Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 41-49).


LE MARÉCHAL DE BRÉZÉ[1],
SON FILS ET MADEMOISELLE DE BUSSY.


Le maréchal de Brézé étoit de la maison de Maillé ; mais celle de Brézé étoit entrée dedans celle-là, et ils en devoient porter le nom. Il épousa la sœur du cardinal de Richelieu, alors évêque de Luçon. Cette femme étoit folle, et est morte liée, ou du moins enfermée. Elle croyoit avoir le cul de verre, et ne vouloit point s’asseoir. Elle s’appeloit Nicole ; et le Père Cotton, en faisant son Oraison funèbre, disoit : « La grande Nicole Du Plessis, » comme on disoit la grande Anne[2]. Quand elle fut mariée, elle ne voulut point retourner à la province. Que fit son mari ? un beau jour, il fit ôter tous les meubles, jusqu’aux rideaux du lit de madame, et la laissa là. Elle fut enfin toute glorieuse d’aller en Anjou.

M. de Brézé fut capitaine des gardes-du-corps, puis maréchal de France, et gouverneur de l’Anjou et de Saumur. Le cardinal dégagea tout son bien, ou, pour mieux dire, l’acheta ; mais il l’en laissoit jouir. L’amour lui a fait faire d’étranges choses, outre qu’il n’étoit pas trop sage naturellement, non plus que sa femme. Étant capitaine des gardes de la Reine-mère, Marie de Médicis, il alla à des bains dans les Pyrénées, où il trouva un prêtre de Catalogne qui avoit avec lui deux petits garçons que les galères d’Espagne avoient pris sur les côtes d’Afrique. Ce prêtre les lui donna. L’un fut son laquais, et se nomma La Ramée. L’autre, qu’on appelle tantôt Le Catalan, tantôt Dervois, ne fut point habillé de livrée. Il servit d’abord à lui porter son fusil à la chasse. Après, il le mit en apprentissage chez un tailleur à Angers, où il devint amoureux d’une belle fille qui travailloit au linge dans une boutique vis-à-vis. Les tailleurs, dans ce pays-là, ont des boutiques, et y travaillent. Elle avoit déjà eu quelques aventures, et on disoit qu’elle avoit suivi un homme jusqu’en Lorraine, où elle fut un peu de temps au service de quelques dames de la duchesse. Mais elle fut obligée d’en revenir bientôt. Dervois l’épousa, et ensuite il retourna au service de M. de Brézé, alors maréchal de France et gouverneur d’Anjou et de Saumur. Avril, homme de bonne famille d’Angers, voisin du maréchal à la campagne, et bien dans son esprit, obtint de lui de loger le mari et la femme dans le château de Milly ; et comme elle étoit propre et jolie, qu’elle avoit du sens, elle régla cette maison, et se mit si bien dans l’esprit du maréchal, qu’elle lui faisoit traiter la maréchale comme il lui plaisoit. Une des choses qui servit principalement à achever la grande Nicole, ce fut que le maréchal lui ôta ses pendants, et les mit en sa présence aux oreilles de la Dervois, à qui l’on prêtoit le dessein de se faire épouser par le maréchal, après la mort de la maréchale et de son mari.

Ce mari devint un peu dévot, et disoit à sa femme parfois qu’il falloit changer de vie. Il y a apparence que le maréchal s’en défit à cause de cela, car il fut tué à l’affût, le maréchal étant de la partie. Depuis, il croyoit voir un lièvre blanc, et souvent lui et ses gens crioient : « Ne le voyez-vous pas ? il court par la chambre. » Avril, dont j’ai parlé ci-dessus, et son fils, sénéchal de Saumur, qui m’a conté ce que je viens d’écrire, n’ont jamais rien vu. Il y en a qui ont cru que le cardinal de Richelieu lui avoit fait mettre cette vision dans l’esprit pour le tenir à la province.

La Dervois pourtant ne vint point à bout de son dessein. Peut-être craignit-elle le cardinal de Richelieu, qui apparemment n’eût pas trouvé bon qu’on eût ainsi contaminé sa noblesse. La Dervois faisoit tout chez le maréchal et dans la province. Elle se levoit dès quatre heures, étoit servante et maîtresse tout à la fois, faisoit ses affaires et celles du maréchal en même temps, et étoit plus habile que tout son conseil. Il lui est arrivé souvent de déchirer ce qu’on avoit dressé, et de dicter les actes elle-même. Elle envoyoit des gens de guerre où elle vouloit ; elle en envoya même à Angers, à cause qu’elle étoit mal satisfaite d’un des officiers du Présidial. Pour complaire au maréchal, qui étoit le plus grand tyran du monde pour la chasse, jusque là que les personnes de qualité n’osoient avoir un chien, ni une arquebuse pour tirer seulement dans leur parc (car il fit une fois rompre la porte d’un, parce qu’il y avoit ouï tirer, tuer les chiens et casser les arquebuses), la Dervois fit attacher un prêtre au pied d’un arbre tout un jour, avec un lièvre, qu’il avoit tué, autour du cou.

Il avoit mis sur la porte de Milly, car il étoit honnêtement hargneux : Nulli nisi vocati. Sur cela on fit un conte. On dit que quelques avocats étant allés pour lui parler, il les gronda fort, et leur demanda qui les avoit faits si hardis que de venir sans être mandés, et s’ils n’avoient pas lu ce qui étoit sur la porte : « Oui, monseigneur, dit l’un d’eux, il y a nulli nisi vocati, rien que des avocats. » Il se mit à rire, et les écouta. Un jeune homme de Saumur y étoit allé une fois pour jouer à la longue paume avec le marquis de Brézé. On lui donna avis qu’il se retirât. C’est qu’outre cela le maréchal étoit jaloux de la Dervois comme d’une belle créature ; en ce temps-là elle étoit passée.

Pensez que sans le cardinal de Richelieu, il n’eût pas été autrement en état de faire ce qu’il faisoit ; cependant il ne se tourmentoit pas trop de lui, et ne lui a jamais guère fait la cour. Je me souviens d’un couplet qu’il disoit, sur l’air de Daye dandaye :

Buvons à l’illustre Brézé,
Qui s’est si bien désabusé
De cette chimère importune
 De la fortune.


Cependant le cardinal lui faisoit du bien, de peur qu’on ne crût que quelqu’un se pouvoit passer de lui.

Il lui arriva une assez plaisante chose à son entrée à Barcelonne, quand il y fut envoyé vice-roi. Il s’étoit fait tout le plus beau qu’il avoit pu. Quelques Catalans disoient : « Es muy bizarro esté marechal. » Un bon gentilhomme de sa suite, étonné de ce mot bizarro (galant), disoit à un autre : « Qui diable a déjà dit l’humeur de M. le maréchal à ces gens-ci ? »

Il écrivoit bien, et étoit galant et civil quand l’humeur lui en prenoit. Il a écrit à Ménage un million de fois ; et comme il aimoit à lire, Ménage lui envoyoit des livres qu’il prenoit fort bien, sans songer à lui faire le moindre présent. Ce n’étoit pas pourtant par avarice, mais il lui demandoit souvent son mémoire, ce que l’autre n’avoit garde de lui envoyer.

Il disoit de sa fille, comme si c’eût été la fille d’un autre : « Ils vont faire cette petite fille princesse[3], » et ne s’en émouvoit pas plus que cela. M. le Prince alloit voir la Dervois avant que de voir le maréchal. Ce fut elle qui le fit résoudre à vendre le gouvernement d’Anjou à M. le Prince.

Retournons à ses amours. Il y avoit à Saumur chez la sénéchale une belle fille qui étoit sa nièce. Elle s’appeloit Honorée de Bussy, fille d’une veuve bien demoiselle[4]. Le maréchal s’en éprit. Il la mena avec cette tante voir le sacre d’Angers, et lui avoit fait faire une espèce d’échafaud où il y avoit des degrés. Elle étoit seule tout au haut, et il avoit fait mettre à ses pieds les plus belles filles de la ville. C’étoit proprement la gloire de Niquée[5]. Il y avoit des gardes pour faire avancer le monde à mesure qu’on avoit contemplé cette nouvelle infante. Madame d’Aiguillon prenoit le soin d’envoyer tous les habits qu’il falloit pour cette fille, qui se vante que le maréchal la voulut épouser secrètement, et lui assurer vingt mille livres de rente, mais qu’elle avoit trop de cœur pour souffrir du clandestin. Elle eût pourtant fort bien fait, comme vous verrez par la suite ; mais je doute qu’en l’âge où elle étoit, elle ait pu avoir tant de courage.

Mademoiselle Dervois rompit le cou à cette amourette. Le marquis de Boissy, père du duc de Rouannez d’aujourd’hui, en conta aussi à Honorée. Il y eut quelques billets que la Dervois escamota, et les fit voir au maréchal. La sénéchale avoit toujours espéré que sa nièce se marieroit pour sa beauté. La fille m’a conté elle-même que sa tante lui fit faire une robe neuve, à elle qui n’avoit jamais eu que de la vieillerie, pour donner dans la vue à je ne sais quel prince allemand qui étoit à Saumur. Cette tante proposa à madame Bigot, qui n’avoit garde de le faire, de marier Honorée avec M. Servien, relégué à Angers. Servien, qui déjà avoit failli de se brouiller avec le maréchal en je ne sais quelle galanterie, n’avoit pas seulement voulu voir cette fille, de peur d’irriter le dragon.

Depuis, Honorée se trouva à Poitiers, quand Chemerault, aujourd’hui madame de La Bazinière, y vint après avoir été chassée de chez la Reine. Il y avoit encore une mademoiselle de La Vacherie, et une autre belle fille. Chemerault avoit un grand avantage, car elle avoit le bel air. Mais M. de Châteauneuf (il étoit alors éloigné de la cour) se déclara pour La Vacherie, et Villemontée, intendant de la province, pour Honorée[6]. Toute la ville se partagea, et toute la noblesse qui y passe l’hiver. On se demandoit : « Qui vive ? » Villemontée s’amusoit fort avec cette fille, et y faisoit assez de dépense. Cela fit crier les Poitevins et les receveurs généraux. On disoit que c’étoit elle qui faisoit l’intendance. Il fallut qu’il s’en séparât au bout de deux ans. Il dit qu’elle n’est point intéressée, et que si elle eût voulu, elle eût gagné cinquante mille écus avec lui. La pauvre fille n’en a rien tiré que du mauvais bruit. Son plus grand malheur, à ce qu’elle dit, c’est la mort de Villandry, qui fut tué par Miossens, comme ils servoient tous deux le chevalier de Rivière et Vassé, qui ne se firent point de mal. Ils étoient amis, et se battirent pour autrui. Villandry l’alloit épouser, et déjà les bans se publioient en Poitou. Si cela est, il a quasi aussi bien fait de se faire tuer, car la demoiselle étoit un peu bien décriée. Elle étoit à Paris en ce temps-là. Jamais on n’a vu un tel abord de gens. Sa mère est encore en vie. Ç’a toujours été une évaporée, et, présentement, en Poitou, c’est elle qui met tout en train, quoiqu’elle soit fort âgée. Valliconte vouloit l’épouser ; il étoit parent de M. Cornuel. Il s’est ruiné depuis, mais alors il avoit du bien. Elle s’alla éprendre de La Moussaye, et elle avoit quelque espérance qu’il l’épouseroit. Lorsqu’il mourut, elle reçut les compliments, comme si c’eût été son accordé qui fût mort. Depuis la mort de La Moussaye, elle quitta sa mère, et se retira avec la femme de La Mothe Le Vayer qui est sa tante ; mais elle n’étoit plus belle. Elle a soin aujourd’hui du ménage de son oncle, car sa tante est morte. Elle s’est remise un peu en réputation. On a cru que sa mère avoit tout le tort, et qu’il étoit aisé à une fille de faire des imprudences quand elle n’est pas bien conduite. Il y peut avoir un an et demi qu’elle se blessa fort à la tête. Elle en fut en danger. Il y avoit plus de six mois qu’elle étoit guérie, quand elle se creva de cochon de lait, à dîner chez une de ses amies. Ce cochon lui fit du mal. Après elle fut voir Maulevrier qui étoit mort d’un mal dans la tête. Son cochon la travailloit ; elle oublie que c’étoit cela, et se va mettre dans l’esprit que c’étoit sa plaie. Elle envoie quérir médecins et chirurgiens, et, pour la satisfaire, il lui fallut mettre un emplâtre. Je l’ai vue se confesser, parce qu’il étoit mort un cocher subitement dans son voisinage. Elle a l’esprit agréable, mais est d’un caractère inégal et soupçonneux, et se fâche de rien. Elle dit très-bien les choses, sait vivre et est bonne amie ; mais elle se pique un peu de bonne maison, et veut se mêler de prendre le dessus sur les femmes de la ville qui ne sont pas les principales.

J’oubliois que la Dervois, pour faire voir aux dames d’Anjou jusqu’où alloit son pouvoir, rompit une partie que le maréchal avoit faite avec des dames de qualité, sans lui en dire autre raison, sinon qu’elle ne vouloit pas, et il n’osa souffler. Après cela il prit fantaisie au maréchal d’en conter à cette madame Bigot, et elle, qui ne vouloit pas perdre Servien, ni avoir affaire à cet extravagant, évitoit toujours de se trouver avec lui. Un jour qu’à son goût elle avoit trop témoigné de le fuir, il s’en alla un peu fâché. Servien le sait ; le voilà en alarme ; et, sous prétexte de je ne sais quelle partie de jeu, il envoya Lyonne chercher le maréchal par toute la ville. Il faisoit un chaud enragé ; Lyonne trotta partout, et ne trouva le maréchal qu’après avoir sué tout son soûl, car il étoit au parloir de je ne sais quelles religieuses. Il ne voulut pas venir. Il s’apaisa pourtant après, et disoit à cette madame Bigot : « Votre mari n’a qu’à continuer dans son emploi, je ferai noyer quiconque voudra prendre sa place. » À Paris, où elle étoit retournée, quand le duc de Brézé fut tué, elle alla voir le maréchal qui lui fit le meilleur accueil du monde, et la fit mettre sur son lit, parce que madame la Princesse tenoit le fauteuil. Il obligea même M. de Césy à recommencer une histoire du sérail qu’il avoit presque à moitié dite. Il y en avoit trop là pour ne pas mettre martel en tête à mademoiselle Dervois. Elle fit toutes les médisances imaginables. Cependant le bon homme, soit qu’il commençât à secouer le joug, ou qu’il l’eût apaisée, alloit faire société avec la dame et quelques autres femmes ses voisines, lorsque la goutte le prit et qu’il se fit porter en Anjou, où il mourut. Je n’ai que faire de dire que ce n’étoit ni un bon soldat, ni un bon capitaine : l’histoire le dira assez.

  1. Urbain de Maillé, marquis de Brézé, né vers 1597, mort en février 1650 au château de Milly, près de Saumur.
  2. Une chanson de ce temps-là :

    Avec la fille à la grande A, A, A, A, A, Anne. (T.)

  3. Claire-Clémence de Maillé-Brézé épousa le grand Condé le 11 février 1641. Elle est morte à Châteauroux le 16 avril 1694. Elle y avoit été reléguée à la suite d’une aventure avec un Rabutin, cousin du comte Bussy Rabutin. (Voyez la Lettre de madame de Sévigné du 23 janvier 1671.)
  4. Molière lui lisoit toutes ses pièces, et quand l’Avare sembla être tombé : « Cela me surprend, dit-il, car une demoiselle de très-bon goût et qui ne se trompe guère, m’avoit répondu du succès. » En effet, la pièce revint et plut. (T.)
  5. L’un des enchantements du roman d’Amadis de Gaule.
  6. Ceci se passoit en 1638. La Porte parle dans ses Mémoires à cette époque de tous les exilés qui sont ici nommés. (Mémoires relatifs à l’histoire de France, deuxième série, t. 59, p. 391 et suiv.)