuse échappée de la pensée populaire, une revanche en passant de la colère des classes inférieures. Traduire sur la scène d’un théâtre aristocratique d’aussi puissans personnages que ceux qui avaient en main tout l’argent de la France, c’était une surprise, un coup de hardiesse qui ne pouvait se répéter deux fois. La Comédie-Française se garda bien d’y revenir. Les Italiens eux-mêmes ne représentèrent désormais que des financiers radoucis, pâles copies des Bredouille et des Basset. Les Boissy, les Legrand, les Saint-Foix, se chargèrent de leur en fournir. Rien n’est plus fade que ce rôle dans sa décadence. Il prit la place des Gérontes amoureux et morfondus : un Crésus chargé de clinquant qui malgré ses cadeaux est repoussé avec perte, qui prétend jeter le mouchoir à toutes les belles et qui est réduit à le ramasser piteusement, tel est le fond perpétuel de ces misérables héritiers de Turcaret. Brave Lesage, où étais-tu donc ? L’auteur de la meilleure comédie que nous ayons elle après Molière était obligé de travailler pour les petits théâtres. Les comédiens du roi le décourageaient par leur indifférence ou leurs lenteurs calculées : leurs cartons, moins dédaigneux aujourd’hui, gardaient les pièces reçues d’un Lesage, d’un Piron, dix et quinze ans ; mais il y avait une fibre populaire dans le talent de Lesage. Il croyait qu’on peut avoir de l’esprit même sur les tréteaux, Était-il éconduit du Théâtre-Français, il se rejetait sur celui de la Foire. Celle-ci venait-elle à manquer à son infatigable industrie, il se rabattait sur les marionnettes. Après tout, c’étaient toujours des comédiens, et qui valaient souvent les autres : la ficelle faisait toute la différence. Il aimait les petites scènes libres et sans prétentions : elles se prêtaient naturellement à sa manière facile et rapide. Point de liaisons languissantes, ni d’enchaînemens d’aucune sorte ; des situations précises et courtes, simplement juxtaposées, des esquisses légères qui se succédaient au hasard.

Lesage devinait le théâtre de vaudeville de notre temps ; il rêvait un art populaire, et ses efforts souvent heureux attiraient l’attention. Si nous avions eu la liberté, un théâtre original était sur le point de naître de ces tentatives en face du théâtre traditionnel épuisé. Avec la liberté, il se serait bien vite dégagé de ses lazzis, de ses masques et de ses costumes d’au-delà des Alpes ; mais le privilège était si puissant que la scène populaire ne put obtenir de vivre. On la contraignait de garder la partie italienne des dialogues ; bientôt on lui retrancha les intermèdes français ; un autre jour, on supprima les dialogues, et il fallut que la Foire trouvât le moyen avec le seul monologue d’amuser ses spectateurs. Plus tard, on ne lui laissa que la pantomime. Il y avait dans les pauvres acteurs une telle énergie, une telle force de vie et de résistance, qu’ils remplacèrent les paroles par des écriteaux qui descendaient de la voûte. Aussi jamais comédiens ne se virent récompensés par une telle faveur de leur public. Comme les écriteaux étaient rédigés en couplets, les spectateurs, devenus exécutans, chantaient à l’unisson ce que les acteurs, devenus muets par ordre, ne pouvaient plus débiter. On ne sait, en lisant les annales de ces humbles scènes, ce qu’il faut le plus admirer du zèle ou de la patience de nos bons aïeux. Ces tracasseries, qui n’avaient d’autre source que la jalousie des grands théâtres, ne s’arrêtèrent pas là : il fallut clore la Foire ; ces tréteaux où s’essayait une comédie modeste furent renversés. « Elle commençait à intéresser les honnêtes gens, » dit la préface du recueil de Lesage et Dorneval ; « ils trouvaient dans ce spectacle un ingénieux mélange de tous les autres ensemble, Aussi n’a-t-elle point fini faute de spectateurs. » Nous sommes fiers avec raison de notre théâtre national, mais nous oublions trop qu’il ne devint grand qu’à l’aide d’un peu de liberté, et que sa décadence a commencé lorsque le privilège fut sans limite et sans contre-poids.

C’est dans cette pauvre enceinte élevée par quelques auteurs obscurs, excepté un, que se réfugia la satire populaire. On y continua par momens la guerre aux maltôtiers, une guerre de tirailleurs, car les combats en règle auraient fait fermer immédiatement les baraques on tâchait de vivre cet art fait pour le peuple. Lesage s’y était transporté avec armes et bagages ; grâce à la simplicité du lieu, il put décocher aux financiers ce qui restait de flèches dans son carquois.

N’est-il pas curieux de le retrouver ajoutant une sorte de supplément à son Turcaret, treize ans après la représentation de sa comédie ? Dans une des pièces écrites par lui, au moins en collaboration, pour le théâtre populaire, dans la Foire des fées, il y a un cocher, un fiacre, comme on disait alors, qui pourrait représenter M. Turcaret après sa déconfiture. C’est un échantillon de ces enrichis, de ces champignons de la rue Quincampoix, qui ont rendu gorge par les soins du gouvernement de la régence. Il était devenu riche une nuit que deux actionnaires en bonne fortune avaient oublié leur portefeuille dans sa voiture. Oh ! l’heureux temps que celui où il disparut de l’écurie, et reparut changé en fameux négociant !

« On désertait tous les quartiers pour se rendre dans une rue trop célèbre. Les procureurs quittaient le château, et la veuve et l’orphelin étaient tranquilles. Les médecins abandonnaient les malades, et les malades guérissaient. Les poètes négligeaient l’Opéra, et l’Opéra ne s’en trouvait que mieux. Nous étions un tas de nouveaux riches qui composaient un monde à part Nous vidions les magasins, nous nous emparions des châteaux, et nous enlevions au public les beautés vagabondes pour partager avec elles notre prospérité. »

Il a perdu ses millions, certaines gens les lui ont ôtés, qui ont voulu savoir d’où ils venaient, des gens bien curieux qui remontaient à la source de tout ; mais comment retrouver cette source ? Les richesses des Turcarets leur ressemblent ; elles sont sans origine. Ces curieux sont les membres des chambres de justice établies par le régent ; il fallait bien un petit bout de flatterie pour servir de rançon à la satire. Il est vrai que son altesse le régent, dont les comédiens italiens par extraordinaire jouaient cette pièce à la foire Saint-Laurent, aurait pu faire mieux que de contraindre les fripons à rendre gorge : c’était de ne pas commencer par leur donner carrière.

Ces silhouettes, lestement enlevées, tenaient tant bien que mal entre elles par un fil qui n’était pas moins léger. On en peut juger par la pièce d’Arlequin traitant. Le héros du drame est entraîné dans les enfers en vertu d’un pacte que, pour devenir riche, il avait signé à Belphégor ; Il s’échappe, et Pluton renonce à le poursuivre, disant que le fripon ne souffrira pas sur la terre de moindres supplices, puisque l’on est « dans un temps contraire à la finance. » Encore une preuve que ces libertés de la scène populaire devaient être rachetées par un hommage aux ministres. Notre pays n’en avait pas d’autre, et de là lui vient l’habitude de se moquer et de rire après coup, de s’amuser aux couplets satiriques et aux caricatures avec autorisation du gouvernement. Ce n’est donc pas tout à fait pour ses audaces que ce petit théâtre mérite l’attention ; mais il se chargeait d’une besogne devant laquelle reculait un art plus noble, celle de venger la morale publique, et il faisait cause commune avec le peuple, qui souffrait le plus des grands coups de la hauts friponnerie. Échappé aux griffes de Belphégor, le financier ne perdra rien pour attendre, ni les spectateurs non plus ; il est arrêté par un exempt et mis à la chaîne pour aller ramer sur les galères du roi. Ce vulgaire canevas est rempli par des peintures de mœurs, qui en font l’unique mérite. C’est une revue que le traitant fait de ses commis dans ses bureaux, une séance avec le d’Hozier du temps qui travaille à ses armoiries, une audience donnée à une femme pour éloigner le mari, une discussion avec un de ses collègues dans laquelle ils se reprochent leurs voleries, les bateaux naufragés à bon escient, les sacs d’argent donnés pour des sacs d’or, et autres industries de cette sorte. Parmi tous ces détails, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que le traitant est partout considéré comme l’ennemi spécial du peuple. Il ne s’attaque pas aux riches ; il ne prend pas où il y a beaucoup. Il vole les petits ; comme son collègue s’excuse, parce qu’il n’a jamais pillé que des gens à leur aise, il fait fi de ces exploits faciles.

Oh ! voilà de belles prouesses !
N’ai-je pas, moi, mieux mérité ?
J’ai puisé toutes mes richesses
Dans le sein de la pauvreté.


Et quand il revient du fond du Tartare :

Ma foi, monsieur Belphégor,
Vous perdez votre capture,
Et je vais au peuple encor
Donner de la tablature.

Les vers chantés sur les tréteaux étaient de pauvre poésie : ceux de Lesage ne sortaient pas beaucoup de la foule des autres ; avec infiniment d’esprit, il n’était pas poète, et pourtant il a fait cent une de ces pièces populaires. Il fallait vivre, et, quand on a refusé une fortune honnête pour conserver au théâtre la comédie où l’on a mis tout son talent et son cœur, on a le droit de se consoler de n’être pas de l’Académie française, et de mépriser les moqueries de J.-B. Rousseau. Lesage survécut au théâtre de la Foire, sacrifié non pour ses témérités, mais tout simplement parce qu’il nuisait aux recettes des théâtres plus grands. L’auteur de Turcaret avait pressenti le goût de notre temps pour les genres dramatiques inférieurs. Il aurait créé la comédie-vaudeville, si le privilège n’avait pas été enraciné dans nos habitudes, surtout dans nos mœurs littéraires. Quand elle reparut avec la permission de l’autorité, la scène populaire était livrée au genre poissard et aux compositions de Vadé, qui ne suscitèrent jamais ni les ombrages du ministère, ni les jalousies de la haute comédie : il est vrai que leur unique tort était de corrompre le goût et les mœurs du peuple.

Voltaire cite les financiers en preuve des services que rend la comédie. Il a raison, s’il ne s’agit que des ridicules ; le théâtre les avait corrigés, non pas tous, s’il en faut croire les peintures qu’en fait Marivaux dans son Paysan parvenu, mais en majorité. Paris-Duverney enrichit l’auteur de la Henriade, La Popelinière avait pour pensionnaire Marmontel, Bouret combla les gens de lettres et les artistes de ses attentions et de ses bienfaits : aussi l’encens ne leur fît pas défaut ; seulement leur luxe fut un exemple funeste et leur fortune colossale, qui n’assurait pas toujours leurs créanciers contre la banqueroute, avait, après tout, pour origine quelque entreprise de vivres ou quelque fourniture. C’étaient des petits-maîtres, des seigneurs, honorés de la visite royale ; mais au fond, sous le vernis de leurs belles manières, n’étaient-ils pas les arrière-neveux de Turcaret ? Ils ne se souillaient pas les mains dans de sales affaires ; ils mettaient des gants pour faire violence au trésor public. Ils eurent le bonheur ou l’habileté de passer pour les bienfaiteurs de la nation. Le théâtre garda le silence sur leur compte, ou, s’il s’occupa d’eux, ce fut pour célébrer leur générosité. Beaumarchais, dans son drame des Deux Amis, n’a pas réuni moins de quatre hommes d’affaires et d’argent, deux fermiers-généraux, un riche négociant et un caissier, et il les a ornés de toutes les vertus. Jamais les finances du pays n’avaient été en plus pitoyable état, jamais les hommes qui en disposaient n’avaient eu plus de crédit. Je ne connais pas de preuve plus forte de la puissance de l’argent au siècle dernier. C’est la conclusion édifiante de l’histoire des financiers dans notre ancien théâtre.


Louis ETIENNE.