Les Historiettes/Tome 3/9

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 46-84).


MESDAMES DE ROHAN.


Madame de Rohan[1], mère du premier duc de Rohan[2], qui a tant fait parler de lui, étoit de la maison de Lusignan, d’une branche qui portoit le nom de Parthenay. C’étoit une femme de vertu, mais un peu visionnaire. Toutes les fois que M. de Nevers, M. de Brèves et elle se trouvoient ensemble, ils conquêtoient tout l’empire du Turc[3]. Elle ne vouloit point que son fils fût duc, et disoit le cri d’armes de Rohan :

Roi, je ne puis,
Duc, je ne daigne,
Rohan je suis.

Elle avoit de l’esprit et a écrit une pièce contre Henri IV, de qui elle n’étoit pas satisfaite je ne sais pourquoi, où elle le déchire en termes équivoques, Comme ce prince n’a rien d’humain, etc. Elle a été de plusieurs cabales contre lui.

Elle avoit une fantaisie la plus plaisante du monde : il falloit que le dîner fût toujours prêt sur table à midi ; puis quand on le lui avoit dit, elle commençoit à écrire, si elle avoit à écrire, ou à parler d’affaires ; bref, à faire quelque chose jusqu’à trois heures sonnées : alors on réchauffoit tout ce qu’on avoit servi, et on dînoit. Ses gens, faits à cela, alloient en ville après qu’on avoit servi sur table. C’étoit une grande rêveuse. Un jour elle alla pour voir M. Deslandes, doyen du parlement ; madame Des Loges étoit avec elle, et en attendant qu’il revînt du Palais, elle se mit à travailler et à rêver en travaillant ; elle s’imagine qu’elle est chez elle, et quand on lui vint dire que M. Deslandes arrivoit : « Hé, vraiment, dit-elle, il vient bien à propos. Hé ! monsieur, que je suis aise de vous voir ! Hé ! quelle heure est-il ? Il faut, puisque vous voilà, que nous dînions ensemble. — Madame, vous me faites trop d’honneur, » dit le bon homme, qui aussitôt envoya à la rôtisserie. Enfin on sert, elle regarde sur la table. « Mais, mon bon ami, vous ferez méchante chère aujourd’hui. » Madame Des Loges eut peur qu’elle ne continuât sur ce ton-là, elle la tire. « Hé ! où pensez-vous être ? lui dit-elle. » Madame de Rohan revint, et lui dit en riant : « Vous êtes une méchante femme de ne m’en avoir pas avertie de meilleure heure. » Elle dit, pour s’en aller, qu’elle étoit conviée à dîner en ville.

Son fils (M. de Rohan, père de madame de Rohan la jeune[4] étoit sans doute un grand personnage. Il n’avoit point de lettres, cependant il a bien fait voir qu’il savoit quelque chose ; on a deux ou trois ouvrages de lui : le Parfait capitaine, les Intérêts des princes et ses Mémoires[5] : on a dit que ce n’étoit pas un fort vaillant homme, quoiqu’il ait toute sa vie fait la guerre, et qu’il soit mort à une bataille. On en fait un conte : on disoit que de frayeur il sella une fois un bœuf au lieu d’un cheval, et on l’appela quelque temps le bœuf sellé ; cependant il payoit de sa personne quand il le falloit.

Dans son Voyage d’Italie, il y a une terrible pointe : il parle d’un homme de fortune qui étoit à la cour d’Angleterre ; on l’accusoit de venir d’un boucher. « On ne peut pas dire, dit-il, qu’il ne vienne de grands saigneurs. » En parlant de la Villa Ciceronis, qui est au royaume de Naples, il met : « La métairie de Cicéron où il composa le plus beau de ses ouvrages, et entre autres le Pandette[6]. » Quelque sot d’Italien lui avoit dit cela, et il l’a pris pour argent comptant. Voilà ce que c’est que de ne montrer pas ses ouvrages à quelque honnête homme !

Il eut dessein une fois d’acheter du Turc l’île de Chypre, et d’y mener une colonie. Il alloit pour faire un parti, à ce qu’on dit, avec le duc de Weimar, quand il fut blessé à la bataille de Reinfelden que donna ce duc, et après il mourut de sa blessure. C’étoit un petit homme de mauvaise mine. Il épousa mademoiselle de Sully qu’elle étoit encore enfant[7] ; elle fut mariée avec une robe blanche, et on la prit au col pour la faire passer plus aisément. Dumoulin, alors ministre à Charenton, ne put s’empêcher, car il a toujours été plaisant, de demander, comme on fait au baptême : « Présentez-vous cet enfant pour être baptisé ? » On leur fit faire lit à part ; mais elle ne s’en put tenir long-temps ; et quand on vint dire à M. de Rohan que sa femme étoit accouchée, il en fut surpris, car à son compte cela ne devoit pas arriver si tôt. On m’a dit que ce fut Arnauld du Fort, depuis mestre de camp des carabiniers, qui en eut les prémices. Le maréchal de Saint-Luc est apparemment celui qui l’a mise à mal, si quelque suivant n’a passé devant lui ; car, pour des valets, elle a toujours dit, en riant, qu’elle n’étoit point valétudinaire. (On appelle valétudinaires celles qui se donnent à des valets.)

La galanterie qui a fait le plus de bruit, c’est celle qu’elle fit avec M. de Candale ; il n’étoit pas bien fait de sa personne, mais il avoit beaucoup d’esprit et étoit fort agréable : ce n’étoit ni un brave ni un grand capitaine. Madame de Rohan étoit très-jolie, et avoit quelque chose de fort mignon ; d’ailleurs née à l’amour plus que personne du monde, et qui disoit les choses fort plaisamment. M. de Saint-Luc en étoit en possession, quand M. de Candale vint à la cour. La grandeur du père faisoit qu’on le regardoit comme une illustre conquête : elle lui fit toutes les avances imaginables. Lorsqu’il fut marié, elle le brouilla avec sa femme, et fut cause qu’il se démaria. Sa femme lui offrit le congrès, il ne voulut pas l’accepter ; ensuite madame de Rohan lui fit changer de religion. Il y avoit souvent noise entre eux, et quand il fut revenu à l’Église romaine, il dit à madame Pilou : « Qu’il n’y avoit point de mauvais offices que madame de Rohan ne lui eût rendus. Elle m’a mis mal, disoit-il, avec le Roi, avec mon père et avec Dieu, et m’a fait mille infidélités ; cependant je ne m’en saurois guérir. » Il laissa tout son bien à mademoiselle de Rohan, aujourd’hui madame de Rohan, qui ne le voulut point accepter. Guitaut, depuis capitaine des gardes de la Reine-mère, vengea M. de Saint-Luc, à qui il avoit été, car il coucha avec elle, et puis la battit bien serré dans un démêlé qu’ils eurent ensemble. Madame Pilou lui débaucha feu d’Aumont, cadet du maréchal d’aujourd’hui, et le maria ; elle lui débaucha aussi Miossens, mais madame de Rohan n’en a rien su, et elle le maria comme l’autre. Un jour elle égratigna Miossens, car, ayant appris qu’il avoit été au bal au Louvre, au sortir de chez elle, quoiqu’elle le lui eût défendu, elle l’alla battre et égratigner dans son lit. De dépit, il entendit à la proposition que madame Pilou lui fit.

Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, comme des ambassadeurs d’Angleterre lui eussent demandé : « Qui est cette dame-là ? (C’étoit madame de Rohan.) — C’est le docteur, répondit-il, qui a converti M. de Candale ; » car, pour fortifier le parti des Huguenots, elle fit changer de religion à M. de Candale, qui n’y demeura guère. Théophile fit une épigramme sur cela, qui est dans le Cabinet satirique. L’épigramme qui dit :

Sigismonde est la plus gourmande, etc.,


est faite aussi pour elle : elle n’est pas imprimée.

M. de Candale avoit amené deux ou trois capelets de Venise à Paris ; lui et Ruvigny en trouvèrent une fois un couché avec une g.... dans la Place Royale. Ruvigny lui dit : « Je te donne un écu d’or si tu la veux baiser, demain, en plein midi, dans la place. » Il le promit, et, comme il étoit après, M. de Candale et Ruvigny et quelques autres firent exprès un grand bruit : toutes les dames mirent la tête à la fenêtre et virent ce beau spectacle.

Avant que de passer plus avant, je dirai ce que j’ai appris pour preuve de ce que je viens de dire. M. de Rohan étoit dans Maubeuge avec dix mille hommes, à la vérité il lui manquoit quelque chose. Le cardinal Infant se va mettre devant la ville. Le cardinal de La Valette s’avançoit (c’étoit à cause de lui que son frère avoit de l’emploi). L’Espagnol lève le siége. Candale et Gassion viennent trouver La Valette ; il veut les renvoyer dans la ville : Gassion se hasarde et est défait ; depuis il y entra peu accompagné ; mais jamais on ne put persuader à Candale d’y aller, à cause d’un pont que les ennemis avoient fortifié et d’un petit camp d’environ deux mille hommes qu’ils avoient entre nous et Maubeuge. Candale fit le malade, et ce fut en vain que le cardinal marcha avec trois à quatre mille hommes, afin que Candale pût se jeter dedans ; l’autre répondit qu’il avoit le frisson. Ruvigny, qui voyoit que le cardinal enrageoit, en parla à Candale, qu’il connoissoit fort : cela ne servit de rien. Le cardinal, pour faire voir que la marche étoit bien faite, voulut pousser plus avant, et alla à une lieue de la ville, où Turenne se joignit à lui, et il eût défait les deux mille hommes des ennemis, sans que Candale pria qu’on ne lui fît pas cette honte. Huit cents de ces deux mille hommes se noyèrent de peur.

Pour revenir à madame de Rohan, un soir qu’elle retournoit du bal, elle rencontra des voleurs ; aussitôt elle mit la main à ses perles. Un de ces galants hommes, pour lui faire lâcher prise, la voulut prendre par l’endroit que d’ordinaire les femmes défendent le plus soigneusement ; mais il avoit affaire à une maîtresse mouche : « Pour cela, lui dit-elle, vous ne l’emporterez pas, mais vous emporteriez mes perles[8]. » Durant cette contestation il vint du monde, et elle ne fut point volée.

Un jour la duchesse d’Halluin[9], fille de la marquise de Menelaye, sœur du père de Gondy, se rencontra avec elle à la porte du cabinet de la Reine, et comme elle la pressoit fort pour entrer la première, madame de Rohan se retira bien loin en disant : « À Dieu ne plaise que, n’ayant ni verge ni bâton, j’aille me frotter à une personne armée. » Car cette femme toute contrefaite avoit un corps de fer ; et puis elle avoit été femme de M. de Candale, et s’étoit démariée d’avec lui. On dit qu’un jour d’Halluin, depuis monsieur le maréchal de Schomberg, demanda à M. de Candale pourquoi il s’étoit démarié : « C’est, dit-il, que madame couchoit avec tel et tel de mes gens. » M. d’Halluin s’en voulut fâcher : « Tout beau, dit-il, tout cela est sur mon compte, vous n’y avez rien à dire. »

Il y avoit chez M. de Bellegarde la peinture d’un… pétrifié, et un sonnet au-dessous qu’Yvrande avoit fait ; il est dans le Cabinet satirique. Madame de Rohan mit la main devant ses yeux pour ne pas voir la peinture ; mais par-dessous elle lisoit les vers en disant : « Fi ! fi ! »

Quelque benêt, la consolant de la mort de M. de Soubise, dont elle ne se tourmentoit guère, lui dit une stance de Théophile, où il y a :

Et dans les noirs flots de l’oubli,
Où la Parque l’a fait descendre,
Ne fût-il mort que d’aujourd’hui,
Il est aussi mort qu’Alexandre.

Elle acheva la stance en l’interrompant :

Et me touche aussi peu que lui.

Il y a :

Et te touche, etc.

Madame de Rohan a eu toujours la vision de se faire battre par ses galants ; on dit qu’elle aimoit cela, et on tombe d’accord que M. de Candale et Miossens[10] l’ont battue plus d’une fois. Voici ce que j’ai ouï conter de plus plaisant de M. de Candale et d’elle. « Deux autres seigneurs et deux autres dames, dont je n’ai pu savoir le nom, avoient fait société avec eux, et une fois la semaine ils faisoient tour-à-tour comme des noces d’une de ces dames avec son galant. Un jour qu’ils étoient allés à Gentilly, M. de Candale et madame de Rohan se séparèrent des autres et entrèrent dans une espèce de grotte. Quelques grands écoliers qui étoient allés se promener dans la même maison les aperçurent en une posture assez déshonnête : ils la voulurent traiter de gourgandine, et M. de Candale, n’ayant point le cordon bleu, ne pouvoit leur persuader qu’il fût ce qu’il étoit. On n’a jamais su au vrai ce qui en étoit arrivé ; et, pour faire le conte bon, on disoit qu’elle y avoit passé, mais qu’elle n’en avoit point voulu faire de bruit. Cette femme, en un pays où l’adultère eût été permis, eût été une femme fort raisonnable ; car on dit, comme elle s’en vante, qu’elle ne s’est jamais donnée qu’à d’honnêtes gens ; qu’elle n’en a jamais eu qu’un à la fois, et qu’elle a quitté toutes ses amourettes et tous ses plaisirs quand les affaires de son mari l’ont requis. Elle a cabalé pour lui et l’a suivi en Languedoc et à Venise, sans aucune peine. »

Madame et mademoiselle de Rohan et M. de Candale étoient à Venise quand madame de Rohan se sentit grosse. Elle fit si bien qu’elle eut permission de venir à Paris ; car elle cacha cette grossesse, comme vous verrez par la suite ; et il y a toutes les apparences du monde que son mari ne lui touchoit pas, autrement elle ne se fût pas mise en peine de cela. Ce n’est pas qu’il s’en souciât autrement, car Haute-Fontaine ayant voulu sonder s’il trouveroit bon qu’on lui parlât des comportements de sa femme, il lui fit sentir que cela ne lui plairoit pas.

À Paris, madame de Rohan se tenoit presque toujours au lit. M. de Candale, qui étoit aussi revenu, étoit toujours auprès d’elle : elle envoyoit mademoiselle de Rohan sans cesse se promener avec Rachel, sa femme-de-chambre. Madame de Rohan, étant accouchée, l’enfant fut porté chez une madame Milet, sage-femme, après avoir été baptisé à Saint-Paul, et nommé Tancrède le Bon, du nom d’un valet-de-chambre de M. de Candale.

Or, dès Venise, Ruvigny, fils de Ruvigny qui commandoit sous M. de Sully, dans la Bastille, étant comme domestique de la maison, et y trouvant une grande licence, à cause de M. de Candale, se mit à badiner avec mademoiselle de Rohan, qui n’avoit alors que douze ans.

 ....... Mais aux âmes bien nées,
La vertu n’attend pas le nombre des années[11].


Cela dura jusqu’à l’âge de quinze ans, qu’à Paris il en eut tout ce qu’il voulut. Ruvigny étoit rousseau, mais la familiarité est une étrange chose ; puis il étoit en réputation de brave. Il s’étoit trouvé par hasard à Venise, cherchant la guerre ; il étoit allé à Mantoue ; là, Plassac, frère de Saint-Prueil, brave garçon, mais qui, avant de mettre l’épée à la main, avoit un tremblement de tout le corps, eut querelle. Ruvigny le servit et eut affaire à Bois-d’Almais, un bravissime, qui avoit disputé la faveur de M. Puy-Laurens[12] ; Ruvigny le tua, mais il reçut un grand coup d’épée au côté. M. de Mantoue, qui avoit logé tous les cavaliers françois dans son palais, par bienséance, pria le blessé de se faire porter dans une maison de la ville ; mais il lui envoya son chirurgien. Il y avoit alors des comédiens à Mantoue. Vis-à-vis de cette maison logeoit le Pantalon de cette troupe, dont la femme étoit fort jolie et de fort bonne composition. De son lit, Ruvigny la voyoit à la fenêtre. Dès qu’il put sortir, il y alla : dans trois jours l’affaire fut conclue, et ils en vinrent aux prises. Ruvigny fut malade trois mois de cette folie. Guéri, M. de Candale le fit aller à Venise pour faire une compagnie de chevau-légers : cela fut cause qu’il ne se trouva pas au siége de Mantoue.

Il ne mettoit pas mademoiselle de Rohan en danger de devenir grosse. Regardez quelle bonne fortune il avoit là ! Soigneux de la réputation de la belle, il prenoit garde à tout ; et il fut long-temps sans qu’on se doutât de rien, à cause, comme j’ai dit, qu’il étoit en quelque sorte de la maison. L’été, il alloit à l’armée par honneur ; cela le faisoit enrager d’être obligé de quitter. Ce commerce dura près de neuf ans.

Cette Rachel, dont nous avons parlé, s’étoit doutée de la grossesse de madame de Rohan, et long-temps après elle découvrit que l’enfant avoit été mené en Normandie, auprès de Caudebec, chez un nommé La Mestairie, père du maître d’hôtel de madame de Rohan. Mademoiselle de Rohan en parle à Ruvigny, qui, sous des noms empruntés, consulte l’affaire : il trouve qu’étant né constant le mariage, il seroit reconnu si on avoit la hardiesse de le montrer. Il lui dit que si elle veut l’envoyer aux Indes, il en prendra le soin ; après il communique la chose à Barrière[13], leur ami commun, qui avoit une compagnie au régiment de la marine, et ce régiment étoit en garnison vers Caudebec. Ruvigny lui donne trois hommes affidés, mais qui pourtant ne savoient point qui étoit cet enfant : il prend, avec cela, quelques soldats ; ils enfoncent la porte de la maison, et enlèvent Tancrède, âgé alors de sept ans. On le mène en Hollande. Là, Souvetat, frère de Barrière, capitaine d’infanterie au service des États, le reçoit et le met en pension comme un petit garçon de basse naissance. Je mettrai l’histoire de Tancrède[14] tout de suite. Quelques années après, mademoiselle de Rohan fut si étourdie qu’elle conta cette histoire à M. de Thou, comme pour lui en demander conseil. Il se moqua de la frayeur qu’elle en avoit, et cela fut cause que sur la fin elle négligea de payer sa pension, bien loin de l’envoyer aux Indes. M. de Thou, qui ne taisoit que ce qu’il ne savoit pas, l’alla, dès le jour même, conter à madame de Montbazon, qui y avoit intérêt à cause de la maison de Rohan, dont étoit M. de Montbazon. Barrière y étant allé : « Ah ! petit Menin, lui dit-elle (tout le monde l’appeloit ainsi), vous faites bien le fin ! » et lui conta tout. Il le nia. « Je le sais, dit-elle, de M. de Thou, à qui mademoiselle de Rohan l’a dit. » Barrière rapporte cela à Ruvigny, qui en gronda fort mademoiselle de Rohan. M. de Thou ne lui voulut jamais avouer ; mais elle le lui avoua. Ce Saint-Jean-Bouche-d’Or ne se contenta pas de cela ; il le dit à plusieurs personnes et même à la Reine. Ainsi cela vint à madame de Lansac, qui le dit à madame de Rohan, quand sa fille fut mariée avec Chabot. M. de Candale donna à madame de Rohan, par son testament, ce qu’il put.

Revenons à mademoiselle de Rohan. Le mépris avec lequel elle traitoit sa mère l’avoit mise en une telle réputation de vertu qu’on croyoit que c’étoit la pruderie incarnée. Pour une petite personne, on n’en pouvoit guère trouver une plus belle avant la petite-vérole. Elle étoit fière ; elle étoit riche ; elle étoit d’une maison alliée avec toutes les maisons souveraines de l’Europe. Cela éblouissoit les gens. On la prenoit fort pour une autre, et jamais personne n’a eu de la réputation à meilleur marché ; car elle a l’esprit grossier, et ce n’étoit à proprement parler que de la morgue. Le premier avec qui on proposa de la marier, ce fut M. de Bouillon ; mais elle tenoit cela au-dessous d’elle.

Comme M. le comte de Soissons étoit à Sédan, on lui parla d’épouser mademoiselle de Rohan ; que c’étoit le moyen, disoit-on, de grossir son parti, en y attirant M. de Rohan, et peut-être ensuite les huguenots. En effet, M. le comte envoya un gentilhomme, nommé Mézière, à Paris, qui avoit ordre d’aller d’abord chez madame de Rohan, et de lui dire que M. le comte vouloit s’approcher d’elle, le plus près qu’il lui seroit possible, et autres termes semblables, qui faisoient assez entendre la chose ; mais il n’alla chez madame de Rohan qu’après avoir été partout où il avoit affaire, de sorte qu’étant pressé de partir, on n’eut pas le temps de rien traiter avec lui. On proposa la chose à M. le duc de Rohan, qui, alors, s’étoit retiré à Genève, sans expliquer si sa fille se feroit catholique ou non. Il en étoit ravi, et alloit pour faire que le duc de Weimar se joignît à M. le comte, quand au combat de Rheinfelden il fut blessé, comme j’ai dit, et mourut.

Le mécontentement de M. de Rohan venoit de ce qu’ayant demandé des dragons que Ruvigny devoit commander, on les lui refusa, et que faute de vingt mille écus on laissa périr ses troupes dans la Valteline. Le père Joseph et Bullion, qui ne vouloient point que le cardinal de Richelieu le mît dans le conseil, comme il en avoit le dessein, lui firent ce vilain tour. Mademoiselle de Rohan ne voulut point entendre à l’aîné de Nemours ; elle prétendoit à plus que cela : d’un autre côté, M. de Nemours alla prier mademoiselle de Rambouillet de savoir, par le moyen de madame d’Aiguillon, si le cardinal, qui avoit témoigné avoir quelque intention de faire ce mariage, le vouloit faire simplement pour le marier avantageusement ou pour quelque intérêt d’État ; et, ayant été assuré qu’il n’y avoit nulle politique à cela, il ne s’y échauffa pas autrement. Elle disoit, en ce temps-là, que M. de Longueville, qui étoit demeuré veuf, étoit son pis-aller : elle prétendoit au duc de Weimar. Depuis la petite-vérole, qui ne l’a point embellie, on parla encore de M. de Nemours. Chabot étoit déjà fort bien avec elle, mais cela n’avoit pas éclaté.

Jusques à un an après la naissance du Roi, personne n’avoit eu aucun soupçon de mademoiselle de Rohan. Sillon, en prose, Gombauld et autres, en vers, se tuoient de chanter sa vertu.

Le premier qui se douta de la galanterie de Ruvigny, ce fut M. de Cinq-Mars, depuis M. le Grand. Madame d’Effiat lui ayant fait un si grand affront que de croire qu’il vouloit épouser Marion de l’Orme, et d’avoir eu des défenses du parlement, il sortit de chez elle et alla loger avec Ruvigny, vers la Culture-Sainte-Catherine. Presque toutes les nuits, il alloit donner la sérénade à Marion. Il remarqua que Ruvigny s’échappoit souvent, et que, quoiqu’il ne fût revenu qu’à une heure après minuit, il sortoit pourtant à sept heures du matin, et étoit toujours ajusté. Si c’étoit pour la mère, disoit-il en lui-même, car il savoit bien où il alloit, souffriroit-il que Jerzé[15] fût son galant tout publiquement ; il en conclut donc que c’étoit pour la fille, et, pour s’en éclaircir, il dit un jour à Ruvigny : « J’ai pensé donner tantôt un soufflet à un homme pour l’amour de toi ; il disoit des sottises de toi et de mademoiselle de Rohan. » Ruvigny, qui vit où cela alloit, lui répondit : « Tu aurois fait une grande folie ; cela auroit fait bien du bruit pour une chose si éloignée de toute apparence. » Ensuite il lui dit qu’on ne lui faisoit point de plaisir de lui parler de cela ; aussi Cinq-Mars ne lui en parla-t-il jamais depuis.

Jersé, quand il se vit galant, établi et bien payé de la mère, en sema quelque bruit ; car il trouvoit toujours en sortant le soir, bien tard, un laquais de Ruvigny, et ce laquais lui disoit : « Mon maître est là-haut. » Il savoit bien que ce n’étoit pas avec la mère ; il se douta aussitôt de quelque chose. La mère s’en doutoit aussi : les laquais de Ruvigny répondoient franchement, car il ne leur disoit rien de peur qu’ils ne causassent.

Un idiot d’ambassadeur de Hollande nommé Languerac dit un jour naïvement à mademoiselle de Rohan : « Mademoiselle, n’avez-vous point perdu votre pucelage ? — Hélas ! monsieur, dit la mère, elle est si négligente qu’elle pourroit bien l’avoir laissé quelque part avec ses coiffes. »

Enfin, comme toutes choses ont un terme, mademoiselle de Rohan ne s’en voulut pas tenir à Ruvigny seul : elle aimoit à danser ; il n’étoit nullement homme de bal, ni de grande naissance, ni d’un air fort galant. Le prince d’Enrichemont, aujourd’hui M. de Sully, y mena Chabot, son parent et parent de madame de Rohan. Sous prétexte de danser avec elle, car il dansoit fort bien, il venoit quelquefois chez elle le matin. Ruvigny, averti de tout par Jeanneton, la femme-de-chambre, qui n’avoit été en aucune sorte de la confidence que depuis que Chabot commençoit à en conter à mademoiselle de Rohan, encore ne savoit-elle point que sa maîtresse eût été éprise de Ruvigny, mais elle croyoit seulement que ce qu’il en faisoit étoit pour empêcher qu’elle ne fît une sottise ; Ruvigny, voyant que la chose alloit trop avant, lui en dit son avis plusieurs fois. Enfin, elle lui promit de chasser Chabot dans quinze jours : au bout de ce temps-là, c’étoit à recommencer[16]. « Mais, mademoiselle, lui disoit-il, je ne veux point vous obliger à m’aimer toujours, avouez-moi l’affaire ; je ne veux seulement que ne point passer pour votre dupe. — Ah ! répondit-elle, voulez-vous qu’il sache l’avantage que vous avez sur moi ? il le saura si je le fais retirer, car il dira que je n’ai osé à vos yeux en aimer un autre : mais donnez-moi encore deux mois. — Bien, dit-il. » Et pour passer ce temps-là avec moins de chagrin, il s’en alla en Angleterre voir le comte de Southampton, qui avoit épousé madame de la Maison-Fort, sa sœur[17]. Le prétexte fut le duel de Paluau, aujourd’hui le maréchal de Clérambault, qu’il avoit servi contre Gassion, car le cardinal de Richelieu l’avoit trouvé fort mauvais. Au retour, il apporta des bagues de cornaline fort jolies. Mademoiselle de Rohan en prit une ; mais il ne la trouva point convertie, au contraire. À quelque temps de là, il sut par le moyen de Jeanneton qu’elle avoit donné cette bague à Chabot.

Un jour il les trouve tous deux jouant aux jonchets ; il se met à jouer, et voit la bague au doigt de Chabot. Il lui demande à la voir, et se la met au doigt. Chabot la lui redemande : « Je vous la rendrai demain, lui dit-il. J’ai à aller ce soir en compagnie, j’y veux un peu faire la belle main. » Chabot la redemande par plusieurs fois. « Voyez-vous, lui répond Ruvigny, je me suis mis dans la tête de ne vous la rendre que demain. » Enfin, mademoiselle de Rohan la lui demanda, il la lui rendit. Il se retire : mademoiselle de Rohan lui envoie son écuyer à minuit pour le prier de venir parler à elle. « Je serai, répondit-il, demain au point du jour chez elle si elle veut. » L’écuyer revient lui dire que mademoiselle le viendroit trouver s’il n’alloit lui parler. Il y va ; elle le prie de ne point avoir de démêlé avec Chabot : il le lui promet. Quelques jours après il rencontre Chabot sur l’escalier de mademoiselle de Rohan, qui le salue et lui laisse la droite ; lui passe sans le saluer. Chabot fut assez imprudent pour se plaindre de cela à Barrière, qui étoit son parent. Ruvigny nia tout à Barrière qui ne se doutoit encore de rien. Mais mademoiselle de Saint-Louys, sa sœur, alors fille de la Reine, se doutoit bien de quelque chose.

Ruvigny, enragé, s’avisa de faire une grande brutalité ; il leur voulut parler à tous deux, afin qu’ils n’ignorassent rien l’un de l’autre. Un jour, ayant l’épée au côté, il monte[18]. Chabot étoit dans la ruelle avec des gens de la maison ; elle étoit à la fenêtre ; il l’appelle, et tout bas leur dit : « Monsieur, je suis bien aise de vous dire, en présence de mademoiselle, que vous êtes l’homme du monde que j’estime le moins, et à vous, mademoiselle, en présence de monsieur, que vous êtes la fille du monde que j’estime le moins aussi. Monsieur, ayez ce que vous pourrez ; mais vous n’aurez que mon reste ; et vous savez bien, mademoiselle, que j’ai couché avec vous entre deux draps. — Ah ! dit-elle, en voilà assez pour se faire jeter par les fenêtres. — Je n’ai pas peur, répliqua Ruvigny en se reculant un peu, que vous ni lui ne l’entrepreniez. » Chabot ne dit pas une parole. Elle fut assez sotte pour conter tout cela à Barrière, mot pour mot ; Ruvigny le nia et conta la chose tout d’une autre sorte à son ami, et il dit que cela n’a éclaté qu’à cause que Chabot étoit bien aise de la décrier pour la réduire à l’épouser[19]. Depuis cela, les sœurs de Chabot, madame de Pienne leur parente, aujourd’hui la comtesse de Fiesque, et mademoiselle de Haucour servirent Chabot, et, pour le voir plus commodément, mademoiselle de Rohan alla loger chez sa tante mademoiselle Anne de Rohan, bonne fille, fort simple, quoiqu’elle sût du latin et que toute sa vie elle eût fait des vers ; à la vérité ils n’étoient pas les meilleurs du monde.

Sa sœur, la bossue[20], avoit bien plus d’esprit qu’elle : j’en ai déjà écrit un impromptu. Elle avoit une passion la plus démesurée qu’on ait jamais vue pour madame de Nevers, mère de la reine de Pologne. Quand elle entroit chez cette princesse, elle se jetoit à ses pieds et les lui baisoit. Madame de Nevers étoit fort belle, et elle ne pouvoit passer un jour sans la voir ou lui écrire, si elle étoit malade : elle avoit toujours son portrait, grand comme la paume de la main, pendu sur son corps de robe, à l’endroit du cœur. Un jour, l’émail de la boîte se rompit un peu ; elle le donna à un orfèvre à raccommoder, à condition qu’elle l’auroit le jour même. Comme il travailloit à sa boutique, l’émail s’envoila[21], comme ils disent, parce qu’une charrette fort chargée, en passant là tout contre, fit trembler toute sa boutique. Elle y alla pour le ravoir, et fit des enrageries épouvantables à ce pauvre homme, comme si c’eût été sa faute que ce portrait n’étoit pas raccommodé ; on le lui rendit en l’état qu’il étoit, et le lendemain elle le renvoya.

Elle pensa se jeter par les fenêtres quand madame de Nevers mourut, et on dit qu’elle hurloit comme un loup. Quand elle mourut, on l’enterra avec ce portrait. Elle disoit : « Je voudrois seulement être mariée pour un jour, pour m’ôter cet opprobre de virginité. » On dit qu’elle y avoit mis bon ordre.

Miossens[22] cependant avoit succédé à Jersay auprès de madame de Rohan qui le payoit bien. Il ne se contenta pas de cela ; c’est un garçon intéressé : ce fut lui qui porta madame de Rohan à faire une donation générale à sa fille, moyennant douze mille écus de pension tous les ans : il le faisoit, parce qu’il y avoit cinquante mille écus d’argent comptant dont il vouloit s’emparer. En effet, ces cinquante mille écus étant demeurés à la mère, elle lui acheta une compagnie aux gardes, du prix de laquelle il eut ensuite la charge de guidon des gendarmes ; puis, le maréchal de L’Hôpital ayant vendu sa lieutenance à Saligny, Miossens devint enseigne en payant le surplus de ce qu’il tira de la charge de guidon. Depuis, en 1657, il est devenu lieutenant, et après maréchal de France.

Quand cette donation se fit, il y avoit dans la maison cent dix mille livres de rente en fonds de terre (mais en quelles terres !) outre les meubles et les cinquante mille écus. Miossens n’attendit pas son congé, comme Jersay ; il se maria avec mademoiselle de Guenegaud. Quand madame de Rohan vit cette infidélité, elle envoya chercher Le Plessis-Guenegaud, alors trésorier de l’Épargne, frère de la demoiselle, et lui dit qu’il prît bien garde à qui il donnoit sa sœur ; que Miossens étoit un perfide qui les tromperoit ; qu’il n’avoit rien ; que ce n’étoit qu’un misérable cadet ; que sa charge n’étoit point à lui, qu’elle lui en avoit prêté l’argent ; qu’il étoit vrai qu’elle n’en avoit point de promesse, mais qu’elle l’alloit obliger à faire un faux serment, et qu’au moins elle auroit la satisfaction de le faire damner.

On peut dire que madame de Rohan est celle qui a commencé à faire perdre aux jeunes gens le respect qu’on portoit autrefois aux dames, car, pour les faire venir toujours chez elle, elle leur a laissé prendre toutes les libertés imaginables.

Quoique veuve, elle tenoit table et avoit toujours quelque belle voix ; il y avoit tous les jours chez elle sept ou huit godelureaux tout débraillés, car ces hommes étoient presque en chemise de la manière qu’ils étoient vêtus. Depuis on n’a pas tiré sa chemise sur ses chausses, comme on faisoit alors. Ils se promenoient en sa présence, par la chambre ; ils rioient à gorge déployée, ils se couchoient ; et, quand elle étoit trop long-temps à venir, ils se mettoient à table sans elle.

La retraite de mademoiselle de Rohan chez sa tante parut aux gens qui ne savoient pas l’affaire, une résolution digne du courage et de la vertu de mademoiselle de Rohan. La cabale de Chabot eut désormais ses coudées franches[23]. Les femelles étoient toutes ou ses sœurs ou ses parentes : elles étoient toujours dans l’adoration. On les surprit un jour qu’elle étoit comme Vénus, et les autres comme les Grâces à ses pieds. Il y avoit un cabinet tout tapissé, par haut et par bas, de moquette : c’étoit là que la société faisoit ses conversations ; on équivoquoit sur le mot de moquette, qui est à double entente, et on appeloit cette cabale la moquette. Ce fut sur cela que le chevalier de Gramont, alors abbé de Gramont, fit un couplet où il demandoit à madame de Pienne, qui se nomme Gilonne, qu’on le reçût à la moquette. Il y avoit à la fin

Ma reine Gillette,
Que de la Moquette
Je sois chevalier[24].

Il s’avisa de faire l’amoureux de madame de Rohan, et appela Chabot en duel : Chabot y va ; mais, comme il geloit, l’abbé lui dit qu’il avoit bien froid, et qu’il ne se vouloit plus battre. Le maréchal de Gramont, enragé de cela, disoit qu’il le vouloit envoyer à son père dans une valise par le messager, afin de le faire moine. Chabot s’étoit battu plus de deux fois avant cela, mais c’étoit des combats peu sanglans. On disoit que le vicomte d’Aubeterre, amoureux de sa sœur, qui vit encore, et lui, s’étoient battus, et que chacun alla dire qu’il avoit bien blessé son homme, et ils ne s’étoient pas fait une égratignure. Le comte d’Aubijoux en rendoit pourtant assez bon témoignage, car l’épée du comte s’étant faussée, Chabot lui donna le temps de la redresser. En revanche, Aubijoux, le pouvant désarmer ensuite, ne le fit pas.

Durant le temps de cette moquette, on disoit déjà assez de choses, car l’affaire de la bague avoit fait du bruit ; ils s’avisèrent de faire le procès à on, parce qu’ils entendoient dire : on dit que vous faites ceci, on dit que vous faites cela. Je pense que Mirandé, qui est premier commis de M. Servien, avoit fait cette bagatelle, car il n’y avoit là que lui qui sût les termes de pratique qui y étoient.

En ce temps-là, comme il ne tint qu’à Chabot d’épouser madame de Coislin[25], il fit fort valoir à mademoiselle de Rohan ce qu’il manquoit pour l’amour d’elle, et elle lui dit, sur cela, qu’il pouvoit tout espérer.

Ruvigny croit que Chabot a couché avec elle avant que de l’épouser ; mais je crois que son premier galant valoit bien celui-là, car il a la réputation de frère Conrart, au livre des Cent Nouvelles, et on appelle son bourdon à la cour, le carré, comme celui du baron du jour Brilland, peut-être à cause du conte d’un Brilland, dans le Baron de Feneste.

À la cour, on n’étoit pas fâché que cette glorieuse se mésalliât, parce que, comme elle a de grandes terres en Bretagne, on craignoit qu’elle n’y rendît la maison de La Trimouille trop puissante, car le prince de Talmont, aujourd’hui le prince de Tarente, l’avoit recherchée ; ou que M. de Vendôme, revenant de son exil, ne la mariât à l’un de ses fils, et l’on sait qu’ils ont des prétentions sur ce duché, à cause de leur mère qui est de Penthièvre de par les femmes, et qu’Henri IV, qui aimoit M. de Vendôme, lui avoit donné le gouvernement de Bretagne par contrat de mariage[26]. Chabot servoit alors M. d’Enghien auprès de mademoiselle Du Vigean ; de sorte que ce fut ce prince qui, prenant l’affaire à cœur, lui fit obtenir, comme nous le verrons par la suite, un brevet de duc, pour conserver le tabouret à mademoiselle de Rohan. Folle de son nom, elle vouloit un homme de qualité qui le prît. M. d’Orléans, à qui Chabot s’étoit toujours attaché, ne trouva pas trop bon qu’il se fût mis sous la protection de M. d’Enghien[27] ; mais enfin il s’apaisa.

Il y avoit un an ou environ que mademoiselle de Rohan s’étoit retirée chez sa tante, quand M. le Prince l’ayant fort pressée de conclure, et lui représentant qu’elle étoit perdue de réputation, après tout ce qu’on avoit dit ; que sa mère l’enlèveroit et la renfermeroit à Calais chez son parent Charrault, pour la marier à qui elle voudroit. Enfin, elle promit de l’épouser à la majorité (du Roi), qu’il pourroit être reçu duc de Rohan.

M. de Retz amusoit la mère, tandis que M. le Prince parloit à la fille ; elles étoient ensemble ce jour-là. En résolution de s’en aller en Bretagne avec sa tante, elle faisoit ses adieux ; elle étoit chez mademoiselle de Bouillon, en dessein de partir le lendemain, quand M. le Prince, qui la cherchoit, y vint et lui parla encore, mais peu ; elle fit bien des mystères pour qu’on ne s’en aperçût pas. Elle alla ensuite chez M. de Sully, qui, comme j’ai dit, étoit pour Chabot. On donna l’alarme à madame de Rohan, et ce fut, à ce qu’on dit, M. d’Elbeuf qui l’avertit que sa fille s’alloit marier à l’hôtel de Sully, et lui promit de l’enlever si elle la vouloit donner à son fils aîné. Cette mère épouvantée va vite à l’hôtel de Sully, parle à sa fille, mais n’en revient pas trop satisfaite. Ce divorce fit croire aux partisans de Chabot que l’heure étoit venue : on presse la fille, on lui donne parole du brevet (de duc), et on fait si bien qu’elle se laisse mener à Sully, où elle épousa Chabot. Sa tante, qui devoit aller avec elle en Bretagne, s’en alla toute seule, bien étonnée ; car, simple qu’elle étoit, elle n’avoit jamais rien voulu croire contre sa nièce.

On dit qu’à Sully, Chabot et sa femme entendirent que M. de Sully disoit à madame : « Je ne sais comment j’obligerai mes gens à appeler Chabot M. de Rohan, car le vieux cuisinier de feu M. de Sully, comme on lui a, ce matin, demandé un bouillon pour M. de Rohan, a dit que M. de Rohan étoit mort, et que les morts n’avoient que faire de bouillon ; que pour Chabot, il s’en passeroit bien s’il vouloit. » On ajoute que cela avoit un peu mortifié la demoiselle[28].

Le peu de réputation de Chabot pour la bravoure, sa gueuserie, et la danse dont il faisoit son capital, faisoient qu’on en disoit beaucoup plus qu’il n’y en avoit. Il étoit bien fait, et ne manquoit point d’esprit. Le marquis de Saint-Luc, ami intime de Ruvigny, un jour au Palais-Royal, à je ne sais quel grand bal, comme on eut ordonné aux violons de passer d’un lieu dans un autre, dit tout haut : « Ils n’en feront rien, si on ne leur donne un brevet de duc à chacun, » voulant dire que Chabot qui avoit fait une courante, et qu’on appeloit Chabot la courante, car il avoit deux autres frères, n’étoit qu’un violon.

Madame de Choisy dit à mademoiselle de Rohan, lorsqu’elle la vit mariée : « Madame, Dieu vous fasse la grâce de n’avoir jamais les yeux bien ouverts, et de ne voir jamais bien ce que vous venez de faire. »

Elle avoit une demoiselle fort bien faite, qu’on appeloit Du Genet ; elle étoit ma parente. Cette fille la quitta, et lui dit : « Après la manière dont vous vous êtes mariée, j’aurois peur que vous ne me mariassiez à votre grand laquais. » Elle vint chez mon père, et nous la fîmes conduire en Poitou chez le sien, qui étoit un nobilis assez mince. Pour Jeanneton, elle avoit été disgraciée, il y avoit long-temps, pour n’avoir pu se ranger du côté de Chabot[29].

Madame de Rohan-Chabot fit deux fois abjuration ; la première fois à Sully, où l’on ne voulut point la marier qu’elle ne fût catholique, dont elle fit reconnoissance à Gergeau ; et depuis elle fit encore abjuration à Saint-Nicolas-des-Champs, parce que le Pape ne donna dispense de parenté qu’à condition qu’elle se feroit catholique. Il fallut donc encore en passer par là, afin de rendre le mariage plus solennel. Je crois qu’on n’a pas su cette dernière abjuration à Charenton, car je doute qu’on se fût contenté d’une simple reconnoissance au consistoire comme on fit, car celle de Gergeau n’étoit pas faite à son église (Paris est son église).

Madame de Rohan, en colère, comme vous pouvez penser, contre sa fille[30], apprit de madame de Lansac qu’on lui avoit autrefois enlevé un fils. Dès qu’elle eut assurance qu’il vivoit, elle congédia Vardes, qui avoit succédé à Miossens, car elle ne pouvoit pas fournir à tant de dépense à la fois ; elle envoie Rondeau, son valet-de-chambre, en Hollande, qui amena Tancrède ; mais la grande faute qu’on fit, ce fut de n’avoir pas informé devant les juges des lieux, et venant ici on eût été reçu à preuve, c’est-à-dire on eût gagné le procès, car, avec de l’argent, on a des témoins. Et bien qu’il soit difficile de corrompre un ministre, il falloit pourtant, quoi qu’il coûtât, avoir un extrait baptistaire ; au lieu que ce devoit être le fils qui se plaignît d’avoir été éloigné et enlevé par sa mère, la mère se plaignit, disant qu’on lui avoit enlevé son fils. Chabot, par le moyen du coadjuteur, obligea le curé de Saint-Paul à donner l’extrait baptistaire de Tancrède Bon.

Madame de Rohan fit un manifeste que j’ai : mais c’est une plaisante pièce. Elle dit qu’on avoit celé la naissance de ce garçon à cause de la persécution que M. le Prince faisoit à madame de Rohan, car il avoit fait déjà mettre la coignée dans toutes leurs forêts, et on craignoit que voyant un fils qui pourroit être un jour chef du parti huguenot, il ne s’en défît d’une ou d’autre façon. Ce fut, ajoute-t-elle, ce qui empêcha de l’envoyer à Venise. Elle faisoit une grande parade d’un toupet de cheveux blancs que cet enfant avoit comme M. de Rohan.

Ce qu’il y eut de fâcheux pour Tancrède, c’est que mademoiselle Anne de Rohan déclara qu’elle n’avoit jamais ouï parler de cet enfant.

Madame Pilou disoit à madame de Rohan : « Écoutez, madame, je veux croire que ce garçon est à M. de Rohan, aussi bien que madame votre fille ; mais j’ai vu M. de Rohan tenir votre fille sur ses genoux, et je ne lui ai jamais rien ouï dire de ce fils, ni de près ni de loin. » La vie de la mère nuisit fort à ce garçon, car tout le monde étoit persuadé qu’il étoit à M. de Candale.

Ce garçon avoit bonne mine, quoiqu’il fût petit, car sa mère et ses deux pères étoient petits ; il avoit du cœur et de l’esprit. On dit qu’à Leyde, où il étoit entretenu fort pauvrement, un de ses camarades l’ayant appelé fils de p..... et enfant trouvé, il se battit fort et ferme, et il disoit qu’il se souvenoit bien d’avoir été en carrosse.

Tous ceux du côté de Béthune, et même le maréchal de Châtillon, comme ami de feu M. de Rohan, furent pour Tancrède ; cela fit tort à cet enfant, car la cour ne vouloit point qu’il y eût un duc de Rohan huguenot.

À Charenton, il y avoit toujours une foule de sottes gens autour de ce garçon. Joubert fut chargé de la cause ; il y eut un incident à savoir si ce seroit à la chambre de l’édit ou à la grand’chambre ; on plaida au conseil. Dans le Louvre, l’avocat prit la chose si fort de travers, lui qui s’étoit vanté de faire un duc de Rohan sur le barreau, qu’on douta, mais on lui faisoit tort, s’il n’étoit point corrompu, car il avoit un gendre, Piles, cousin de Chabot. Il n’avoit pas eu assez de temps ; il falloit lui laisser lécher son ours. Ordonné donc que ce seroit à la grand’chambre, madame de Rohan n’y comparut point. M. d’Enghien prit l’affirmative si hautement pour Chabot, qu’il disoit aux juges : « Êtes-vous pour nous ? Si vous n’êtes pour nous, vous n’êtes pas de nos amis, » et les menaçoit quasi. On donna arrêt contre Tancrède, avec défense de prendre le nom de Rohan, sur les peines de l’ordonnance.

Dans la vision de prendre tous ses avantages, on conseilloit à Chabot de faire crier cet arrêt à Charenton ; c’étoit, je pense, Martinet, un des avocats ; mais Patru s’en moqua. Gaultier eut l’insolence de dire qu’il falloit aller jusqu’au bout, et que mors Conradini étoit vita Caroli.

On imprima les trois plaidoyers ; les deux premiers sont pitoyables ; le troisième, mais qui n’est que de deux pages, est de Patru. Il le fit si court, parce qu’il n’étoit que pour les parents. Un homme qui eût voulu faire claquer son fouet eût plaidé comme si les autres n’eussent point parlé, car il étoit bien assuré qu’ils ne se fussent pas rencontrés à dire les mêmes choses : ainsi, il faut considérer cette pièce comme présupposant que les autres ont dit tout ce qu’ils ne dirent point.

Madame de Rohan la mère s’en tint là, et poursuivit l’instance de la donation, car avant qu’elle eût recouvré Tancrède elle avoit commencé ce procès-là pour faire révoquer la donation qu’elle avoit faite à sa fille. Elle perdit encore sa cause, car il étoit évident qu’elle ne vouloit avoir du bien que pour en disposer en faveur de ce garçon. Se voyant déboutée de toutes ses prétentions, elle se retira à Romorantin, dont elle demanda à la cour la capitainerie, et cela pour épargner quelque chose pour son fils.

L’année suivante, le nouveau duc de Rohan voulut présider aux États de Bretagne : pour cet effet il fit un voyage dans la province tant pour se faire reconnoître que pour s’acquérir des amis ; il alla aussi en Saintonge, où il se battit contre un gentilhomme huguenot et marié, qu’on appeloit pourtant le chevalier de La Chaise[31], pour le distinguer de ses frères. Il avoit été nourri page de feu M. de Rohan. En une compagnie, il soutint hautement le parti de madame de Rohan la mère et de Tancrède. Chabot sut cela, et assez vilainement acheta une dette contre cet homme, et pour s’en venger envoya saisir tous ses bestiaux. Le chevalier s’en voulut ressentir, et M. de Chabot ayant passé à Saintes, il lui fit porter parole. Chabot la reçut, et alla au rendez-vous, car il avoit bien besoin de se mettre un peu en réputation. Il blessa le chevalier légèrement à la main ; mais les deux seconds, qui étoient de braves gens, se tuèrent tous deux. J’ai ouï dire à d’autres que Chabot avoit seulement prêté main-forte pour faire saisir la terre de ce gentilhomme.

Chabot vint après à la cour, où, trouvant M. d’Enghien de retour de Dunkerque, il le supplia de lui témoigner sa bienveillance dans le démêlé qu’il étoit sur le point d’avoir avec M. de Trimouille. M. d’Enghien lui répondit : « Dans vos affaires particulières, je vous servirai toujours comme j’ai fait, mais je ne le puis ni ne le dois, quand vous vous attaquerez à mes parents ; au contraire, je les saurois bien maintenir. » Sa grand’mère étoit de La Trimouille. Depuis, cette affaire s’accommoda, et en 1647 M. de Rohan présida. M. de La Trimouille prétend avoir donné cela à la prière de M. d’Enghien ; car il étoit de fort grande importance à M. de Rohan de présider cette année-là : mais il n’y eut pas toute la satisfaction imaginable ; car, comme il fut question de députer à l’ordinaire, pour apporter le cahier à la cour, on trouva bon de faire faire le compliment qu’on devoit à la Reine, en qualité de gouvernante, par celui qui seroit député. Cossé, cadet de Brissac, voulut avoir cet emploi, et lui fit demander sa voix de la part du maréchal de La Meilleraie, à qui il avoit obligation ; car le maréchal, à la prière de M. le Prince, l’avoit été recevoir à une demi-lieue hors la ville (c’étoit à Nantes), et avoit fait tirer le canon. Depuis, il avoit fort bien vécu avec lui. M. de Rohan, au lieu de dire qu’il accordoit tout à la prière de M. le maréchal, demanda vingt-quatre heures. Le maréchal crut que durant ce temps-là il vouloit cabaler contre Cossé. Il lui envoya Marigny-Malnoë, sur l’heure du dîner, qui aigrit un peu les choses, car il pressa fort, selon l’ordre qu’il avoit, de demander à M. de Rohan sa voix sur-le-champ, qui ne la voulut point donner. Le maréchal, dès l’après-dînée, fit présider Cossé sur une prétention mal fondée que ceux de Brissac ont renouvelée.

Depuis le support du maréchal, M. de Rohan n’eut ni l’esprit ni le cœur d’aller se présenter seul à la porte des États, pour, s’il étoit refusé, prendre la poste et venir faire ses plaintes à la cour. Non content de cela, le maréchal le chassa de Nantes. Madame de Rohan lui chanta pouille, et lui dit qu’il maltraitoit une personne d’une maison où c’est tout ce qu’il auroit pu prétendre que d’y être page. Le marquis d’Asserac, si je ne me trompe, et un autre accompagnoient madame de Rohan : c’étoient des braves, des gladiateurs. Asserac pensa dire que s’il n’étoit maréchal de France, il étoit du bois dont on les faisoit. « Vous avez raison, lui répondit le maréchal, quand on en fera de bois, je crois que vous le serez. »

Cossé fut dépêché comme député à la cour. En partant, il fit dire par La Piaillière, capitaine des gardes du maréchal, à un brave, nommé Fontenailles, que Chabot avoit mené avec lui, que si M. de Rohan avoit quelque mal au cœur de ce qui s’étoit passé, M. de Cossé s’en alloit à Angers, et seroit six jours en chemin exprès, afin qu’on le pût joindre facilement. Cela décria un peu M. de Rohan, car Cossé n’est pas même en trop bonne réputation.

Le cardinal Mazarin, qui avoit dessein, peut-être dès ce temps-là, de faire alliance avec le maréchal, se déclara pour lui, et demanda à Cossé sa parole. Depuis, on voulut faire accroire à M. de Rohan qu’il vouloit cabaler avec le parlement de Bretagne, parce qu’il étoit mal satisfait des États ; c’est que le parlement prétendoit qu’il lui appartenoit de vérifier ce qu’on vouloit lever sur les fouages, outre le don gratuit ; mais parce que la vérification étoit hasardeuse, qu’on étoit pressé d’argent, et que les partisans ne vouloient point traiter sans cela. Le maréchal offrit de lever ce droit sans vérification, et pour cela il eut tous les rieurs de son côté, et on lui envoya de la cour tout ce qu’il avoit demandé. Depuis, M. de Rohan et le maréchal firent la paix.

Il fut encore en Bretagne l’année suivante, où l’on fit une assez plaisante chose à madame de Rohan. Elle fut conviée à une comédie chez quelques particuliers ; les comédiens, à la farce, représentèrent une héritière qui étoit recherchée par trois hommes : elle leur dit qu’elle se donneroit à celui qui danseroit le mieux. L’un danse la bourrée, le second la panavelle et le dernier la chabotte ; elle choisit le dernier. Madame de Rohan, au lieu de dissimuler, fut si sotte qu’elle éclata et sortit de l’assemblée. On dit aussi que les Jésuites de Rennes, pensant bien obliger M. de Rohan, firent jouer par leurs écoliers toute l’histoire de ses amours.

Ils traitèrent ensuite du gouvernement d’Anjou ; ils y vécurent fort simplement, mais mademoiselle Chabot étoit bien fière. À Rennes, une femme de conseiller, il y en a de bonne maison, voyant que cette fille vouloit passer devant elle, la retint par sa robe, et, prenant le devant, lui dit : « Mademoiselle, ce n’est pas votre tour à passer : vous attendrez, s’il vous plaît, que vous soyez mariée. »

Madame de Rohan devint laide, dès son premier enfant, et fort chagrine ; peut-être étoit-ce de n’avoir eu qu’une fille[32].

La guerre de Paris leur alloit être funeste, car Tancrède, que sa mère renvoya à Paris, pour profiter de l’occasion, alloit être reçu duc de Rohan au Parlement, et eût bien fait de la peine à Chabot, car il étoit brave, et ses Bretons l’eussent mis en possession des terres de la maison de Rohan ; mais il fut tué auprès du bois de Vincennes, en une misérable rencontre[33]. Se sentant blessé à mort, il ne voulut jamais dire qui il étoit, et parla toujours hollandois. Il avoit été mené au bois de Vincennes.

Ce garçon disoit : « M. le Prince me menace, il dit qu’il me maltraitera ; mais il ne me fera point quitter le pavé. » Un jour que Ruvigny, qui s’étoit attaché à la mère, lui disoit qu’il se tuoit à faire tant d’exercices violents : « Voyez-vous, répondit-il, monsieur, en l’état où je suis, il ne faut pas s’endormir ; si je ne vaux quelque chose, il n’y a plus de ressources pour moi. » On eut raison de dire à madame de Rohan, la fille, en des vers qu’on lui envoya :

On termine de grands procès
Par un peu de guerre civile[34].


C’est pourtant dommage, car le roman eût été beau, et c’eût été bien employé que cette orgueilleuse eût été humiliée de tout point ; ce n’est pas qu’elle ne passât assez mal son temps, car Chabot coquettoit partout, et elle étoit jalouse en diable ; d’ailleurs il lui coûtoit un million quand il est mort, quoiqu’il eût hérité de tous ses frères, et qu’il lui fût venu du bien.

Madame de Rohan envoya à Romorantin un gentilhomme breton, nommé Portman, faire compliment à sa mère sur la mort de Tancrède, mais comme de lui-même ; il ne lui dit rien de la part de monsieur ni de madame de Rohan, seulement il lui témoigna qu’ils avoient dessein de se remettre bien avec elle. Elle répondit qu’elle enverroit des preuves, lorsqu’elle seroit à Paris, parce qu’elle étoit résolue de poursuivre sa justification. À son arrivée à Paris, Portman l’assura que madame de Rohan sa fille, et monsieur son mari, se disposoient à lui donner satisfaction sur la reconnoissance de monsieur son fils, pourvu que de leur part ils fussent en sûreté, et qu’ils consentoient qu’on assemblât des avocats qui s’accordassent des formes, pour mettre à couvert l’honneur des uns et des autres, et que pour le bien on s’en rapporteroit à des arbitres. Madame de Rohan la mère demanda qu’il fût nommé deux arbitres de chaque côté, l’un de robe, et l’autre d’épée, et cela, afin que ces personnes de qualité jugeassent des difficultés que feroient les avocats, qui souvent, disoit-elle, en font de fort inutiles.

Trois jours après, le même gentilhomme retourna assurer madame de Rohan de tout ce qu’elle avoit proposé ; mais quand ce fut au fait et au prendre, ils n’exécutèrent rien ; dont la bonne femme se plaignit à la Reine, et se soumit, à en croire M. le Prince, au moins pour le bien. Pour la reconnoissance de son fils, elle disoit que ce n’étoit point une affaire d’animosité, mais une pure nécessité de ne pas demeurer dans le crime de supposition dont elle a été accusée ; car, sur cela, on lui pourroit faire perdre son douaire.

Depuis, elle demanda qu’on lui laissât enterrer Tancrède à Genève avec son père, et qu’elle feroit les frais du tombeau et de l’épitaphe de son mari, dont sa fille s’étoit chargée. La cour promit d’être neutre en cette affaire ; elle espéroit donc d’obtenir tout ce qu’elle voudroit de la république de Genève, quand à Bordeaux on trouva moyen d’obtenir une lettre du Roi, adressée aux seigneurs de Genève, fort injurieuse pour elle. Au retour de Bordeaux, elle en donna copie à Ruvigny, qui, avec madame de Chevreuse, qu’il fit agir, pressa fort le cardinal d’en parler à la Reine. Il vétilla, disant toujours qu’il ne savoit ce que c’étoit : la Reine le nia aussi. Brienne dit que si on le faisoit parler, il diroit qu’il avoit signé cette lettre. La bataille de Rethel vint là-dessus, et ensuite toute la seconde guerre de Paris. Depuis, madame de Rohan les fit rechercher d’accord avec le prince de Guémené.

Madame de Rohan la mère est fort inquiète ; elle fut deux ou trois ans durant, tantôt à Alençon, tantôt ailleurs. Une fois elle ne savoit lequel prendre de Caen, d’Alençon, de Tours et de Blois ; elle croit toujours que l’air est meilleur au lieu où elle n’est pas qu’au lieu où elle est ; elle disoit plaisamment : « Hélas ! j’allois autrefois à la petite poste de la cour de Charenton ; mais j’y suis étouffée par cette foule d’Altesses de mademoiselle de Bouillon, de La Trimouille, de Turenne, etc., etc. »

Vers ce temps-là, un portier de Charenton, nommé Rambour, alla trouver Haucour, frère de mademoiselle d’Haucour, et lui demanda s’il vouloit voir le vrai fils de M. de Rohan ; il dit que oui. Le portier lui amène un garçon de dix-sept à dix-huit ans, bien fait, mais qui avoit quelque chose de fou dans les yeux : il faisoit, disoit-on, un roman.

Madame de Rohan se plaignit de Haucour, et vouloit faire voir la fausseté de cette affaire, quand M. le premier président, qui crut que l’honneur d’un couvent où ce garçon avoit été nourri étoit engagé, en fit bien de la difficulté. On dit que ce garçon est fils de M. de Guise et de madame d’Amené.

Un jour de cène, elle rencontra sa fille, tête pour tête, allant à la communion ; cela l’outra : elle en pleura une grande demi-heure. La fille avoit accoutumé d’attendre, depuis leur rupture, que sa mère eût fait. Le reste, la mort de M. de Rohan-Chabot et la réconciliation de la mère et de la fille se trouveront dans les Mémoires de la Régence.

  1. Catherine de Parthenay-Soubise, femme de René, deuxième du nom, vicomte de Rohan.
  2. Henri, deuxième du nom, premier duc de Rohan, auteur des Mémoires publiés sous ce nom ; né le 21 août 1579, mort le 13 avril 1638.
  3. Ce M. de Brèves, à ce qu’on dit, appela le pape le grand Turc des chrétiens. Il cria : Alla, en mourant, et sans Gédoin, le Turc, qui croyoit en Notre Seigneur comme lui, il ne se fût jamais confessé ; mais Gédoin lui dit qu’il le falloit faire par politique. (T.)
  4. Marguerite, duchesse de Rohan, seule héritière de son père, épousa, en 1645, Henri Chabot, simple gentilhomme, et porta dans cette maison le titre et les armes de Rohan.
  5. Les Mémoires du duc de Rohan ont été réimprimés dans le t. 18 de la seconde série de la Collection Petitot.
  6. On lit en effet dans le Voyage du duc de Rohan, Amsterdam, chez Louis Elzéviers, 1649, petit in-12, pag. 101 : « Les ruines de la superbe métairie de Cicéron, nommées Académia..... sont considérables...... pour les belles Œuvres qu’il y a composées, entre lesquelles sont renommées les Pendette. »
  7. Marguerite de Béthune Sully, morte le 22 octobre 1660.
  8. J’ai ouï dire à d’autres que c’est une madame de Rupierre qui a dit cela. (T.)
  9. Première femme de M. de Schomberg. Ce d’Halluin n’étoit pas trop en réputation de bravoure. « On me fait tort, dit-il, je le ferai voir à la première occasion. » Il défit les Espagnols à Leucate en 1636, et fut fait maréchal de France. (T.)
  10. Miossens lui coûte deux cent mille écus. Miossens prit un suisse ; il étoit alors bien gredin : madame Pilou lui dit : « Quelle insolence ! un suisse pour garder trois escabelles ! — Cela a bon air, répondit-il : quoiqu’il ne garde rien, il semble qu’il garde quelque chose : on le croira. » (T.)
  11. Vers du Cid. (T.)
  12. Bois d’Almais, ou Bois d’Annemets, comme on le nomme le plus souvent, est l’auteur des Mémoires d’un favori de M. le duc d’Orléans. On verra plus bas, à l’article Ruqueville, que Bois d’Annemets étoit frère de ce dernier. Les Mémoires d’un favori sont assez rares, et d’autant plus recherchés qu’ils n’ont pas été reproduits dans la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France. Goulas, gentilhomme ordinaire de Gaston, duc d’Orléans, a fait connoître dans ses Mémoires restés manuscrits, le duel dans lequel succomba l’auteur des Mémoires d’un favori. Cet événement eut lieu en 1627. (Voyez un fragment de ces Mémoires cité dans la Bibliothèque historique du P. Lelong, sous le n° 21395, t. 2, p. 449.)
  13. Gentilhomme devers le Bordelais, frère de madame de Flavacour, ci-devant Saint-Louis, fille d’honneur d’Anne d’Autriche. (T.)
  14. Il a été publié à Liége, en 1767, une Histoire de Tancrède de Rohan avec quelques autres pièces. (Bibliothèque historique de la France, n° 32051, t. 3, p. 181.)
  15. René Du Plessis de La Roche Picmer, comte de Jerzé, personnage singulier, qui, en 1649, fit semblant d’être amoureux d’Anne d’Autriche. On l’exila, et il termina ses jours d’une manière très-malheureuse. Ayant obtenu en 1672 la permission de servir comme volontaire, il fut tué par une de nos sentinelles qui n’entendit pas sa réponse. Ce nom est écrit dans les Mémoires du temps Jerzé, Jerzay et Jarzay.
  16. Dans le mal au cœur qu’avoit Ruvigny ne se souciant plus tant de mademoiselle de Rohan, il voulut débaucher Jeanneton, qui étoit jolie, et lui dit si elle ne feroit pas bien ce que sa maîtresse avoit fait, et qu’il le lui feroit, si non voir, du moins entendre. Elle le lui promit. Le lendemain, comme il entroit à sept heures du matin dans la chambre de mademoiselle de Rohan, les fenêtres étant fermées, il se fit suivre par cette fille, qui, pieds-nus, se glissa dans un coin. Ruvigny fit des reproches à mademoiselle de Rohan de sa légèreté, et lui dit qu’après ce qui s’étoit passé entre eux, etc., etc. Jeanneton fut persuadée de la sottise de sa maîtresse ; mais pour cela n’en voulut pas faire une. (T.)
  17. La sœur de Ruvigny étoit une fort belle personne : elle fut mariée, en premières noces, avec un gentilhomme du Perche, nommé La Maisonfort. Cet homme s’enivra de son tonneau, et de telle sorte, que quand on lui dit qu’il y prît garde, il répondit qu’il falloit mourir d’une belle épée. Il en mourut en effet. La voilà veuve : c’étoit une coquette prude, je ne crois pas que personne ait couché avec elle ; mais c’étoit galanterie plénière. Saint-Pradil, de la maison de Jussac, en Angoumois, a été le plus déclaré de tous ses galants : il lui donnoit, fort souvent des divertissements qu’on appeloit des Saintes Pradillades ; c’étoit des promenades où il y avoit les vingt-quatre violons et collation. Un jour qu’ils revenoient de Saint-Cloud un peu trop tard, ils versèrent sur le pavé, le long du Cours. Il y avoit sept femmes dans le carrosse : il crioit : « Madame de la Maisonfort, où êtes-vous ? » Chacune contrefaisoit sa voix, et disoit : « Me voici ; » puis quand il l’avoit tirée, et qu’il voyoit que ce n’étoit pas elle, il les laissoit là brusquement, et avoit envie de les jeter dans l’eau. Il ne la trouva que toute la dernière.

    Elle avoit de plaisants accès de dévotion. Au milieu d’une conversation enjouée, elle s’alloit enfermer dans son cabinet, et y faisoit une prière ; puis elle revenoit.

    Un grand seigneur d’Angleterre devint amoureux d’elle à Paris, et l’épousa. Elle est morte, il y a près de quinze ans, et a laissé deux filles qui ont été mariées en Angleterre. Elle avoit été accordée avec le marquis de Mirambeau. (T.)

  18. Saint-Luc tenoit la porte en bas, et avoit des chevaux tout prêts avec des pistolets à l’arçon de la selle : il faisoit un froid du diable ; mais Ruvigny en revint si échauffé, qu’il n’avoit pas besoin de feu. Il étoit si transporté de colère, que vous eussiez dit un fou. (T.)
  19. On conte une autre chose de Ruvigny, qui est un peu plus raisonnable. Quand M. le Grand fut arrêté, le grand-maître dit à Ruvigny : « Ah ! pour cette fois-là on vous convaincra, car on a le traité d’Espagne. — Monsieur, lui dit Ruvigny, je suis serviteur de M. le Grand, quand je le verrois je démentirois mes yeux. » Le grand-maître en fit plus de cas encore qu’il n’avoit fait par le passé. (T.)
  20. Mademoiselle de Rohan la bossue avoit demandé la permission de faire une espèce de couvent de filles à une terre qu’elle avoit. On lui dit qu’on le vouloit bien, mais qu’après sa mort on donneroit cette terre au plus proche monastère de Dames. (T.)
  21. S’enleva, ne s’appliqua pas. (T.)
  22. Cadet de Pons, mari de madame de Richelieu, aujourd’hui le maréchal d’Albret. Ils sont d’Albret, mais bâtards, et de Pons par leur mère. (T.)
  23. Quand on découvrit que Chabot en vouloit à mademoiselle de Rohan, La Moussaye lui dit : « Vous vous engagez là à une grande galanterie. — Galanterie ! répondit l’autre, je prétends l’épouser. — Ah ! ce sera bien fait à vous, reprit La Moussaye en souriant. — Vous verrez, répliqua Chabot. » (T.)
  24. À cause de cela on l’appelle la reine Gillette. (T.)
  25. Quand il vit que l’affaire de M. de Laval étoit bien avancée, il fit dire au chancelier que le respect qu’il lui portoit l’avoit empêché d’y entendre. Dans la vérité Chabot étoit amoureux de madame de Sully, et point de mademoiselle de Rohan, non plus que de madame de Coislin. (T.)
  26. Nonobstant tout le bruit qu’on avoit fait, M. d’Elbeuf, alors assez endetté, offrit le prince d’Harcourt, son fils, à mademoiselle de Rohan, qui le rebuta fort. Il y avoit, à Paris, je ne sais quel fou de la maison de Wirtemberg, avec qui Harcourt fut obligé de se battre à la Place-Royale, justement devant les fenêtres de mademoiselle de Rohan. Le prince d’Harcourt désarma l’autre, qui, quand il lui eut rendu son épée, lui donna des coups de plat d’épée sur sa bosse, et cela à la vue de la personne que ce pauvre homme vouloit épouser : on les sépara, et on traita l’autre de fou ; effectivement, il a couru les rues depuis à Lyon. (T.)
  27. En août 1645. (T.)
  28. Dans le contrat de mariage, elle a consenti que ses enfants fussent élevés à la religion catholique. (T.)
  29. Depuis elle s’est fait traiter d’Altesse, elle qui ne s’en avisoit pas quand elle n’avoit point épousé Chabot. (T.)
  30. Car pour Chabot ni elle, ni madame de Sully, la bonne femme, ne dirent jamais rien contre lui. « Au contraire, disoient-elles, il a bien fait. » (T.)
  31. Parce qu’il avoit été chevalier de Malte.
  32. À la naissance de la seconde, pensant attraper sa mère, elle lui fit dire que si elle vouloit la présenter au baptême, M. de Rohan consentiroit qu’on la baptisât à Charenton, et qu’elle choisiroit tel compère qu’il lui plairoit. La mère répondit : « Très-volontiers ; dites à ma fille que je la tiendrai avec son frère. » (T.)
  33. Le 1er février 1649.
  34. Ces vers sont de Marigny. (T.)