Les Historiettes/Tome 2/52

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 357-358).


LE BARON DE VILLENEUVE.


C’étoit un gentilhomme de Toulouse, parent du grand-maître de Malthe, de Paule. Il suivit le brave Givry à la guerre, et devant Laon, où Givry fut tué, il reçut un si grand coup de pistolet au visage, qu’il en perdit un œil, et ne voyoit guère clair de l’autre. Cela l’obligea à s’appliquer à l’étude. Il se faisoit lire : il avoit un homme pour le françois, un pour l’espagnol, et un autre pour l’italien, car il n’avoit jamais appris le latin.

Il se rendit avec le temps si savant dans ces trois langues, qu’il y avoit peu de gens qui les sussent mieux que lui, et qui eussent lu plus de choses. Le comte de Cramail[1] étoit de ses bons amis.

Il fut le premier ami de madame de Rambouillet, et elle dit qu’il lui a donné plusieurs fois de fort bons avis.

Étant à Paris pour un grand procès, il en prenoit tant de soin que ce fut par la voie de Toulouse qu’il apprit que son procès étoit perdu, et que sa partie avoit pris possession de la terre dont il s’agissoit.

Il étoit fort libéral, mais enfin il alla prendre la libéralité de travers, et bien d’autres choses aussi. Il se mit dans la tête, que faire labourer ses terres, c’étoit un soin indigne d’un honnête homme. Ses terres en friche portoient des brandes[2], et il en faisoit faire des balais, et les envoyoit vendre à la ville. À ce petit jeu-là il se trouva bientôt endetté. Quand il se vit tourmenté de ses créanciers, il négocia avec eux pour en avoir composition ; ce que n’ayant pu obtenir, il se mit à les chicaner ; et comme il avoit l’esprit vif, et qu’il parloit facilement, il se rendit si habile, qu’il faisoit tout ce qu’il vouloit de ses juges, et je pense qu’enfin il fallut que ses créanciers s’accommodassent.

Il a vécu plus de quatre-vingt-sept ou huit ans dans sa gueuserie ; quand on prit le deuil de Henri IV, il porta son habit une fois plus que les autres, et disoit : « Je vous assure, je n’ai pas le courage de quitter le deuil, quand je songe au grand prince que nous avons perdu. »

C’étoit un homme fort vain. Avant ce coup qui le défigura, il croyoit que les dames mouroient d’amour pour lui, et il s’imagina que Dieu lui avoit envoyé cette mortification, afin qu’il n’eût plus tant d’avantages sur les autres hommes.

Un Italien, à l’hôtel de Rambouillet, ne pouvant trouver son nom, dit : « Quel baron’ perforato (cicatrisée). »

Il savoit un million de choses, et jamais ne tarissoit ; il disoit fort agréablement ce qu’il disoit.

  1. Adrien de Montluc, comte de Cramail, auteur de la Comédie des Proverbes, et d’un livre insipide intitulé : Les Jeux de l’Inconnu.
  2. Brande, petit arbuste qui croît dans les terres incultes. (Dict. de Trévoux.)