Les Historiettes/Tome 3/15

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 117-133).


M. D’EMERY.


M. d’Emery s’appeloit Particelli, fils d’un banquier de Lyon, italien, ou du moins originaire d’Italie, qui fit une célèbre banqueroute. Il trouva moyen de devenir trésorier de l’argenterie chez le Roi. M. de Rambouillet[1] m’a dit que cet homme lui disoit sans cesse : « Monsieur, si vous vouliez, nous ferions bien nos affaires tous deux ; mais ce M. de Souvray[2] est le plus pauvre homme du monde. » MM. de Rambouillet et de Souvray étoient tous les deux maîtres de la garde-robe.

Il prenoit ce M. de Souvray, mais sottement, et le troisième maître de la garde-robe étoit encore un idiot. Or, après les fournitures des noces de la reine d’Angleterre[3], toutes les friponneries de Particelli se découvrirent. Il vint trouver M. de Rambouillet, comme le Roi étoit à Lyon[4], et lui dit : « Monsieur, je suis perdu si vous ne me sauvez ; M. de Souvray a tout avoué et demandé pardon au Roi. M. de Marillac, garde des sceaux, a décerné une commission à un maître des requêtes, son parent, pour informer contre moi. » M. de Rambouillet va trouver ce maître des requêtes, à qui il dit qu’on avoit tort d’entreprendre sur sa charge, et il fit si bien que le maître des requêtes et lui en vinrent aux grosses paroles, et il le menaça exprès de lui donner des coups de bâton. « Je vais dépêcher un courrier à la cour, dit le maître des requêtes. — Et moi aussi, dit le marquis ; nous verrons qui aura raison. » Particelli fournit un homme qui courut si bien qu’il devança l’autre d’un jour. Particelli, qui avoit de l’esprit, écrivit un galimatias à M. de Luynes[5], où il inséroit qu’il étoit important pour son service qu’on révoquât la commission décernée contre Particelli, et que, quand la cour seroit de retour, il lui en diroit les raisons. M. de Luynes fit révoquer la commission, et la chose s’évanouit tout doucement.

Après, il voulut être maître des comptes ; mais, à cause de ses friponneries, on ne le voulut pas recevoir : il devint secrétaire du conseil. M. d’Effiat ne l’aimoit point ; mais, dans une rencontre, ayant fait une partition d’une grande somme sans encre ni papier, il en fit cas, et vit bien que cet homme avoit l’esprit vif. Bullion le trouvoit trop habile.

Quand le cardinal le voulut faire intendant des finances, il en dit au Roi mille biens ; le Roi lui dit : « Hé bien ! mettez-y ce M. d’Emery. On m’avoit dit que ce coquin de Particelli y prétendoit. » Il y en a qui ajoutent que le cardinal dit : « Ah ! Sire, Particelli a été pendu ! » mais je n’y vois pas d’apparence.

Étant intendant, il fut envoyé aux États, en Languedoc, et y fit révoquer la pension de cent mille livres qu’ils donnoient au gouverneur. Cela et autres choses qu’il fit à M. de Montmorency désespérèrent ce seigneur, et le portèrent à faire ce qu’il fit après. Aussi, madame la princesse de Condé, sans considérer que d’Emery avoit ordre de harceler ainsi son frère, le haïssoit terriblement.

S’en allant faire un voyage, pour n’avoir pas la peine d’écrire à sa femme par les chemins, il laissa plusieurs lettres à Darsy, un de ses commis, pour les donner selon leur ordre à madame d’Emery. Darsy, qui étoit un mauvais agent, ne considéra pas que cette femme étoit tombée malade, et que les lettres du mari ne pouvoient plus servir ; il lui donna une lettre où il y avoit : « Je suis ravi d’apprendre que vous êtes toujours en bonne santé. » Cela fit un bruit du diable.

Il n’étoit point libéral, et Marion[6] ne subsistoit que des affaires qu’il lui faisoit faire.

Ses amourettes se trouveront par-ci par-là dans les historiettes des femmes qu’il a aimées ; son exil et son retour, dans les Mémoires de la régence : mais il faut parler de son fils. Ce garçon devint amoureux de la fille du président Le Cogneux, qui étoit ici chez une madame Du Boulay, pendant que son père étoit en Angleterre, avec la feue Reine-mère. M. d’Emery ne voulut jamais souffrir qu’il l’épousât ; et pour lui faire oublier cette maîtresse, il le fit venir à Turin, où il étoit ambassadeur auprès de Madame[7], un peu après la mort du duc de Savoie. Ce fut là que Toré, car il portoit le nom d’une terre de la maison de Montmorency, fit sa première folie. Il devint amoureux de Madame, et se cacha dans sa chambre pour tenter la fortune après que tout le monde seroit sorti. À peine Madame fut-elle seule, qu’il se jette sur le lit ; elle le reconnut, car il y a toujours de la lumière dans la chambre des princesses comme elle[8] ; elle cria ; on le mit dehors. Son père, dès la même nuit, le fit passer en France. Lui, pour s’excuser, disoit tantôt qu’il avoit la fièvre chaude, tantôt qu’il étoit amoureux d’une des filles de Madame, et qu’il avoit pris une chambre pour l’autre ; la vérité est qu’il étoit fou, mais qu’il ne l’étoit pas toujours.

Il a fait quelques éclipses, et, en celle de 1644, on dit qu’il étoit amoureux d’une épingle jaune ; qu’il l’avoit fait dorer, et qu’il lui rendoit tous les devoirs qu’on peut rendre à une maîtresse. Je crois que cela est vrai, parce que je ne sache personne qui le pût inventer[9]. Sa mère est presque innocente ; c’est une dévote. J’ai vu à Rome un Particelli dans l’hôpital des fous, et il étoit devenu fou par amour. Pour Toré, M. d’Emery avoit résolu de s’en défaire de quelque façon que ce fût ; et comme ce garçon étoit malade à la maison de Petit, son factotum, au faubourg Saint-Antoine, il manda à Petit : « Faites enterrer une bûche au lieu de mon fils, et l’envoyez dans quelque couvent bien loin. » Petit n’en voulut rien faire, et dit qu’il espéroit le faire revenir en son bon sens. Depuis, Toré a voulu faire un procès à Petit, sans considérer le service qu’il lui avoit rendu.

Il étoit déjà président aux enquêtes quand il fut prié par hasard à une collation à Meudon, où il vit sa première maîtresse, mademoiselle Le Cogneux, qui étoit mariée à un gentilhomme de Champagne nommé Sémur[10]. J’ai dit ailleurs comment ce mariage avoit été fait[11]. Sémur, en ce temps-là, étoit à l’armée. Toré se renflamme, la traite, et devient assez familier avec elle. Elle est jolie, spirituelle, elle a bien du feu ; alors elle n’étoit pas si espritée. On croit qu’il auroit réussi, car elle étoit gueuse ; mais la mort du mari l’exempta de cette peine. Elle fut remariée six semaines après ; et, comme on disoit au président Le Cogneux : « Pourquoi avez-vous remarié votre fille sitôt ? — Ne savez-vous pas bien, répondit-il, que je ne fais pas les choses comme les autres ? »

Le bonhomme Le Camus[12], le riche, alla voir M. Le Cogneux ; il étoit père de madame d’Emery. C’étoit un homme d’assez basse naissance qui étoit venu dans le bon temps aux affaires ; il étoit de Rheims, et vint à Paris avec vingt livres. Il l’a conté cent fois lui-même, car il n’étoit point glorieux. Il dit au président deux choses assez extraordinaires : qu’il avoit quatre-vingts ans, et que depuis l’âge de vingt ans il n’avoit pas eu la moindre petite incommodité ; et l’autre, qu’il venoit de partager neuf millions à ses enfants, après s’être gardé quarante mille livres de rente. « Pour vos neuf millions, je ne vous les envie pas ; mais pour vos soixante ans de santé, j’avoue qu’il n’est rien que je ne donnasse pour cela. » Ce bonhomme, à quatre-vingts ans, alloit encore voir les mignonnes ; il ne leur donnoit autrefois qu’un écu-quart ; mais quand les quarts-d’écus valurent vingt sous, il leur donna quatre livres. De ces enfants, dont il a parlé, il y en avoit qui, ne sachant que faire, se mettoient quelquefois au lit après dîner.

Madame de Toré fut visitée de tout le monde ; quelques-uns y furent pour se moquer de sa tapisserie de velours cramoisi à crépines d’or. On a su d’une parente de M. de La Vrillière, que madame de Toré, soit qu’elle ne sût pas le monde, ou qu’elle ignorât que M. d’Angoulême, le bonhomme, s’étoit remarié, demanda à madame d’Angoulême où elle logeoit et qui étoit son père, et le tout de si mauvaise grâce que la dame d’honneur de madame d’Angoulême lui demanda : « Et vous, madame, étiez-vous jamais venue à Paris ? »

Toré, le lendemain de ses noces, dit « qu’il pensoit trouver........ ; mais qu’il n’avoit rien trouvé de tout cela. » En effet, elle étoit plus maigre encore qu’elle n’est à cette heure : elle s’est bien engraissée chez M. d’Emery. À deux jours de là, Toré avoua que c’est une sotte chose que de se marier, et qu’il étoit déjà bien las de sa femme.

Il contoit familièrement qu’il donnoit à sa femme, avant que de l’épouser, quasi toutes ses hardes, et que quand son mari mourut, il étoit tout près d’en avoir les dernières faveurs ; qu’il ne craignoit rien d’elle, parce qu’il connoissoit tous ses galants. Cependant, au bout de quelque temps, il lui ôta tout ce qu’elle avoit de domestiques avant qu’elle fût mariée.

Pour le père, il faisoit tant de civilités à cette belle-fille, que Toré disoit que s’il avoit à être jaloux, ce seroit plutôt de son père que de personne. Il le fut bien pourtant de l’abbé Pellot, frère d’un beau-frère de madame d’Emery. Ce garçon, qui étoit fort jeune, s’étoit couché sans pourpoint sur des chaises durant les chaleurs, dans la chambre de madame de Toré. La dame vint, et lui, en riant, lui alla sauter au cou : le mari arriva en ce moment-là, et se mit à coups de poing sur l’abbé, qui se sauva comme il put. M. d’Emery disoit : « Elle sera si sotte, qu’elle ne se divertira pas, et pourtant le fera croire à tout le monde. »

Durant la maladie dont mourut son père, il fit lever, à minuit, la serrure de la chambre de sa femme, pour voir s’il n’y avoit personne avec elle : le père le pensa enrager, et cela augmenta son mal. Toré fut si sot que de dire après la mort de son père : « C’est le plus damné des hommes : il a été deux fois surintendant, et laisse pour deux cent mille écus de dettes. » Il est vrai que depuis M. d’Effiat, c’étoit le surintendant qui, à proportion, laissoit le moins de bien ; mais il ne vouloit pas se tourmenter pour madame de La Vrillière, une bonne commère, et pour ce fou de fils. Il n’avoit rien épargné pour en faire quelque chose ; il avoit fait venir Blondel, le ministre, pour l’instruire ; cela n’avoit servi de rien.

La Rivière, aujourd’hui M. de Langres, dînant une fois chez M. d’Emery, comme on fut venu à parler de musique, dit, prenant Toré pour Berthod le châtré : « Vraiment, il nous sied bien de parler de cela devant M. Berthod[13]. » Toré ressemble à un gros châtré, et il n’a point d’enfants.

Durant les fronderies, madame de Toré disoit : « Mon Dieu, M. de Toré ne fera-t-il rien pour se faire chasser ? car je me trompe fort si je le suivrois. » Elle lui disoit une fois : « Voyez-vous, si vous faites du bruit, tout cela retombera sur vous ; laissez-moi vivre à ma fantaisie, et ne vous faites point connoître par votre femme. »

Une fois, qu’elle étoit revenue de la ville, il alla demander au cocher qui dételoit ses chevaux : « Cocher, d’où vient madame ? — Monsieur, répond le cocher, voilà le meilleur cheval que j’aie jamais vu. — Je demande d’où vient madame ? — Monsieur, il a toujours été à courbettes, il n’y en eut jamais un de même. — Ce n’est pas ce que je te demande. — Monsieur, il vaut cent écus. » Il n’en put jamais tirer autre chose. Elle a gagné tous ses gens, et ceux de son mari ; aussi elle se divertit sourdement, car je ne sais point de ses galanteries qui aient fait éclat. Elle est plaisante. Rambouillet[14], l’ami de l’abbé Testu, est un garçon doucereux qui tortille toujours, et qui fait cent façons pour approcher des gens. « Eh ! Monsieur, lui dit-elle, en le contrefaisant, avancez, avancez, nous n’en mourrons pas pour cette fois ; n’ayez pas peur de vous tuer tout du premier coup. »

Toré a fait cent extravagances à sa femme. Un jour que le comte Carle Broglio, Gentri et quelques autres jouoient avec elle, il n’étoit que sept heures du soir, ce maître-fou entre, jette l’argent par la place, et ôte les flambeaux de dessus la table : elle n’en fit que rire, et eux aussi. Ils se retirèrent pourtant, et envoyèrent le soir même savoir s’il ne l’avoit point battue ; ils trouvèrent qu’il n’avoit pas dit un mot depuis, comme s’il n’étoit rien arrivé.

Il dort tous les soirs. L’année passée, à Tanlay, où il passe les vacations, Jeannin[15] les fut voir. Jeannin est coquet. Toré y prenoit un peu garde. Sa femme dit à Jeannin, en sa présence : « Encore faut-il que nous vous remerciions d’une chose, c’est que M. le président est sans comparaison plus éveillé depuis que vous êtes ici, qu’il n’étoit auparavant. » À propos de dormir, un jour Bois-Robert lui dit : « Monsieur le président, je vous viens de voir en votre lit de justice. — Eh bien ! dit le président. — En vérité, reprit l’abbé, vous ne dormiez pas, non, vous ne dormiez pas. » Voilà toute la louange qu’il lui donna.

Toré se pique de belles-lettres. Il disoit au petit Boileau[16] que la harangue de Patru à la reine de Suède ne valoit pas grand’chose : « Mais je vous veux, ajouta-t-il, montrer un poème que j’ai fait pour une histoire que je voulois faire ; il n’y a rien de plus beau au monde. » MM. Valois jugent encore plus mal de cette harangue, car ils disent qu’elle n’est point bien écrite, parce que le verbe n’est jamais à la fin.

Quand Boileau eut fait la lettre contre Conrart, Toré lui dit : « Envoyez-la-moi, et je vous la renverrai avec mes observations, et si je n’y trouve rien à dire, faites-la imprimer hardiment. » L’autre est encore à la lui envoyer[17].

Toré a entrepris de grands procès contre M. de La Vrillière et contre Petit, le plus ridiculement du monde ; apparemment cela le fera retomber tout-à-fait dans sa folie : qu’il y prenne garde ! car si cela lui arrive, ses héritiers ne l’épargneront pas. Sa jalousie s’augmentant, il s’en alla cet été chez Montelon, l’avocat, où il y avoit une noce, et dit tout haut : « Monsieur, je viens vous demander conseil ; je ne sais ce que je dois faire de ma femme que je trouvai l’autre jour couchée avec son grand laquais. » Montelon lui fit des réprimandes, et Le Cogneux, qui le sut, lui alla dire : « S’il n’y avoit très-long-temps que vous passez pour fou, on vous feroit faire amende honorable à votre femme ; mais pourtant, contenez-vous, s’il vous plaît, car vous savez bien comment on traite les fous. »

Au printemps de 1659, sa femme et lui eurent un grand démêlé pour le bel appartement ; il le vouloit avoir, et cela alla si loin qu’il la chassa. Un jour que madame d’Emery étoit venue, de concert avec lui, pour les raccommoder, il lui prit une nouvelle vision : il défendit à son portier d’ouvrir à qui que ce soit qui demanderoit sa femme. Bois-Robert, qu’elle avoit mandé, y va ; le portier dit l’ordre de monsieur ; il s’arraisonne avec lui, et comme l’autre n’y songeoit pas, il le pousse et entre. Or, le président avoit convié trois ou quatre je ne sais qui à dîner ; que firent Bois-Robert et la présidente ? ils se mirent au passage, et escroquèrent les meilleurs plats.

Bois-Robert dit que Toré est si maladroit, que, voulant gourmer son cocher, il se gourmoit lui-même.

Depuis, il se remit bien avec sa femme ; puis il tomba en folie. Il vouloit qu’un homme d’affaires, nommé Béchamel, son allié et son voisin, coupât ses moustaches pour les lui donner, afin de les mettre comme des cornes, et il vouloit qu’on lui fît un haut-de-chausses rouge. Vers la Saint-Martin 1659, il devint plus fou que jamais : elle le tient à Tanlay, et par ordonnance des médecins, quatre valets, dès qu’il entre en bon accès, le fouettent dos et ventre. Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est que ces mêmes valets, aussitôt qu’ils l’ont bien étrillé et qu’il est revenu, sont auprès de lui dans le plus grand respect du monde. Ses parents vouloient en être les maîtres ; mais le président Le Cogneux a maintenu sa sœur ; aussi, elle se venge des tourments qu’il lui a donnés. On dit qu’il a de longs intervalles, et que cela ne lui prend que comme la fièvre quarte, mais sans manquer ; de sorte qu’on l’enferme de bonne heure.

Il commença par son bailli, qu’il prit pour M. de La Vrillière, avec lequel il est en procès ; il se jeta sur cet homme et le voulut étrangler ; l’autre, voyant qu’il n’avoit plus de raison à lui, se mit à le battre de son côté, et, à force de coups, le fit rentrer en son bon sens. Une fois il pensa tuer sa femme d’une assiette qu’il lui jeta à la tête.

Bois-Robert y étant, il eut un accès de folie ; il dit qu’il étoit Bertaut : l’abbé le prit par un de ses gemini, et le fit bien crier : « Pardieu, dit le fou, vous pouviez bien me faire sentir un peu plus doucement que je n’étois point Bertaut[18]. »

Bois-Robert dit que d’abord il trouva que sa femme faisoit la dolente, et qu’elle pleuroit. « Eh ! lui dit-il, madame, ne jouez point la comédie devant vos bons amis ; ce qui me fâche, c’est que cet homme déclaré fou, vous ne serez plus maîtresse de son bien ; au moins c’est l’avis de M. Champion. — Je ne crois pas, répondit-elle brusquement, qu’il en sache plus long que M. Pucelle, qui est de l’opinion contraire. — Ah ! lui dit alors Bois-Robert, voilà parlé comme il faut ; vous ne jouez plus la comédie à cette heure. » Il est vrai que, pour une habile femme, elle ne s’est guère souvenue du précepte du Grand-Duc, qui dit à la Reine-mère : Fate figliuoli in ogni modo.

À Paris, il est encore plus fou qu’à la campagne. L’autre jour, il pensa attraper le petit Boileau, dont il a quelque jalousie. Il est quasi toujours en fureur ; il se lâcha un matin, et se déchira toute sa chemise : car il étoit au lit, et tout nu, montrant toute sa vergogne, il vouloit aller au Palais.

Plusieurs fois, il a jeté des assiettes à la tête de sa femme. On le va enfermer. Madame de La Vrillière disoit : « Ce ne sont que des vapeurs ; » elle s’alla jouer à lui, et il la pensa dévisager.

Ces dernières vacations, il avoit prié Boileau d’aller avec eux à Tanlay ; quand il fallut monter en carrosse, et que la présidente pensoit se mettre au fond auprès de lui, sa folie le prend ; il lui dit qu’il ne vouloit pas qu’elle y allât. « Mais, monsieur, répondit-elle, vous m’avez fait envoyer toutes mes hardes, la maison de céans est démeublée. — Je ne veux pas que vous y veniez ; » et comme elle descendoit de carrosse, il lui donna deux coups de pied au cul. Il dit à Boileau : « Ne voulez-vous pas venir ? — Dieu m’en garde, vous m’assommeriez. » Aussitôt voilà une révolte générale du domestique : cocher, postillon, laquais, tout l’abandonne. Elle, qui vouloit qu’il s’en allât, fit si bien, car les gens disent tout haut que sans elle ils ne demeureroient pas dans la maison, que le cocher se résolut à mener le président. Un grand laquais servit de postillon, car le postillon ne voulut jamais, et un autre laquais le suivit ; il n’eut que cela pour tout train. La présidente, voyant beaucoup de témoins de dehors, car il y avoit assez de gens, rend sa plainte. Le président écrivit de Juvisy à sa femme et à Boileau ; et enfin, comme on le vit bien repentant, tous deux allèrent le trouver à Tanlay.

On a su par cette aventure que la dame avoit eu plusieurs fois sur son toquet ; mais elle prend patience, parce qu’en effet elle est la maîtresse ; lui se plaint de la dépense qu’elle fait, et elle sait qu’il dépense sans comparaison plus qu’elle, car il veut coucher avec madame de Maintenon et autres, et il lui en coûte son bon argent[19].

Bois-Robert se rendit à Tanlay. Le président devint bientôt jaloux de Boileau, dont la présidente se moque, sans doute ; car c’est un petit garçon, qui a tout l’air d’un écolier, et qui se prend pour un homme galant.

Le succès de ce qu’il a fait contre Ménage lui a donné tant de vanité, qu’il ne croit pas qu’il y ait au monde un si bel esprit que lui. À la vérité, ce qu’il a fait est plaisant ; mais la matière de soi étoit fort plaisante. C’est pourtant une étrange introduction dans le monde que d’y entrer par une médisance. Les gens n’ont pas été fâchés que Ménage eût trouvé son Ménage. Il veut faire des vers, ce petit monsieur, et il n’y est nullement né. Il a de l’esprit et du feu. Il dit une fois une plaisante chose à un de ses amis qui avoit un fort méchant chapeau, et qui s’excusoit en disant : « Mon chapelier m’a trompé. — Mais, lui dit-il, il y a deux ans qu’il vous a trompé. » Une autre fois, pour vous montrer qu’il n’est pas sûr de son bâton, il écrivit une lettre où, pour dire qu’il étoit reclus dans son cabinet, il disoit qu’il étoit un ermite du troisième étage, et qu’il voyoit des montagnes vertes dans son désert : c’étoient des tables de livres peintes de vert.

Madame de Vitry et madame de Maulny furent aussi quelque temps à Tanlay ; elles firent bien des caresses à Boileau ; cela l’a achevé. Au retour, il ne parloit que de grandes dames et que de la cour. Elles s’en divertissent, et lui pense que c’est tout de bon. Il est constant que M. de Maulny disoit à Boileau : « Voyez comme M. de Vitry est jaloux de vous ; » et que Vitry lui disoit : « Voyez ce pauvre M. de Maulny : vous lui mettez bien martel en tête. »

Il seroit bien aise qu’on crût qu’il est fort bien dans l’esprit de la présidente, et il semble qu’il veuille qu’on y entende du mal, car il lit de ses lettres, et passe certains endroits.

Je ne doute point, quoique la présidente lui ait écrit des billets assez obligeants, que ce ne soit purement par vanité ce qu’elle en a fait : lui-même commence à se plaindre de ses inégalités. Des femmes moins hupées qu’elle s’en sont moquées.

Au retour, Bois-Robert, qui y avoit été deux mois avec quatre chevaux de carrosse, et Boileau, qui n’y avoit pas été moins, en faisoient des contes.

Boileau, qui veut s’ériger en petit Bois-Robert, alloit par les maisons pour jouer le président ; il disoit que madame de Toré le prenoit par-dessous la gorge, et lui disoit : « Que tu es pédant ! »

Toré et sa femme font lit à part ; cet homme lui envoya dire un soir qu’il ne pouvoit dormir, qu’il avoit des visions d’esprit, qu’elle vînt coucher avec lui. « Dites-lui, répondit-elle, que si j’y allois, je trouverois un corps qui m’incommoderoit fort. » Il ajoutoit, sans épargner Bois-Robert, avec lequel il faisoit profession d’amitié, que lui et le président se disoient toujours leurs vérités. Toré disoit à Bois-Robert : « Pour toi, tu ne te piques pas d’être honnête homme ; si tu l’étois, étant prêtre comme tu l’es, irois-tu faire le Trivelin comme tu fais ? »

Le petit Boileau alla un jour faire tous ces contes-là chez M. Laisné, conseiller de la grand’chambre, qui tient bon ordinaire et est un homme d’honneur. Ce bonhomme ne trouva cela nullement plaisant, et dit au petit avocat la première fois qu’il le rencontra : « Monsieur, prenez un autre train que celui-là ; il n’y a rien de plus vilain. » Je pense qu’enfin Boileau pourroit bien trouver son Boileau, comme Ménage son Ménage.

Il se fait haïr dans sa famille, et a été faire des contes du plaidoyer du fils de Dongois, son cousin-germain. Or, ce Dongois est un greffier, fort homme d’honneur, à qui ils ont tous de l’obligation[20] ; car, quand le père Boileau mourut, ce fut un peu avant le premier président, tout le monde dit : « Dongois, voilà qui vous regarde. — Eh ! messieurs, dit-il, M. Boileau le père, après quarante ans de service, a bien peu mérité, s’il n’a mérité qu’on le considérât dans la personne de son fils aîné. » Le premier président acheva l’affaire. L’aîné Boileau jouoit en ce temps-là avec les grands seigneurs et perdoit. Il s’est retiré du jeu, mais non pas tout-à-fait[21].

  1. Voyez plus haut l’article du marquis de Rambouillet, tome 2, page 207.
  2. Gilles, maréchal de Souvray, ou Souvré, grand-maître de la garde-robe, mort en 1626.
  3. Henriette de France, sœur de Louis XIII, épousa Charles Ier, roi d’Angleterre, le 11 mai 1625.
  4. Ce devoit être en 1629. Louis XIII passa à Lyon vers le milieu de février pour se rendre à l’armée de Savoie. (Voyez l’Itinéraire des rois de France dans les Pièces fugitives du marquis d’Aubais, tome I, pag. 123.)
  5. Tallemant tombe ici dans une erreur. Le connétable de Luynes étoit mort le 15 décembre 1621, après la levée du siége de Montauban. C’étoit le cardinal de Richelieu qui avoit la direction des affaires, au moment qui vient d’être indiqué.
  6. Marion de l’Orme, célèbre courtisane, dont on verra plus bas l’article.
  7. Christine de France, fille de Henri IV, duchesse de Savoie.
  8. On appelle ce flambeau-là le mortier. (T.) — « On appelle, chez le roi, mortier de veille, un petit vaisseau d’argent ou de cuivre, qui a de la ressemblance au mortier à piler ; il est rempli d’eau où surnage un morceau de cire jaune, ayant un petit lumignon au milieu, et ce morceau de cire, s’appelle aussi mortier. On l’allume quand le roi est couché, et il brûle toute la nuit dans un coin de sa chambre, conjointement avec une bougie, qu’on allume dans le même temps dans un flambeau d’argent au milieu d’un bassin d’argent qui est aussi à terre. » (Dictionnaire de Trévoux.)
  9. On a dit d’un M. d’Esche, frère de madame de Villarceaux, dont le mari a fait tant de fracas avec les femmes, que lorsque le curé qui l’épousa lui demanda s’il n’avoit point donné sa foi à une autre, qu’il répondit qu’il ne l’avoit jamais donnée qu’à une épingle jaune. Ainsi Toré ne seroit que le second. Ce d’Esche voulut une fois faire un haras de mulets. (T.)
  10. Elle dit qu’ayant à prétendre quelque récompense de la feue Reine, comme M. d’Emery régloit les prétentions des créanciers, elle s’adressa à M. de Toré qui s’éprit tout de nouveau. (T.)
  11. Voyez plus haut l’article sur le président Le Cogneux et sur son fils.
  12. Nicolas Le Camus, secrétaire du Roi en 1617, conseiller d’État en 1620, mort à l’âge de quatre-vingts ans en 1688, laissant de Marie Colbert, sa femme, morte en 1642, six fils et quatre filles. Marie Le Camus, l’une d’elles, avoit épousé Michel Particelli, seigneur d’Emery. Le cardinal Le Camus, évêque de Grenoble, et le lieutenant-civil au Châtelet de Paris, du même nom, étoient leurs petits-fils.
  13. Tallemant parle ailleurs du musicien Berthod ou Bertaut.
  14. Il s’est fourré à la cour et croit y réussir ; mais bien des gens s’en moquent. (T.)
  15. C’est vraisemblablement Jeannin de Castille, trésorier de l’Épargne, du temps de Fouquet.
  16. Gilles Boileau a fait preuve de mauvais goût dans cette lettre, en rejetant les observations judicieuses de Conrart sur un sonnet adressé au premier président Pomponne de Bellièvre, qui commence par ce vers :

    Quand je te vois assis au trône de tes pères, etc.

  17. Voyez les Œuvres posthumes de Gilles Boileau, publiées par Despréaux ; Paris, Barbin, 1670, p. 126 et 161.
  18. Voyez plus haut, p. 124 de cet article.
  19. Tallemant a écrit ce passage en 1659, il est superflu de faire observer que madame Scarron n’a fait l’acquisition de la terre de Maintenon qu’en 1674.
  20. Boileau Despréaux continua, lui, à être l’obligé de Dongois ; car il logea chez lui de 1679 à 1687. Il le consulta sur les termes de pratique pour la rédaction de son Arrêt burlesque.
  21. On n’a pas besoin de faire remarquer que dans tout le cours de cet article il n’est question que de Gilles Boileau, le frère aîné de Despréaux, membre de l’Académie françoise. Despréaux, son jeune frère, ne s’étoit pas encore fait connoître. La première édition de ses Satires est de 1666.