Les Historiettes/Tome 1/64

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 340-342).


LE COMTE DE CRAMAIL[1].


On a dit Cramail au lieu de Carmain. Il étoit petit-fils du maréchal de Montluc, fils de son fils. Il n’a laissé qu’une fille mariée au marquis de Sourdis. Il avoit épousé l’héritière de Carmain, grande maison de Gascogne. Sa femme étoit de Foix par les femmes. Ç’a été une créature bien bizarre. Elle avoit pensé être mariée à un comte de Clermont de Lodève, qui étoit un fort pauvre homme. Cependant elle eut un tel chagrin d’avoir épousé Cramail au lieu de lui, qu’en douze ans de mariage elle ne lui dit jamais que oui et non ; et de chagrin elle se mit au lit, et on ne lui changeait de draps que quand ils étoient usés. Elle est morte de mélancolie.

Le comte de Cramail vint en un temps où il ne falloit pas grand’chose pour passer pour un bel esprit. Il faisoit des vers et de la prose assez médiocres. Un livre intitulé les Jeux de l’Inconnu[2] est de lui, mais ma foi ce n’est pas grand’chose. Il fut un des disciples de Lucilio Vanini. Il disoit une assez plaisante chose : « Pour accorder les deux religions, il ne faut, disoit-il, que mettre vis-à-vis les uns des autres les articles dont nous convenons, et s’en tenir là, et je donnerai caution bourgeoise à Paris, que quiconque les observera bien sera sauvé. »

À l’arrière-ban, comme on lui eut ordonné de parler aux Gascons pour les faire demeurer, il commençoit à les émouvoir, quand un d’entre eux dit brusquement : « Diavle, vous vous amusez à escouter un homme qui fait de libres. » Et il les emmena tous.

Il a toujours été galant : il étoit propre, dansoit bien, et étoit bien à cheval. C’étoit un des dix-sept seigneurs[3]. Il fut quinze ans tout entiers à Paris, en disant toujours qu’il s’en alloit. Pour un camus, ç’a été un homme de fort bonne mine. J’oubliois qu’une de ses plus fortes inclinations a été madame Guelin. Il l’aima devant et après la mort de Henri IV. Cela a duré plus de dix ans. Il passoit pour un honnête homme. On l’avoit souhaité pour gouverneur du Roi, mais il n’a pas assez vécu pour cela. Je crois qu’il ne l’eût pas été, quand il eût vécu jusqu’à cette heure[4]. Il fut quinze ans à dire qu’il s’en alloit. Un de ses amis, nommé Forsais, gentilhomme huguenot, fut onze ans entiers à faire ses adieux tous les jours.

Le comte de Cramail avoit un ami qu’on appeloit Lioterais, homme d’esprit. Quand il fut vieux, et que la vie commença à lui être à charge, il fut six mois à délibérer tout ouvertement de quelle mort il se feroit mourir ; et un beau matin, en lisant Sénèque, il se donne un coup de rasoir et se coupe la gorge. Il tombe ; sa garce monte au bruit : « Ah ! dit-elle, on dira que je vous ai tué. » Il y avoit du papier et de l’encre sur la table, il prend une plume et écrit : « C’est moi qui me suis tué, » et signe Lioterais.

  1. Adrien de Montluc, comte de Cramail, prince de Chabannais, né en 1568. Mis à la Bastille après la Journée des Dupes, il y demeura enfermé pendant douze ans. Il n’en sortit qu’en 1642, et mourut le 22 janvier 1646. Il est auteur, entre autres ouvrages, de la Comédie des Proverbes, farce très-gaie, souvent réimprimée.
  2. Publié sous le pseudonyme de Devaux ; Paris, 1630.
  3. Voir ci-après l’explication que Tallemant donne de cette dénomination au commencement de l’Historiette du cardinal de Richelieu.
  4. Le valet de chambre La Porte dit dans ses Mémoires, en parlant du comte de Cramail : « C’étoit un fort honnête homme, très-sage, qui avoit si bien acquis l’estime de la Reine, que j’ai ouï dire à Sa Majesté long-temps auparavant, que si elle avoit des enfants dont elle fût la maîtresse, il en seroit le gouverneur. »