Les Historiettes/Tome 2/65

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 438-439).


LA DUCHESSE DE CROŸ.


Mademoiselle d’Urfé, fille du frère aîné de M. d’Urfé, qui a fait l’Astrée, n’ayant guère de bien, fut donnée à la Reine-mère : elle étoit fort jolie et fort spirituelle. À cette comédie où jouèrent les fils naturels de Henri IV, elle fit merveille ; c’étoit alors toute la fleur de chez la Reine-mère : aussi fut-elle fort galantisée ; on en médisoit même un peu.

Le duc de Croy, grand seigneur de Flandres, riche, mais un riche mal aisé, et qui étoit grand d’Espagne, vint à la cour. Il n’avoit pu trouver à se marier, à cause qu’outre l’embarras de ses affaires, il étoit vérolé et puant à un point étrange : avec cela une vraie ballourde. M. de Bassompierre, qui l’avoit connu en Lorraine, lui proposa d’épouser mademoiselle d’Urfé : il l’épouse, et l’emmène à Bruxelles. Balzac a pris cette histoire de travers, et a dit dans ses Entretiens, « qu’un prince étranger avoit demandé en mariage une fille de la Reine, et que cela avoit fort nui aux autres, qui, en se flattant, attendoient une même fortune. »

À Bruxelles, ils furent ensemble environ six ans ; elle en avoit vingt quand elle fut mariée. Au bout de ce temps-là, le duc fut tué d’un coup d’arquebuse, à travers les fenêtres d’une salle basse où il se promenoit. On accusa le marquis Spinola de cet assassinat, parce qu’il étoit amoureux de la duchesse, et qu’après cela il la vit fort familièrement. Elle croyoit l’épouser, quand le roi d’Espagne l’envoya en Italie, où il mourut peu de temps après.

Or, pour ses conventions matrimoniales et pour son douaire, elle eut assez d’affaires, dont un de ses parents nommé le chevalier de Mailly prit le soin. Pour l’en récompenser, elle l’épousa, car il n’avoit point fait les vœux, et, quoique pauvre, étoit d’une fort bonne maison de Picardie. Ce mariage ne fut déclaré qu’après la mort de la duchesse ; elle ne vouloit pas perdre son rang : ils demeuroient cependant ensemble à Saint-Victor. Ils ont eu une fille, qui est celle dont nous venons de parler : celui qui l’a épousée est de la maison de Schomberg et est premier maître-d’hôtel du roi de Pologne. Je pense que madame de Schomberg a aussi contribué à ce mariage.

M. le chancelier tint un jour un enfant avec la duchesse de Croy : c’étoit une fille. Le curé demanda quel nom elle lui vouloit donner. « Je ne sais, dit-elle, car mon nom est un vrai nom d’idiote ; je m’appelle Geneviève. » Le curé lui en fit une grande réprimande : « Que c’étoit une des plus grandes saintes du paradis, et celle de toutes à qui la France avoit le plus d’obligations. » Ensuite M. le chancelier, ayant pris des lunettes pour signer, lui en fit des excuses, et dit que cela étoit bien vilain en présence d’une belle dame comme elle. « Ne vous embarrassez pas de cela, répondit la duchesse, on m’a accusée d’aimer un galant qui en avoit aussi bien que vous » (c’étoit Spinola).