Les Historiettes/Tome 3/20

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 148-152).
Balzac  ►


LE FEU ARCHEVÊQUE DE ROUEN.


François de Harlay, archevêque de Rouen[1], étoit fils de ce M. de Chanvallon, qui fut le plus célèbre galant de la reine Marguerite. Ce M. de Chanvallon, persuadé du mérite du marquis de Bréval[2] et de l’archevêque de Rouen, ses enfants, disoit en parlant de la cour : « Je leur ai donné des hommes : que ne s’en servent-ils ? »

M. de Bréval s’est plus piqué de lettres que de guerre ; il avoit traduit Tacite ; mais il eut bien de la peine à trouver qui le voulut imprimer, car on savoit déjà que d’Ablancourt y travailloit ; ce fut ce qui le fit hâter : ce livre ne s’est point vendu.

Pour M. de Rouen, il n’y eut jamais un plus grand galimatias. On écrivit sur un de ses livres : Fiat lux, et lux facta non est. Il avoit envoyé un de ses livres manuscrits à quelqu’un pour lui en dire son avis. Cet homme avoit mis en un endroit à la marge : « Je n’entends point ceci. » M. de Rouen ne se souvint pas d’effacer l’observation, et l’imprimeur l’imprima. Cela faisoit rire les gens de voir qu’à la marge d’un livre il y eût : Je n’entends point ceci, car il sembloit que ce fût l’auteur lui-même qui l’eût dit.

Un jour qu’il avoit promis d’expliquer la Trinité le plus clairement du monde en un sermon, il dit du grec, puis ajouta : « Voilà pour vous, femmes. »

C’est le plus prolixe prédicateur, harangueur et compositeur de livres qu’on ait jamais vu. À Gaillon, qu’il appelle notre palais royal et archiépiscopal de Gaillon, il a une imprimerie qu’il appelle aussi notre imprimerie archiépiscopale.

Il fit une fois je ne sais quel livre où il étoit peint avec sa barbe longue et étroite ; car, quoique jeune, il la portoit longue. On l’appelle barbe de natte, car elle étoit d’un blond fort doré[3]. Le pape Urbain, à qui il fit présenter ce livre, n’en dit autre chose, sinon : Bella barba. — Mais, saint Père, lui dit-on, que vous semble de ce livre ? — Veramente, bellissima barba. L’archevêque, mal satisfait de cela et de quelque autre chose encore, écrivit un livre de la puissance des papes, où il les vouloit réduire au rang des évêques. Le pape s’en plaignit, et le nonce eut charge de le citer à Rome : ses amis accommodèrent la chose, et il fut conclu qu’en présence de deux Jésuites il feroit satisfaction au Pape et écriroit une rétractation. Cette rétractation fut imprimée ; mais elle étoit si obscure, qu’il ne savoit ce que c’étoit, et il eût pu se vanter, s’il eût voulu, de ne s’être point rétracté. Le Pape, pourtant, s’en contenta. Depuis, il s’avisa mal-à-propos de se mêler entre Balzac et Du Moulin, qui s’écrivirent quelques lettres, et fit je ne sais quel petit écrit intitulé : Avis judicieux. En ce temps-là, il lui vint une vision de faire certaines conférences à Saint-Victor ; il étoit là comme un régent dans sa classe.

Une fois que Bois-Robert lui louoit fort la politique du cardinal de Richelieu, il lui dit : « Vous connoissez de plus grands politiques que lui ; vous en voyez. » Bois-Robert eut la malice de feindre toujours de ne pas entendre qu’il vouloit qu’on lui dît : « Qui ? vous ? » Et, au lieu de cela, il lui dit : « Mais que blâmez-vous à sa politique ? — Baillez-le-moi mort, baillez-le-moi mort, répondit-il, et je vous le dirai. »

Une autre fois il entreprit de prouver que Démosthènes, Cicéron, et tous les plus grands orateurs de l’antiquité, n’avoient rien entendu à l’éloquence en comparaison de saint Paul, et dit un million de choses grotesques. Balzac, qui y étoit allé par curiosité, ne put s’empêcher d’en faire des contes, et de là vint la grande querelle. Il voulut faire passer Balzac pour un écolier, et Balzac fit le Barbon, que depuis il a donné lorsque Ménage persécuta tant Montmaur le grec : c’est pour cela qu’on y trouve si peu de choses qui conviennent à ce pédant.

Madame Des Loges disoit de l’archevêque de Rouen que c’étoit une bibliothèque renversée ; mais il n’y a rien qui représente mieux l’humeur de cet homme que le sonnet acrostiche de ce fou de Dulot[4].

SONNET
Où le poète royal et archiépiscopal Dulot fait bouffonner monseigneur l’archevêque de Rouen dans toute l’étendue de son acrostiche.

Franc de haine, d’amour, ris, pleurs, espoir et crainte,
Rentrons au cabinet et lisons saint Thomas.
Apporte-moi, laquais, de tout ce grand amas,
Nicolas de Lira, Pline et la Bible sainte.
Certes, le trait est bon, ma chandelle est éteinte.
Oh ! oh ! dedans si peu, vraiment trompé tu m’as.
Ici du feu, mes gens, ma robe de Damas.
Six heures ont sonné, disons prime en contrainte.
Dieu ! que j’ai mal au cœur ! qu’on m’apporte du vin.
Entre ce qu’aujourd’hui j’ai lu de plus divin,
Hilaire de Poitiers m’a ravi par sa plume.
Aristote est là faux : voyez, ce papillon
Rouanne à nos flambeaux comme c’est sa coutume.
Le trait est excellent ! avalons ce bouillon.
Apprête les chevaux, cocher. Le beau volume !
Irénée est charmant, retournons à Gaillon.

Il y avoit pourtant du bon en ce mirifique prélat ; il étoit bon homme, franc et sincère ; mais jamais il n’eut un grain de cervelle.

Une fois qu’il fit quelque entrée à Dieppe, le ministre du lieu le harangua et lui plut extrêmement. Quand cet homme eut achevé : « Voilà, dit-il, en se tournant vers les ecclésiastiques qui le suivoient, voilà haranguer cela ; » et se mit à leur remarquer toutes les parties de l’oraison : « voilà haranguer, cela, et non pas vous autres, qui manquez en ceci, en cela, et qui ne parlez qu’à la bonne chère. » Il ne la faisoit pourtant pas mauvaise, la chère, à Gaillon. Il avoit toutes ses heures réglées pour ses occupations sérieuses et pour ses divertissemens. Il recevoit des nouvelles de tous les endroits de l’Europe. Il avoit musique, et n’étoit jamais sans quelques gens de lettres.

Sur la fin, il se laissoit si fort gouverner à je ne sais quelle femme qui étoit sa ménagère, qu’il commençoit à l’incommoder, et elle à s’accommoder très-fort. Enfin, on le fit résoudre à donner son archevêché à son neveu Chanvallon, qui étoit déjà son coadjuteur ; il le fit, et mourut bientôt après. Son successeur ne lui en doit guère pour l’éloquence[5]. Patru, qui l’a entendu prêcher, dit qu’il n’a admiré qu’une chose en lui, c’est comme il peut retenir par cœur tout ce qu’il dit, car il n’y a ni pied ni tête à son discours, et il récite tout cela avec une insolence qui n’est pas imaginable. Il avoit écrit sur la porte de Gaillon : Legem non observabo, sed adimplebo.

  1. Né en 1585, mort en 1653.
  2. Achille de Harlai, marquis de Bréval, seigneur de Chanvallon, mourut le 3 novembre 1657.
  3. Voici ce que fit M. d’Albi (d’Elbène), celui qui se sauva en Catalogne du temps de M. de Montmorency.

    Épitaphe de M. de Rouen faite de son vivant.

    Ci-gît un prélat honoré
    Qui porta la barbe prolixe,
    De couleur de vermeil doré,
    Brillant comme une étoile fixe.
    Prêchant sur un événement
    Il sermona si longuement,
    Qu’il en trépassa de détresse,
    Non sans laisser un savoir mon
    Laquelle des deux choses est-ce
    Qui fut plus longue en son espèce,
    De sa barbe, ou de son saint Vinon. (T.)

  4. Dulot, inventeur des bouts-rimés, n’est guère connu que par le poème de Sarrasin, intitulé : Dulot vaincu, ou la Défaite des bouts-rimés, badinage ingénieux d’un poète très-spirituel.
  5. Harlay de Chanvallon, archevêque de Rouen, devint archevêque de Paris en 1671. Il mourut en 1695.