Les Historiettes/Tome 3/18

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 141-145).


MARION DE L’ORME[1].


Marion de l’Orme étoit fille d’un homme qui avoit du bien, et si elle eût voulu se marier, elle eût eu vingt-cinq mille écus en mariage ; mais elle ne le voulut pas. C’étoit une belle personne, et d’une grande mine, et qui faisoit tout de bonne grâce ; elle n’avoit pas l’esprit vif, mais elle chantoit bien et jouoit bien du théorbe. Le nez lui rougissoit quelquefois, et pour cela elle se tenoit des matinées entières les pieds dans l’eau. Elle étoit magnifique, dépensière et naturellement lascive.

Elle avouoit qu’elle avoit eu inclination pour sept ou huit hommes et non davantage : Des Barreaux fut le premier, Rouville après ; il n’est pas pourtant trop beau : ce fut pour elle qu’il se battit contre La Ferté Senectère ; Miossens, à qui elle écrivit par une fantaisie qui lui prit de coucher avec lui ; Arnauld, M. le Grand[2], M. de Châtillon, et M. de Brissac.

Elle disoit que le cardinal de Richelieu lui avoit donné une fois un jonc de soixante pistoles qui venoit de madame d’Aiguillon. « Je regardois cela, disoit-elle, comme un trophée. » Elle y fut, déguisée en page. Elle étoit un peu jalouse de Ninon.

Le petit Quillet[3], qui étoit fort familier avec elle, dit que c’étoit le plus beau corps qu’on pût voir.

Elle avoit trente-neuf ans quand elle est morte, cependant elle étoit aussi belle que jamais. Sans les fréquentes grossesses qu’elle a eues, elle eût été belle jusqu’à soixante ans. Elle prit, un peu avant que de tomber malade, une forte prise d’antimoine pour se faire avorter, et ce fut ce qui la tua. On lui trouva pour plus de vingt mille écus de hardes ; jamais gants ne lui duroient plus de trois heures. Elle ne prenoit point d’argent, rien que des nippes. Le plus souvent on convenoit de tant de marcs de vaisselle d’argent.

Sa grande dépense et le désordre des affaires de sa famille l’obligèrent à mettre en gage le collier que d’Emery lui avoit donné. Elle disoit de ce gros homme qu’il étoit d’agréable entretien et qu’il étoit propre. Il lui fit faire quelques affaires, et ce collier ne fut pas donné tout franc ; ce fut en quelque façon comme cela ; mais il ne fit rien pour ses frères.

Housset, trésorier des parties casuelles, aujourd’hui intendant des finances, retira ce collier, puis il le retint ; il étoit amoureux d’elle, mais il n’osoit en faire la dépense.

Le premier président de la cour des aides, Amelot, étoit après à traiter avec elle quand elle mourut. Un peu auparavant La Ferté Senectère, se prévalant de la nécessité où elle étoit, pensa l’emmener en Lorraine ; mais on lui conseilla de s’en garder bien, car il l’eût mise dans un sérail. Chevry[4] étoit toujours son pis-aller, quand elle n’avoit personne.

Lorsqu’elle fut solliciter le feu président de Mesmes de faire sortir son frère Baye[5] de prison, où il avoit été mis pour dettes, il lui dit : « Eh ! mademoiselle, se peut-il que j’aie vécu jusqu’à cette heure sans vous avoir vue ? » Il la conduisit jusques à la porte de la rue, la mit en carrosse, et fit son affaire dès le jour même. Regardez ce que c’est : une autre, en faisant ce qu’elle faisoit, auroit déshonoré sa famille ; cependant comme on vivoit avec elle avec respect, dès qu’elle a été morte, on a laissé là tous ses parens, et on en faisoit quelque cas pour l’amour d’elle. Elle les défrayoit quasi tous.

Elle se confessa dix fois dans la maladie dont elle est morte, quoiqu’elle n’ait été malade que deux ou trois jours : elle avoit toujours quelque chose de nouveau à dire. On la vit morte durant vingt-quatre heures, sur son lit, avec une couronne de pucelle. Enfin, le curé de Saint-Gervais dit que cela étoit ridicule[6].

Elle avoit trois sœurs, toutes bien faites. La cadette étoit fille, et le[7] sera toujours à la mode de sa sœur ; elle est gâtée de petite vérole ; mais elle ne laisse pas que d’être bonne robe[8].

Madame de la Montagne, qui étoit l’aînée, étoit si sotte que de dire comme on dit proverbialement : « Si nous sommes pauvres, nous avons l’honneur. » Cependant M. de Moret se pensa rompre une fois le cou en montant avec une échelle de corde à une chambre, au troisième étage, où elle lui avoit donné rendez-vous. Son autre aînée fut mariée à Maugeron, qui a quelque charge à l’artillerie[9], et qui logeoit à l’Arsenal. Le grand-maître, aujourd’hui M. le maréchal de La Meilleraye, durant son veuvage, en devint amoureux. On dit que lui ayant prêté des pendants d’oreille de diamants, le lendemain, comme elle les lui vouloit rendre, il la pria de les garder, et après la pressa de telle sorte que, n’en pouvant rien obtenir, il lui donna un soufflet, en lui reprochant que son argent étoit aussi bon que celui du duc de Retz[10]. On avoit médit de celui-ci. Le grand-maître ne se contenta pas de cela ; il chassa le mari de l’arsenal, et a nui à toute la famille en toute chose.

  1. Marion de l’Orme naquit à Châlons en Champagne, vers 1611 ; elle mourut au mois de juin 1650. (Voyez plus bas la note relative à sa mort, p. 143.)
  2. Cinq-Mars.
  3. Claude Quillet, auteur du poème de la Callipédie.
  4. Le président de Chevry, de la chambre des comptes. (Voyez plus haut son article, p. 261 du tome I.)
  5. Nom d’une terre du père. (T.)
  6. Ces détails, demeurés inconnus jusqu’à présent, confirment la mention faite par Loret (Muse historique, n° du 30 juin 1650), de la mort de Marion de l’Orme, en ces termes :

    La pauvre Marion de l’Orme,
    De si rare et plaisante forme,
    A laissé ravir au tombeau
    Son corps si charmant et si beau.

    Ainsi se trouve détruit le ridicule roman qui prolonge l’existence de Marion de l’Orme jusqu’à l’âge de cent trente-quatre ans, et la fait mourir à Paris, sur la paroisse Saint-Paul en 1741 ; ainsi disparoît l’assistance de Marion à son propre enterrement, ses trois mariages, tant en Angleterre qu’en France ; enfin toutes ces bizarres aventures racontées dans une pièce facétieuse intitulée : Lettre de Marion de l’Orme aux auteurs du Journal de Paris, imprimée dans le Recueil de pièces intéressantes pour servir à l’histoire des règnes de Louis XIII et de Louis XIV, publié en 1781, par Delaborde. Toutes les biographies ont répété ce roman à l’appui duquel on n’a pu cependant citer le témoignage d’aucun contemporain.

  7. On lit dans le manuscrit de Tallemant : « La cadette étoit fille, et la sera toujours à la mode de sa sœur. » Ainsi Tallemant ne se soumettoit pas plus que madame de Sévigné à la règle de grammaire nouvellement introduite.
  8. Bonne robe, expression italienne ; buona ou bella roba se dit d’une femme, belle ou non, qui se conduit mal. (Dict. d’Alberti.)
  9. Il étoit trésorier de l’artillerie. (T.)
  10. Frère aîné du cardinal. (T.)